Les Bastonnais/01/16

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 52-55).

XVI
la table ronde.

C’était grande fête au château Saint-Louis. Le sieur Hector-Théophile Cramahé, lieutenant-gouverneur de la province de Québec et commandant des forces dans la capitale durant l’absence de Guy Carleton, capitaine général et gouverneur en chef, était un homme d’habitudes sociables.

Pendant plusieurs années, il avait présidé un cercle d’amis choisis, hommes de fortune et de position, dans la vieille cité. Ils étaient connus sous le nom de barons de la table ronde. Il était de règle invariable, parmi eux, de dîner ensemble une fois la semaine. Dans ces réunions, ils rappelaient la mémoire des temps passés et tenaient des festins dignes du fameux intendant Bigot lui-même. Ils étaient au nombre de vingt-quatre, et il arriva que, dans l’espace de cinq ans, aucun d’entre eux ne fut absent du banquet hebdomadaire — circonstance remarquable bien digne de l’attention de ceux qui étudient les curiosités mathématiques du chapitre des accidents.

Le 9 de novembre était un soir de dîner. Le lieutenant-gouverneur avait eu un moment d’hésitation à ce sujet. Il s’était demandé s’il était bien convenable de donner ce festin en un pareil moment ; mais toutes les objections avaient bientôt été noyées dans un flot de valides raisons en faveur du repas accoutumé.

D’abord, Son Excellence avait été plus qu’à l’ordinaire accablée par les devoirs de sa charge durant les deux derniers jours. Ce jeune Hardinge l’avait tenu occupée autant qu’elle pouvait l’être. Ensuite, bien que les citoyens de Québec ne connussent réellement rien du véritable état des choses, ils n’en faisaient pas moins toutes sortes de conjectures, et si le dîner n’avait pas lieu, les cancans s’empareraient aussitôt de cette omission insolite qu’ils interpréteraient comme le plus fâcheux pronostic de troubles imminents. D’un autre côté, si le banquet était retardé d’un jour ou deux, ce vilain Arnold pouvait arriver et l’empêcher tout à fait. Cramahé arpentait son salon de long en large, se frottant les mains et souriant lorsque les bonnes raisons en faveur de son dîner lui venaient à l’esprit. S’il avait été sérieux, au lieu d’être l’homme futile qu’il était, ses doutes auraient été bientôt dissipés par l’arrivée presque simultanée des barons. Ils firent leur entrée par la grande porte et le hall illuminé, en habits de nuance claret, jabots et manchettes de dentelles, culottes de velours, bas de soie, souliers à boucles d’argent et perruques poudrées, tenant de leur main gauche leurs cannes à pommeaux d’or et saluant leur hôte en inclinant gracieusement de la main droite leurs tricornes à plumes.

Jamais assemblée plus aristocratique n’avait gravi les escaliers de marbre du palais de Versailles.

Beaux pour la plupart, de manières exquises, mondains dans le sens élevé du mot, ces messieurs représentaient une race qui avait transplanté les usages raffinés des cours du vieux monde dans les sauvages con­trées du nouveau continent ; race d’au­tant plus intéres­sante, qu’elle n’a pas survécu au delà de la seconde génération après la conquête et qu’on n’en retrouve plus que de rares spécimens parmi les débris des anciennes familles seigneuriales aux environs de Québec.

La compagnie fut bientôt introduite dans la salle du banquet brillamment illuminée de bougies de cire. Une table ronde occupant le milieu de la salle était chargée d’un trésor de vaisselle plate et de cristaux. Il y avait vingt-quatre sièges et un convive pour chaque siège.

Inutile d’entrer dans les détails du festin. Il suffit de dire qu’il fut vraiment joyeux, animé qu’il était par les mets succulents, les vins capiteux et le feu croisé incessant des mots d’esprit et des anecdotes.

Le présent fut oublié, comme il doit toujours l’être dans des dîners bien réglés ; on ne pensa pas non plus à l’avenir, car les convives étaient des vieillards. Le passé seul fit l’objet de leur occupation. Ils parlèrent de leurs premières amours, ils rirent de leurs escapades de jeunesse, ils chantèrent des lambeaux de vieilles chansons.

De temps en temps, le souvenir d’un chagrin commun circulait autour de la table, étouffant pour un instant le bruit assourdissant des conversations, puis la mémoire d’une joie mutuelle brillait joyeusement à leurs yeux comme les bulles scintillantes du vin ruisselant dans leurs coupes de cristal.

Il était 5 heures lorsque les barons prirent leurs sièges devant le premier service ; il en était neuf quand ils arrivèrent au Gloria. Précisément à ce moment suprême, un serviteur remit un papier au lieutenant-gouverneur.

Il l’ouvrit, et après l’avoir lu, il s’écria :

— Un autre verre, Messieurs. Le jockey rebelle sera contraint de traverser à la nage le Saint-Laurent sur son cheval, s’il désire nous rendre visite.

L’allusion fut aussitôt comprise et saluée par une rasade.

La note avait été envoyée par Hardinge qui, trouvant à son arrivée au château le lieutenant-gouverneur occupé avec ses invités, lui avait écrit quelques lignes pour l’informer qu’il avait réussi à ramener à la ville tous les bateaux de la rive opposée. Comme l’affaire n’était pas extraordinairement pressante, il avait donné au planton instruction de ne pas remettre cette note avant 9 heures.

À peine le bruit du toast venait-il de s’apaiser qu’un autre serviteur s’avança avec une nouvelle missive.

— Cette nouvelle ne sera pas aussi bonne que l’autre, murmura l’un des barons à l’oreille de son voisin, pendant que leur hôte lisait la dépêche.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que la loi de la vie est d’alterner.

Le vieux baron ne s’était pas trompé. M. Cramahé parcourut la lettre d’un air très grave et, tout en la repliant lentement, il dit :

— Mes amis, je regrette d’avoir à vous quitter, pour ce soir.

Mais d’abord, buvons notre cognac avec l’espoir que rien ne nous empêchera de nous réunir de nouveau, la semaine prochaine.

Quelques moments plus tard, les convives s’étaient retirés.

Le message que le lieutenant-gouverneur avait reçu était du fidèle Donald, l’informant que l’ennemi était arrivé à cinq milles de la Pointe-Lévis, et campé pour la nuit.