Les Bastonnais/01/13

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 44-46).

XIII
une mission bien remplie.

À dix heures, le matin du 8 novembre, le lendemain de son arrivée, Roderick Hardinge se présenta à la résidence du commandant de Trois-Rivières.

C’était l’heure fixée entre eux pour une conférence ; mais cela n’empêcha pas le commandant de manifester quelque surprise à la vue du jeune officier.

— Vous n’êtes pas déjà prêt à partir pour Québec, assurément ? demanda-t-il.

— S’il est possible, commandant, je tiendrais beaucoup à partir du plus tôt. Mon cheval n’est pas si frais qu’hier et il mettra plus de temps à franchir la distance.

D’ailleurs, je crois que ma présence sera requise à Québec avant minuit.

— Très bien. Le temps presse ; je le sais. J’ai écrit à la hâte quelques lignes pour donner au lieutenant-gouverneur Cramahé tous les renseignements que je possède. Voici la lettre. Mais vous avez sans doute parcouru un peu la ville ce matin et appris ainsi beaucoup de détails qui peuvent m’avoir échappé.

— J’ai entendu rapporter beaucoup plus de choses que je n’en veux croire, dit Hardinge, en riant.

— Dites-moi brièvement ce que vous avez entendu et je rectifierai ou confirmerai.

— J’ai entendu dire que Montréal a succombé.

— Pas encore. Montgomery est encore sur le plateau entre St-Jean, dont il s’est emparé il y a une semaine, et Montréal qui est le point d’attaque suivant. Mais il y a deux obstacles qui le retardent. Le premier, ce sont les escarmouches des troupes anglaises sur ses flancs, et le second, le mécontentement parmi ses propres soldats. Beaucoup d’hommes du Vermont et de l’État de New-York sont retournés chez eux.

Montréal, toutefois, est en réalité sans défense et ne peut tenir tout au plus que quelques jours, par cette raison surtout que Montgomery a grand hâte d’y arriver afin de loger et de vêtir ses hommes souffrants et déguenillés. Qu’avez-vous appris de plus ?

— Que les Français de Montréal travaillent secrètement en faveur de l’ennemi.

— C’est faux. Ceux qui vous ont dit cela sont des traîtres, et nous en avons plusieurs ici, à Trois-Rivières.

Ensuite ?

— Que les sauvages sous la conduite de La Corne ont déterré la hache de guerre qu’ils avaient enfouie dans l’église des Récollets, il y a un mois, et se sont déclarés contre nous.

— Ce seraient là de terribles nouvelles, si c’était vrai. Mon dernier courrier de l’ouest, arrivé il y a une heure, a des renseignements particuliers sur les sauvages autour de Montréal.

Ils maintiennent encore la neutralité jurée dans l’église des Récollets. J’admets cependant qu’il ne faudrait pas grand’chose pour les jeter dans les rangs de nos ennemis, et je sais que Montgomery a déjà envoyé des émissaires parmi eux. Mais La Corne est un vrai Français et aussi longtemps que nos propres gens garderont leur allégeance, il gardera la sienne.

Après une pause, Hardinge reprit :

— J’ai appris aussi, commandant, que le colonel McLean, à la tête de ses Écossais du Nord, n’a pas réussi à faire sa jonction à Longueuil avec le gouverneur Carleton, de manière à intercepter Montgomery entre Saint-Jean et Montréal.

— C’est vrai.

— Que le gouverneur Carleton ayant été défait à Longueuil par un détachement du Vermont, et les troupes continentales ayant envahi la péninsule du Richelieu, le colonel McLean a été forcé de se replier précipitamment sur Sorel.

— C’est malheureusement trop exact. Savez-vous autre chose ?

— C’est tout.

— Alors, je vous en apprendrai davantage. McLean sera forcé d’opérer sa retraite de Sorel. Mes coureurs des bois et mes messagers sauvages sont arrivés l’un après l’autre, la nuit dernière et ce matin. Ils m’informent que tandis que Montgomery marche sur Montréal, un corps considérable, sous la conduite d’un de ses meilleurs officiers, s’avance sur Sorel, en vue d’occuper cette place et de commander ainsi la rivière. McLean n’est pas en mesure de résister à cette attaque. Ce qui hâtera sa retraite, ce sont les nouvelles qu’il doit avoir reçues de-Québec à l’heure qu’il est.

Hier soir, aussitôt après avoir lu les dépêches que vous m’avez apportées, je lui ai envoyé un de mes plus rapides messagers. Il a dû arriver à Sorel de bonne heure ce matin. Le messager spécial dépêché au gouverneur Carleton avec les mêmes nouvelles arrivera à Montréal vers midi aujourd’hui.

Durant toute cette conversation, la figure d’Hardinge avait été grave et presque abattue ; mais aux derniers mots de son interlocuteur, elle se colora subitement et prit une expression d’enthousiasme.

— Si le colonel McLean et le gouverneur Carleton connaissent exactement l’état des choses à Québec, je suis content, s’écria-t-il.

— Alors, vous pouvez être satisfait. J’ai annoncé tout cela brièvement au lieutenant gouverneur Cramahé, mais vous pouvez le lui répéter et lui en donner la certitude.

— Je n’y manquerai pas.

Et après quelques mots d’adieux, il prit respectueusement congé du commandant.

Quand il eut dépassé les rues de Trois-Rivières et qu’il fut seul sur la route, il ne put retenir un long et bruyant cri de joie.

«  Le sort en est jeté, s’écria-t-il. La guerre est allumée de toutes parts. Dans vingt-quatre heures mon nom circulera d’un bout à l’autre de la province. Ma mission a pleinement réussi. Comme la petite Pauline va être fière de son cavalier ! »

Avec de telles pensées remplissant son esprit, il oublia sa fatigue corporelle et revint à Québec plus allègrement encore qu’il n’en était parti.