Les Bastonnais/01/06

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 23-26).

VI
les pleurs de pauline.

Lorsque Pauline Belmont arriva chez elle, après avoir quitté son père au sortir de la place, elle était sous l’empire d’un grand trouble. Elle ne pouvait définir ses craintes, si toutefois elle en avait, mais une simple perplexité suffisait à troubler son petit cœur timide et réservé. Elle monta à sa chambre, enleva ses fourrures et lorsqu’elle ôta son voile de couleur d’azur, des larmes brillaient dans ses beaux yeux bruns. Elle s’assit sur sa chaise basse à bascule, et plaçant ses pieds sur le bord des chenets, elle fixa tristement son regard sur les flammes.

Pauline connaissait fort peu le monde. La maison paternelle était son univers ; dans cette maison, un seul être occupait toutes ses pensées et cet être était son père. Elle n’avait plus de mère. Ses frères et sœurs étaient morts alors qu’elle était encore enfant. Elle avait passé sa jeunesse au couvent des douces Ursulines, et maintenant qu’elle avait fini son éducation, elle avait consacré sa vie à la consolation de son père.

M. Belmont était encore dans la fleur de l’âge, ayant à peine dépassé la cinquantaine ; mais il avait éprouvé beaucoup de chagrins domestiques, sociaux et politiques, et la seule joie de sa vie était sa fille bien-aimée.

Ardent Français, il avait vécu durant les terribles jours de la conquête, et cette poignante épreuve avait ridé son front et semblait n’avoir laissé que des cendres dans son cœur.

Il avait enterré sa femme le jour même où Murray avait fait son entrée triomphale dans Québec, et dans le cours des trois années qui avaient suivi ce douloureux événement, il avait déposé trois enfants près de leur mère. Si Pauline était morte, lui-même serait mort, mais comme l’aimable fleur continuait à s’épanouir dans la mélancolie de son isolement, il avait consenti à vivre et, par instants même, à espérer, pour l’amour de son enfant.

Heureusement, il lui restait de grands lambeaux de sa fortune. Il passait même pour un des plus riches citoyens de Québec. Lorsque sa fille eut atteint l’âge de l’adolescence, il usa de ces richesses pour embellir sa maison et rendre l’existence de son enfant plus agréable. Il était aussi pour les pauvres un ami généreux, particulièrement pour les familles françaises que la guerre de 1759 et 1760 avait réduites à l’indigence.

Il avait aidé, par tous les moyens en son pouvoir, ceux de ses concitoyens qui n’avaient pu se soumettre à la domination anglaise, au changement de régime qu’elle comportait et qui avaient désiré retourner en France. Quant à ceux que les circonstances avaient contraints de rester dans la province cédée, ils trouvaient toujours en lui un protecteur et un appui.

Avec le temps, ses amis réussirent à le faire sortir parfois de sa solitude et à prendre une faible part aux affaires publiques, mais aux affaires purement civiques ou municipales, car jamais il ne voulut se mêler à la politique. Il persista à se tenir éloigné des conseils législatifs, et sa loyauté à l’Angleterre était strictement passive. Les ultra-partisans du régime britannique ne l’aimaient pas et ils le notaient constamment dans leurs carnets comme un mécontent.

Quand la nouvelle de la révolte des treize colonies parvint à Québec, elle n’eut d’abord sur lui aucun effet perceptible : ce n’était qu’une querelle d’Anglais contre Anglais.

Lorsque les révoltés jetèrent les caisses de thé dans les eaux de la baie de Boston, il regarda cet acte avec mépris et le considéra comme un mouvement de forfanterie. La mousqueterie de Concord et de Lexington ne trouva pas d’échos dans son cœur. Mais quand, un jour, il lut dans son journal favori, la Gazette de France, que la patrie entretenait le projet de favoriser les rebelles, une lueur du vieux feu brilla dans ses yeux et il releva la tête d’un air de défi. Alors gronda le tonnerre des batteries de Bunker-Hill, et il écouta leur musique avec une secrète complaisance.

Puis vinrent les rumeurs de la marche de l’armée rebelle contre le Canada, en vue de fraterniser avec les anciens colons aujourd’hui conquis. Il y avait donc quelque chose, après tout, dans cette révolution ! Ce n’était pas seulement une résistance pétulante à une oppression imaginaire, mais il y avait au fond et comme en germe un principe de liberté, une idée mère d’autonomie et de nationalité.

Il lut les actes du congrès de Philadelphie avec une admiration toujours croissante et, pour la première fois, il reconnut de la sagesse dans la conduite d’hommes d’État anglais comme Pitt, Burke et Barre, les immortels amis des colonies américaines.

La petite Pauline se souvenait de tout cela et elle réfléchissait à toutes ces choses, assise dans sa chaise basse et regardant le foyer. Elle ne formulait pas sa pensée avec les grands mots que nous venons d’employer, mais ses souvenirs n’en étaient pas moins vivaces et sa perplexité moins poignante, car toutes les phases de l’existence mentale de son père lui étaient bien connues, grâce à cette intuition naturelle particulière aux femmes. Elle conclut en se posant cette question :

«  Mon père a-t-il dit ou fait quelque chose qui puisse le compromettre, durant les quelques heures écoulées ? Pourquoi M. de Cramahé l’a-t-il mandé avec tant de hâte ? Le gouverneur est un ami de la famille et doit certainement avoir de graves raisons pour en agir de la sorte. Et pourquoi mon pauvre père était-il si agité ? Pourquoi le jeune officier était-il si grave et le peuple si profondément ému de cette scène ? »

Elle consulta la pendule qui était sur la cheminée et découvrit qu’une heure s’était écoulée dans ces réflexions.

Son père lui avait promis d’être de retour dans le cours de cette heure et cependant il n’était pas rentré. Elle alla à la fenêtre et regarda au dehors, espérant le voir se diriger vers sa demeure au milieu de l’ouragan de neige ; mais ce fut en vain.

Nous avons dit que la vie de Pauline était tout entière concentrée dans son père. C’était strictement vrai en un sens, mais dans un autre ordre d’idées, nous devons faire une exception. De nouveaux sentiments venaient de s’éveiller dans son cœur. Elle entrait dans cette délicieuse période de l’existence qui est le seuil du paradis de l’amour.

« Ah ! si seulement il pouvait venir, murmurait-elle, ou si je pouvais aller à lui ! Il calmerait aussitôt mon anxiété. Je vais lui écrire un billet. »

Elle s’assit à son bureau et elle préparait la plume et l’encre, lorsque sa femme de chambre entra et lui remit une lettre.

« Une lettre de lui ! » s’écria-t-elle, et tout le chagrin qui avait assombri son front s’évanouit à l’instant.

Elle ouvrit la missive et lut :

Chère Pauline,

Je vous ai vue entrer à l’église ce matin et j’avais besoin de vous parler, mais vous avez été trop prompte pour que je pusse vous aborder. J’aurais beaucoup désiré pouvoir courir chez vous dans le cours de l’avant-midi, mais cela aussi m’a été impossible. C’est pourquoi je vous adresse ces lignes pour vous informer que je pars à midi pour un service militaire. Je ne sais pas encore où je dois aller ni combien de temps je serai absent ; mais j’espère que le voyage ne sera ni long ni lointain. J’irai vous voir aussitôt après mon retour. Je suppose que vous et votre père avez vu la foule sur la place, ce matin ; c’était très curieux. Veuillez présenter mes respects à M. Belmont et me croire

Votre tout dévoué à jamais,RODDY.

Pauline avait encore cette lettre à la main, et elle se livrait à toutes sortes de réflexions sur son contenu, lorsque son père la surprit, en entrant dans la chambre. Il était très pâle, mais ne laissait apparaître aucun autre signe d’émotion. Après avoir déposé son bonnet de fourrure sur la table et ouvert son pardessus, il prit un siège près du foyer. Avant que sa fille eût eu le temps de prononcer une parole, il s’enquit tranquillement de ce qu’elle tenait à la main.

— C’est une lettre, papa. — De qui ? — De Roddy. — De Roderick Hardinge ? Brûlez-la, ma chère. — Mais, papa… — Brûlez-la tout de suite. — Mais il vous présente ses sentiments affectueux. — Il vient de m’adresser ses sentiments de haine. Brûlez-la, ma fille.

La pauvre Pauline fut accablée de surprise et de chagrin ; mais sans attendre un autre mot, elle laissa tomber le papier dans le feu. Puis, se jetant au cou de son père, elle éclata en sanglots.