Victor Palmé ; G. Lebrocquy (p. 33-44).


CHAPITRE IV

Mme ÉMILE DE GIRARDIN[1]



I


Ce n’est pas la première fois qu’on lit le nom de Mme Émile de Girardin, dans cette histoire critique de la littérature au XIXe siècle. On le trouve dans le volume des Poëtes (3e volume des Œuvres et des Hommes, 1re série, les poètes), car, avant d’écrire en prose, Mme de Girardin était poëte et c’est là même sa meilleure gloire. C’est toujours la meilleure gloire de ceux qui le sont.

En effet, quoi de plus beau, même dans le talent le plus composé de facultés diverses, le plus brillant, le plus savant et le plus étonnant, que cet atome, céleste et mystérieux, qui manque souvent aux grands talents et que Mme de Staël, qui l’avait, appelait l’étincelle divine, — que ce rien qui est tout, qui se mêle à tout et qui fait qu’on est poëte ! Certes, quelle que soit la valeur, absolue ou relative, de ses œuvres poétiques, quels qu’en soient le faire et l’exécution, cette étincelle, cette pointe du diamant divin, Mme de Girardin l’avait ! Comme toutes les très-riches natures, développées à outrance par nos infernales civilisations, lesquelles nous donnent des ambitions encore plus nombreuses que nos puissances, Mme Émile de Girardin fut, intellectuellement, un être multiple. Il y eut en elle plusieurs personnes qui, toutes, — il faut bien le dire, — ne se valaient pas. D’autres que nous l’en glorifieront peut-être ; nous, nous nous en attristons pour elle. Mme de Girardin voulut être et elle fut réellement une des femmes de lettres les plus comptées de ce temps, qui croit aux femmes de lettres. Mais ce fut une de ses faiblesses que cette puissance-là !

Pour notre compte, nous en avons assez souffert. Nous avons assez regretté de voir la grimace de la prétention et de l’effort nous gâter la ligne d’un si pur camée. Elle, qui avait tous les dons de la femme, les éclatants et les exquis, s’est horriblement tourmentée pour accoucher de ces œuvres travaillées que les femmes de lettres prennent pour des preuves de leur équivoque virilité. Elle a écrit des tragédies, des comédies et des romans. Il y eut donc en elle un bas-bleu, pour lui donner son triste nom. Mais heureusement aussi il y eut, sinon pour l’effacer, au moins pour le faire oublier souvent, la femme d’esprit et la femme poëte. Il y eut l’être inspiré, naturel et charmant, qui met ses prétentions à ses pieds, — à ces pieds qui, fussent-ils laids, — et elle les avait beaux, — se transfigurent presque comme ceux des Saintes, quand on y met ses prétentions ! Et nous avons commencé par le poëte cette étude sur Mme de Girardin (voir le 3e volume des Œuvres et des Hommes, les poètes, 1re série). Nous avons commencé par le poëte, parce que le poëte c’était le fond de sa nature, qu’elle a faussée, mais qui a toujours protesté ; — parce qu’où le poëte existe il est toujours l’axe du talent quelconque, qui roule, en brillant, par-dessus ! Une fois le poëte ou l’âme poétique mis hors de question en Mme de Girardin, nous sommes plus libre pour juger ce qu’elle a introduit d’artificiel et de volontaire dans son être ému ou inspiré. Aujourd’hui, nous avons à mettre en regard avec le premier le second mérite de Mme de Girardin et à examiner les deux volumes où la femme d’esprit apparaît avec un tel mouvement, un tel étincellement, une telle vie, qu’elle emporte tout, comme l’hirondelle

« Emporta toile et tout,
« Et l’animal pendant au bout ! »

(l’animal pendant au bout, c’est la femme de lettres), et qu’il n’y a plus là que le triomphant naturel d’une simple femme, non ! mais d’une femme ! Et triomphant est bien le mot, puisqu’elle y triomphe, même de son déguisement en garçon !

II

Les Lettres parisiennes sont en effet signées d’un nom d’homme, et franchement, quand on les lit, on se demande pourquoi. Il n’y a rien de moins homme que ces Lettres et je défierais bien le plus neuf en sensation, donnée par le style, de se faire illusion une minute sur le sexe de la main qui a écrit de si délicieuses frivolités ! Mme de Girardin, en signant ces Lettres du nom du vicomte de Launay, a-t-elle cru rendre plus piquante sa pensée, comme certaines femmes croient, en s’habillant en hommes, rendre plus voluptueuse et plus apparente leur beauté ? Toujours est-il qu’elle, la distinction même, après avoir voulu être une femme de lettres, comme tant de femmes de son époque, se serait, comme la plupart de ces femmes qui se croient si plaisamment ce qu’elles ne sont pas, achevée en vulgarité, en prenant un nom d’homme, si elle avait pu parvenir à se faire un masque de ce nom-là.

Mais Dieu merci ! la distinction suprême a résisté. Il y a dans le vicomte de Launay, que quelqu’un a appelé avec assez de justesse un chevalier de Malte de bal masqué, des contours d’esprit trop gracieux et trop révélateurs ; il y a dans ses mouvements trop de langueur et de légèreté vive pour qu’on puisse se méprendre à ce jeu d’un déguisement impossible. Le masque même, dans Mme de Girardin, a sa pudeur et il pâlit et rougit comme n’ont pâli et n’ont jamais rougi les hommes.

En vain, pour diminuer sans doute la difficulté d’être un homme, conçut-elle son vicomte de Launay d’une délicatesse et d’une aristocratie approchant de l’aristocratie et de la délicatesse qui restent encore aux femmes de cette heure, et lui donna-t-elle ce ton comme il faut et rare que les hommes d’à-présent n’ont plus. C’est justement cela qui devait la trahir et qui l’a trahie. Une femme seule dans ce temps épais, dans cette littérature sans élégance, pouvait être le svelte vicomte de Launay. Une femme seule pouvait nous donner ces feuilletons, qui feront certainement suite, dans l’histoire de la société française, aux lettres de Mme de Sévigné, cette feuilletoniste du grand siècle de Louis XIV, et déplier au regard qui craint qu’elles ne s’envolent ces fragiles peintures d’éventail.

On aura beau, par un tour de souplesse de l’imagination, se faire spirituel, dandy, Rivarol en habit violette expirante, grand seigneur, prince de Ligne, avec ses coureurs roses et argent, devant sa voiture rose, on n’arrivera jamais, si on n’est qu’un homme, à être le vicomte de Launay d’un siècle grave, par des choses que le siècle dédaigne ou n’aime plus, avec cette supériorité ! Pour cet anachronisme charmant, pour cette résurrection de la grâce française, qui n’est pas, hélas ! immortelle, comme on le croyait, il fallait une femme qui eût l’audace d’être légère dans ce temps alourdi et qui tient à sa lourdeur comme à une conquête. Il fallait une femme qui fût peintre idolâtre de la mode et peintre moqueur de nos mœurs. Moraliste et modiste encore davantage, La Bruyère et Mlle Bertin ! C’est un caprice de toilette que j’ai vu bien souvent réussir, de mettre un diamant ou une perle dans le fond d’une rose. Pourquoi, dans cette fleur de la mode, si vite effeuillée, ne ferait-on pas voir quelques-unes des mœurs qui doivent lui survivre ? La mode ce sont des mœurs qui fuient ; les mœurs, ce sont des modes qui doivent rester !

Tel fit et telle fut Mme Émile de Girardin. Les hommes ne s’y sont pas trompés, du reste. Ils ont bien senti, même les moins fins, et surtout ceux-là, — par le contraste, — qu’il y avait ici une nature entièrement différente de la leur. Dernièrement, parmi les critiques qui ont parlé de ces Lettres parisiennes, remises en lumière aujourd’hui, on a vu un de ces balourds, qui peuvent aussi, sans réussir, signer tant qu’ils voudront leur feuilleton d’un petit nom de femme, reprocher à Mme de Girardin ce qui fait précisément le charme, la personnalité et le sexe, vainqueur de tout, — le sexe de ces délicieuses Lettres. Deux volumes, deux gros volumes de cinq cents pages, « où, criait-il scandalisé, les chiffons reviennent si souvent, » chiffonnaient sa dignité d’homme, à ce monsieur, et lui semblaient un pédantisme en concurrence avec le sien.

Il est vrai que l’honnête balourd qui s’exprimait ainsi écrivait dans un journal belge, ce qui l’excusait et atténue le délit, mais pour nous, voilà la merveille ! Ce sont ces deux volumes, légers, quoique gros, c’est la sorcellerie de talent qui, en ces deux gros volumes, parle si divinement chiffons, cette petite chose, misérable pour les feuilletonistes belges, mais qui est l’art de la femme comme la statuaire est l’art de Phidias et la peinture est l’art d’Apelles, et qui en parle comme on n’en a peut-être jamais parlé, depuis la feuille de vigne de la première femme jusqu’à la crinoline de la dernière, en ces jours dégénérés et imposteurs !

Non qu’il n’y ait que chiffons, en ce chef-d’œuvre monté sur pointes d’aiguilles ; il y a aussi tout ce qui peut paraître suffisamment imposant en Belgique ou ailleurs et digne de la lecture des hommes. Il y a, ma foi ! tout aussi bien que dans les livres de ces Messieurs, de la littérature, de la politique et de l’histoire. Seulement, nous l’avouons, nous, avec franchise, la femme de cette politique, de cette histoire et de toute cette littérature, quoiqu’elle soit protégée et même éclairée par la merveilleuse distinction de son être, par la formidable finesse de femme qui n’est jamais dupe des grosses choses du temps ; et quoiqu’elle sache très-bien plonger toujours sa longue épingle au point juste où il faut la plonger, la femme nous plaît moins alors en ces sujets, et nous paraît beaucoup moins elle ! Elle devient alors ce vicomte de Launay qui semblait d’abord impossible. Assurément on donnerait volontiers la main à ce charmant et noble jeune homme sur tous ces sujets de discussion contemporaine qu’il traite avec l’air de les cravacher ; et même parfois on la lui serrerait avec une cordialité ardente, mais ce n’est plus comme en chiffons, cet art de la femme. Ce n’est plus là la fée aux pieds de qui tous ceux qui aiment la grâce tomberaient pour lui rendre hommage, si ces pieds étaient encore là !


III


Ce fut en 1836 que l’idée vint à Mme de Girardin d’écrire ses Lettres parisiennes. Elle avait été jusque-là une femme de lettres brillante et enviée, n’ayant été femme que les jours où elle avait été poëte, et ces jours-là, vous le verrez, furent moins nombreux que ces poésies, quoique plusieurs d’entre ces jours aient été très-beaux ! Un matin, lassée de son esprit d’auteur, elle que sa beauté même a lassée, elle voulut respirer de tous ses succès de bel esprit, de Muse de salon, de femme de lettres, et elle prit ce masque de jeune homme à la mode que son magnifique front a fini par crever et qui, bien loin d’étouffer son frais et moqueur éclat de rire, le fit, je crois, vibrer plus haut ! Hélas ! dans l’atmosphère d’une société fausse, on prend un masque pour mieux respirer. Madame Émile de Girardin, au faîte de ses succès, — du succès littéraire et du succès du monde, — eut le désir de l’incognito qui tourmente tout ce qui règne, ce caprice de reine ennuyée. Comme elle était auteur, ce qui n’a jamais voulu dire modeste, elle s’appliqua peut-être le vers de Corneille : Et monté sur le faîte, il aspire à descendre. Mais pour elle ce fut le contraire. Si elle crut descendre, elle monta.

Elle monta jusqu’au naturel, car le naturel n’est pas du tout un terre à terre ; elle monta jusqu’au naturel qu’en prose du moins elle ne connaissait pas. Elle entra dans la sphère pure de cette simplicité de femme du monde qui est parfois une simplicité très-savante, très-profonde, où l’art et le naturel désunis partout, frères ennemis si souvent, se réconcilient et s’embrassent. Métamorphose inattendue, que l’esprit qu’elle avait et qu’on ne lui contestait pas, n’aurait pu cependant faire prévoir. Il y avait en effet dans Mme de Girardin beaucoup de vérité, puisqu’elle était poëte ; mais il y avait aussi un peu de cet enthousiasme de flamme fouettée qui lui venait, comme son nom de Delphine, de Mme de Staël.

Mme de Staël, ce Diderot-femme et qui, parce qu’elle était femme, valait mieux que Diderot, a offert le même spectacle que Diderot, dont Mme Necker disait, sans regarder sa fille : « Il n’eût pas été si naturel, s’il n’avait pas été si exagéré ». Mlle Delphine Gay, qui a presque failli être Corinne Gay, mais que l’esprit, l’esprit grandi et trempé, comme un acier, dans la vie, a sauvée du vertige, au bord du ridicule, Mlle Delphine Gay, cette de Staël, blonde et belle, et qui faisait des vers, trois supériorités qui eussent passionné, jusqu’à la petitesse de la jalousie, la grande âme de Mme de Staël, mais qui n’en restera pas moins inférieure à Mme de Staël, malgré ces trois supériorités, Mlle Gay, née à Aix-la-Chapelle, fut baptisée, dit-on, sur le tombeau de Charlemagne et élevée à l’ombre de ce cap Misène, peint par Gérard, qui, alors, projetait sa cime lumineuse sur toutes les imaginations.

Ces hasards de naissance et de destinée, qui sont pour les uns une étoile qui les guide, et pour les autres l’ironique feu-follet qui doit les égarer, durent impressionner profondément cette imagination de poëte, qui n’a pas besoin que les choses prennent la peine de la grandir pour ne pouvoir se mesurer… C’était là, jusqu’au moment des Lettres parisiennes, ce que Mlle Gay et Mme de Girardin avaient oublié. Elles ne s’étaient pas mesurées, et la femme s’était exagérée comme la jeune fille.

Disons le mot : malgré une émotion, quelquefois très-éloquente et une émotion quelquefois très-sincère, Mme de Girardin était affectée. Elle était affectée comme lord Byron qui, lui aussi, était affecté : mais elle n’avait pas le talent de lord Byron… Parce qu’elle était belle, c’est la vérité ! comme une Walkyrie, elle croyait sérieusement marcher sur le nuage, quand, dans ses Lettres parisiennes, elle abdiqua tout à coup le nuage pour le chêne feuilleté du salon.

Ce fut là un étonnement, sans doute, mais ce ne fut point une stupéfaction. Ne savait-on pas bien, — ceux qui personnellement la connaissaient, — qu’elle était une de Staël encore pour la causerie ; chercheuse d’idéal et trouveuse d’esprit, et qu’elle avait des mots à son service qui n’étaient ni lyriques, ni élégiaques, mais piquants. Seulement, si la spontanéité de ses facultés passait bien souvent par-dessus les faux cadres dans lesquels posait sa pensée, nul ne put croire tout d’abord que, la plume à la main, cette Belle Impétueuse, qui se faisait un peu trop de rayons autour de la tête avec ses longs tire-bouchons d’or, pût se maintenir, comme en ces Lettres parisiennes, femme du monde spirituelle, moqueuse et adorablement frivole, dans cette simplicité qui devait être une compression, et que nous avons tant admirées dans Mlle Mars, à la scène, car le talent de Mme de Girardin dans ses Lettres parisiennes rappelle le jeu de Mlle Mars, comme dans ses Poésies les cris de Mme Desbordes-Valmore rappellent le pathétique de Mme Dorval.

Oui, j’en suis frappé… Mlle Mars, — une Mlle Mars qui écrit absolument comme l’autre jouait, — qui sourit, qui salue, qui plaisante, qui marivaude et qui rienise avec cette ineffable perfection que Mlle Mars avait et qu’elle eût enseignée à des princesses, si des princesses avaient besoin d’être irréprochables ! La femme des Lettres parisiennes (car je ne me déciderai jamais à dire l’auteur d’une chose où il y a si peu d’auteur) est si exactement femme, dans ses lettres, — comme Mlle Mars l’était en son jeu, ce jeu d’une légèreté de bulle de savon et qui semble s’être évaporé comme une apparition féerique, — que, plus la chose qu’elle dit est petite, plus elle a de grâce à l’exprimer !

J’en pourrais citer mille exemples, mais lisez, seulement pour le savoir, ce récit, d’un délicieux rire, de ce sanglier qui s’est échappé d’une des cours d’hôtel qui entourent la place de la Madeleine et qui va faire « ses petites emplettes » chez Houbigant.

Jamais la plaisanterie dans le récit n’eut un accent plus vif, et jamais en racontant, le soir, l’histoire du matin, avec le ton d’une femme qui ne cherche pas d’effet, on ne mit plus d’imagination dans la gaieté. L’écrivain des Lettres parisiennes a le don des grands conteurs sur place, car des lettres, cela s’écrit comme cela se causerait. C’est de la causerie qui passe par les yeux au lieu de passer par les oreilles, mais c’est toujours de la causerie, et voilà pourquoi des lettres sont toujours, plus que les livres, la vie vraie de l’esprit, son jaillissement de source, sa veine ouverte ! Que de mots de conversation on y trouve, tantôt laissés tomber, tantôt jaillissant de la plume, qu’on ne saurait citer, tant ils sont nombreux ! En voici quelques-uns qui vous mettront en goût du reste ! — La présomption est un patrimoine. Il vaut mieux être présomptueux et n’avoir pas le sou, que d’être modeste et d’avoir une terre en Normandie. — L’égalité, c’est l’utopie des indignes. — Être acharné sans esprit, c’est rabâcher des bêtises. — Combattre mes ennemis, non ! J’aurais peur de les vaincre, et jamais je n’en retrouverais de meilleurs ! » — Et quelle nuance dans l’humour que celle-ci ! Elle rend compte du carnaval de je ne sais plus quelle année : « Il n’y avait de curieux que le bœuf gras, dit-elle ; il était fleur de pêcher. C’est une belle couleur de victime. » Comme les causeurs charmants dont le monde a gardé la mémoire Rivarol, Boufflers, et surtout ce prince de Ligne, auquel elle fait penser sans cesse, elle pousse la gaieté jusqu’à la folie et même quelquefois jusqu’à la bêtise, ce genre de bêtises dont le prince de Ligne écrivait : « Je me les dis tout bas, pour me faire rire tout haut, » et qu’il se disait tout haut aussi, l’indisciplinable aimable homme !

Mais jamais cette gaieté, qui n’a point servi dans les hussards, comme celle de Boufflers et du prince de Ligne, ne se lance par-dessus cette barrière invisible et dont on sent l’obstacle, — le ton qu’une femme doit avoir et qu’elle doit garder ! Par là, elle n’est plus prince de Ligne mais la femme des Rêves du prince de Ligne ; cette femme qu’après avoir été page et officier à sa première bataille, il voulait être, avant d’être cardinal, entre vingt et vingt-cinq ans, je crois. Ah ! comme il l’aurait adorée, s’il l’avait connue telle qu’elle est, en tant de pages de ces Lettres, fusain et fusée ; joli garçon de contrebande, mais dont elle dénonce la fraude perpétuelle avec les chastetés de sa réserve de femme dans ses abandons les plus grands ! Ah ! comme il se serait enivré de cette frivolité ravissante, qui paraît ennuyeuse à des écrivains belges, lesquels ont, comme on sait, le droit d’exiger qu’on soit intéressant et grave, et quoiqu’il fût, lui, de race, moitié Belge et moitié Autrichien ! Comme il eût compris qu’elle aimât la beauté, mais bien plus encore la parure ! Comme il eût partagé, pour les rubans, son goût idolâtre, car jamais nulle femme n’eut l’amour et la science des rubans autant que Mme  de Girardin, et c’est sa gloire, une gloire qui ressemble à un arc-en-ciel ! Ah ! nous sommes bien loin du bleuisme ! Nous voilà loin de la littérature ! Nous sommes en pleine femme naturelle et mondaine, en pleine femme vraie, en plein génie de légèreté, en pleine légèreté de génie ; de ce génie qui nous donne, par exemple, la sublime lettre sur la robe à huit volants, que j’aime mieux, pour ma part, que tous les tricots, compliqués et savants, des pages les plus citées, en littérature !

Malheureusement elle y rentre parfois, — dans la littérature, — et c’est la seule critique qu’il y ait à faire de ces Lettres parisiennes, dans lesquelles cependant, il faut bien en convenir, elle l’a tant oubliée ! Nous l’avons dit déjà, — ici et là, mais trop souvent toujours, pour l’unité de sa grâce et la virginité de son charme, la femme du monde a des distractions, en ces Lettres parisiennes, et redevient, pour un moment, la femme de lettres, en attendant une autre distraction qui nous venge et nous dédommage ! Alors la toute petite tache d’encre des anciens jours, indélébile aussi à tous les parfums de l’Arabie, reparaît sur ces mains purifiées d’Yseult aux blanches mains, et nous en ternit la splendeur. C’est la seule chose qui, selon nous, soit à regretter, dans ces deux volumes où les chiffons sont les choses sérieuses, et les choses sérieuses des chiffons, et qui, miracle de légèreté, de grâce gaie et d’aisance souveraine, nous font l’effet d’être le chef-d’œuvre de Mme  de Girardin. Du reste, qui sait ? pour que l’impression d’un chef-d’œuvre soit plus profonde, peut-être faut-il que cette impression soit accompagnée d’un regret ?…




  1. Œuvres complètes de Madame Émile de Girardin. — Tomes V et VI. — Les Lettres Parisiennes. — Chez Plon.