LES BARTHOZOULS



Cependant, elle vivait plus à l’aise, comme avec des poumons neufs ; et, l’apaisement des sens ayant déterminé le réveil de l’intelligence, toute fastueuse de conceptions. Sans doute, la favorisait une chape-chute ; et la fuite de Paul l’avait délivrée elle-même. Finies les mesquines luttes, mortes les anormales amours, n’était-elle pas rendue à ses ambitions et ses joies légitimes !

Le plus pressant étant de régulariser les rapports avec son gendre, elle achetait une maison à Narbonne, où les jeunes époux s’établirent à leur retour, ainsi que Julien. Toutefois, leur domicile légal restait à Ferralzan ; et ils y vinrent, un jour par semaine, contempler le vignoble.

Les premières fois qu’il revit sa belle-mère, Paul conservait des prétentions de débauche. Mais elle se montra si cordiale et sereine, d’une si tranquille maternité, qu’il n’osa pas un regard équivoque : et, bientôt, redevint petit garçon, comme autrefois, lorsqu’il l’admirait, la craignant un peu.

Elle décidait ensuite l’évacuation de l’Olivedde. Une campagne, jouant plus ou moins au château, n’était qu’une vanité mal entendue. La facile joie de se voir grand, alors que l’on s’isole ! Mais elle, comme tous les hauts êtres dignes de l’empire, avait toujours aimé la foule, et toujours en avait goûté la sympathique admiration. D’ailleurs, les Barthozouls sortaient du village, y avaient grandi, ne le pouvaient renier sans ingratitude ; et, de la vertu des terres omme de la magnificence des édifices, devaient lui faire honneur.

La demeure fut construite sur l’emplacement de l’antique maison paternelle ; la cave, à la sortie du village, au-delà de l’Arvieu, à même l’Enfilade. Et, si la première de ces bâtisses n’offrit que le confort devenu commun, à peine agrémenté d’un jardinet et luxué d’une grille dorée toute, la seconde développa l’ampleur d’un temple des vignes. Elle s’allongea comme une caserne, se dressa plus haut que l’église, s’ouvrit d’un portail aussi vaste que la grande arche du pont ; tandis qu’à l’intérieur, les foudres de quatre cents hectolitres, le bois vernis, les cercles goudronnés, le cuivre des robinets étincelant, s’alignaient, formidables et beaux, comme autant de chapelles dignes du saint lieu. Et la Barthozoule, des heures, s’oubliait entre leurs deux files, faisant devant chacun une station dévote.

Un peu pour rendre évidente l’unité du vignoble, surtout pour se repaître de l’épique de la grande culture, elle comblait en même temps les quelques rus traversant l’Enfilade, centralisait les eaux dans un canal, creusé au bas de la montagne, qui les déversa dans l’Arvieu. De la sorte, à chaque labourage longitudinal, deux sillons le matin, deux autres l’après-midi, c’était toute l’œuvre journalière, — une besogne qui, de par ses attributs esthétiques, enthousiasmait la valetaille. L’enviable prouesse de conduire les charrues, le long de rangées de trois kilomètres, sans un seul coude, sans le moindre ressaut ! Et la Barthozoule surexcitait encore cette ardeur, en y président du portail de sa cave… Les chevaux, la tête basse tout à coup, s’ébranlaient d’un pas trop rapide, que les bouviers s’efforçaient d’alentir au plus vite. Dès lors, l’azur des blouses, la candeur des pelages, ornementaient la monotonie, terreuse l’hiver, verdoyante l’été, de l’immense domaine. Cependant, les groupes aratoires, s’éloignant sans cesse, se rapetissaient à mesure, comme absorbés : comme si, après le soc, la charrue, avec elles les bêtes et l’homme, la vorace terre convoitât de tout engloutir. Et, trop lointains à la longue, Marianne ne percevait plus leur locomotion, ne distinguait pas un relief. En dépit, leurs suprêmes vicissitudes la retenaient attentive. Un assez longtemps, ils semblaient mettre au séchage des nappes blanches, des tabliers bleus. Puis, leur volume s’étant réduit et leurs éléments rapprochés, ils piquaient l’étendue ainsi que de mignonnes cocardes bicolores. Et ils se condensaient enfin en des points de nuance indécise, qui, avant que de se dissoudre, évoluaient par toutes les phases du minuscule… La Barthozoule attendait leur réapparition durant des heures, d’un délice inouï : puisque l’insigne durée des labours magnifiait l’Enfilade. À leur approche, elle accourait au devant, de l’un à l’autre ; et, comme les avaient échelonnés les différences des allures, avec des éloges spéciaux pour chacun. Ceux en tête, elle les proclamait d’heureux jean-foutre, dont la besogne avait été rendue facile par la douceur de la terre, bien aise que les charrues la débarrassent de la pouillerie des végétations parasites. Et, quant aux traînards, elle ne les prisait pas moins. Si leur marche s’attardait ainsi, c’était qu’ils enfonçaient le fer davantage : ambitieux d’émouvoir le sol jusques en ses entrailles.

Un moment, une entreprise gigantesque la sollicita. Il s’agissait d’épierrer l’Asot, et, par conséquence, de doubler le domaine. Rayons à rayons, elle prévoyait ses vignes envahissant la pente, comme essayant l’escalade du ciel. Mais, elle dut, et sut, renoncer à cette grandiose tentative, après que des sondages eurent révélé la montagne trop profondément lapideuse.

Un petit-fils naquit, qu’elle baptisait Jacques, comme le grand aïeul. Celui-là, s’il avait la face longue et le nez fort, ce ne serait pas un vigneron de parade, n’ayant qu’à percevoir des revenus. Mais, afin d’amplifier les destins de la race, on le jetterait dans le tumulte exaltant de Paris, avec mission d’y devenir — l’analogue de Barthozouls le maire en son village — tout simplement le premier.

Sa générosité, déjà excessive, s’accrut dès lors par théorie. Elle prêtait sans intérêts aux jeunes ménages ; donnait du travail en toute saison ; payait les journées cinq sous plus haut que le cours. Ne fallait-il pas que Jacques ne respirât que dans du bonheur ? puisque le bonheur est la seule ambiance propice à la force, à la vertu, à la bonté, à toutes les nobles ambitions, à tous les radieux génies.

Et les moindres êtres comme les pires éveillèrent sa bienveillance : les mendiants méprisables, les infirmes répulsifs, jusqu’à ceux de ses proches, dont elle n’avait jamais fait cas : ainsi, Germaine, qu’elle observait, prête à la soutenir si venaient l’éplorer les désordres de Paul ; ainsi, Jean-Pierre, dont, parmi les effacements, elle devina le marasme.

Les triomphes de la race avaient été autant d’humiliations pour le pauvre homme, précipitaient sa décrépitude. Sa fille, du jour où elle était revenue de pension, des panaches sur la tête, sous le dais d’une ombrelle, n’avait plus été sienne ; et, lorsqu’elle accourait vers ses embrassades, il portait la main au feutre, devait réfléchir pour ne la pas saluer, respectueux. Lors du mariage, une mésaventure plus navrante l’avait atteint : Marianne l’ayant chargé, par souci qu’il se reposât, de la surveillance des travaux. Il n’avait osé discuter cet ordre ; et, depuis, regrettant les sillons monotones et rares comme ses pensées, critiquait, jaloux et mélancolique, les labours de la valetaille. Puis, jusqu’à son Gaillard que déchéait la fortune nouvelle ! car les mules, sottes, lentes et laides, avaient été remplacées par des chevaux d’élite, qui, tous, l’eussent valu alors qu’il était jeune ; et, auprès de leurs fougues, les gambades du vieil animal, devenues lourdes, le montraient ridicule.

Quand Marianne s’inquiéta de son air minable, Jean-Pierre ne sut d’abord que répondre, honteux de ses regrets, qui la feraient rire ; mais comme elle insista, chaleureuse :

— Eh bien ! je voudrais labourer.

— Eh ! laboure donc ! mon pauvre homme ! laboure ! Il faut toujours faire ce qui plaît !

Et, grâce à cette large philosophie, même les débauches de Julien, celles de Paul, lui devinrent sympathiques : d’autant que les grandiosait sa munificence. Ces deux garnements, à Narbonne, à Béziers, à Toulouse, luttaient de luxe avec les plus épateurs, de scandale avec les pires arsouilles ; et, lors qu’ils avaient déchu tous les rivaux, luttaient entre eux, se disputant les maîtresses, s’enchérissant les banques. Et fort bien qu’ils ne fussent pas des grigous ! qu’ils triomphassent dans les alcazars ! qu’ils conquissent la gloire leur convenant ! Les terres étaient là, plus généreuses qu’ils n’étaient prodigues. Et leurs vices ne semblaient point si condamnables, puisqu’ils glorifiaient au loin la vertu de l’Enfilade.

Tout à coup, la déception, la plus inattendue, l’importuna. N’allait-elle pas se trouver sans tâche digne de son agérasie ? Oui, désormais plus d’initiatives, et déjà des routines ! Non seulement les êtres et les choses sous sa gouverne subiraient, dociles, ses impulsions ; mais elle-même n’aurait plus qu’à suivre des règles banales : si bien que, de son intelligence, ne fonctionnerait que la mémoire. Et Jacques qui, longtemps encore, serait un marmot, forcément camard, dont on ne pourrait rien induire ! À peine lui restait-il à inaugurer la charrue à vapeur. Ensuite, elle ne prévoyait plus un effort, sinon cette utopie : l’épierrage de l’Asot.

Un jour, comme elle promenait par ses vignes, les admirant un peu triste, puisque son génie n’imaginait plus rien pour leur bien-être, Berthomieu la héla.

Il traversait le gué près de l’Horte, sur un tilbury poussiéreux, que traînait, d’un trot lent et menu, l’antique Bracquet, le contemporain du Gaillard et quelque peu son rival : une bête étrange, à physionomie de colombe, de par sa robe de lys, ses pieds pattus et son large poitrail enflé comme un jabot.

— Je t’ai aperçue de la route, et l’idée m’a pris de couper par l’Enfilade. Je vais à la Montagne, chez ma nièce de Mélines.

— Pour un enterrement ?

— Non.

— Une noce ?

— Pas davantage… Une promenade.

— Un jour ouvrier !

— Oh ! tu pourras me voir comme ça tous les jours, en veste, et faisant le monsieur.

— Quel âge avez-vous ?

— Soixante-quatre.

— C’est un peu tôt pour se reposer.

— Puisque je n’ai rien à faire.

— Et vos vignes ?

— Mes vignes ?…

Il l’avait jointe, et arrêtait le cheval, pour lui tendre la main.

— Mes vignes, reprit-il, pour ce qu’elles valent…

— Vous dites !

— Pour ce qu’elles vaudront, si tu veux, dans trois, quatre ans, dans moins peut-être… Aussi, les ai-je vendues.

— Vous avez vendu !…

— Oui, ma fille.

— Vous avez vendu le Planal ?

— Le Planal… et les Combes… et le Mourel… tout.

— Vous plaisantez !

— Je plaisante… et rendant les rênes : Hi, Bracquet !… Adieu !… Et, si tu m’en crois… vends au plus vite.

— Par exemple ! protesta-t-elle, indignée.

Lorsque Bracquet eut pris l’allure à pas rapides qui, chez les vieilles bêtes lourdes, annonce et prépare le trot, Berthomieu se retournait, lui criant :

— Le phylloxéra n’est pas encore à Narbonne, c’est vrai… seulement il est à Meyravialle… Ainsi…

Ainsi, l’horrible fléau n’était pas rassasié, pas vaincu. En vain la plupart avaient espéré, superstitieux, que, devant la splendeur non pareille du Pays-Bas, il reculerait, surpris d’un scrupule, n’osant, malgré tant de crimes, commettre un sacrilège. Et les sages, qui avaient compté sur la science, n’étaient pas moins déçus. En dépit des greffes, en dépit des sulfures, l’armée des animalcules avançait, tous les jours plus dévoratrice, se propageant à proportion de ses conquêtes. Même que l’arrêtât sur un point quelque miracle, elle ne renonçait jamais, déviait sa marche, se portait au delà, revenait à l’attaque par l’arrière. Maintenant, elle tournait Narbonne de la sorte ; et, tandis qu’elle en ferait le siège, rayonnerait ses ravages par tous les environs. De Meyravialle, elle gagnerait en une étape Saint-Euthrope, puis, à la prochaine, Ferralzan ; et, comme tant de somptueux vignobles, l’Enfilade, à son tour, succomberait. Ainsi, cette terre, mieux ameublie qu’une pâte et plus grasse qu’un terreau, se déclasserait en une de ces landes où les ajoncs broussaillent ! Et ces vignes, aux bras plus nombreux que les andouillers des cerfs ; ces vignes, que couvraient les sarments de mailles d’épervier ; ces vignes, dont la verdure offrait la continuité d’une onde ; ces vignes, qui traînaient leurs raisins trop lourds ainsi que des citrouilles ; ces vignes, encore quelques saisons, ne seraient plus que du bois de chauffage ! La Barthozoule ressentit que tombaient ses cheveux ; que se cariaient ses os ; que ses mamelles s’aplatissaient telles des poches ; que sa charnure la fuyait comme du suif fond ; que, bientôt, que tout à l’heure, rien ne subsisterait d’elle, sinon les vils entozoaires qui tâchaient à l’anéantir. Et l’assimiliation obsédante fut si complète qu’en marche, sous le soleil, elle se palpa comme au sursaut des cauchemars nocturnes ; s’ébahit ensuite de reconnaître sa matérialité intacte. Mais loin ces louches angoisses ! Elle était dispose et robuste, saine inaltérablement, si vivace qu’elle s’éprouvait immortelle. Dès lors, comme elle en avait reçu la plausible contagion, Marianne répandit sur ses vignes la sécurité de son bien-être. Elles aussi bravaient la maladie, défiaient l’anéantissement ! Et, comme lui revinrent à la mémoire les dévastations incessantes de l’immonde vermine, un enthousiasme de combattivité la délecta. De ce jour, plus d’inaction mélancolieuse, déprédatrice ! la nouvelle bataille, épique parmi toutes, exigerait, les revigourant, ses aptitudes les plus hautes. Tant mieux donc ! — oui, tant mieux — que le phylloxéra fût un ennemi innombrable ! tant mieux qu’on le prétendît invincible ! tant mieux qu’il se multipliât à mesure ! tant mieux qu’il s’acharnât sans trêve ! la superbe victoire que remporterait là son génie, contre le mal, contre la mort !

Marianne regarda du côté de Saint-Eutrope, d’où, vorace et sournois, viendrait l’adversaire : puis, elle contempla ses vignes, dont la cohésion évoquait la force d’une phalange ; et, faisant un pas, se mettant comme à leur tête, la Barthozoule clama ce défi :

— Le phylloxéra ! qu’il vienne !