La Cithare (Gille)/Les Barbares

La Cithare, Texte établi par Georges Barral Voir et modifier les données sur WikidataLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 105-110).

LES BARBARES


 

I




Ne se rappelant plus les morts de Marathon,
À coups de pique, à coups de fouet et de bâton,
Xerxès avait chassé ses troupeaux de l’Asie.

Il voulait cette perle, Hellas. Sa fantaisie
Était d’avoir dans Suse et dans Persépolis
Des esclaves d’Argos, belles comme des lis :
Pour tromper ses ennuis et ses songes moroses,
Leur beauté fleurira dans ses jardins de roses.


Il verra les enfants de ce peuple orgueilleux
Servir dans ses palais vastes comme les cieux ;
Ils charmeront les yeux des dix mille convives
Qui, dans les cours d’albâtre où chantent les eaux vives,
Sous les rosiers en fleurs et les clairs catalpas,
Chaque jour, vêtus d’or, partagent son repas.
Tel est son bon plaisir. Quant aux vierges hautaines
De la sévère Sparte et de la libre Athènes,
Il songe à les offrir à sa mère Atossa.
Il riait : Qu’est-ce donc que la Grèce ? Il fixa
Son regard de faucon sur ses pâles satrapes
Et dit : Malheur à ceux qui résistent ! En grappes
Je les ferai lier aux cèdres de mon parc ;
Ils entendront ronfler la corde de mon arc,
Je couperai leurs mains, leurs nez et leurs oreilles,
Jamais on n’aura vu des vendanges pareilles ;
J’irai, je briserai les membres et les fronts,
Je dompterai les mers et percerai les monts ;
Ormutz aura son temple à la cime du Pinde.


Il avait étendu la main : du fond de l’Inde
Jusqu’à la zone où règne un éternel hiver,
Un bruit confus, semblable à celui de la mer,
Gronda sur son royaume, et dura quatre années.


II



Au signal des buccins, les hordes déchaînées
S’ébranlent. On croit voir déborder l’océan.
Une rumeur s’élève ainsi qu’un ouragan,
Et, partout, l’horizon fourmille d’une foule
Mouvante, monstrueuse et noire, dont la houle
N’expire qu’aux confins des mondes habités.
C’est le vomissement de toutes les cités.
Les boucliers, les arcs, les cuirasses, les pagnes
Se confondent. Une ombre envahit les campagnes ;
Le soleil s’obscurcit sous d’épais tourbillons,
Et, sept jours et sept nuits, passent des bataillons
Sordides et hideux, pêle-mêle et sans nombre,
Traînant, comme un filet, avec eux la nuit sombre.
La terre a disparu sous eux ; et par moment
Leur tumulte, leurs cris et leur piétinement
D’un bout à l’autre font trembler toute l’Asie.


III



Impassible, au milieu de sa garde choisie,
Sur son quadrige d’or éclatant, le Grand Roi,
Le Maître devant qui la terre dans l’effroi,
Lorsqu’il commande, tremble et se tient en silence,
L’Irrésistible à l’œil de Dragon, dont la lance
Ébranlerait le monde, et dont les bras ouverts
Sur les peuples courbés étreindraient l’univers,
Xerxès, dont le cheval hennissait à l’aurore,
S’avance vers l’Hellas au rivage sonore.
Nul n’oserait braver sa colère. La mer
Un instant lui résiste, il lui dit : « Flot amer,
Que t’ai-je fait ? Sois donc docile à mes esclaves. »
Il la fouette, lui met une paire d’entraves,
Et la dompte en vainqueur sous le joug de ses nefs.
Ses troupeaux confondus, harcelés par les chefs,
Passent. Il marche avec la famine, et le fleuve

Où son bétail grouillant se repose et s’abreuve,
Quand sonne le départ, laisse à nu son limon.
Il a bu le Scamandre, il boira le Strymon.
Tous ont fui : le fracas de ses armes consterne
Ceux qui voudraient jeter au fond d’une citerne,
Égorger et livrer en pâture au corbeau
Les hérauts réclamant pour lui la terre et l’eau.
Nul cri de désespoir ou d’orgueil ne rallie
Les peuples affolés d’Hellas. La Thessalie
Implore, et la Doride envoie un vil présent.
Mais le Grand Roi poursuit sa marche, méprisant
Ceux qui se sont soumis comme des chiens serviles.
Il a vu trois cents fils de Sparte aux Thermopyles,
Après s’être battus ainsi que des lions,
Égorgés à la fin par ses deux millions.
Il est fier : n’a-t-il pas la force avec la ruse ?
Il a fait proclamer sa victoire dans Suse ;
Et maintenant qu’il a pour trône le sommet
Du mont Œgaléos où la mer se soumet,
Il veut, ce jour, ayant Athènes pour rivale,
Se donner le plaisir d’une lutte navale.


IV



Les flottes d’un élan se sont jointes : le choc
Retentit formidable, et roule et se disperse ;
Le ciel s’est obscurci sous une noire averse
De traits, et les flots lourds se heurtent tout d’un bloc.

De nos vaisseaux Arès se sert comme d’un soc
Pour labourer ses champs. Les navires du Perse
Se sont cabrés, et sous le rostre qui les perce,
Refoulés vers la rive, éclatent sur le roc.

La nuit monte, et toujours luttent les plus illustres…
Sur le pont, à la proue, accrochés aux aplustres.
Mais voici que la lune épanche sa clarté…

Et l’on voit, tout à coup, resplendir la Patrie,
Les sommets glorieux et le golfe argenté,
Et la mer, libre enfin, de cadavres fleurie.