Les Banques en Alsace-Lorraine depuis l’annexion

Les Banques en Alsace-Lorraine depuis l’annexion
Arthur Raffalovich

Revue des Deux Mondes tome 107, 1891


LES
BANQUES EN ALSACE-LORRAINE
DEPUIS L'ANNEXION

L’histoire économique des provinces que la guerre de 1870 a si cruellement arrachées à la France est des plus intéressantes et des plus difficiles. Nous n’avons pas à insister sur les difficultés que rencontrerait probablement un observateur, venu de France, pour recueillir les documens et se livrer à une enquête personnelle sur place. Il faut donc nous contenter des indications contenues dans les travaux publiés en Allemagne. A un point de vue différent, ce qui fait la portée même d’un chapitre isolé de cette histoire économique, c’est de voir comment la législation, les institutions du vainqueur ont pu s’introduire et fonctionner dans un pays qui avait grandi et prospéré sous Je régime des lois et des habitudes françaises.

M. K. de Lumm a essayé de décrire le développement des banques en Alsace-Lorraine depuis l’annexion. En sa qualité de fonctionnaire, attaché à la succursale de la Banque d’Allemagne à Strasbourg, il a eu accès à des sources officielles et authentiques d’informations, dans lesquelles il semble avoir puisé avec discernement.

Si l’on songe au rôle prépondérant de la Banque de France, à l’influence qu’elle exerce sur l’organisation du crédit dans le pays, on sera désireux de voir comment elle a pu être remplacée, comment on a su substituer le rouage d’autres institutions à ceux d’un établissement justement populaire. Pendant vingt-cinq ans, la Banque de France, représentée par trois succursales, a été un facteur de premier ordre dans le développement de l’Alsace-Lorraine. Ses procédés, sa pratique étaient connus et aimés, le commerce s’y était fait, si bien que, lorsque la Banque de Prusse vint prendre sa place, elle ne put se soustraire à la politique inaugurée par elle. On introduisit cependant de nouveaux principes, mais il fallut, même sur ce terrain, tenir compte de l’attachement patriotique des annexés à d’anciens souvenirs et de leurs sentimens.

La Banque de France a été le point central vers lequel convergeait tout le système de crédit, la source inépuisable dans laquelle les banques et les banquiers puisaient les ressources pour satisfaire aux besoins du commerce et de l’industrie. On sait que la Banque a besoin d’un intermédiaire entre elle et les cercles qui demandent du crédit ; il n’y a pas de relation directe entre elle et le preneur de crédit, placé au bas de l’échelle. Il existait plusieurs degrés : les banquiers, les agens de change qui facilitaient les transactions entre les banques, et entre celles-ci et le public.

M. de Lumm fait observer que la circulation des effets est plus considérable en France que dans d’autres pays. Le négociant y trouve souvent son avantage à prendre un effet en échange de sa fourniture, au lieu de débiter l’acheteur sur ses livres. Le détaillant, l’artisan paie les produits nécessaires à son commerce ou à son métier avec un billet à ordre à courte échéance. Le vendeur peut mobiliser le crédit qu’il a donné, en escomptant le billet de l’acheteur : celui-ci travaille avec son crédit et lorsqu’arrive l’échéance, il peut payer avec le produit de la vente. Le commerçant en France a besoin, comme fonds de roulement, d’un capital en argent moindre que celui qui est nécessaire dans les pays où prévaut le système du débit dans les livres, où l’on accorde des crédits à longue échéance. L’avantage, c’est d’habituer à payer à date déterminée, de donner au vendeur le moyen de procéder sommairement, dans le cas où l’échéance n’est pas tenue.

Cette pratique a eu une grande influence sur le nombre et le montant des effets en France. Elle a eu pour conséquence d’y développer les affaires d’escompte bien au-delà du mouvement de l’Allemagne. En Alsace-Lorraine, la circulation d’effets a toujours été plus considérable que de l’autre côté du Rhin, non-seulement par le montant total, mais encore par le nombre des effets. L’usage du crédit avait pénétré plus avant, l’organisation en était plus étendue.

En 1840, le commerce dans la Basse-Alsace avait pris une si grande importance, qu’on réclamait avec insistance la fondation d’une institution de crédit, pouvant satisfaire les besoins de la région. La chambre de commerce de Strasbourg pétitionnait pour obtenir la création d’une succursale de la Banque de France. Dans la haute Alsace, les mêmes aspirations se faisaient jour de la part d’une industrie cotonnière puissante. Le 2 janvier 1844, on ouvrit la succursale de Mulhouse ; le 20 août 1846, celle de Strasbourg. En 1848, on supprima les banques départementales, on les fusionna avec la Banque de France, qui put se montrer plus libérale pour l’extension de ses succursales, et en fonder une le 29 juin 1849 à Metz.

Les affaires prirent une rapide et progressive extension ; en 1868, Strasbourg occupe la cinquième place parmi les soixante succursales de la Banque de France, avec un chiffre supérieur à 200 millions par an.

Les tristes événemens de 1870 eurent un contre-coup immédiat sur la vie économique : on se trouva dans les mains de l’ennemi, les relations avec la France étaient coupées et l’incertitude de la fortune de la guerre arrêtait l’arrivée de capitaux d’Allemagne. Une crise fut provoquée principalement par trois faits : la suspension de l’activité des succursales de la Banque de France ; la prorogation des échéances ; la suspension du remboursement des dépôts par les caisses d’épargne. Aussitôt après la capitulation, l’activité de la Banque fut suspendue à Strasbourg, les employés furent retenus prisonniers dans leur domicile. Cette déplorable mesure était la conséquence d’une erreur des autorités allemandes, qui considérèrent la Banque de France comme une institution purement gouvernementale. On reconnut l’erreur, tout en se prévalant de l’étendue des droits de surveillance et de contrôle. En outre, on se trouvait en présence du cours forcé donné aux billets de la Banque par la loi du 12 août 1870 et l’on voulait se prémunir contre une émission nouvelle.

Dès le 4 novembre, le commissaire civil de Kuhlwetter décréta la liquidation de la succursale de Strasbourg, qui fut suivie de celles de Mulhouse et de Metz. Elles reprirent leur activité, mais d’une façon très restreinte : le travail le plus important consista à réaliser le portefeuille (17 1/2 millions à Strasbourg, 2 à Mulhouse, 4 à Metz). Cette liquidation se fît sans perte pour la Banque ; elle fut terminée à Strasbourg peu après le 31 décembre 1871.

Les succursales avaient cessé d’escompter ; le réservoir dans lequel on puisait se trouvant fermé, il en résulta une véritable disette de crédit ; les escompteurs privés, les banquiers, refusaient de prendre du papier.

Le 26 octobre 1870, la chambre de commerce de Strasbourg demanda au commissaire civil que la Banque pût recommencer ses opérations d’escompte et que le gouvernement mît à sa disposition une somme suffisante. Il y avait arrêt complet des affaires, des stocks de produits sans débouchés, une nombreuse population ouvrière condamnée au chômage : à défaut de la remise en activité des succursales de la Banque de France, on réclamait la création d’une nouvelle institution de crédit pour empêcher un effondrement.

Des considérations de politique générale empêchèrent de faire la concession désirée ; on obtint toutefois qu’il serait laissé à la succursale une certaine liberté pour quelques escomptes indispensables.

La prorogation des échéances, en vertu de la loi du 13 août 1870, avait été une autre source de complications. Les débiteurs demeurant en France, qui avaient reçu des marchandises, s’abritaient derrière ce moratoire. Les Alsaciens-Lorrains en sollicitaient l’extension à leur profit. L’autorité allemande céda avec mauvaise grâce : un arrêté du gouverneur-général d’Alsace-Lorraine, du 20 mars 1871, prorogea de 7 mois les effets venus à échéance entre le 13 août et le 12 novembre 1870 et ceux du 13 novembre 1870-12 avril 1871 furent reportés au 13 juin-12 juillet 1871. Le débiteur avait à bonifier 6 pour 100 au créancier depuis la date de la première échéance.

La suspension des caisses d’épargne frappa d’autres classes que celles qu’avaient atteintes la liquidation de la Banque et la prorogation des échéances.

En 1868, on comptait dans les départemens de la Moselle, 1 déposant sur 15 habitans, avec 252 fr. 82 déposés ; du Bas-Rhin, 1 déposant sur 21 habitans avec 348 francs déposés ; du Haut-Rhin, 1 déposant sur 33 habitans avec 411 francs déposés.

La caisse d’épargne de Strasbourg avait 18,180 déposans, Metz, 25,590 ; dans les deux provinces, 22 caisses étaient en pleine activité.

La suspension des remboursemens avait été la conséquence de l’organisation particulière des caisses françaises, dont l’argent est administré par l’État et non par les institutions elles-mêmes comme en Prusse. Les capitaux étaient concentrés à la Caisse des dépôts et consignations, qui bonifiait 4 pour 100. 22,110,896 francs étaient dus en 1870, mais ils se trouvaient à Paris. Les caisses, dépourvues de leurs ressources et réduites à un fonds de roulement insignifiant, ne purent rembourser. Elles n’acceptaient d’ailleurs plus de dépôts, ne sachant pas si l’administration nouvelle succéderait aux obligations de l’État français. L’autorité allemande fit des avances aux caisses à valoir sur les sommes dues par la Caisse des dépôts, jusqu’à concurrence de 4,200,000 francs. La Caisse d’épargne de Strasbourg, en novembre, put rembourser les dépôts inférieurs à 50 francs, et payer des acomptes sur les sommes supérieures.

A la fin de 1871, lorsque la situation financière parut consolidée, lorsqu’elle eut acquis la certitude du remboursement par la France, l’autorité allemande chargea les Landeskassen (caisses provinciales) des attributions des trésoriers-généraux et de celles de la Caisse des dépôts. En 1872 et en 1873, les sommes dues aux déposans des caisses d’épargne se retrouvèrent reconstituées et disponibles ; 1,230,000 francs avaient été remis en titres de rentes françaises. Peu à peu les caisses d’épargne, qui s’étaient bornées à des paiemens, recommencèrent à recevoir des dépôts.

A mesure que tout rentrait dans un ordre matériel, la disparition de la Banque de France se faisait sentir plus durement. Il fallait à tout prix résoudre la question de l’organisation du crédit sur des bases analogues à ce qui avait disparu, si l’on ne voulait amener une véritable catastrophe. Le parlement prussien avait effleuré le problème. Les intéressés eux-mêmes entreprirent de le résoudre à Strasbourg par l’initiative privée. Des capitalistes et des banquiers formèrent un syndicat pour établir au capital de 30 millions de marks une banque qui eût pris la place des succursales de la Banque de France ; on élabora des statuts détaillés ; le siège social devait être à Strasbourg, avec des succursales à Metz, Mulhouse et Colmar ; on aurait émis des billets de banque, libellés en francs, et l’on aurait eu un établissement autonome.

La chambre de commerce de Strasbourg discuta le projet dans plusieurs séances ; à défaut de la concession d’une banque provinciale alsacienne-lorraine autonome, qui aurait la faculté d’émettre des banknotes en francs et qui serait constituée sur le modèle des statuts de la Banque de Wurtemberg, on se décida à demander l’établissement de succursales de la Banque de Prusse. Un délégué fut envoyé à Berlin pour soumettre le premier de ces vœux au prince de Bismarck ; mais, à son arrivée, la question avait déjà été résolue par le gouvernement prussien, et naturellement dans un sens opposé aux velléités d’autonomie provinciale. L’Alsace-Lorraine fut dotée de succursales de la Banque de Prusse (loi du 26 lévrier 1872).

Dès le 26 juillet 1871, les commandites de la Banque de Prusse avaient ouvert leurs guichets à Strasbourg et à Mulhouse, dès le 21 août à Metz.

L’organisation et les statuts de la Banque de Prusse promettaient-ils un succédané efficace aux services rendus par la Banque de France ? Les avantages étaient-ils égaux ? D’après la constitution organique du 5 octobre 1846, l’État ne prenait pas seulement part à la gestion et aux bénéfices, comme c’est le cas aujourd’hui pour la Banque d’Allemagne, mais encore il était associé directement pour 1,900,000 thalers, tandis que les actionnaires avaient versé 20 millions de thalers. Le droit d’émission était illimité, à condition de la couverture du tiers ; il y avait en outre l’argent des tutelles, consignations judiciaires, dont l’État était responsable. La Banque de Prusse n’avait que 3,780,000 thalers en fonds publics, plus une réserve de 6 millions, alors qu’avant 1870 la Banque de France possédait près de 113 millions de francs en rentes.

L’influence de l’État était prépondérante ; les actionnaires ou leurs délégués avaient le droit de se tenir au courant et de donner leur avis, — sans prendre une part décisive à la gestion. Les employés étaient des fonctionnaires de l’État, bien que payés par la Banque. La gestion était dans les mains d’un directoire composé d’un président et de cinq membres. A côté d’eux un comité central, élu par les deux cents plus forts actionnaires ; celui-ci exerçait un contrôle périodique, tandis que trois délégués, pris dans son sein, exerçaient le contrôle courant.

Le chef de la Banque était le ministre du commerce, qui avait la décision, en cas de divergence, entre le directoire et les délégués des actionnaires ; c’était lui qui avait la responsabilité en dernière instance.

Les succursales étaient dirigées par deux fonctionnaires, ordinairement nommés à vie ; à côté d’eux un commissaire, qui était en même temps l’homme de loi. A eux trois, ils élaboraient chaque année une liste des crédits à ouvrir, qui était soumise à la ratification de la direction à Berlin. Les actionnaires étaient représentés par un comité provincial, de six à dix membres, possédant trois actions au moins, pris sur une double liste élaborée par le commissaire de la Banque et par le comité central ; le comité provincial se réunissait une fois par mois.

Les directeurs étaient intéressés à la bonne gestion par des tantièmes, dont le montant était placé chaque année en fonds publics ; ils recevaient le capital en quittant le service et touchaient, en attendant, les intérêts. Il leur était interdit de posséder des actions. Les différentes branches d’affaires étaient à peu près les mêmes qu’à la Banque de France. Nous avons déjà dit qu’en Allemagne le système des crédits ouverts dans les livres immobilise des capitaux que l’habitude de faire des billets met en circulation en France. Le montant moyen des effets a été :

A la banque de Prusse A la banque de France
1870 2,275 francs 1,524 francs
1875 2,512 — 1,612 —
1879 2,022 — 930 —

La Banque de Prusse, appelée à remplacer une institution justement populaire, ne modifia pas ses propres habitudes, malgré la plus grande circulation en Alsace, confiante dans la bonne administration de ses directeurs.

Chez elle, pas de formalités gênantes ni compliquées, pas de certificat de solvabilité nécessaire pour présenter les effets, pas de conseil d’escompte se réunissant trois fois par semaine pour approuver l’achat d’effets : le porteur se présente au guichet, l’effet est examiné par les deux directeurs, et, si ceux-ci le trouvent bon, l’argent est payé immédiatement. En outre, la Banque de Prusse achetait les effets sur l’étranger. Les opérations d’avances portaient sur les métaux précieux, les valeurs mobilières, les marchandises ; la législation allemande ne connaissait pas le warrant.

Ainsi donc moins de formalités qu’en France : l’intervention d’un représentant des actionnaires n’était pas jugée nécessaire ; l’ouverture du crédit dépendait uniquement des deux fonctionnaires placés à la tête de la succursale.

Les succursales de Strasbourg, de Mulhouse et de Metz furent dotées des mêmes attributions que les succursales existantes (escomptes d’effets sur les places où se trouvaient les comptoirs, commandites ou agences de la Banque, achat de lettres de change sur Hambourg, certaines villes de l’Allemagne du Sud, Londres, Amsterdam, Bruxelles, avances sur métaux précieux, sur titres ; en outre, versemens à Berlin ou dans les succursales, encaisse-mens, achat et vente de titres).

Avec l’invasion et la conquête allemandes, la monnaie allemande, le thaler et le silbergros, était arrivée. Une des premières mesures des généraux avait été de fixer la relation du thaler au franc. Un arrêté du gouverneur-général, du 8 novembre 1870, prescrivit que, dans tous les paiemens, on serait tenu d’accepter le thaler pour 3 fr. 75 et le franc pour 8 gros[1]. Le thaler avait cours légal et force libératoire à l’égal de la monnaie de France. Dans ces circonstances, la Banque de Prusse autorisa l’escompte des effets sur Metz, Strasbourg, Mulhouse, libellés en francs, à la condition que la lettre de change portât aussi la somme exprimée en thalers et en gros, au change fixe. En outre, comme on était encore sous le régime du code de commerce, les succursales furent autorisées à escompter non pas seulement les lettres de change, mais encore les billets à ordre et les mandats non acceptables. Les lettres de change, libellées en thalers, purent être acquittées en francs (pièces d’or et d’argent) : cette faculté ne s’étendait pas aux billets de la Banque de France, qui subissaient une perte. La monnaie divisionnaire n’était reçue obligatoirement que jusqu’à 50 francs, les sous jusqu’à 1 franc.

Au commencement, les succursales se bornèrent à l’achat d’effets sur Londres, Amsterdam et Bruxelles ; le cours forcé existant en Russie et en Autriche faisait exclure les roubles et les florins, de même on ne prit le papier sur Paris, Lyon et d’autres places qu’à dater du mois de septembre 1871, alors que le cours forcé avait été aboli en Alsace-Lorraine et sur la demande des notables commerçans de Mulhouse. La Banque de Prusse autorisa l’achat d’effets sur la France, en prenant pour base le change officiel de la Bourse de Berlin. Tant que le cours du Paris court resta au-dessous de 79, on fit assez peu usage de cette faculté.

Animée du désir de se concilier les sympathies commerciales et d’établir des relations suivies entre l’Allemagne et les provinces conquises, la Banque de Prusse s’efforça de se montrer libérale dans les crédits, et, à condition que les signatures fussent bonnes, de dépasser les montans que la Banque de France avait accordés à ses présentateurs. On essaya la même politique bienveillante en ce qui concernait les avances : afin de ne pas rendre cette bienveillance nominale, à défaut de valeurs allemandes qui n’existaient pas dans le pays, on accepta en nantissement la rente 3 pour 100, les actions et les obligations des grandes compagnies de chemins de fer français, en fixant le maximum de l’avance à 60 pour 100 de la valeur nominale : cette facilité ne devait rester en vigueur que pendant un an ; plus tard, on éleva le maximum de l’avance pour les actions du Nord, du Paris-Lyon et de l’Orléans.

Les affaires de comptes courans étaient bien plus restreintes à la Banque de Prusse qu’à la Banque de France. La première s’empressa donc d’offrir à ses cliens d’Alsace-Lorraine les avantages dont ils avaient joui antérieurement.

Le paiement de l’indemnité de guerre par la France à l’Allemagne a amené, comme l’on sait, des fluctuations dans le cours du change ; le papier sur Berlin fut recherché et renchérit, aussi bien que les thalers, tandis que le cours du Paris et celui des pièces de 20 francs eut tendance à baisser. Les pièces de 20 francs s’étaient maintenues à un niveau élevé pendant la guerre ; mais le 12 septembre 1871, on cota le Napoléon 5 thalers 8 gros, et le Paris court à 77 3/4 (pour 300 fr.), à Berlin, alors que le 5 juillet il avait valu 80. Le 24 octobre, on était tombé à 77 1/6, le 16 décembre à 77[2], pour remonter progressivement à 80 le 20 janvier 1872. A la suite du second grand emprunt (4,136 millions de fr.), en juillet 1872, le change sur Paris eut de nouveau tendance à fléchir ; en 1873, les cours extrêmes lurent 78 2/3, 30 mai et 80 1/4, 13 décembre. A la même période appartient l’abandon par l’Allemagne du double étalon, l’adoption de l’étalon d’or et la baisse de l’argent fin sur le marché.

Au moment où la Banque de Prusse était venue s’établir en Alsace-Lorraine, elle n’avait pas vu d’inconvénient à autoriser l’acceptation de pièces françaises d’or et d’argent, au change fixe de 80 thalers pour 300 francs. Les fluctuations en change, que nous venons de rappeler, mirent la banque dans une situation dangereuse et l’exposèrent à des pertes, au moment où le change était tombé à 77 3/4 thalers et où la somme de monnaie française d’argent s’accumulait dans les deux provinces. La spéculation trouvait avantage à acheter des pièces françaises à bon marché là où elle pouvait en trouver et à les présenter aux guichets de Strasbourg, Mulhouse ou Metz, où on les lui prenait à raison de 80 thalers pour 300 francs[3].

Les banquiers allemands tiraient sur l’Alsace-Lorraine, les effets étaient escomptés, et à l’échéance le tiré payait en pièces de 5 francs. L’obligation où se trouvait la banque d’accepter de si fortes sommes en écus lui imposait, en dehors des risques du change, des frais de transport considérables. Les opérations d’escompte prirent une grande activité : le monde des allaires exploita une circonstance qui lui permettait d’échanger au pair des thalers contre les pièces françaises.

La Banque de Prusse essaya de se défendre, en écartant de l’escompte les lettres de change qui sentaient l’arbitrage, mais cela n’était pas facile à distinguer. Le remède le plus efficace fut de restreindre le plus possible la mise en circulation de ses propres billets, d’effectuer les paiements en francs, excepté lorsqu’elle remboursait ses banknotes.

L’Alsace-Lorraine regorgea de monnaie française, d’autant plus que les gouvernemens de l’Allemagne du Sud avaient touché une partie de ce qui leur revenait sur l’indemnité de guerre en pièces de cinq francs et qu’ils s’empressèrent de l’écouler de ce côté.

En 1874, avec l’amélioration progressive et rapide de la situation en France, le change sur Paris remonta ; il s’opéra une émigration toute naturelle de l’argent français vers sa patrie à dater de 1874 : le champ devenait libre pour les billets de la Banque de Prusse, pour les thalers et les gros, jusqu’à leur remplacement par les marks. Le franc conservait cependant encore son cours légal ; on tenait (et on tient même aujourd’hui pour la plupart) les livres, les comptes dans l’ancienne monnaie française.

L’occupation allemande avait trouvé le billet de la Banque de France, doté du cours forcé en vertu de la loi d’août 1870. Après l’annexion, la question surgit de savoir si la loi de 1870 n’était pas caduque ; les opinions divergèrent ; les caisses publiques refusèrent d’accepter les billets de la Banque de France, auxquels des jugements de tribunaux de commerce (Strasbourg, octobre 1871) reconnaissaient force libératoire. La Banque de Prusse invoqua les termes mêmes de ses statuts pour les refuser, n’étant obligée d’accepter que ses propres banknotes.

L’irritation fut grande dans le public, qui se prévalait de l’article 143 du Code de commerce, d’après lequel la lettre de change doit être acquittée dans la monnaie indiquée sur elle, et qui, en présence du cours forcé, se croyait en droit de payer en billets français. On essaya de lui faire comprendre que les circonstances avaient changé : cependant nombre de personnes, dont on n’avait pas voulu recevoir le paiement en billets, laissèrent tranquillement protester l’effet. La bonne foi ne faisait pas doute, mais les conséquences en furent fâcheuses. Aux mois d’août et de septembre, les dispositions à Strasbourg et à Mulhouse étaient ouvertement hostiles à la Banque de Prusse, qui rencontrait moins de difficultés à Metz. La loi du 28 septembre 1871, qui entra en vigueur le 14 octobre, abolit le cours forcé des billets de la Banque de France ; afin de se protéger contre les bons de monnaie, créés pendant la guerre, la loi du 7 janvier 1872 interdit le paiement en papier-monnaie non allemand ; une exception temporaire fut faite en faveur des billets de la Banque de France, à condition qu’il s’agît de coupures de 50 francs et au-dessus.

Le résultat de la loi du 28 septembre 1871 fut de faire baisser légèrement au-dessous du pair les billets français ; il se créa aussitôt un arbitrage qui eut pour objet l’achat de ces banknotes en Alsace-Lorraine ; en outre, les placemens de capitaux alsaciens-lorrains en France absorbèrent de grosses sommes, et peu à peu les billets disparurent de la circulation. Le 1er janvier 1872 avait eu lieu l’incorporation définitive de l’Alsace-Lorraine au Zollverein allemand, avec toutes les conséquences au point de vue de la législation douanière et économique. La transition ne s’opéra pas sans peser lourdement sur le commerce et l’industrie, privés tout à coup de débouchés anciens et obligés de s’en créer de nouveaux. Cette incorporation des deux provinces fut également suivie de la mise en vigueur des lois allemandes, du code de commerce allemand qui dînerait sous certains rapports de la législation française.

Sur un point notamment, il y avait une divergence accusée : la Banque de Prusse ne put désormais plus escompter les billets à ordre et les mandats non acceptables, lettres de change imparfaites, que ne reconnaît pas la loi allemande. Cependant dans les transactions du petit commerce, la forme du billet à ordre avait pris racine sous le régime français, et elle s’est maintenue, bien qu’elle soit exclue de l’escompte. Les fabricans, les banquiers, les maisons allemandes se servent de la lettre de change, libellée d’après les exigences légales. Par suite de ce formalisme, la Banque de Prusse perdit une partie de l’escompte que pratiquait la Banque de France, et ce papier resta dans les mains des banquiers ou des banques privées.

La Banque de Prusse a fonctionné en Alsace-Lorraine de 1871 à 1875. Les circonstances anormales dans lesquelles elle s’y établit, la disparition des succursales de la Banque de France, le besoin général de crédit, lui procurèrent au début un mouvement 1res considérable d’affaires : en 1872, les trois succursales achetèrent pour 171 millions de marks d’effets ; 1873, 201 millions ; 1874, 189 millions ; 1875, 153 millions. Les bénéfices réalisés furent 668,000 marks en 1872, 821,000 marks en 1873, 505,000 marks en 1874, 403,000 marks en 1875.

Dans les premières années, la Banque de Prusse n’avait presque pas de concurrence ; celle-ci se développa progressivement.

En 1872 et 1873, l’Allemagne fut en proie à une spéculation effrénée, qui aboutit à une crise violente et prolongée : l’Alsace-Lorraine y échappa.

En 1875, la Banque de Prusse disparut ; elle fut remplacée par la Banque d’Allemagne, organisée sous la tutelle de l’empire, sur des bases plus larges, et qui est devenue davantage le réservoir central de la circulation monétaire, fiduciaire et du crédit chez nos voisins.

Les comptoirs de la Banque d’Allemagne se subdivisent en sièges principaux (Reichsbank-Hauptstellen), en sièges ordinaires (Reichsbank-Stellen) et en simples succursales et commandites. Chacune de ses subdivisions administratives a ses attributions propres ; les unes ne font que des avances, alors que les autres traitent non-seulement les opérations d’avances, mais encore achètent des lettres de change et font tout ce qui constitue la banque.

La succursale de Strasbourg devint un siège principal, celles de Mulhouse et de Metz des sièges ordinaires, à partir du 1er janvier 1876. A la même date, le mark était devenu la monnaie officielle de l’empire, et depuis le 1er octobre 1875, les pièces d’argent et de bronze françaises avaient perdu le cours légal. Cela n’empêche pas que des traites sont encore tirées et circulent en Alsace-Lorraine, libellées en francs ; les banquiers y ont conservé l’habitude de tenir les écritures en francs et en marks, se servant du change fixe de 100 francs = 80 marks, qui leur est favorable.

Tout ce papier, libellé en francs, échappe donc à la Banque d’Allemagne, mais celle-ci subit en outre la concurrence des banques locales et surtout des banques de l’Allemagne du Sud, qui escomptent au-dessous du taux officiel, prenant même des effets à plus de trois mois. C’était surtout la pratique des banques qui avaient le privilège de l’émission et qui faisaient une différence suivant la qualité des signatures, ne se bornant pas à un taux unique. La Banque d’Allemagne protesta auprès du conseil fédéral, mais celui-ci fut impuissant à trouver un paragraphe de loi pour la protéger : elle n’eut rien de mieux à faire que d’imiter ses concurrens et d’escompter à meilleur marché que le taux officiel ; ce fut le moyen de ne pas laisser ses capitaux oisifs. Cette réforme date de janvier 1880 : grâce à elle, la Banque exerce une plus grande influence sur le marché financier, qu’elle suit de plus près. D’ailleurs, dès que le change devient défavorable à l’Allemagne, et qu’on est menacé d’un drainage d’or, elle cesse de prendre du papier au-dessous du taux officiel et n’hésite pas à hausser celui-ci.

La concurrence que les banquiers et les banques font à l’institution centrale est des plus vives, notamment au point de vue des encaissemens d’effets : la Banque d’Allemagne est privée ainsi du moyen de surveiller de plus près la circulation du papier et les opérations de crédit. Elle s’efforce cependant d’attirer le plus possible les lettres de change à courte échéance en réduisant la commission à payer pour les petits effets, ce qui doit profiter au petit commerce.

Le montant des effets escomptés par les trois succursales d’Alsace-Lorraine a été de 133 millions de marks en 1877, 126 millions en 1878, 152 millions en 1881, 171 millions en 1883, 143 millions en 1886, 175 millions en 1889. On voit que l’importance du chiffre varie dans des proportions assez considérables, qui correspondent à l’état du marché et des affaires en général dans tout l’empire.

Il est difficile d’avoir des renseignemens statistiques sur la portée de la concurrence faite à la Banque d’Allemagne. On constate par exemple que les succursales d’Alsace-Lorraine ont escompté en 1888 86,935 effets pour un montant de 168,362,200 marks, et qu’elles ont encaissé 33,985 effets pour 7,631,300 marks, tandis que cinq grandes banques privées ont eu un mouvement de 1,371,502 effets représentant 735,881,300 marks ; il est vrai que dans ce total entrent les traites sur l’étranger. M. de Lumm évalue à 40 pour 100 la proportion d’effets non bancables à la Banque d’Allemagne, et qui auraient été pris par les établissemens privés, qui travaillent avec un capital versé de 26 millions de marks, et à côté desquels on compte encore soixante-sept banques ou banquiers de moindre importance.

Malgré la séparation violente de la mère patrie, les relations entre les banquiers et le public d’une part et la France ont continué à être fort intimes. Lorsque le taux de l’argent est avantageux à Paris, c’est là que beaucoup d’effets, tirés en francs et domiciliés à Paris ou sur une autre place française, viennent se faire escompter.

Le montant moyen des effets escomptés par la Banque d’Allemagne à Strasbourg est supérieure celui des banques particulières, dans le rapport d’un à quatre environ.

On est très fier en Allemagne du développement qu’ont pris les opérations de comptes courans, de chèques, de viremens, de la Banque impériale. Celle-ci a couvert le pays d’un véritable réseau dans les mailles duquel elle saisit les disponibilités liquides, les concentre dans ses caisses, les faisant servir à un roulement continu de transferts et économisant de la sorte aussi bien la monnaie métallique que ses propres billets. La circulation fiduciaire, au-delà d’une limite arrêtée une fois pour toutes, non couverte par les fonds métalliques, est assujettie à une taxe de 5 pour 100 l’an : la Banque, en temps normal, avec l’escompte au-dessous de 5 pour 100, cherche à échapper à la nécessité d’accroître sa circulation de banknotes, et c’est pour cela qu’elle a eu tout intérêt à favoriser l’ouverture des comptes courans et l’usage des chèques[4].

Le fonctionnement des comptes courans se fait exclusivement à l’aide de chèques fournis par la Banque ; pour le transfert d’un compte à un autre, soit au même siège, soit à un autre siège de la Banque, le titulaire du compte se sert de choques rouges semblables aux pièces de viremens employées par la Banque de France, chèques faits au nom de la personne bénéficiaire et qui ne peuvent être transmissibles à des tiers ; ces chèques doivent être présentés aux guichots de la Banque avant quatre heures et demie de l’après-midi. Les retraits de fonds ont lieu à l’aide de chèques blancs spéciaux, la Banque perçoit sur ces retraits une commission de 1/5 par mille. Elle se charge de faire accepter les lettres de change, remises par le titulaire d’un compte qui est autorisé à domicilier ses effets à payer, à la Banque ou au siège que cela concerne.

Les sommes déposées en comptes courans à la Banque sont administrées par elle sans frais, mais elle ne leur sert pas d’intérêt. À l’exemple des banques anglaises, elle exige le dépôt constant d’une somme, variable suivant l’importance des transactions.

Les banquiers d’Alsace-Lorraine, habitués à ce mode de procédés par suite de leurs relations avec la Banque de France, apportaient immédiatement leur clientèle à la Banque d’Allemagne ; mais celle-ci avait eu en vue d’obtenir l’ouverture de comptes courans au commerce et à l’industrie, qui lurent beaucoup plus lents à s’en servir. On emploie la Banque pour l’encaissement d’effets de peu d’importance, même de 5 et 6 marks, ce qui implique pour elle des frais élevés et l’amène à exiger une commission de 20 pfennings par effet retourné impayé. La Banque voulait arriver surtout à devenir le caissier général, dispensant le public d’avoir de grosses sommes chez lui. Elle n’avait pas moins l’ambition de devenir le banquier de l’État, des autorités publiques et locales, civiles et militaires : en Angleterre, en Belgique, la Banque est le caissier du gouvernement. En Allemagne, la Banque doit recevoir et effectuer sans compensation des paiemens pour le compte de l’empire jusqu’à concurrence du crédit que celui-ci possède et accorder les mêmes avantages aux États confédérés ; elle est obligée d’administrer gratuitement les capitaux de l’empire et de tenir la comptabilité des paiemens faits ou reçus pour son compte. Les opérations de la caisse centrale de l’empire sont conduites par elle, et la caisse elle-même est unie à celle de la Banque.

Les gouvernemens fédéraux peuvent également profiter des guichets de la Reichsbank ; le minimum des encaissemens ou des paiemens effectués pour leur compte est fixé à 10,000 marks. On sait d’ailleurs que la gratuité des opérations de trésorerie ne constitue pas le seul avantage que le gouvernement impérial retire de la constitution de la Banque d’Allemagne et qu’il faut y joindre des redevances spéciales et une participation aux bénéfices.

En Alsace-Lorraine, la Banque d’Allemagne est en relation avec la caisse principale de la province (Landes-Hauptkasse) de Strasbourg depuis 1890[5], avec la caisse principale des chemins de fer de l’empire, avec l’administration des postes (les mandats postaux à l’ordre des titulaires de comptes courans sont crédités directement à ceux-ci par la Banque et non plus payés en espèces). En 1887, le ministère de la guerre prescrivit, à titre d’essai, de faire ouvrir des comptes courans par les diverses caisses militaires, dans le dessein de diminuer le montant des fonds à manier en argent et de restreindre la responsabilité des préposés. Il paraît que les résultats obtenus jusqu’ici ont été encourageans, beaucoup plus en Alsace-Lorraine que dans le reste de l’empire.

Les banques privées, de leur côté, ne sont pas restées inactives : elles cultivent assidûment la branche des dépôts et des chèques ; si elles ne peuvent offrir au public la faculté de transférer gratuitement l’argent sur toute l’étendue du territoire, elles lui offrent, d’autre part, l’avantage de ne pas laisser l’argent sans intérêt : elles bonifient en général 1 pour 100 d’intérêt. Il en résulte que les sommes en comptes courans, dans les grandes banques privées d’Alsace-Lorraine, dépassent le montant qui se trouve à la Banque d’Allemagne. La Société générale alsacienne de banque avait, en 1883, 885 comptes de chèques, tandis qu’aujourd’hui les succursales de la Banque impériale n’ont que 286 cliens en comptes courans.

Les avances sur titres n’ont pas formé, jusqu’ici, une source de grands profits pour ces succursales. La raison en est que le public alsacien-lorrain n’a toujours pas de goût pour les fonds et les valeurs originaires d’Allemagne ; lorsqu’il a de l’argent à placer, il achète des fonds étrangers, de la rente française, sur laquelle la Banque ne fait pas de prêts ; en outre, il est moins adonné à la spéculation que les habitans d’outre-Rhin.

L’incorporation violente de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne a eu pour conséquence de modifier considérablement l’organisation de la banque : tant que l’Alsace-Lorraine était demeurée française, les maisons de banque privées, avec la responsabilité illimitée de leurs chefs, avaient existé pour ainsi dire seules ; le nombre des sociétés anonymes avait été fort limité. L’incertitude de l’avenir, qui naissait de la conquête, l’expatriation d’une partie des habitans, le désir très naturel, chez les personnes riches, de mobiliser le plus possible leurs capitaux, ont été des facteurs qui ont amené l’adoption de la forme de l’association, de la société par actions, pour d’anciennes entreprises qui avaient prospéré dans les mains de particuliers, ou pour la création de nouvelles entreprises destinées à satisfaire les besoins du commerce et de l’industrie. M. Engel Dolffus a écrit un chapitre intéressant de cette phase dans son étude sur l’industrie de Mulhouse et son évolution économique de 1870 à 1881. Avec le bon sens et la pondération habituelle aux Alsaciens-Lorrains, ils ont su éviter les folies et les méfaits de l’agiotage, de la fondation de compagnies établies uniquement en vue de l’émission d’actions et des bénéfices résultant de la prime sur le cours de celles-ci. Cette transformation en sociétés anonymes a été le fait des changemens amenés par l’annexion ; elle a répondu à une nécessité de la situation nouvelle, si douloureuse pour les vaincus.

Il vaut la peine de remarquer que les indigènes ont su conserver leur supériorité et garder leur suprématie, et que les succursales de banques privées allemandes n’ont pas réussi à s’acclimater ni à prendre racine. Trois échecs ont été subis successivement par la Banque pour l’Allemagne du Sud, par l’Unionbank de Berlin, et enfin par la Provinzial Disconto Gesellschaft, qui toutes ont dû fermer et liquider les établissemens qu’elles avaient organisés à Strasbourg.

Le négociant ou le fabricant, dans les deux provinces, aimait mieux rester en relation avec ses anciens banquiers ou avec les banques fondées par ses compatriotes plutôt que de s’aboucher avec des Allemands, nouveaux-venus dans sa partie, n’en connaissant ni les usages ni les traditions et auxquels il fallait permettre de s’initier aux affaires particulières du client.

Dès 1871, quatre vieilles maisons de banque de Strasbourg s’unirent pour fonder la Banque d’Alsace-Lorraine au capital de 12 millions[6] ; en 1872, les grands industriels de Mulhouse transforment la maison M. A. Schlumberger Ehingeren société anonyme sous le nom de Banque de Mulhouse, au capital de 12 millions. Des capitaux alsaciens, pour remplacer le Crédit foncier de France, créent en 1872, à Strasbourg, la Société de crédit foncier et communal d’Alsace-Lorraine, autorisée par décret impérial. Quelques mois plus tard, la Banque d’Alsace-Lorraine établit une succursale à Metz, en 1874, une seconde à Mulhouse. La fusion de deux maisons de banque existant depuis 1852 amène l’établissement d’une société en commandite par actions, Ch. Stæhling, L. Valentin et Cie. Toutes ces sociétés existent encore aujourd’hui.

En même temps que naissaient des banques nouvelles, d’anciennes maisons disparaissent (Lamey et Cie, Coulaux Sutterlin, Bastien et Cie, Grouvel et Cie).

Parmi les établissemens de date antérieure à l’annexion, on peut citer le Comptoir d’escompte de Mulhouse (1848), la Société générale de banque d’Alsace-Lorraine à Strasbourg, Colmar et Mulhouse, qui avait été la succursale de la Société générale de Paris et qui en fut détachée et reconstituée sous une forme indépendante, enfin la Caisse d’escompte Mayer et Cie, à Metz (1850). Le Comptoir d’escompte de Colmar (1848) sombra désastreusement en 1884 par suite de crédits exagérés et de mauvaise gestion : c’est la seule catastrophe qu’il y ait eu à enregistrer parmi les établissemens de banque et de crédit dans une période de vingt ans.

En 1852, tout était prêt pour la création du Crédit foncier du département du Bas-Rhin à Strasbourg, avec un capital de 2 millions de francs, lorsque la loi du 10 décembre 1852 vint substituer aux banques hypothécaires locales une institution centrale et privilégiée, celle du Crédit foncier de France. Sous l’empire, les Alsaciens ont réclamé la décentralisation du crédit hypothécaire ; vers 1866 ou 1867, le comice agricole de l’arrondissement de Mulhouse avait suggéré l’idée d’une banque hypothécaire et agricole de Mulhouse. On trouvait qu’une institution puissante, ayant son siège à Paris, ne pouvait donner une satisfaction suffisante aux demandes de crédit : à défaut d’une institution locale, c’étaient les notaires qui servaient d’intermédiaires pour procurer les capitaux des particuliers aux propriétaires fonciers, désireux d’emprunter. Les petits propriétaires avaient à souffrir du taux usuraire, qui leur était imposé par certains prêteurs.

Comme nous l’avons dit plus haut, la conquête par l’Allemagne avait privé l’Alsace-Lorraine du concours qu’elle retirait des opérations du Crédit foncier de France ; il y avait une lacune à combler : un groupe de capitalistes et de banquiers alsaciens, avec l’aide des banquiers allemands et suisses, fonda en 1872 la Société du crédit foncier et communal d’Alsace-Lorraine, beaucoup plus conforme au type du grand établissement disparu qu’au type des banques foncières d’Allemagne. Le capital nominal fut fixé à 12 millions de francs, divisé en 24,000 actions ; il peut être porté à 24 millions. Les attributions de la Société sont fort étendues ; elles sont copiées en grande partie sur les statuts du Crédit foncier de France. Le minimum des prêts a été fixé à 375 francs. La somme avancée ne doit pas dépasser les deux tiers de la valeur d’estimation de la propriété rurale, ni 50 pour 100 de la valeur de la propriété bâtie. La Société est autorisée en outre à faire des prêts aux communes, aux cercles, aux associations syndicales (pour l’amélioration agricole) et à des corporations, elle a le droit d’émettre des obligations foncières et communales ; le montant des premières est limité à vingt fois le capital social versé. Toutes les obligations émises doivent être préalablement couvertes par une créance hypothécaire. La surveillance et le contrôle sont exercés par un commissaire du gouvernement, qui a son bureau au siège social.

La Société peut recevoir des dépôts, qui servent à alimenter les affaires de banque proprement dites (escomptes, avances sur titres, etc.). Elle est armée de droits et de privilèges analogues à ceux du Crédit foncier de France en matière d’inscriptions hypothécaires, d’exécution vis-à-vis de débiteurs en retard.

Il s’est écoulé quelques années avant que le public ait pris l’habitude de s’adresser à la Société pour ses emprunts : les obligations, dès le début, ont été recherchées comme placement, et, dès 1879, le 4 1/2 pour 100 en était coté à 103. Un décret impérial permit en 1876 aux communes et institutions publiques de placer leurs capitaux en obligations foncières et communales de la Société. Mais comme le montant des prêts hypothécaires n’atteignait que 10 millions de marks, en 1880, l’assemblée générale des actionnaires autorisa d’étendre les opérations au grand-duché de Bade, à la Bavière, au Wurtemberg, à la liesse et à la province de Nassau, si bien qu’en 1889 le chiffre s’en est élevé à 37 millions et demi, servant de couverture à 35 millions d’obligations.

La Société opère avec une grande prudence ; le chiffre moyen des ventes par autorité, auxquelles elle procède contre les débiteurs, ne dépasse pas 10 ; le domaine, formé par les propriétés invendues, a été de 197,000 marks en 1884 ; en 1888, il était ramené à 184,000 marks. Jusqu’en 1886, la Société de crédit foncier et communal a été chargée de recevoir et de placer temporairement les dépôts du gouvernement. Une loi de 1872 avait transmis à la caisse provinciale d’Alsace-Lorraine les droits et obligations du trésor français, de la Caisse des dépôts et consignations, relativement à la réception, à l’administration et au remboursement des cautions de fonctionnaires, des consignations judiciaires et administratives, des fonds disponibles des autorités locales, des caisses d’épargne, etc. Le président supérieur avait été autorisé à conclure un contrat avec un établissement de crédit pour recevoir et gérer ces capitaux contre le paiement d’une somme à fixer. Le 15 novembre 1872, le président Möller signa un arrangement pour dix ans avec la Société de crédit foncier et communal, et lui versa une somme de 17,022,000 francs, qui dut être administrée séparément, distincte des affaires hypothécaires, sous la surveillance directe du commissaire de l’État. Le taux d’intérêt à bonifier par la Société fut fixé à 3 pour 100 pour les sommes versées par les institutions publiques, à 4 pour 100 pour celles versées par les caisses d’épargne, à 4 1/2 pour 100 pour les dépôts des sociétés de secours mutuels (1875). La Société était responsable avec son capital pour les dépôts gouvernementaux.

Le maniement de sommes aussi considérables, dont on devait prévoir le remboursement, obligea l’établissement à développer les affaires de banque, afin de trouver la rémunération de ses peines. Il chercha la contre-partie dans l’escompte et dans l’achat de fonds et valeurs de premier ordre, français et allemands. À la fin de 1885, contre 55 millions déposés par le gouvernement et les institutions publiques, elle avait en portefeuille 22 millions 1/2 de lettres de change et 24 millions de valeurs. À dater de 1879, les recettes provenant des impôts lui furent versées directement en même temps que l’administration impériale eut le droit de dépasser temporairement le montant à son crédit : il en résulta pour la société l’inconvénient de se voir retirer par moment des sommes importantes.

La baisse générale en Europe du taux de l’intérêt, la prospérité du pays, d’autres causes encore, eurent pour effet de faire croître rapidement les dépôts des caisses d’épargne que la Société de crédit foncier et communal devait rétribuera raison de 4 pour 100 (1873, 8 millions de marks ; 1876, 18 millions de marks ; 1880, 26 millions ; en 1885, 43 millions, soit près de 78 pour 100 du montant total des dépôts publics se trouvant à la Société).

Cette gestion était fort coûteuse et imposait des sacrifices aux actionnaires. Aussi au début de 1885, la Société dénonça-t-elle le contrat avec l’État, qui avait été renouvelé en 1882. Il en résulta une modification dans les termes de l’arrangement : les conditions faites aux caisses d’épargne furent modifiées. Celles-ci durent réduire de 3 1/2 à 3 1/4 pour 100 l’intérêt bonifié à leurs déposans. La Société du crédit foncier continua à encaisser les versemens opérés par l’État et les institutions publiques ; mais le maximum des sommes sur lesquelles elle eut à payer 3 pour 100 en moyenne fut fixé à 15 millions, et ces sommes constituent un compte courant ordinaire, dont le montant au crédit ne doit pas tomber au-dessous de 10 millions de marks. Les paiemens que la Société faisait pour le compte du gouvernement ont été confiés, hors de Strasbourg, à la poste et à la Banque impériale.

Le nouveau contrat a eu pour conséquence de restreindre certaines branches : le portefeuille et les valeurs ont diminué. Mais la Société a l’avantage d’avoir d’une façon permanente 10 millions de marks de l’Etat à sa disposition.

Il y a 72 banques ou banquiers en Alsace-Lorraine, dont 16 à Strasbourg, 7 à Mulhouse, 4 à Colmar, 8 à Metz, c’est-à-dire 35 dans les quatre grandes villes : les autres sont réparties sur toute la surface du territoire.

Neuf sociétés anonymes fonctionnent avec un capital nominal de 51,800,000 marks (29,500,000 versés). On ne se tromperait peut-être pas beaucoup en évaluant à 100 millions les capitaux responsables des banquiers privés.

Nous avons déjà signalé le fait que les écritures sont tenues en francs et en marks ; ajoutons que beaucoup d’effets tirés en Alsace-Lorraine sont libellés en français. Le 24 janvier 1890, sur 2,510 effets se trouvant dans le portefeuille de la succursale de la Banque d’Allemagne à Strasbourg, 1,405 ou 56 pour 100 étaient en français (pas en francs, parce qu’ils auraient été exclus de l’escompte officiel). On voit même sur ce terrain la résistance de l’élément indigène à l’assimilation germanique. C’est une épine que les Allemands d’outre-Rhin voudraient bien arracher, mais le souhait est plus facile à exprimer qu’à réaliser.

Les sympathies de la population se traduisent efficacement encore par les placemens de capitaux, qui cherchent un débouché dans les valeurs locales ou dans les titres cotés en France. Cela explique que la crise de 1882 ait eu un contre-coup plus sensible en Alsace-Lorraine que celle de 1873 : la première en date avait affecté l’Allemagne, tandis que la seconde a été surtout terrible à Paris.


ARTHUR RAFPALOVICH.

  1. 4 thalers = 7 florins = 15 francs.
  2. L’emprunt de 2,776 millions est du 27 juillet 1871.
  3. Un arbitrageur versait par exemple 8,000 thalers en pièces de 5 francs au cours de 3.75 à la succursale de la Banque, à Strasbourg, et les faisait transférer à un banquier de Berlin. Ces 30,000 francs en argent français ne valaient, d’après le change de 77 3/4, que 7,775 thalers ; il restait donc un bénéfice de 222 thalers environ à partager.
  4. Pour obtenir l’ouverture d’un compte courant, il suffit d’adresser une demande régulière sur laquelle la direction délibère et à la suite de laquelle le titulaire reçoit, outre les formulaires nécessaires, un carnet destiné à contenir le relevé des sommes reçues ou versées ainsi que l’inscription des crédits obtenus par l’escompte ou l’encaissement des effets. La Banque accepte les versemens en espèces de personnes non titulaires de comptes courans au profit d’un compte courant.
  5. En Alsace-Lorraine avaient un compte courant, le 31 décembre 1890 : 2 autorités civiles, 35 autorités militaires, 44 particuliers, 141 établissemens industriels et maisons de commerce, 37 banquiers, 27 cantiniers, en tout 286. Les entrées et sorties de ces comptes ont été de 318 millions de marks en 1876, de 1,467 millions en 1889, alors que pour tout l’empire la progression a été de 16,611 millions à 75,676 millions. La proportion a donc été à peu près la même.
  6. C’étaient les maisons Ed. Klose et Cie, L. Grouvel et Cie, Léon Blum Auscher et F. Bastien et Cie, qui avaient été chargées de payer les arrérages des rentes et pensions françaises pour compte du gouvernement.