Simon Kra (p. 154-177).


XIII

AUX ASSISES


En février 1913, le procès des Bandits tragiques commença. La foule qui s’empressait dans la salle des Assises et dans les couloirs du Palais était énorme. Jamais l’on n’avait vu pareille affluence.

On allait juger Carouy, Callemin dit Raymond la Science, Soudy, Simentoff et leurs complices. En attendant, les journaux ne tarissaient pas de détails sur la fin lugubre de Bonnot, de Garnier, et de Valet. Il semblait que l’intérêt ne pût s’en détacher. On racontait comment, jusqu’à sa dernière heure, Garnier ne cessa de fumer. Les soldats et les policiers le repéraient grâce au point rouge de sa cigarette qui se déplaçait constamment dans l’ombre.

On assurait aussi que Garnier n’était pas tout à fait mort sur son matelas et que ce fut un agent qui d’un coup de revolver l’acheva.

Mais ces détails et quelques autres ne suffisaient point à satisfaire la soif de curiosité qui s’était emparée du public.

L’attention était de plus en plus vivement accaparée par les survivants.

Ces survivants quels étaient-ils ?

On en comptait exactement vingt-deux, tous accusés d’attentats, de vols ou de complicité et de recel.

1° La femme Maîtrejean dite Rirette (style officiel), vols et complicité, association de malfaiteurs. A succédé en janvier en 1911, à Lorulot, comme directeur du journal l’Anarchie où se réunissaient les bandits. Pas de condamnation ;

2° Kibaltchiche son amant, vols et complicité, association de malfaiteurs. Sujet russe, né à Bruxelles en 1870, de parents russes. Se faisait appeler le Rétif. Pas de condamnation ;

3° Dieudonné Eugène, vols et complicité, homicides volontaires et tentatives ; association de malfaiteurs. Vingt-neuf ans. Ouvrier menuisier, originaire de Nancy. Séparé de sa femme qui devint la compagne de Lorulot. Travaille à Nancy, fréquente l’Anarchie et la colonie de Romainville. Au mois d’octobre 1910, sous le nom d’Aubertin, habite Paris, reçoit les anarchistes Dupouix et Detwiller. En juin 1911, retourne à Nancy, travaille chez le menuisier Émile B… frère cadet de Charles B… qui assassina Blanchet, accusé de délation. Ce Charles B… est en fuite, introuvable… Après quoi, Dieudonné vint travailler à Longlaville où il reçut la visite de Bonnot qui se faisait alors appeler Comtesse, du nom de son beau-père. Il aurait reçu à Nancy un télégramme de Callemin : « Viens de suite nous t’attendons ». Cela un peu avant l’affaire de la rue Ordener. Pas de condamnation ;

4° Callemin dit Raymond la Science, vols et complicité, attentat, etc…, typographe, âgé de vingt-deux ans. Anarchiste depuis l’âge de dix-neuf ans. On sait peu de chose sur lui. À Bruxelles collabore au Révolté. Perquisitionné en 1910. Intelligent, orateur. On le trouve à Romainville, à l’Anarchie, puis rue de Bagnolet. Depuis qu’il est à l’instruction, c’est-à-dire depuis neuf mois, s’est refusé systématiquement à répondre. Pas de condamnation ;

5° Monnier dit Simentoff, dit Élie Étienne, camelot, vingt-trois ans. Insoumis. Mêmes inculpations. Jardinier. On l’a vu anarchiste à Arles, puis en Belgique, à Charleroi. Les patrons qui l’ont employé ont donné d’excellents renseignements sur son compte. Travailleur modèle. A fréquenté Romainville. On le soupçonne d’avoir préparé les coups de la bande dans la région d’Alais ;

6° Soudy, mêmes inculpations. À peine vingt ans et le plus jeune des bandits. Garçon épicier. On le dit violent et sournois. Condamné et jeté à Fresnes dont il sort le 24 août 1911. Entre quelques jours après à l’hôpital Tenon et de là à Saint-Maurice dans une maison de convalescence. Séjourne sous le nom de Columbo au sanatorium de Liancourt qu’il doit quitter rapidement en raison de ses idées anarchistes. Trois condamnations pour outrages à des agents. Une condamnation pour complicité de vol par recel. Huit mois de prison et cinq ans d’interdiction de séjour ;

7° Carouy, mêmes inculpations. Belge. Ouvrier tourneur en fer, puis camelot. Très bon travailleur. Dès 1909, fréquente les milieux anarchistes et administre le journal le Révolté. Perquisitionné en 1910. À Paris, en 1910, habite rue Marcadet, sous le nom de Maury, dans le même immeuble que de Boué. En 1911, habite avec sa maîtresse Belardi au journal l’Anarchie, à Romainville. Plus tard, on le retrouve à Saint-Thibault-des-Vignes, puis à Garches. Il est enfin arrêté à Lozère. Pas de condamnation.

8° Metge, mêmes inculpations. Cuisinier. Né au Test. Vingt-deux ans. À dix-sept ans, voyage en Angleterre où il exerce son métier. En 1910 et 1911 fréquente l’Anarchie, à Romainville et se lie avec Carouy, Garnier, Valet. Déserteur. Pas de condamnation ;

9° Barbe Le Clerch, vols et complicité. Vingt et un an. Domestique au Faouet, à seize ans. Se place à Paris en 1910. Un vol est commis par Metge chez des amis de sa patronne. Un de ses amants condamné comme faux monnayeur. Pas de condamnation ;

10° Gauzy, complicité d’homicide volontaire, recel de malfaiteurs. Établi soldeur à Ivry. C’est chez lui que le sous-chef de la Sûreté Jouin a trouvé la mort de la main de Bonnot. Marié, père de deux enfants. Pas de condamnation ;

11° Detwiller, vols et complicité, association de malfaiteurs. Ouvrier mécanicien. Ami intime de Carouy. Une condamnation avec sursis pour vagabondage ;

12° Marie Schoffs, vols et complicité. Connue surtout sous le nom de Marie Vuillemin. Vingt-trois ans. Maîtresse de Garnier qu’elle a rencontré à Charleroi et pour lequel elle a abandonné son mari avec qui elle divorce. A vécu à Romainville à l’Anarchie avec son amant. Se trouve à Nogent-sur-Marne, au moment où les policiers se disposaient à attaquer Garnier et Valet. Pas de condamnation ;

13° C… de F…[1], vols et complicité, association de malfaiteurs. Vingt-six ans, appartient à une excellente famille. Remisier. Est soupçonné d’avoir servi d’intermédiaire à la bande. Pas de condamnation ;

14° De Boué, vols et complicité, port d’armes prohibées, association de malfaiteurs. Typographe. Vingt-trois ans. Belge. En 1910, il travaille à Lausanne d’où il est renvoyé comme anarchiste. Vient à Romainville. Retourne à Lausanne sous un faux nom et, de nouveau, se voit renvoyer pour acte de sabotage. En 1910, à Marseille, sous un faux nom. Arrêté ç Paris, rue Poncelet, sous le nom de Dupuis. Pas de condamnation ;

15° B…, vols qualifiés, association de malfaiteurs. Garçon de laboratoire et élève en pharmacie. Passe pour le savant de la bande. Déserteur. Condamné par le conseil de guerre de Lille à six mois de prison ;

16° R…, vols et complicité, association de malfaiteurs. Le plus âgé de tous. Condamné à six mois de prison pour outrage aux bonnes mœurs, puis à cinq ans de réclusion pour fausse monnaie. Condamné à Bruxelles, pour pose d’affiches anarchistes. Condamné deux fois à Londres pour fabrication de fausse monnaie ;

17° B…, vols et complicité, association de malfaiteurs. Vingt et un ans. Ouvrier tailleur. A toujours travaillé. Brusquement est renvoyé à cause de ses idées anarchistes. Excellents renseignements de la part de ses patrons ;

18° P…, vols et complicité, port d’armes prohibées, association de malfaiteurs. Ouvrier ajusteur. Suisse. Trente-deux ans. Deux condamnations pour outrages aux agents ;

19° G…, en fuite, complicité de recel de malfaiteurs. Demeurant au siège de l’Anarchie, rue du Chevalier-de-la-Barre. Condamné, sept ans avant, à deux mois de prison avec sursis.

Enfin les derniers : R…, J…, R…, de simples comparses poursuivis pour recel de malfaiteurs. La Dondon, maîtresse de Valet, fut la seule à ne pas être inquiétée. En réalité, elle n’avait jamais été arrêtée. La femme qu’on trouva à Nogent-sur-Marne était une amie d’occasion qui n’avait rien à voir dans l’affaire.

Plus de trente crimes ou délits étaient reprochés à la bande, poursuivie en vertu des articles de la loi : 2, 59, 60, 62, 63, 228, 230, 233, 248, 265, 266, 267, 295, 296, 302, 304, 379, 381, 383, 384, 385, 386 du Code pénal. Plus les articles 1 et 4 de la loi du 24 mai 1834 ; ordonnance du 23 février 1837 ; loi du 27 mai 1885.

Et voici quelle était la liste des crimes et délits ayant motivé les inculpations. (Les délits et crimes précédés d’une croix étaient du ressort de la justice belge).


+ 7-8 mars 1911. — Charleroi — vol qualifié par 5 complices (dont Carouy et Garnier).

29-30 mai 1911. — Gare Saint-Germain-en-Laye — Vol statuettes et soieries (Carouy).

9-10 juin 1911. — Méru — Vol bicyclette chez Chandesin (Dieudonné).

3-4 juillet 1911. — Nancy — Vol bicyclette et machine à écrire chez Dienner (Carouy).

23-24 août 1911. — Alfortville — Cambriolage chez lieutenant Balzaguet (Carouy, Camboutier).

8-9 octobre 1911. — Pavillons-sous-Bois — Cambriolage chez Schmidt (Metge).

17-18 Octobre 1911. — Romainville — Cambriolage bureau de poste (Carouy et Metge).

27-28 octobre 1911. — Rueil — Cambriolage chez la mercière Lischt (Metge).

11-12 novembre 1911. — Chatou — Cambriolage chez Barbier (Metge).

13-14 décembre 1911. — Boulogne-sur-Seine — Vol auto Normand (Bonnot et Garnier).

21 décembre 1911. — Paris — Attentat rue Ordener contre Caby (Bonnot. Garnier, Dieudonné. Callemin)

23-24 décembre 1911. — Paris — Cambriolage armurerie Foury, rue Lafayette (on n’a trouvé que des receleurs).

2-3 janvier 1912. — Thiais — Assassinat de Moreau et Mme  Arfaix et vol (Carouy et Metge).

8-9 janvier 1912. — Paris — Cambriolage armurerie Smithwesson, boulevard Haussmann (P… et B…)

17-18 janvier 1912. — Romainville — Cambriolage usine Firmonge (receleur : de Boué).

+ 23-24 janvier 1912. — Gand — Vol automobile Waltin (Bonnot et Garnier).

+ 31 janvier— 1er février 1912. — Gand — Tentative vol auto garage Heye ; assassinat chauffeur Maurgy, veilleur Fombayser blessé (Bonnot, Garnier, Callemin, de Boué).

15 16 février 1912. — Béziers — Vol automobile Malbre (Bonnot, Garnier, Dieudonné, Callemin, de Boué),

26-27 février 1912. — Saint-Mandé — Vol automobile Buisson (Bonnot, Garnier, Callemin).

27 février 1912. — Paris — Assassinat agent Garnier, place du Havre (Bonnot, Garnier, Callemin)

28-29 février 1912 — Pontoise — Tentative cambriolage étude Tintant (Bonnot, Garnier. Callemin)

25 mars 1912.— Route de Montgeron — Vol auto de Rougé, Mathillé tué, Ciserolles blessé (Bonnot, Garnier, Valet, Callemin, Monnier et Soudy)

25 mars 1912. — Chantilly — Attaque Société Générale. Trinquier et Legendre tués, Guilbert blessé (Bonnot, Garnier, Valet, Calemin, Monnier et Soudy).

24 avril 1912. — Assassinat de M. Jouin chez Gauzy, à Ivry (Bonnot).


Les accusés étaient défendus par une pléiade d’avocats dont la plupart devaient atteindre la célébrité. Citons : de Moro-Giafferri, Zévaès, Berthon, Raynaud, Campinchi, Michon, Bizou, Doublet, Adad, etc…, etc…

La Cour était présidée par le conseiller Couinaud, et le siège du ministère public occupé par le procureur général Fabre, assisté de l’avocat général Bloch-Laroque.


Si l’on veut se faire une idée de l’impression produite par ce procès, il n’y a qu’à consulter les journaux du temps.

Prenons, par exemple, l’Illustration du 8 février. On pouvait lire les pages qui suivent et qu’ornaient des croquis de Paul Renouard :


« On les tient, et on les juge. Ils sont là vingt accusés, grands premiers rôles, comparses, figurants, utilités, souffleurs et garçons d’accessoires. Toute la troupe, toute la bande, qu’il ne faut point appeler celle des assassins anarchistes, pour qu’il n’y ait point de confusion, de malentendu, car ce ne sont point là des fanatiques, coupables de crimes d’idées, de meurtres politiques. Non point ; Ce sont des tueurs de pauvres gens. Leurs victimes, dont ils ont fouillé les poches ou pillé les caisses, ce sont d’humbles employés à 150 fr. par mois, un garçon de recettes, de jeunes comptables d’un bureau de banque, fusillés sans défense, à bout portant ; ce sont des vieillards infirmes ; c’est un chauffeur conduisant une voiture à livrer ; c’est un gardien de la paix que l’on « brûle » pendant qu’il réclame des papiers d’identité ; tout cela, c’est du crime de droit commun, le plus abject et le plus infâme, que l’on s’est mis dix ensemble à préparer et à exécuter ; et, par égard pour tous ceux qui, dans la suite des temps agités de toutes les histoires, ont été eux-mêmes les funestes et courageuses victimes de leurs exaltations sociales, ceux qui se sont brûlés à leur propre flambeau, il ne faut point ici, à propos de ces gens et à l’occasion de ces actes, prononcer le mot, ni même évoquer l’idée de crime politique. C’est, d’ailleurs, ce que M. le président Couinaud a tenu à déclarer, une fois pour toutes, dès ses premières paroles. »

« Aujourd’hui, décidément, il y a quelque chose de changé dans cette salle des grandes premières criminelles. Le public « chic » n’a pas été convié. Mondaines et demi-mondaines sont, pour cette fois, restées chez elles et nous ne verrons pas en ce lieu, comme lors de l’affaire Steinheil, le scandale de leurs toilettes de répétitions générales. Plus de frissonnements de soie, ni de rires hystériques sous les voilettes, ni de gestes charmants et parfumés de jolis bras et de mains fines jouant avec un face-à-main ou même une lorgnette de théâtre. L’endroit, privé de ces lueurs de vie heureuse et de ce bourdonnement léger, demeure ce qu’il doit être, ce que l’on a voulu qu’il fût, triste, grave, gris, avec ses trop hautes fenêtres par où la lumière indécise, et toujours blême, passe à regret comme l’espoir. Et c’est à peine si, dans ce jour pauvre où tous les visages semblent décolorés et spectraux, on peut distinguer avec quelque précision les traits impassibles du président et des juges rouges d’assises, la silhouette, cravatée d’hermine, du vieux procureur général qui a tenu, en ces circonstances, peut-être périlleuses, à occuper lui-même le fauteuil de l’accusation, et les honnêtes physionomies des jurés, un architecte, des ingénieurs, un médecin, un employé et quelques rentiers, qui devront demeurer là, immobiles et attentives, face à face avec la sinistre bande, pendant vingt jours. »

« Placés en face des fenêtres, les vingt et un accusés, dix-huit hommes et trois femmes, reçoivent toute la lumière de la salle. Ils n’y paraissent point en beauté. Ce sont des bandits modernes, très jeunes pour la plupart, criminels cruels, impitoyables, jouisseurs, prétentieux, fiers de leurs quelques lectures mal comprises, qui leur ont donné non point des opinions, mais des haines et des appétits. Il y a là trois ou quatre pâles figures au mauvais regard, imberbes, parmi lesquelles cet éphèbe sinistre, Callemin dit « Raymond la Science », « Soudy », « l’homme à la carabine » de Chantilly, et Belonie ; il y a aussi, la première du premier rang du côté des juges, une singulière petite fille à figure expressive qui rit tout le temps et agite coquettement ses cheveux coupés courts et bouclés : c’est Mme  Anna Maîtrejean, directrice ou gérante de la maison de l’Anarchie ; il y a, séparé d’elle par un garde, son ami Kibaltchiche, un Slave rêveur, aux yeux très enfoncés dans une face glabre, au surplus le seul théoricien authentique de la bande, le seul véritable et sincère marchand d’illusions. Et tous les autres, y compris Dieudonné, l’homme aux mémoires, le robuste Carouy, le fantômal Metge, le rouge Dettwiller et aussi, de Boué, Rodriguez, Monnier dit Simentoff, le remisier Crozat de Fleury, la femme Schoofs et Barbe de Clerch, la maîtresse de Metge, sont des types impersonnels, insignifiants, anonymes, que vous avez rencontrés cent fois sans éprouver une émotion ni une curiosité. »

« — Faites entrer les témoins ! ordonne le président.

« Aussitôt, une foule, en cohue, envahit la salle. Il y a là, pêle-mêle, les parents et les amis des victimes et les parents et les amis de meurtriers. Un homme prêt de moi pâlit et jure en regardant Soudy. Je lui demande : « Vous le reconnaissez ? » — « Si je le reconnais ! Il a tiré sur moi, à Chantilly » Un autre déclare, à mi-voix : « J’ai été menacé, mais je suis armé ! » Et il indique la poche enflée de son veston. L’appel dure interminablement. Enfin le flot s’écoule peu à peu par la petite porte. Les interrogatoires, maintenant, vont commencer. »

« — Madame Maîtrejean !

« Une très jeune femme se lève. Ses vingt-quatre ans en semblent seize, et, dans la salle, de tous côtés, on murmure : « Mais c’est Claudine ! » Et ! oui, Claudine, en cheveux courts qu’une raie sépare en deux lourds bandeaux bruns, à la fois fille et garçon, avec le col marin plat sur le sarrau noir d’écolière ; Claudine à l’école, vive et mutine, qui tient en main ses notes, son cahier de devoirs et, au bout des doigts, un petit crayon dont elle ronge la mine… Que répondriez-vous, Claudine, si vous aviez à vous défendre en cour d’assises des accusations portées contre Mme  Maîtrejean, gérante en fait de la maison de famille de l’Anarchie, receleuse, et affiliée, affirme-t-on, à une association de malfaiteurs ?… Et Claudine de répondre, d’une voix claire, sans trouble, sans maladresse, un peu nerveuse seulement et fâchée parfois contre le président qui insiste trop, mais pas antipathique et laissant dans la salle une impression amusée, plutôt favorable. Son coaccusé, ami et associé, Kibaltchiche, le jeune Slave, pensif, complète et précise les explications demandées. Sa voix est très douce ; sa parole facile, élégante, ordonnée. Il se sépare d’un mot adroit des anarchistes terroristes ; il est, lui, d’une école qui admet les sentiments affectifs, la sensibilité, et, comme guide, la conscience, au moins autant que la raison. Il évoque la vie de labeur et de pauvreté du couple et son existence, peu secrète, dans la chambre unique qui était en même temps la salle commune de l’Anarchie où l’on allait et venait, portes ouvertes… Au surplus, il revendique avec insistance pour lui seul toutes les responsabilités que l’on veut faire peser sur sa compagne. Il se rassoit. Il a été habile. Et l’on attend avec d’autant plus de curiosité l’interrogatoire des vedettes. »


« … C’est fait. Mardi, mercredi, jeudi, on a interrogé les vedettes. Ce n’était donc que cela, les vedettes ! La surprise, la déception, atteignent à la stupeur. Voici, loquace, emphatique, reniant les doctrines « illégalistes », traitant d’ « imbéciles » les apologistes de Bonnot et de Garnier, déclarant même que Bonnot était un anormal à cerveau de « Fuegien », voici Dieudonné que l’encaisseur Gaby a reconnu comme son assassin et qui niera tout, même l’évidence, cela, d’ailleurs, sans un élan de sincérité, sans un cri vrai qui émeut… Voici Callemin dit Raymond la Science, imberbe, petit, râblé, très myope, très jeune, très infatué, un mauvais gamin rageur, qui n’a même point les mots de Gavroche (à qui je demande pardon pour le rapprochement), et qui aura noté sur ses petits papiers jusqu’aux pauvres insolences qu’il jugera habile de mêler à ses faibles ripostes et à ses plus invraisemblables dénégations. Il s’embrouille vite, d’ailleurs, ne trouve plus de réponse dès qu’il a omis de prévoir les questions et s’effondre enfin, maté, en plein désastre, dans ses petits papiers inutiles. Et maintenant c’est le tour du jardinier-camelot Monier dit Simentoff, un Méridional tragique, bavard et confus ; du garçon épicier Soudy, qui déclame, et se plaint de ne pas avoir trouvé « une situation adéquate à son intelligence » ; de Carouy — figure brutale, facilement farouche — qui nie comme tous mais avec moins de littérature et plus d’énergie. Que dire des autres accusés, ceux dont la tête n’est pas en jeu ?… L’intérêt décroît encore, si possible… Mais les témoins, maintenant, vont se succéder à la barre et ramener, avec eux, l’émotion[2]. »

C’était signé : Albéric Cahuet.


Tel était ce monstrueux procès venant neuf mois après les attentats inoubliables qui avaient semé la terreur dans tout le pays.

Mais combien de comparses ? Combien d’innocents ? Combien de pauvres diables étonnés de se trouver dans une pareille histoire ?

Garnier, Bonnot, Valet disparus, l’attention ne se portait plus guère que sur Callemin, Soudy, Carouy, Monnier…

Les autres, on le sentait obscurément, ne comptaient pas ou presque pas.

L’interrogatoire commença par Mme  Maîtrejean et Kibaltchiche. Ce fut, peut-être, le plus intéressant de tous.

À la vérité, Mme  Maîtrejean était absolument étrangère à tous les attentats et crimes dont on accusait les autres. De même pour Kibaltchiche.

Au début de la détention de Rirette, cela avait semblé une petite histoire de recel mal établi. Puis, après l’affaire de Chantilly, et à cause d’elle, alors que Rirette était emprisonnée depuis près de trois semaines, tout à coup on l’inculpa d’association de malfaiteurs. Au cours des nombreuses visites qu’il lui fit à la prison de Saint-Lazare, son défenseur, Me  Raphaël Adad, avait toujours montré un grand optimisme.

Il fallut déchanter quand l’affaire vint devant la Chambre des mises en accusation. Rirette Maîtrejean prenait sur le dossier le numéro 1, faisant ainsi figure de chef de bande. Elle conserva ce rang aux Assises. Naturellement, son ami Kibaltchiche se vit généreusement octroyer le numéro 2.

Il était prouvé, archiprouvé, établi aux yeux de tous, que, loin d’approuver les théories et les pratiques illégalistes, ces deux anarchistes les avaient toujours combattues, au point même d’en être devenus suspects et de subir des injures et menaces.

N’importe. Il y avait association de malfaiteurs. Il fallait une âme, des chefs…

Le 3 février, une jeune et frêle femme tint tête, avec une énergie qu’on n’aurait pas soupçonnée en elle, aux représentants de cette Société que des révoltés avaient attaquée violemment et qui avait fini, comme toujours, par triompher.

Elle assura, très nettement, que les anarchistes n’ont pas coutume d’enquêter sur les individus qui viennent parmi eux. C’est une règle morale. Chacun peut entrer librement et disparaître ensuite. Nul ne lui demande d’où il vient, où il va. Le respect de la liberté d’autrui est poussé jusqu’à ses extrêmes conséquences. Et cela explique que le mouchard ou le provocateur puisse jouer leur rôle avec autant de facilité.

L’Anarchie, selon Rirette Maîtrejean, n’avait d’autre utilité que de grouper des hommes soucieux d’étudier et d’apprendre. Certes, on leur enseignait le mépris des morales conventionnelles et la haine des iniquités sociales. Mais ils devaient juger eux-mêmes et se déterminer en toute liberté. Aucune complicité avec les collaborateurs directs ou occasionnels du journal, qui crurent devoir recourir à l’assassinat et au vol.

Kibaltchiche parla de même façon. Il exposa sa conception de l’anarchisme, répudia énergiquement tout ce qui touchait à la reprise individuelle et à la violence, il dit son existence de pauvreté, défia qu’on trouvât de l’argent chez lui.

Malheureusement, on avait découvert des revolvers. Mais c’était là un dépôt ; il n’avait pas à connaître leur provenance, pas plus que le but auquel on les destinait. Il se tut là-dessus.

On appela Dieudonné.

De quoi l’accusait-on ? D’avoir participé à l’attentat de la rue Ordener. Or, il fut prouvé que le prétendu coupable n’était pas à Paris, au moment où se commit le crime. De plus, Bonnot l’avait innocenté à l’heure de la mort. Quel intérêt aurait eu Bonnot, à l’instant où, tout étant dit, on ne se donne plus la peine de mentir, à dégager un complice. D’autre part, nous l’avons déjà vu, Garnier, traqué et fuyant la police, avait proclamé, lui aussi, dans une lettre, l’innocence de Dieudonné. Que restait-il contre lui ? Le témoignage du garçon de recettes, Caby. Mais ce malheureux, dont l’esprit demeurait troublé, avait commencé par reconnaître, de la façon la plus affirmative, les yeux de Garnier. Plus tard, dans une mise en scène discutable, il avait débuté en désignant un des agents de la Sûreté qui se trouvaient à côté de Dieudonné. Cela, on le savait. Mais on s’acharnait sur Dieudonné, parce que l’anarchiste avait hanté les milieux illégalistes, qu’il avait, peut-être, donné la main à quelques menues opérations et qu’il gardait obstinément le silence, là-dessus. Après douze années écoulées, on peut dire que Dieudonné fut un peu considéré comme une sorte de bouc émissaire. On s’en prit à lui de ce qu’on ne savait pas, de ce que l’on ne pouvait savoir. Les débats n’apportèrent pas beaucoup de lumière.

Callemin, Monnier, Soudy, Carouy, Metge, ne cessaient de persifler et de réclamer les « preuves ». Gauzy put démontrer qu’il ignorait entièrement la présence de Bonnot dans sa chambre, le jour de l’assassinat de Jouin. Les autres accusés se défendaient opiniâtrement. Leur interrogatoire, du reste, ne donna aucun résultat.

Le procureur général Fabre prononça un réquisitoire violent.

Il réclama les têtes de Callemin, Dieudonné, Soudy, Monnier, Carouy, Metge.

Il abandonna Gauzy.

Pour les autres, il se contenta de faire appel à la loi.

Suivirent les plaidoiries.

Quelques-unes furent particulièrement émouvantes. Me  Raphaël Adad, qui était le défenseur de Rirette Maîtrejean, prononça une plaidoirie sobre et généreuse, où il montrait sa cliente enthousiaste et convaincue, livrée surtout à « une sorte d’amitié amoureuse » pour Kibaltchiche, prête à le suivre partout, et cependant si maternelle, n’éprouvant d’autre chagrin d’être là qu’à la pensée de ses deux fillettes abandonnées.

Me  Le Breton, le défenseur de Kibaltchiche, lui succéda. Il ne fut pas moins brillant, ni moins compréhensif du cas de son client.

Puis Me  Zévaès pour Carouy, Me  Campinchi pour Detwiller, Me  de Moro-Giafferri pour Dieudonné, empoignèrent parfois la salle, cependant composée quelque peu étrangement.

Mais comment résumer de tels débats ?

Commencé le 3 février, le procès finissait le 27 du même mois.

On posa aux jurés trois cent quatre-vingt-trois questions.

Le jury se retira.

La nuit était venue et la salle des Assises se trouvait noyée dans l’ombre. On alluma des lumières. Les gens qui s’entassaient là, les uns par une sorte de curiosité morbide, les autres par nécessité professionnelle, succombaient à la chaleur et à la fatigue ; mais nul ne songeait à déserter. On apporta des provisions du dehors. Et l’on vit ce spectacle étrange de groupes qui mangeaient sur les bancs, causaient, discutaient avec animation sous les regards bienveillants des gardes municipaux, cependant qu’à deux pas, dans une autre salle, se jouait le sort de quelques hommes.

Il y avait aussi des femmes — il y a toujours certaines femmes aux grands procès, là où il s’agit de mort et de sang — et qui riaient. Les mêmes femmes qui s’en vont, au petit jour, rôder autour de la guillotine. Des femmes ? Pas de mères, sûrement, ni des amantes.

Le matin vint lentement. Quatre heures.

Une rumeur. Les jurés.

Cela faisait treize heures, treize mortelles heures qu’ils délibéraient. Ceux-là avaient pris leur rôle au sérieux pendant que la foule qui garnissait la grande salle des Assises s’installait commodément pour manger, plaisanter, bavarder…

Une pesante angoisse tomba sur tous les fronts. Un silence glacial s’établit. Pas un chuchotement. Pas même un mouvement.

Le président du jury, dont la voix tremblait, commença la lecture du verdict. Les « oui » et les « non » se succédaient. Et, tout d’abord, on ne comprit pas très bien. Mais bientôt l’on sut. Quatre des accusés étaient acquittés.

Ces quatre-là, c’étaient Rodriguez et trois femmes, Mmes  Maîtrejean, Marie Vuillemin, Barbe Leclerch.

D…, B…, B…, R…, Kibaltchiche, Carouy, Metge, P…, R…, C. de F…, bénéficiaient des circonstances atténuantes.

Mais ils furent quatre sur lesquels les « oui » s’abattirent brutalement, implacablement.

Ces quatre étaient : Callemin, Dieudonné, Soudy, Monnier.

La Cour se retira.

À six heures, le jugement était rendu. Mais, d’abord, le président interrogea les accusés.

Dieudonné se leva et s’écria :

— Vous vous trompez. Je ne suis pas l’agresseur de Caby. Je suis innocent.

Et, soudain, se produisit un coup de théâtre :

Callemin s’était levé à son tour. Il tendit le bras, solennel.

— Messieurs, dit-il d’une voix forte, j’ai un aveu à vous faire. Dieudonné n’est pas l’assassin du garçon de recettes, Caby. Dieudonné n’était pas rue Ordener. Ceux qui ont fait le coup, c’est Garnier et moi. C’est moi-même qui ai arraché la sacoche. Je vous jure que Dieudonné est innocent. Il n’était pas des nôtres. Je suis prêt à l’écrire. Je l’écrirai demain au procureur général.

Cette déclaration imprévue, dont l’accent de sincérité n’était pas douteux, provoqua une formidable émotion. Il y eut des remous dans l’auditoire que le président dut réprimer violemment.

Dieudonné se mit à sangloter. Alors Callemin s’approcha de lui et lui frappa sur l’épaule :

— Ne pleure donc pas. Un peu d’énergie, que diable ! Puisque on affirme que tu es innocent.

Hélas, cette affirmation ne devait pas suffire.

L’avocat, Moro-Giafferi, déposa immédiatement des conclusions concernant la déclaration de Raymond la Science. Nous allons voir que tout cela fut inutile.

À sept heures cinquante-cinq du matin, le 27 février, la Cour prononçait les condamnations. La lecture en dura près de vingt minutes, dans un silence chargé d’anxiété.

Quatre condamnés à mort : Callemin, Soudy, Monnier, Dieudonné.

Deux condamnés aux travaux forcés à perpétuité : Carouy et Metge.

Dix-huit mois de prison pour Gauzy.

Dix ans de travaux forcés pour de Boué.

Les autres récoltèrent des peines variées, entre cinq ans de réclusion et une année de prison. Kibaltchiche, lui-même, se vit condamner à cinq années de réclusion.

Le procès était terminé.

La Société était vengée.

La déclaration de Callemin, innocentant d’une façon catégorique l’accusé Dieudonné, et qui produisit dans le public une émotion considérable, demeura sans lendemain. Parce que Callemin avait parlé au mauvais moment. Légalement, la revision du procès Dieudonné était impossible.

Cela peut paraître ridicule, extraordinaire, mais c’est ainsi. La loi a de ces chinoiseries.

Toutefois on ne pouvait guillotiner un homme dont la participation au crime était niée par tous ses présumés complices. D’autant que les rapports de police le présentaient comme un travailleur, vivant du produit de son travail, conquis, certes, aux idées anarchistes, mais repoussant les pratiques violentes de l’illégalisme. On le savait sentimental à l’excès. Il écrivait à M. Émile Michon, membre de la Société Générale des prisons, pour le prier de lui donner des nouvelles de sa mère malade. « Je souffre, disait-il, de voir, par la pensée, clouée sur son lit de douleur, les traits tirés, le visage amaigri par le souci, les yeux perdus dans un regard fixe, ma pauvre vieille maman accablée sous le poids de la fatalité. »

Maman ! Le cri de l’enfant ! Le suprême appel de l’homme malheureux.

« J’aime ma mère, écrivait encore Dieudonné, comme on doit aimer celle qui vous a donné le jour, qui vous a élevé au prix de mille sacrifices et qui a gravi le dur calvaire qu’est celui de toute mère, restant veuve de bonne heure, avec trois enfants en bas âge. Je l’aime aussi parce qu’elle souffre pour moi et que je souffre pour elle. En un mot, je l’aime, je l’aime pieusement comme un enfant aime une mère. Et lorsque dans mes nuits d’insomnie, je raconte mes peines au traversin de ma dure couchette, je me surprends, parfois, tendant les bras vers elle, comme quand j’étais tout petit, lui murmurant, entre deux sanglots, le plus gros de ma douleur. Je crois bien que je l’appelle encore : « Maman ».

Maman !

Celui qui a écrit ces lignes, demande M. Michon, peut-il avoir été un criminel ?

Qui hésiterait à répondre ?

Eugène Dieudonné, gagné par les idées anarchistes, hantant les milieux illégalistes, sacrifiant à leur morale, a pu hospitaliser des camarades, les aider à se soustraire aux recherches policières, recéler même, puisque c’est le terme, leurs armes et leurs outils. En ce sens, il était légalement coupable de complicité, de vol si l’on veut, ou d’association de malfaiteurs. Cela lui valait, comme pour les autres, quelques années de prison ou de réclusion.

On le condamna à mort.

Mais l’injustice était trop criante. L’épouvante tombée, la raison et la pitié reprenaient leurs droits. On comprit qu’on ne pouvait tuer cet homme qui, lui, n’avait tué personne.

Sa peine fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité.

Au tranchant brutal de la guillotine, on substitua l’agonie lente et féroce du bagne.




  1. Il y a des noms que nous ne voulons pas donner ici. Quelques-uns des rescapés de l’effroyable aventure sont, aujourd’hui, de braves pères de famille jouissant de la considération de leurs concierges. Inutile de les compromettre.
  2. Inutile d’insister sur la partialité haineuse de ce compte rendu et de ces impressions d’un journaliste ignorant tout des hommes et des milieux anarchistes.