LES


BAINS DE LUCQUES.

Lorsque j’entrai dans la chambre de Mathilde, elle attachait le dernier bouton de son habit d’amazone vert, et se disposait à placer sur sa tête un chapeau surmonté d’une plume blanche. Elle le lança vivement loin d’elle dès qu’elle m’aperçut, et se jeta au-devant de moi en laissant flotter les boucles blondes de sa chevelure. — Docteur du ciel et de la terre ! s’écria-t-elle, et, selon son ancienne coutume, elle saisit mes deux longues oreilles, et m’embrassa avec la tendresse la plus drôle.

— Comment cela va-t-il, le plus fou des mortels ! Que je suis heureuse de vous revoir ! car je ne trouverai jamais dans ce vaste monde une tête plus complètement tournée que la vôtre. Des sots et des niais, il n’en manque pas, et on leur fait souvent l’honneur de les tenir pour des fous ; mais la véritable folie est aussi rare que la véritable sagesse, et ce n’est peut-être autre chose que la sagesse, qui, fâchée de savoir tout, toutes les infamies de l’espèce, a pris le sage parti de devenir folle. Les Orientaux sont des gens sensés, ils honorent les fous comme des prophètes ; nous autres, nous prenons les prophètes pour des fous.

— Mais, milady, pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ?

— Bien certainement, docteur, je vous ai écrit une longue lettre, et j’ai même mis sur l’adresse : « Pour lui remettre à New-Bedlam. » Mais comme, contre toute probabilité, on ne vous y a pas trouvé, la lettre a été envoyée à Sainte-Luce ; comme vous n’étiez pas là non plus, on l’a fait passer dans un autre établissement de ce genre, et elle a fait ainsi sa ronde en passant par toutes les maisons de fous d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, jusqu’à ce qu’on me l’ait renvoyée avec la remarque que le gentleman désigné sur l’adresse n’était pas encore renfermé. Et vraiment, dites-moi ; comment avez-vous fait pour courir si long-temps d’un pied libre ?

— J’ai mené habilement ma barque, milady. Partout j’ai su me glisser tout autour des maisons de fous, et j’espère bien en faire autant en Italie.

— Ô ami ! ici vous êtes tout-à-fait en sûreté, d’abord, parce qu’il n’y a pas de Petites-Maisons dans le voisinage ; et d’ailleurs nous avons la majorité.

— Vous ! milady ? Vous vous comptez donc parmi les nôtres. Permettez que je dépose le baiser fraternel sur votre front.

— Ah ! je parle des baigneurs, parmi lesquels je suis en vérité la plus raisonnable. — Vous vous ferez bientôt une idée des plus fous. Il y a d’abord Julie Maxfield, qui prétend que ses yeux verts annoncent le printemps de l’ame ; ensuite nous avons deux jeunes beautés…

— Sans doute des beautés anglaises, milady ?

— Docteur, que signifie ce ton ironique ? Les jaunes et gras visages de macaroni de l’Italie vous plaisent-ils si fort que vous ne goûtez plus les beautés britanniques ?

— Des plumpuddings, des roatsbeefs, couronnés de radis ; d’orgueilleux pâtés…

— Il fut un temps, docteur, où vous tombiez dans le ravissement chaque fois que vous aperceviez une belle Anglaise.

— Oui, jadis ! Je suis encore tout aussi disposé à honorer vos belles compatriotes. Elles sont belles comme des soleils, mais ce sont des soleils de glace ; elles sont blanches comme le marbre, mais aussi froides que marbre ; sur leurs cœurs glacés gèlent les pauvres amans…

— Oh ! j’en connais un qui ne s’est pas gelé en ce lieu-là, et c’était un Allemand impertinent…

— Il s’est si bien refroidi contre les cœurs anglais, qu’il en est encore tout enrhumé.

Milady parut piquée de cette réponse ; elle saisit sa cravache, qui se trouvait entre les feuilles d’un roman, où elle servait de marque, la fit siffler aux oreilles de son chien de chasse blanc, qui grogna sourdement, releva son chapeau avec vivacité, le plaça hardiment sur ses longs cheveux, se regarda avec complaisance dans la glace, et dit fièrement : « Je suis encore belle ! » Mais tout à coup, comme pénétrée d’un sentiment douloureux, elle demeura pensive, tira lentement son gant blanc de sa main, me la tendit ; et, saisissant ma pensée au passage, elle me dit : « N’est-ce pas, cette main n’est plus aussi belle qu’elle était à Ramsgate ? Mathilde a tant souffert depuis ce temps-là ! »

On voit rarement à une cloche qu’elle a une crevasse ; ce n’est qu’au son qu’on le reconnaît. Si vous aviez entendu le son de voix avec lequel ces paroles furent prononcées, vous auriez reconnu aussitôt que le cœur de milady était du meilleur métal, mais qu’une fente cachée affaiblissait ses tintemens les plus joyeux, et leur donnait une intonation lugubre. Moi, j’aime de telles cloches, elles trouvent toujours un écho fidèle dans mon propre cœur, et je baisai la main de milady presque plus tendrement qu’autrefois, bien qu’elle fût moins éclatante, et que quelques veines trop bleues et péniblement gonflées semblassent dire : « Mathilde a bien souffert depuis ce temps-là ! »

Son œil douloureux semblait une étoile solitaire sur un ciel d’automne. Elle me dit avec douceur : Votre tendresse n’a pas beaucoup augmenté, docteur, car votre larme n’est tombée que par pitié sur ma main, presque comme une aumône.

— Qui vous autorise à interpréter ainsi le langage muet de mes larmes ? Je parie que ce chien blanc qui se roule à vos pieds me comprend mieux que vous. Ah ! milady, on n’a de larmes que pour les douleurs qu’on partage ; et, après tout, chacun ne pleure que pour lui-même.

— Assez, assez, docteur. Il est bon du moins que nous soyons contemporains, et que nous nous soyons trouvés sur le même coin de terre avec nos folles larmes. Ah ! quel malheur, si par hasard vous aviez vécu deux cents ans plus tôt, comme il est arrivé à mon ami Michael de Cervantes Saavedra, ou bien si vous étiez venu deux cents ans plus tard au monde, comme un autre de mes amis intimes dont je ne sais pas encore le nom, attendu qu’il ne le recevra qu’à sa naissance, en l’an 1900 ! Mais racontez-moi donc comment vous avez vécu depuis que nous ne nous sommes vus ?

— J’ai repris mon occupation ordinaire, milady ; j’ai roulé de nouveau la grande pierre. Quand je l’ai montée jusqu’à la moitié de la montagne, alors elle roule rapidement jusqu’en bas ; et ce travail de bas en haut et de haut en bas durera jusqu’à ce que je reste couché moi-même sous la grande pierre sur laquelle on écrira en gros caractères : « Ici repose en Dieu… »

— De grâce, docteur, ne soyez pas si mélancolique ! Riez, ou je…

— Non, ne me chatouillez pas ; j’aime mieux rire de mon propre mouvement.

— Bien, alors. Vous me plairez encore autant qu’à Ramsgate, où nous nous rapprochâmes si promptement.

Les yeux de milady brillèrent d’un vif éclat, et sa bonne humeur éclatait de nouveau, lorsque John entra et annonça, avec tout le pathos d’un laquais, son excellence le marquis Christophero di Gumpelino.

— Qu’il soit le bien-venu ! Et vous, docteur, vous allez connaître deux de nos fous. Ne vous effarouchez pas de son extérieur, et surtout de son nez. L’homme possède d’excellentes qualités, par exemple beaucoup d’argent, un jugement sain, et l’ambition de réunir en lui toutes les sottises de son temps ; de plus, il est amoureux de mon amie aux yeux verts, Julie Maxfield ; il la nomme sa Juliette et lui son Roméo, et il déclame et il soupire. — Et lord Maxfield le beau-frère, à qui Julie a été confiée par son mari, est l’Argus…

J’allais faire la remarque qu’Argus gardait une vache, lorsque la porte s’ouvrit largement ; et, à mon grand étonnement, mon vieil ami, le banquier Christian Gumpel entra, avec son sourire de satisfaction, et tenant son ventre de Sylène.


L’avertissement de Mathilde, de ne pas me choquer du nez de cet homme, était suffisamment fondé ; car, en m’embrassant, il faillit me crever un œil. Je ne veux pas dire du mal de ce nez ; au contraire, il était de la plus noble forme, et il autorisait fort mon ami à prendre le titre de marquis. On pouvait voir distinctement à son nez qu’il était de bonne noblesse, et qu’il descendait de cette antique famille séculaire avec qui jadis le bon Dieu lui-même avait fait alliance, sans crainte de déroger. Depuis ce temps, il est vrai, cette famille a un peu déchu, si fort même que depuis Charlemagne elle est obligée de pourvoir à sa subsistance par un commerce de billets de loterie et de vieilles culottes, sans toutefois rien perdre de l’orgueil que lui inspirent ses aïeux, et sans renoncer à l’espoir de rentrer dans ses biens ou de recevoir une indemnité d’émigrés, quand son vieux souverain légitime aura rempli la promesse avec laquelle il la mène par le nez depuis deux mille ans. C’est là peut être ce qui rend ce nez si long et si fourni. Ou ces longs nez sont-ils une sorte d’uniforme auquel le dieu Jéhovah reconnaît ses anciens gardes-du-corps, même quand ils ont déserté ? Le marquis Gumpelino était un de ces déserteurs, mais il portait toujours son uniforme très-brillant, et parsemé de petites croix et d’étoiles en rubis ; un cordon rouge en miniature, accompagné de beaucoup d’autres décorations.

— Voyez-vous, dit milady, c’est mon nez favori, et je ne connais pas de plus belle fleur sur la terre.

— Cette fleur, dit en grimaçant Gumpelino, je ne puis malheureusement la placer sur votre sein ; mais je vous en apporte une qui n’est pas moins précieuse et moins rare…

À ces mots, le marquis ouvrit un cornet de papier de soie, qu’il avait apporté, et en tira avec une soigneuse lenteur une magnifique tulipe.

À peine Mathilde eut-elle aperçu cette fleur, qu’elle se mit à crier de toutes ses forces : Meurtre ! meurtre ! voulez-vous m’égorger ? loin de moi ces affreux objets ! En criant ainsi, elle se défendait comme si on eût voulu la tuer ; elle tenait ses mains sur ses yeux, courait en désespérée par la chambre, maudissait le nez de Gumpelino et sa tulipe, battait de sa cravache le chien qui aboyait horriblement ; et, lorsque John accourut au bruit, elle lui cria comme Kean dans le Roi Richard :

Un cheval ! un cheval !
Mon royaume pour un cheval !

et s’élança hors de la chambre comme un tourbillon.

— Une femme étonnante ! dit Gumpelino, immobile d’étonnement et tenant toujours sa tulipe à la main, ce qui le faisait ressembler à ces idoles indiennes qu’on représente avec une fleur de lotus. Pour moi, qui connaissais la dame et son idiosyncrasie, ce spectacle me réjouissait extrêmement. J’ouvris la fenêtre et je criai : Milady, que dois-je penser de vous ? Est-ce là de la raison, de la convenance ? — Surtout est-ce là de l’amitié ?

Alors du milieu d’un éclat de rire, s’éleva vers moi la folle réponse de Hotspur dans Henri v !

Quand je serai à cheval, je te jurerai que je t’aime extrêmement !

— Une femme singulière ! répéta Gumpelino, lorsque nous nous mîmes en route pour rendre visite à ses deux amies, la signora Lætizia et la signora Francesca dont il voulait me procurer la connaissance.

Les habitations des bains de Lucques sont situées en bas dans un village qui est environné de hautes montagnes, ou sur une de ces montagnes mêmes, non loin de la source principale. Un groupe pittoresque de maisons domine cette vallée ravissante. Quelques maisons sont éparses sur le revers de la montagne, et l’on y arrive avec peine à travers des vignes, des buissons de myrtes, des bois de lauriers, d’oliviers, des massifs de géraniums, de fleurs et de nobles plantes, véritable paradis inculte et sauvage. Je n’ai jamais vu une vallée plus délicieuse, surtout lorsque l’on contemple le hameau du haut de la terrasse du bain supérieur, où s’élèvent, avec leur sérieuse et sombre verdure, de hauts cyprès. On aperçoit au loin un pont jeté sur une petite rivière qu’on nomme la Lima, et qui coupe le village en deux parties, à l’extrémité desquelles elle forme deux chutes d’eau qui blanchissent sur des rochers, et qui produisent un murmure qu’interrompent et répètent de tous côtés les nombreux échos.

La beauté principale de ce vallon consiste en ce qu’il n’est ni trop grand, ni trop petit ; que l’ame du spectateur ne s’épand pas trop puissamment, mais plutôt qu’elle se remplit de cet aspect magnifique ; que les cimes des montagnes elles-mêmes, comme les Apennins en général, ne sont pas déformées par des découpures gothiques et aventureuses, semblables à ces caricatures de montagnes qu’on trouve aussi souvent que des caricatures d’hommes, dans les contrées germaniques : au contraire, leurs têtes sont noblement arrondies, pures, vertes et sereines ; elles semblent annoncer le pays de la civilisation et des arts, et s’unir mélodieusement au ciel bleu pâle qui les couronne.

— Ô Jésus ! s’écria Gumpelino, lorsque déjà passablement échauffés par une montée pénible et par les rayons du soleil levant, arrivés près de ces cyprès de la terrasse, et jetant nos regards sur le village, nous aperçûmes notre belle amie anglaise, fièrement dressée sur son cheval, passer au galop sur le pont comme une apparition romantique, et disparaître aussi rapidement qu’un éclair. — Ô Jésus ! quelle femme singulière ! répéta plusieurs fois le marquis. Dans toute ma vie, je n’ai jamais rencontré une semblable femme. Ce n’est que dans les comédies qu’on en trouve de pareilles, et je crois, par exemple, que la Holzbecher[1] jouerait fort bien ce rôle. Elle a quelque chose d’une fée. Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que vous avez raison, Gumpelino. Lorsque je passai avec elle de Londres à Rotterdam, le capitaine du vaisseau se mit à dire qu’elle ressemblait à une rose saupoudrée de poivre. Pour le remercier de cette piquante comparaison, elle versa toute une poivrière sur sa tête, un jour qu’elle le trouva endormi dans la cabine, et il devint impossible d’approcher de lui sans éternuer.

— Une femme singulière ! répéta Gumpelino, aussi délicate que la soie blanche et aussi forte, et qui se tient à cheval aussi bien que moi. N’avez-vous pas vu le long et maigre Anglais qui galopait derrière elle sur son maigre coursier, comme le souci à la suite d’un hypocondriaque ? Ce peuple s’adonne avec trop de passion aux chevaux. Le cheval blanc de lady Maxfield coûte trois cents louis d’or vivans. — Hélas ! et les louis d’or sont si élevés aujourd’hui, et ils montent encore chaque jour !

— Oui, les louis d’or monteront si haut, que les pauvres écrivains comme nous autres, ne pourront jamais les atteindre.

— Vous ne vous figurez pas, M. le docteur, combien d’argent je dépense, et cependant je me contente d’un seul domestique, et, quand je suis à Rome, d’un seul chapelain pour ma chapelle particulière. Tenez, voilà mon laquais Hyacinthe.

La petite figure qui apparut en ce moment, au circuit d’un coteau, eût mieux mérité d’être appelée un lis jaune que Hyacinthe. Elle était renfermée dans un vaste habit de drap écarlate, chargé de galons d’or, et du fond de cette rouge magnificence sortait une face en sueur qui me fit un signe amical. Réellement, lorsque j’eus examiné de plus près ces yeux actifs et cette figure inquiète, je reconnus quelqu’un que je me serais attendu à trouver sur le mont Sinaï plutôt que sur les Apennins, et ce n’était personne autre que M. Hirsch, bourgeois toléré de Hambourg, un homme qui n’a pas été seulement un très-honnête collecteur de loterie, mais qui s’entend aussi fort bien en cors aux pieds et en ducats, à savoir qu’il ne confond jamais les uns avec les autres, et qu’il rogne toutes ces choses avec une égale dextérité.

— Je suis bien content, me dit-il, que vous me reconnaissiez, bien que je me nomme maintenant Hyacinthe, et que je sois valet de chambre de M. Gumpel.

— Hyacinthe ! s’écria celui-ci avec humeur.

— Soyez tranquille, M. Gumpel, ou M. Gumpelino, ou M. le Marquis, ou votre Excellence ; nous n’avons pas besoin de nous gêner devant le docteur. Il me connaît, il m’a pris plus d’un billet de loterie, et je jurerais presque qu’il me doit encore sept marcs et neuf shillings du dernier tirage. — Je me réjouis vraiment de vous revoir, docteur. Ce que c’est que l’homme ! ajouta-t-il. Devant la porte d’Altona, on se dit : Que j’aurais donc pris plaisir dans un pays qui est à deux cents milles de Hambourg, dans le pays où croissent les citrons et les oranges, en Italie ! Ah ! l’homme ! est-il devant la porte d’Altona, il voudrait être en Italie, et à peine est-il en Italie, qu’il voudrait se retrouver devant la porte d’Altona. Hélas ! je suis maintenant dans le pays des citrons et des oranges, et je pense à la porte de pierre de Hambourg, où les oranges et les citrons se trouvent par pleins paniers, sans qu’on ait la peine de grimper les montagnes et d’affronter la chaleur pour les cueillir. Que Dieu me le pardonne, M. le marquis ; n’était l’honneur, je ne serais pas venu si loin avec vous.

— C’est un brave homme, me dit le marquis, mais il n’entend absolument rien à l’étiquette ; devant vous, cela est sans conséquence. Comment trouvez-vous sa livrée ? Il y a pour cinquante écus de galon de plus que sur les livrées des laquais de Rotschild. Je le dis souvent : qu’est l’argent ? L’argent est rond, il roule bien loin, mais la civilisation demeure. Oui, docteur, si je perds un jour mon argent (ce dont Dieu me préserve !), je n’en serai pas moins un grand connaisseur des arts, un amateur éclairé de la peinture, de la musique et de la poésie. Vous me banderiez les yeux et vous me conduiriez tout le long de la galerie de Florence, à chaque tableau devant lequel vous me placeriez, je vous dirais le nom du peintre ou du moins l’école à laquelle il appartient. En musique ? Bouchez-moi les oreilles, et je distinguerai chaque fausse note. En poésie ? Je connais tous les acteurs de l’Allemagne, et pour ce qui est de la nature, j’ai fait plus de deux cents milles, en voyageant jour et nuit, pour voir en Écosse une seule montagne. Comment trouvez-vous cette contrée-ci ? Quelle création ! Voyez un peu les arbres, les montagnes, le ciel et l’eau là bas. Tout cela n’a-t-il pas l’air peint ? Avez-vous jamais rien vu de plus beau sur aucun théâtre ? Aussi que dit le poète ? — Et il se mit à déclamer des vers à troubler tous les rossignols du voisinage.


La signora Laetizia, jeune rose de cinquante ans, était au lit, fredonnant et babillant avec ses deux galans, dont l’un était assis sur une petite chaise basse, et l’autre appuyé sur un grand fauteuil, jouait de la guitare. Dans la chambre voisine, on entendait voltiger les accens d’une douce chanson, et les éclats d’un rire encore plus doux. Le marquis me présenta avec une grosse ironie qui lui était propre, en disant que j’étais le fameux docteur en droit Jean-Henri Heine, célèbre par ses grands travaux judiciaires. Par malheur, un de ces musiciens était un professeur de Bologne, et il se plaignit de ne pas avoir encore entendu parler de ce nom illustre. Le second galant, du moins Gumpelino me l’assura, était un poète célèbre, dont les vers, composés depuis vingt ans, étaient encore chantés dans toute l’Italie, et enivraient jeunes et vieux par leur harmonie et leur chaleur amoureuse. Et le poète, lui, était assis là les yeux pâles, le visage flétri, sa tête branlante parsemée de minces boucles de cheveux gris, le sang appauvri et le cœur desséché par les glaces de l’âge ! Un pauvre vieux poêle ainsi fait, avec sa tête chauve et son corps amaigri, ressemble à ces ceps de vigne que nous voyons en hiver se dresser sur le penchant d’une montagne, tristes, raides et sans feuilles, tremblans au vent et couverts de neige, tandis que le doux fruit qu’ils ont produit porte au loin la joie et la chaleur dans les ames, et fait chanter leurs louanges avec ivresse. Qui sait si un jour je ne serai pas assis de la sorte, mince et soucieux comme ce vieillard, sur une humble escabelle, près du lit d’une vieille courtisane, souple, et soumis à ses moindres désirs ! — Vous êtes Allemand ? me dit-elle. Hélas ! ce sont de braves gens ; mais que nous importe que ce soient les bons ou les méchans qui nous dévorent ? Ils ruinent de fond en comble notre Italie. Mes meilleurs amis sont dans les cachots de Milan, et l’esclavage…

Elle s’arrêta, et tout le monde garda le silence ; le poète ne prononça pas non plus une parole, bien qu’il passât, après Mezzofante, pour le plus habile maître de langues de Bologne. Il servait la signora comme un chevalier muet ; seulement, de temps en temps, on lui faisait réciter les morceaux qu’il avait faits pour elle vingt-cinq ans auparavant, lorsqu’elle débuta sur le théâtre de Bologne dans le rôle d’Ariadne. Lui-même dans ce temps peut-être était-il semblable à un dieu amoureux ; peut-être son Ariadne se jeta-t-elle dans ses bras brûlans, avec le délire d’une bacchante ! en chantant : Evoe Bacche ! Dans ce temps-là, il composait beaucoup de vers érotiques, qui, je l’ai dit, sont restés parmi les bons morceaux de la littérature italienne, tandis que le poète et celle qu’il a chantée, ne sont plus depuis long-temps que de la maculature.

Vingt-cinq ans durant, sa fidélité ne s’est pas démentie, et je pense qu’il restera assis sur son escabelle jusqu’à son dernier jour, récitant ses vers chaque fois qu’on les lui demandera. Le professeur de jurisprudence se traîne depuis autant d’années dans les fers de la signora ; il lui fait encore la cour aussi assidûment qu’il la lui faisait au commencement de ce siècle ; il remet avec autant de complaisance ses jours de lecture académique, lorsqu’elle veut qu’il l’accompagne quelque part, et il ne se soustrait pas à une seule des habitudes d’un véritable Patito.

La loyale persévérance de ces deux adorateurs d’une beauté dès long-temps ruinée est peut-être une habitude, ou une douce piété pour d’anciens sentimens, ou peut-être encore le sentiment lui-même, qui s’est débarrassé des choses actuelles, et qui subsiste par ses souvenirs. Ainsi, nous voyons souvent de vieilles gens agenouillés au coin d’une rue, devant une image de madone, qui a tant souffert du vent, de la pluie et de l’orage, qu’à peine offre-t-elle quelques traits délayés, insuffisans pour la faire reconnaître, et qu’il ne reste rien dans la niche où elle fut placée, rien que la lampe qui se balance encore au-dessus de cet autel vide ; mais les vieillards agenouillés pieusement, et défilant leur rosaire d’une main tremblante, ont prié à cette place depuis leur enfance, ils sont toujours venus s’agenouiller sur cette pierre, à cette même lueur ; ils ne croient pas que la sainte image chérie soit effacée, et à la fin, l’âge les a rendus aveugles ou si myopes, qu’il leur importe peu que l’objet de leur adoration soit visible ou non. Ceux qui croient sans voir sont toujours plus heureux que les clairvoyans qui remarquent la moindre ride sur le visage de leur madone ! Rien n’est plus affreux que de tels retours ! Jadis je croyais que l’inconstance des femmes est ce qu’il y a de plus terrible au monde, et je croyais avoir tout dit, en les nommant des serpens. Mais, hélas ! que ne sont-elles serpens tout-à-fait, car les serpens se dépouillent chaque année de leur vieille peau et se rajeunissent.


Le marquis promit à la signora de la ramener à Bologne dès que l’indisposition qui la retenait au lit aurait cessé. On arrangea que le professeur prendrait les devans, et que le poète jouirait de la voiture du marquis, dont le siége du cocher pourrait le contenir lui et le petit chien favori. Pendant cet arrangement, la porte de la chambre voisine s’ouvrit violemment, et une créature singulière s’élança au milieu de nous.

Muses du monde ancien et du monde nouveau, et vous-mêmes, muses qui n’avez pas encore été découvertes, et dont j’ai soupçonné depuis long-temps l’existence dans les forêts et sur les mers, je vous en conjure, donnez-moi des couleurs pour peindre cette création qui est bien, après la vertu, ce qu’il y a de plus splendide sur la terre ! Certes, de toutes les magnificences, la vertu, il n’en faut pas douter, est bien la plus grande. Dieu l’orna de tant de charmes, qu’on eût dit qu’il avait épuisé ses trésors ; mais il rassembla de nouveau ses forces, et dans un moment propice, il créa la signora Francesca, la belle danseuse, grand chef-d’œuvre qu’il produisit après la vertu, en quoi il ne se répéta pas le moins du monde, comme font les compositeurs terrestres. — Non, Francesca est une création tout originale ; elle n’a point la moindre ressemblance avec la vertu, et il est des connaisseurs qui n’accordent à cette dernière que le mérite de l’ancienneté. Mais est-ce donc un si grand défaut pour une danseuse, que d’être de six cents ans trop jeune ?

Je la vois encore, s’élançant de la porte brusquement ouverte, jusqu’au milieu de la chambre, tournant de la même impulsion vingt fois sur un seul pied, puis se jetant de toute sa longueur sur le sofa, se couvrant les yeux de ses deux mains, et s’écriant hors d’haleine : Ah ! que je suis donc lasse de dormir ! Le marquis vint faire son compliment à la signora Francesca, qui, encore à demi endormie, l’écouta à peine ; et lorsqu’il lui demanda la permission de baiser ses pieds, et qu’il se fut agenouillé sur le mouchoir de soie jaune qu’il tira de sa poche, elle lui tendit indifféremment son pied gauche, qui était renfermé dans un charmant soulier rouge, tandis que le pied droit portait un soulier bleu, coquetterie piquante qui faisait encore mieux ressortir des formes délicates et gracieuses. En se relevant, le marquis demanda la permission de me présenter, ce qui lui fut accordé en bâillant. Je priai aussi la dame de me permettre de baiser son pied gauche ; mais, au moment où j’allais partager cet honneur, elle se réveilla comme d’un rêve, s’inclina vers moi en souriant, me regarda avec de grands yeux étonnés, s’élança joyeusement dans la chambre, et se remit à pirouetter, tandis que le professeur faisait retentir la guitare. Moi je sentais que mon cœur tournait avec elle, et que l’étourdissement allait me saisir. Enfin, la signora s’arrêta, m’examina encore bien attentivement des pieds à la tête, et remercia le marquis d’un air très-satisfait, comme s’il lui eût apporté un présent. Elle trouva peu de chose à critiquer : seulement mes cheveux étaient trop clairs ; elle les eût voulu plus bruns, comme les cheveux de l’abbate Cecco. Elle trouva aussi mes yeux trop petits et plus verts que bleus. Je devrais à mon tour faire l’analyse de la signora : son visage avait cette régularité qu’on trouve dans les statues grecques ; le front et le nez formaient une seule ligne ; ce dernier, fort court, était coupé en angle droit ; la distance de la bouche au nez était des plus petites, les lèvres se touchaient à peine et formaient un doux sourire rêveur, et un gracieux menton s’arrondissait vers un cou… Ah ! lecteur, je vais trop loin, et je n’ai pas le droit de m’étendre jusqu’aux deux touffes de lis blanc qui apparaissaient dans tout leur éclat lorsque, dans ses mouvemens rapides, la signora écartait les brillans boutons de col qui fermaient sa tunique de satin noir. Bornons-nous donc à dire que son visage était clair et d’une pâleur jaunâtre comme l’albâtre, que de longs cheveux noirs formaient sur les tempes deux ovales lisses et luisans, et que deux yeux noirs éclairaient de belles clartés subites tout ce noble ensemble.

Je donnerais volontiers une description locale de mon bonheur, et ainsi que les voyageurs ornent leurs ouvrages de cartes topographiques, j’aimerais à faire graver en acier les traits de Francesca ; mais que servirait la copie morte de formes extérieures dont les charmes consistaient surtout dans sa mobilité ? La seule statue de Vénus du grand Canova, qu’on trouve dans une des dernières salles du palais Pitti à Florence, pourrait donner une idée de la magnificence de ces attraits. Je pense souvent à cette statue ; quelquefois j’en rêve, elle est dans mes bras, elle s’anime et me parle avec la voix de Francesca. C’est le son de cette voix qui donnait au moindre mot que disait Francesca une importance et un charme indéfinissables ; et, si j’essayais de rapporter ces mots, ce serait comme un herbier desséché, une collection de plantes qui n’avaient de valeur que par leurs parfums. Souvent aussi elle s’élançait en l’air, et dansait en parlant, et peut-être, après tout, la danse était-elle son langage véritable. Aussi, est-ce dans ce langage que Francesca racontait l’histoire de ses amours avec l’abbate Cecco, jeune garçon pour qui elle avait éprouvé une passion violente, du temps qu’elle cousait des chapeaux de paille dans la vallée de l’Arno, et à qui, disait-elle, j’avais le bonheur de ressembler. En traitant ce sujet, elle faisait les pantomimes les plus tendres, posait mille fois les extrémités de ses doigts sur son cœur, semblait en tirer les sentimens les plus vifs en y appuyant sa main, se jetait ensuite avec abandon sur le sofa, le visage caché dans les coussins, élevait ses deux pieds en l’air, et les faisait agir comme des marionnettes. Le pied chaussé de bleu représentait l’abbé Cecco, et, le rouge, la pauvre Francesca. Parodiant sa propre histoire, elle faisait prendre aux deux pieds amoureux congé l’un de l’autre ; et c’était un piteux spectacle, un spectacle à mourir de rire et à mourir à force de pleurer, que celui de ces deux pieds qui s’embrassaient en se disant les choses du monde les plus touchantes. — La folle Francesca versait alors, à fendre l’ame, des larmes qui, sans qu’elle s’y attendît, lui venaient plus profondément du cœur que ne l’exigeait le rôle. Elle faisait aussi tenir un long discours à l’abbate Cecco, dans lequel il vantait en métaphores pédantesques la beauté de la pauvre Francesca, et la manière dont elle y répondait avec le ton sentimental d’un temps antérieur, avait quelque chose de dramatique et de douloureux, qui m’agitait singulièrement. — Adieu, Cecco ! Adieu, Francesca ! était le refrain éternel. Les deux chers petits pieds amoureux ne voulaient pas se quitter, et j’éprouvai de la joie, lorsqu’un destin inexorable finit par les séparer ; car un doux pressentiment me disait que c’eût été un grand malheur pour moi, si ces deux amans fussent restés éternellement unis.

Le professeur applaudissait grotesquement par toutes sortes de sons de guitare désordonnés, la signora fredonnait, le petit chien aboyait, et le marquis et moi nous battions des mains comme des forcenés. La signora Francesca, se relevant, s’inclina avec reconnaissance.

— C’est vraiment une belle comédie, me dit-elle ; mais il y a bien long temps qu’elle a été jouée pour la première fois, et moi-même je suis un peu vieille. Devinez mon âge !

Elle n’attendit pas ma réponse, et me dit vivement : dix-huit ans. — À ces mots, elle tourna pendant plus d’une minute sur un seul pied. — Et quel âge avez-vous, Dottore ?

— Ah ! signora, je suis né dans la nuit du nouvel an de 1800.

— Je vous avais déjà dit que c’est un des premiers hommes de notre siècle, dit finement le marquis.

La signora Laetizia voulut aussi nous parler de son âge. Elle nous raconta son début dans le rôle d’Ariadne, sur lequel, comme je l’appris plus tard, elle revenait très-souvent. Le poète fut alors forcé de déclamer le morceau qu’il avait fait jadis pour elle dans cette circonstance. C’était un fort bon morceau de poésie, plein de deuil et de douleur sur la déloyauté de Thésée, d’enivrement aveugle pour Bacchus, où la beauté et la fougue d’Ariadne étaient fort bien peintes. — Bella causa ! s’écria signora Laetizia à chaque strophe ; et moi aussi, je louai les images, la coupe des vers et la manière dont ce mythe avait été traité.

— Oui, il est très-beau, dit le professeur, et il y a certainement une vérité historique au fond de cette histoire, bien que quelques auteurs nous racontent expressément que Onéus, prêtre de Bacchus, se maria avec cette Ariadne abandonnée qu’il trouva dans l’île de Naxos ; et sans doute, comme il arrive souvent dans les légendes, du prêtre du dieu on fit le dieu lui-même.

Je ne partageai pas cette opinion, et je répondis que, dans cette fable d’Ariadne abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos, et jetée dans les bras de Bacchus, je ne voyais autre chose qu’une allégorie, à savoir que, ainsi délaissée, la nymphe s’était adonnée à l’ivrognerie, hypothèse adoptée par beaucoup de savans de mon pays. Vous-même, monsieur le marquis, ajoutai-je, vous devez savoir que le banquier Bethmann, dans le sens de cette hypothèse, éclairait sa belle statue d’Ariadne, de telle façon qu’elle semblait avoir un nez rouge.

— Oui, oui, Bethmann de Francfort était un grand homme ! s’écria le marquis. En ce moment, une chose importante sembla l’occuper. — Dieu ! dit-il, j’ai oublié d’écrire à Rotschild de Francfort. Et il se sauva à toutes jambes.

Lorsqu’il fut parti, comme je me disposais, ainsi qu’il est d’usage, à gloser sur l’homme à la bonté duquel je devais l’agréable connaissance que je venais de faire, je trouvai, à mon grand étonnement, que tout le monde était rempli d’enthousiasme pour ses nobles et excellens procédés, et qu’on ne pouvait trop vanter sa complaisance et sa bonhommie. Francesca joignait aussi sa voix à celle des autres ; elle ne se plaignait que du nez du marquis, qu’elle trouvait inquiétant à cause de sa ressemblance avec la tour de Pise.

En prenant congé, je sollicitai la faveur de baiser encore son pied gauche, sur quoi, avec un sourire très-sérieux, elle ôta son soulier rouge, et aussi son bas ; et, quand je me fus agenouillé, elle me tendit un pied de lis, blanc et éclatant, que je portai à mes lèvres, avec plus de ferveur que si c’eût été la mule du pape. Il va sans dire que je fis l’office de femme de chambre, et que j’aidai à remettre le bas et le soulier.

Je suis contente de vous, me dit la signora Francesca quand j’eus terminé cette affaire, dans laquelle je me pressai fort peu, bien que j’y employasse mes deux mains, — je suis contente de vous. Vous me tirerez encore souvent mes bas. Aujourd’hui vous avez baisé le pied gauche, demain vous aurez le pied droit ; après demain je vous permettrai de me baiser la main gauche, et le jour suivant la droite. Conduisez-vous bien, vous aurez de l’avancement ; et, comme vous êtes jeune, vous ferez votre chemin dans le monde.

Et je l’ai fait mon chemin en ce monde ! Soyez-en témoins, nuits de Toscane, et toi, beau ciel bleu avec tes grandes étoiles d’argent ! vous, bois de lauriers sauvages, touffes mystérieuses de myrtes ! et vous, nymphes des Apennins, quand vous nous enlaciez dans vos danses de fiançailles, et quand vous nous rameniez dans nos rêveries à ces temps des dieux où il n’existait pas ce préjugé gothique qui ne permet que des félicités secrètes, et qui couvre de sa feuille de vigne hypocrite tout sentiment libre et hardi.

Quant à nous, la feuille de vigne était bien inutile, car une vigne tout entière étalait ses grands rameaux verts sur nos têtes bienheureuses !


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Sur un banc de gazon, sous un large laurier, était assis Hyacinthe, le domestique du marquis, et près de lui Apollon, son chien. Ce dernier était même plutôt debout qu’assis, car ses deux pattes de devant étaient dressées sur la cuisse écarlate du petit homme, et il regardait, ainsi que lui, avec curiosité, des tablettes que Hyacinthe tenait en main, y inscrivant de temps à autre quelques mots en soupirant.

— Comment diable, Hirsch Hyacinthos ! lui criai-je, composes-tu des vers ? Allons, les signes te sont favorables ; Apollon est à tes côtés, et le laurier est déjà suspendu sur ta tête.

Mais j’étais injuste envers le pauvre homme. Il me répondit paisiblement : Des vers ? Non : je suis amateur des vers, mais je n’en écris pas. N’ayant rien à faire en ce moment, j’écrivais la liste des personnes qui ont joué dans mon bureau de loterie. Quelques-unes sont restées mes débiteurs. — Ne croyez pas, M. le docteur, que je veuille parler de… Nous avons le temps. Je vous regarde comme solide. Ah ! si vous aviez joué le lot 1365 au lieu du 1364, vous seriez aujourd’hui un homme de cent mille marcs banco, et vous n’auriez pas besoin de courir ici de droite et de gauche ; vous pourriez rester tranquille à Hambourg, et vous faire conter sur votre sofa quelle mine a l’Italie. Aussi vrai que Dieu me soit en aide, je ne serais pas venu dans ce pays, n’était l’amitié que j’ai pour M. Gumpel. Ah ! que de chaleurs, de dangers et de fatigues il m’a fallu supporter ! Puis, partout où il y a une exagération ou une rêverie, M. Gumpel arrive tout de suite, et il faut que je fasse tout comme lui. Je serais parti depuis long-temps, s’il pouvait se passer de moi. Mais qui conterait, une fois de retour à la maison, combien il a reçu d’honneurs et pris de civilisation chez l’étranger ? Et, à vous dire la vérité, moi-même je commence à faire grand cas de la civilisation. À Hambourg, Dieu merci, je n’en ai pas besoin ; mais on ne peut savoir si on ne viendra pas dans quelque autre endroit. Ici, c’est un tout autre monde. Et on a raison ; un peu de civilisation embellit si bien l’homme ! Et quel honneur on en retire ! Lady Maxfield, par exemple, comme elle m’a accueilli et honoré ce matin ! tout parallèlement comme son égal ! Et elle m’a donné un francesconi pour boire, bien que la fleur que je lui portais n’eût coûté que cinq paoli. Aussi c’est un plaisir que d’avoir dans les mains le petit pied blanc de ces grandes dames.

Je ne fus pas peu confondu de cette remarque. Le drôle se moquait-il de moi ? Mais comment pouvait-il déjà savoir ce qui s’était passé de l’autre côté de la montagne ? ou bien s’était-il passé de ce côté une semblable scène, et l’esprit ironique du grand poète créateur de ce théâtre terrestre s’était-il plu à la répéter à la fois en vingt endroits, pour l’amusement de son public céleste ? Toutes ces suppositions étaient mal fondées ; car, après que j’eus promis de ne rien dire au marquis, Hyacinthe m’avoua qu’il avait trouvé lady Maxfield au lit lorsqu’il était venu lui offrir des fleurs, et qu’ayant vu des cors à l’un de ses pieds, qui passait par la couverture, il lui avait offert de les couper, soin pour lequel il avait reçu un francesconi de récompense.

— Mais je tiens surtout à l’honneur que j’en ai eu, dit Hyacinthe, et j’en ai dit autant au baron Rotschild, lorsque j’eus l’honneur de lui couper les cors. Cela eut lieu dans son cabinet ; il était assis sur son fauteuil vert comme sur un trône, il parlait comme un prince, et autour de lui, debout, étaient ses courtiers, et il donnait ses ordres, et il envoyait des estafettes à tous les princes ; et, tandis que je lui coupais les cors, je me disais : Tu as dans tes mains le pied d’un homme qui a lui-même le monde entier dans ses mains. — Ç’a été le plus heureux moment de ma vie !

— Je puis facilement me représenter ce que vous avez éprouvé, M. Hyacinthe. Mais quel membre de la dynastie Rotschild avez-vous ainsi opéré ! Était-ce pas l’Anglais au cœur haut, l’homme de Lombard-Street, qui a ouvert une maison de prêt pour les empereurs et les rois ?

— Cela va sans dire, docteur. Je parle du grand Rotschild, le grand Nathan Rotschild, Nathan le sage, chez qui l’empereur du Brésil a mis sa couronne de diamans en gage. Mais j’ai eu aussi l’honneur de connaître à Francfort le baron Salomon Rotschild, et il savait m’apprécier. Lorsque le marquis lui dit que j’avais été collecteur de loterie, le baron répondit d’un air sérieux : Je suis moi-même quelque chose comme cela ; ne suis-je pas le grand collecteur de la loterie Rotschild ? Il ne sera pas dit qu’un collègue aura mangé à l’office, il se mettra près de moi ! — Et, aussi vrai que Dieu distribue les biens de ce monde, M. le docteur, je m’assis près de Salomon Rotschild, et il me traita tout comme son égal, tout familionnairement. — J’allai aussi à son fameux bal d’enfans, qui a été mis dans les gazettes. Que d’or, d’argent et de diamans, que d’ordres et d’étoiles ! L’ordre du Faucon, l’ordre de la Toison-d’Or, l’ordre du Lion, l’ordre de l’Aigle ; même un tout petit enfant, je vous le dis, un tout petit enfant portait l’ordre de l’Éléphant. Les enfans étaient habillés en rois, la couronne sur la tête ; mais il y avait un grand garçon habillé précisément comme Nathan Rotschild. Il faisait très-bien son personnage, les deux mains dans les poches de sa culotte, secouant son argent, branlant tristement la tête quand un des petits rois voulait lui emprunter quelque somme, et ne caressant que celui qui portait un habit blanc et une culotte rouge. Vrai Dieu ! le garçon jouait bien son rôle, surtout lorsqu’il soutenait le gros enfant habillé de satin blanc semé de lis d’or, et qu’il lui disait : Allons, conduis-toi bien pour qu’on ne te chasse pas, et que je ne perde pas mon argent ! Je vous assure, docteur, que c’était plaisir de les voir. Tout alla bien jusqu’au moment où on leur apporta des gâteaux ; alors ils se battirent pour avoir la meilleure part, ils s’arrachèrent leurs couronnes de la tête, crièrent, pleurèrent, et même quelques-uns…


Il n’est rien de plus ennuyeux sur la terre que la lecture d’un voyage en Italie, — si ce n’est l’ennui de l’écrire ; et l’auteur ne se rend supportable qu’en parlant le moins possible de l’Italie. J’ai bien peur cependant, tout en employant cet artifice, que le présent paragraphe ait peu d’attraits pour mes lecteurs. Mais, Dieu merci, une vielle organisée retentit sous mes croisées, et remplit l’air de joyeuses mélodies. Ma tête malade avait besoin de cet allègement, surtout au moment où j’ai à parler de ma visite au marquis Christophoro di Gumpelino. Je veux conter cette touchante histoire dans toute sa pureté.

Il était déjà tard quand j’arrivai à la demeure du marquis. Lorsque j’entrai, Hyacinthe était seul, et nettoyait les éperons d’argent de son maître, que j’apercevais, par la porte entr’ouverte, au fond de son cabinet, agenouillé devant un grand crucifix et une madone.

Il faut savoir que le marquis était devenu un excellent catholique, qui suivait toutes les cérémonies de la sainte église, et qui, pendant son séjour à Rome, avait un chapelain par le même motif qu’il entretenait une danseuse à Paris et des chevaux de course à Londres.

M. Gumpel fait en ce moment sa prière, dit Hyacinthe, en me montrant le cabinet de son maître ; et il ajouta : Il s’agenouille ainsi tous les soirs devant la prima dona avec l’enfant Jésus. C’est un morceau magnifique qui lui a coûté six cents francesconi.

— Et vous, M. Hyacinthe, pourquoi ne vous agenouillez-vous pas derrière lui ? ou bien, ne seriez-vous pas ami de la religion catholique ?

— J’en suis ami, et je n’en suis pas ami, répondit celui-ci en hochant la tête d’un air réfléchi. C’est une bonne religion pour un baron de distinction qui n’a rien à faire tout le jour, et pour un amateur des arts ; mais ce n’est pas une religion pour un homme qui a des affaires, et surtout pas une religion pour un collecteur de loterie. Il faut que j’écrive exactement chaque numéro qu’on prend, et si la cloche catholique vient me faire aux oreilles bum ! bum ! bum ! ou l’encens catholique m’éblouir les yeux, je perds la tête, j’écris de faux numéros, et il peut arriver de grands malheurs. J’ai souvent dit à M. Gumpel : Votre Excellence est un homme riche, et peut être catholique tant qu’elle veut ; la cloche catholique peut vous faire perdre l’esprit, vous n’aurez pas moins à manger et à boire ; mais moi, pauvre homme, il faut que je ramasse toute mon intelligence pour gagner quelque chose. M. Gumpel dit bien que cela est nécessaire pour la civilisation, et que si je ne suis pas catholique, je ne comprendrai rien aux tableaux du Correchio, du Carrachio et du Carravachio ; mais j’ai toujours pensé que le Correchio, le Carrachio et le Carravachio ne me tireraient pas d’affaire, si personne ne venait jouer à ma loterie. Avec cela, il faut que je vous avoue, M. le docteur, que la religion catholique ne me fait aucun plaisir. Il semble toujours que le bon Dieu vient de mourir, et on entend souvent une musique d’enterrement qui vous rend mélancolique : je vous le dis, ce n’est pas une religion pour un homme comme moi.

— Mais, M. Hyacinthe, comment trouvez-vous la religion protestante ?

— Celle-ci n’est pas trop raisonnable, M. le docteur ; et, s’il n’y avait pas d’orgue, ce ne serait pas une religion du tout. Entre nous soit dit, cette religion ne gâte rien, elle est pure comme un verre d’eau ; mais aussi elle ne sert à rien. Je l’ai mise à l’épreuve, et cette épreuve me coûte quatre marcs et quatorze shillings.

— Comment donc, mon cher monsieur Hyacinthe ?

Voyez-vous, M. le docteur, je me suis dit : C’est sans doute une religion bien éclairée, mais elle n’a pas de miracles, et il ne lui faudrait qu’un petit miracle pour en faire une religion honnête. Mais qui ferait des miracles en un tel lieu, pensai-je en visitant un jour, à Hambourg, une église protestante où il n’y avait que des bancs bruns et des murailles blanches, et sur les murailles rien qu’une table noire sur laquelle étaient écrits une demi-douzaine de chiffres blancs. — Tu fais peut-être tort à cette religion, me dis-je ; peut-être ces chiffres peuvent-ils faire aussi bien un miracle que l’image de la mère de Dieu, ou un os de son mari saint Joseph ; et, pour voir le fond de cette affaire, j’allai aussitôt à Altona, et je mis les chiffres à la loterie d’Altona[2] ; mais je vous jure que pas un de ces numéros protestans ne sortit. Ne me parlez donc pas d’une religion qui ne peut seulement pas faire sortir un ambe ; et pensez-vous que je serais assez déraisonnable pour placer mon salut éternel dans une croyance sur laquelle j’ai déjà placé quatre marcs et quatorze shillings que j’ai perdus ?

— La vieille religion juive vous semble sans doute préférable, mon ami ?

M. le docteur, cette religion-là, je ne la souhaite pas à mon plus cruel ennemi. On n’en retire que de l’ignominie et de la honte. Je vous le dis, ce n’est pas une religion, mais un malheur. J’évite tout ce qui peut m’en faire souvenir, et comme Hirsch est un mot juif, je signe maintenant Hyacinthe, collecteur, opérateur et taxateur. À cela, je trouve encore l’avantage de n’avoir pas eu besoin de changer le chiffre de mon cachet. Cela sonne d’ailleurs autrement, et on ne peut plus me traiter comme un gueux, ainsi qu’on le faisait autrefois.

— Mon cher M. Hyacinthe, qui pouvait vous traiter ainsi ? Il est impossible de ne pas reconnaître en vous l’homme civilisé, dès que vous ouvrez la bouche.

— Vous avez raison, M. le docteur, j’ai fait des pas de géant dans la civilisation. Je ne sais vraiment pas qui je pourrai fréquenter quand je reviendrai à Hambourg ; et, quant à la religion, je sais ce que je ferai. J’ai pour le moment le nouveau temple israélite, le service mosaïque avec le chant allemand et quelques cérémonies dont une religion ne peut pas se passer. Aussi vrai que Dieu dispense les biens, je ne demande pas en cet instant une religion meilleure, et celle-ci mérite qu’on la soutienne. Elle est même encore trop bonne pour l’homme commun, à qui il faut des sottises, et qui se sent heureux dans son imbécillité. Un vieux juif, avec sa longue barbe et son habit déchiré, qui ne dit pas un mot selon l’orthographe, se sent peut-être plus heureux que moi avec ma civilisation. À Hambourg, dans la grande ruelle des Boulangers, il y a un homme qui se nomme Moïse Loque, ou tout court Loque, qui va et vient toute la semaine, à la pluie et au vent, avec son paquet sur le dos pour gagner une couple de marcs. Le vendredi soir, quand il revient au logis, il trouve le chandelier aux sept branches allumé, la table couverte d’une nappe blanche ; il dépose son paquet et ses soucis, s’asseoit à table avec sa maigre femme et ses plus maigres filles, mange avec elles des poissons qui nagent dans une agréable sauce blanche, chante les plus magnifiques cantiques du roi David, se réjouit de tout son cœur de la sortie d’Égypte des enfans d’Israël, se réjouit aussi que tous les méchans qui leur ont fait du mal soient morts ; que le roi Pharaon, Nabuchodonosor, Aman, Antiochus, Titus et tous les gens de cette espèce n’existent plus, tandis que Loque vit encore et mange du poisson avec sa femme et ses filles. — Et je vous le dis, M. le docteur, les poissons sont délicats, et l’homme est heureux ; il n’a pas besoin de se tourmenter de la civilisation, il s’enveloppe gaîment dans sa religion et dans sa robe de chambre verte, comme Diogène dans son tonneau ; il regarde avec satisfaction ses lumières qu’il ne mouche même pas ; et je vous le dis, quand les lumières sont un peu pâles, et que la servante du sabbat qui est chargée de les entretenir n’est pas là, si Rotschild le grand entrait en ce moment avec tous ses courtiers, ses escompteurs, ses expéditeurs et tous ses chefs de comptoir, avec lesquels il fait la conquête du monde, et s’il disait : « Moïse Loque, demande-moi une grâce, je t’accorderai ce que tu voudras ; » M. le docteur, je suis convaincu que Moïse Loque répondrait tranquillement : « Mouche-moi les chandelles ! » Et Rotschild le grand dirait avec étonnement : « Si je n’étais Rotschild, je voudrais être Loque ! »

Tandis que Hyacinthe développait ainsi ses vues largement et d’une manière épique, selon son habitude, le marquis, se levant de son prie-Dieu, s’approcha de nous, en nasillant encore quelques pater noster. Hyacinthe tira un rideau vert sur l’image de la madone, éteignit les deux cierges qui brûlaient devant elle, détacha le crucifix de cuivre et revint à nous, tout en le nettoyant avec le même chiffon qui lui servait tout à l’heure à nettoyer les éperons de son maître. Celui-ci semblait accablé de chaleur ; au lieu de robe de chambre, il portait un large domino de soie bleue avec une frange d’argent, et son nez étincelait mélancoliquement, comme un louis d’or dans une bourse rouge.

— Ô Jésus ! soupira-t-il en se laissant tomber sur les coussins du sofa ; ne trouvez-vous pas, docteur, que j’ai l’air bien rêveur aujourd’hui ? Je suis très-ému, mon ame est excitée, je respire dans une sphère plus élevée !

M. Gumpel, dit Hyacinthe en l’interrompant, votre sang court de nouveau trop rapidement dans vos veines ; je sais ce qui vous manque, il faut que vous preniez…

— Tu ne sais pas, dit son maître en soupirant.

— Je vous dis que je sais, répliqua le serviteur. Je vous connais si bien, vous êtes tout l’opposé de moi ; quand vous avez soif, moi j’ai faim ; quand vous avez faim, j’ai soif ; vous êtes trop corpulent, et je suis trop maigre ; vous avez trop d’imagination, et moi trop d’esprit positif ; court et bref, vous êtes mon antipode.

— Ah ! Julie, soupira Gumpelino, que ne suis-je le gant de peau jaune qui serre ta main ! Docteur, avez-vous jamais vu la Crélinger dans Romeo et Juliette ?

— Sans doute, et j’en suis encore ravi.

— Alors vous me comprenez ; vous savez ce que je dis quand je dis : « j’aime ! » Je veux m’ouvrir entièrement à vous. Hyacinthe, sors un peu.

— Je n’ai pas besoin de sortir, dit celui-ci avec humeur. Vous n’avez pas besoin de vous gêner devant moi ; je connais aussi l’amour, et je sais déjà…

— Tu ne sais rien ! s’écria Gumpelino.

— La preuve que je sais, M. le marquis, c’est que je n’ai qu’à vous dire le nom de Julie Maxfield. Tranquillisez-vous, vous serez aimé ; mais le beau-frère de votre bien-aimée ne la perd pas de vue un moment.

— Ô malheureux que je suis ! s’écria Gumpelino. Combien de fois je me place au clair de la lune sur le balcon, et je me figure que je suis moi-même Juliette, et que mon Roméo ou Gumpelino m’a donné rendez-vous ! Hélas ! une telle nuit me réjouirait plus que si j’avais gagné le gros lot de la loterie de Hambourg !

— Quelle rêverie ! s’écria Hyacinthe ; le gros lot, 100,000 marcs !

— Oui, plus que le gros lot ! continua Gumpelino. Hélas ! elle m’a déjà promis une telle nuit, et je crois la voir souvent déclamant, le matin, comme la Crélinger :

Veux-tu déjà partir ? Le jour est encor loin,
C’était le rossignol et non pas l’alouette
Qui pénétrait tout à l’heure ton oreille inquiète ;
Il chante toute la nuit sur ce grenadier en fleurs :
Crois-moi, ami, c’était le rossignol.

— Le gros lot ! répéta plusieurs fois Hyacinthe. J’ai une haute opinion de votre civilisation, M. le marquis ; mais je n’aurais jamais cru que vous pousseriez la rêverie si loin. L’amour passe avant le gros lot ! En vérité, M. le marquis, depuis que je vous fréquente, je me suis déjà passablement accoutumé à la civilisation ; mais je ne donnerais pas un huitième du gros lot pour l’amour ! Dieu m’en préserve ! L’amour ! quand je calcule ce qu’il m’a coûté dans ma vie, je trouve en tout douze marcs et treize shillings. L’amour ! je n’ai eu un véritable attachement passionné qu’une seule fois, et c’était pour la grosse Gudule. Elle mettait à la loterie chez moi, et quand j’allais la voir, elle avait toujours pour moi un gâteau et un verre de liqueur ; et un jour que je me plaignais de réplétion, elle me donna la recette d’une poudre dont se servait son mari. Je fais encore usage de cette poudre, et elle me produit toujours le même effet. Notre amour n’a pas eu d’autres suites. Je crois, M. le marquis, que vous feriez bien de vous servir de cette poudre. Attendez un peu, je vais la chercher.

Tout en continuant ces commentaires, Hyacinthe se mit à chercher dans ses poches. Il en tira :

1o Un morceau de bougie ;

2o Un étui d’argent qui renfermait des instrumens pour couper les cors ;

3o Un citron ;

4o Un pistolet qui, quoique non chargé, était enveloppé de papier ;

5o Une liste imprimée du dernier tirage de la loterie de Hambourg ;

6o Un petit livre couvert de cuir noir, contenant les psaumes de David ;

7o Un bouquet desséché ;

8o L’original d’un billet de loterie qui avait gagné 50,000 mille marcs, enveloppé dans un morceau de taffetas rose fané ;

9o Un petit pain rond sans levain, percé au milieu ;

10o La poudre en question, qui fut tirée avec respect.

Quand je songe, dit-il en soupirant, qu’il y a dix ans la grosse Gudule me donna cette recette, et que je suis maintenant en Italie, et que je tiens cette poudre dans mes mains, et que je lis de mes yeux : Sal mirabile Glauberi, le cœur me manque, et il me semble que je viens de l’avaler. Ce que c’est que l’homme ! Je suis en Italie, et je songe à la grosse Gudule ! Qui l’eût pensé ! Elle est peut-être en ce moment à la campagne, dans son jardin ; au clair de la lune, elle écoute chanter le rossignol ou l’alouette…

— C’est le rossignol et non pas l’alouette ! murmura Gumpelino, et il reprit :

Il chante toute la nuit sur ce grenadier en fleurs ;
Crois-moi, ami, c’était le rossignol.

— C’est tout un, continua Hyacinthe ; Gudule n’est pas moins dans son jardin, où elle se livre à la rêverie, et songe à moi peut-être. Hélas !

Un silence suivit ce soupir. Le marquis l’interrompit en disant : Dis-moi, Hyacinthe, es-tu bien sûr que cette poudre sera efficace ?

— Sur mon honneur, elle le sera, répondit-il. Pourquoi ne le serait-elle pas ? Elle l’est bien sur moi ! Et ne suis-je pas un homme comme vous ? Le sel de Glauber rend tous les hommes égaux, et si Rotschild prenait du sel de Glauber, il en ressentirait les effets comme le plus petit rentier.

En parlant ainsi, Hyacinthe préparait déjà sa poudre ; mais il eût échoué dans ses propositions, si le marquis ne s’était rappelé subitement le passage où Juliette boit le breuvage mystérieux.

— Docteur, s’écria-t-il, que pensez-vous de la Muller, à Vienne ? Je l’ai vue dans le rôle de Juliette : mon Dieu, comme elle le joue ! Je suis cependant le plus grand enthousiaste de la Crélinger, mais la Muller m’a saisi le cœur au moment où elle vide la coupe. Voyez-vous, dit-il, en prenant avec un geste tragique le verre dans lequel Hyacinthe avait secoué sa poudre, voyez-vous, elle tient la coupe ainsi, et frémit à vous faire partager son effroi. Alors elle s’écrie :

Un frisson glacial circule dans mes veines,
Il éloigne déjà la chaleur de la vie.

Et elle se lève comme je me lève maintenant ; elle approche le poison de ses lèvres, et à ces mots :

Attends, Tybalt,
Je viens ; Roméo, je bois à toi.

elle vide la coupe.

— À votre santé, monsieur le marquis, dit Hyacinthe d’un ton solennel ; car, dans son enthousiasme, le marquis venait de vider le vase en se laissant tomber sur le sofa.

Il ne resta pas long-temps dans cette situation, car quelqu’un frappa tout à coup à la porte, et le petit jockei de lady Maxfield, souriant d’un air ironique, remit un billet au marquis et se retira aussitôt. Celui-ci brisa le cachet avec empressement ; son nez et ses yeux étincelaient de ravissement, mais tout à coup une pâleur mortelle couvrit ses traits ; il fit un bond de désespoir, et parcourut la chambre à grands pas en proférant mille malédictions.

— Qu’avez-vous donc, qu’avez-vous donc ? demanda Hyacinthe d’une voix tremblante ; serons-nous attaqués cette nuit ?

— Lisez, lisez ! me dit le marquis, en me jetant le billet qu’il venait de recevoir.

Je lus : « Cher Gumpelino, dès qu’il fera jour, je serai forcée de partir pour l’Angleterre. Mon beau-frère est parti devant moi, et m’attend à Florence. Je suis sans surveillant ; venez donc, je vous attends heureuse et tremblante. J. M. »

— Malheur à moi ! s’écria Gumpelino. L’amour me tend sa coupe pleine de nectar, et infortuné que je suis, j’ai déjà vidé une coupe pleine de sel de Glauber. Qui me débarrassera de cet affreux breuvage ? À l’aide ! au secours !

— Nulle puissance humaine ne peut venir à votre aide, dit Hyacinthe en soupirant.

— Je vous plains de tout mon cœur, lui dis-je à mon tour.

— Ô Jésus, Jésus ! s’écriait toujours le marquis. Je le sens qui parcourt toutes mes veines. Loyal apothicaire, ta médecine a agi promptement[3] ! Mais n’importe, je veux courir à elle, tomber à ses pieds et y répandre tout mon sang.

— Il n’est pas question de sang, dit Hyacinthe. Vous n’avez pas des homérides. Ne soyez donc pas si passionné, monsieur le marquis.

— Non, non, je veux aller me jeter à ses pieds. Ô nuit ! ô nuit !

— Je vous le dis, reprit Hyacinthe avec un calme vraiment philosophique, vous n’auriez pas un moment de repos. Ne soyez pas si passionné. Plus vous sautez dans la chambre, plus vous vous échauffez, et plus le sel de Glauber fait son effet. Il faut vous comporter comme un homme, vous soumettre au destin. Il est peut-être bon que les choses se soient passées ainsi. L’homme est une créature terrestre, il ne comprend pas les décrets de la Providence. L’homme croit souvent qu’il va au-devant de son bonheur, et cependant le malheur est là, sur son chemin, qui l’attend avec un bâton ; et, quand un bâton roturier frappe des épaules nobles, elles le sentent tout de même, monsieur le marquis.

— Malheur à moi ! répétait toujours Gumpelino d’une voix terrible.

Son serviteur continua :

— L’homme s’attend souvent à une coupe de nectar, et il reçoit une volée de coups ; et si le nectar est doux, les coups sont amers et c’est encore un bonheur que l’homme qui bat un autre finisse par se fatiguer autrement, l’autre ne pourrait le supporter. Mais le danger est bien plus grand encore, quand le poignard et le poison guettent un homme sur le chemin de l’amour. Peut-être, monsieur le marquis, est-il fort heureux que vous soyez retenu ici ; car il se pourrait qu’un petit Italien vous attendît avec une dague de six aunes de long, et qu’il vous la plongeât dans la gorge. Ou peut-être, continua-t-il, sans se laisser troubler par le désespoir du marquis, ou peut-être, quand vous vous seriez établi bien tranquillement près de lady Maxfield, le beau-frère serait-il revenu tout à coup de voyage pour vous faire signer une lettre de change de cent mille marcs. Je ne veux pas prévoir des choses fâcheuses ; mais je suppose que vous seriez un bel homme, et que lady Maxfield, désespérée de perdre un si bel homme, et jalouse, comme toutes les femmes, ne voudrait pas qu’il fît le bonheur d’une autre après son départ. Que fait-elle ? elle prend un citron ou une orange, y met une certaine poudre, et vous dit : Refroidis-toi, mon bien-aimé, la chaleur t’accable. Elle vous donne alors le citron ou l’orange, et le lendemain vous êtes réellement un homme refroidi. Il y avait un homme qui s’appelait Pieper, et il avait une passion amoureuse pour une demoiselle qu’on nommait l’Ange à la trompette, et qui demeurait devant le magasin de café. L’homme demeurait dans la Fuhlentwiete[4]

— Hirsch ! s’écria le marquis en fureur, Hirsch, je voudrais que ton Pieper de la Fuhlentwiete, et son Ange à la trompette, et toi et ta Gudule, vous eussiez mon sel de Glauber dans le ventre !

— Que voulez-vous donc, monsieur Gumpel ? répondit Hyacinthe un peu ému par cette interpellation ; suis-je cause que lady Maxfield part cette nuit, et qu’elle vous invite ce soir ? Pouvais-je le prévoir ? Suis-je Aristote ? Ai-je été placé près de la Providence ? J’ai seulement promis que le sel ferait son effet, et il le fera certainement, et d’autant plus vite, que vous vous remuerez comme vous faites, que vous serez disparate et passionné…

— Je veux donc rester tranquille ! murmura Gumpelino, en se jetant sur le sofa. Mais, reprit-il en soupirant, après un long silence ; mais que pensera la dame, si je ne viens pas ? Elle m’attend ; elle tremble ; elle soupire…

Hyacinthe branlait la tête, une pensée hardie semblait fermenter sous sa livrée rouge. — M. Gumpel, dit-il enfin, envoyez-moi vers elle. J’ai votre excuse.

Et il partit sans attendre la réponse de son maître.

Il est nuit de nouveau. Sur la table sont deux candélabres avec des bougies allumées. Leur clarté se reflète sur les cadres dorés des images des saints, suspendues à la muraille, que l’ombre vacillante et les lueurs mobiles qui les couvrent, semblent faire revivre. Au dehors, devant les fenêtres, sous l’éclat de la lune, les sombres cyprès restent immobiles, et au loin on entend un hymne funèbre à la vierge, dont les accens n’arrivent qu’en mourant, et qui semble chanté par la voix d’un enfant malade. Le marquis Christophoro di Gumpelino est assis ou plutôt négligemment couché sur les coussins de son sofa ; dans ses mains est un livre couvert de moire rouge, et il le lit en déclamant. Son œil offre un certain lustre humide comme celui des chats amoureux, et ses joues, ainsi que les deux ailes de son fameux nez, sont un peu pâles et souffrantes. Cette pâleur s’explique aussi philosophiquement qu’anthropologiquement, quand on songe que, la veille, le marquis a pris un verre plein de sel de Glauber.

Hyacinthe est accroupi sur le parquet, et il marque, un morceau de craie à la main, des longues et des brèves sur le plancher. Cette composition semble devenir très-pénible pour le petit homme, il murmure avec humeur : Spondée, trochée, iambes, antipeste, anapeste, et la peste ! Pour s’adonner plus complètement à ce travail, il a déposé son habit rouge, et l’on voit deux jambes maigres serrées dans une étroite culotte écarlate, tandis que deux bras non moins chétifs nagent dans les amples plis d’une chemise flottante.

— Quelles singulières figures faites-vous là ? lui demandai-je en examinant son ouvrage.

— Ce sont des pieds de grandeur naturelle, me dit-il, de véritables pieds de poésie ; monsieur le marquis me lit des vers et m’explique combien de pieds il faut pour en faire, et moi je compte si le nombre s’y trouve.

— Vous nous trouvez en effet dans une occupation poétique, dit le marquis. Je sais, docteur, que vous appartenez à la classe des poètes qui ont une tête opiniâtre, et qui ne voient pas que les pieds sont la chose principale dans la poésie ; mais vous changerez d’avis. Moi, qui n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit, j’ai eu le bonheur de faire une excellente lecture. Je vous jure, par Notre-Dame de Lorette, que ce volume de poésies n’a pas son égal. Hier soir, j’étais au désespoir comme vous savez, au désespoir de ne pas pouvoir posséder ma Julie ; aujourd’hui, grâce à ces vers, je suis honteux de mon amour. Mais il y a poésie et poésie, et rien n’est plus rare que la poésie d’honnête homme.

Le marquis se mit alors à déclamer des vers absurdes ; et, pendant ce temps, Hyacinthe se livra à ses digressions ordinaires.

— L’honnêteté, monsieur le docteur, me dit-il, est l’affaire principale dans la vie, et quiconque n’est pas honnête homme, je le regarde comme un coquin. Je suis un homme, monsieur le docteur, qui ne flatte pas ; mais je me flatte d’être honnête, et je veux vous conter un trait de moi qui ne vous étonnera pas peu. À Hambourg, près de la prison, demeure un homme, et cet homme est un herbager, et il s’appelle Claudin, c’est-à-dire je l’appelle Claudin, parce que nous sommes bons amis ; mais il s’appelle M. Claude. Sa femme s’appelle madame Claude, et elle ne pouvait souffrir que son mari vînt mettre à la loterie chez moi ; et quand son mari mettait à la loterie, je ne lui portais pas son billet ; il me disait seulement dans la rue : « Je veux jouer tel et tel numéro ; voilà l’argent, Hirsch !» et je lui disais : « Bon, Claudin ! » et quand je rentrais à la maison, je mettais son billet à part, et j’écrivais dessus : « Pour le compte de M. Christian Henri Claude. » Or, c’était un beau jour de printemps ; les arbres de la bourse étaient en feuilles ; le vent du zéphir était agréable ; le soleil brillait de tout son éclat, et moi j’étais à la porte de la banque. Voilà Claudin qui arrive ; mon Claudin, tenant au bras la grosse madame Claude. Il me salue d’abord, me parle de ce beau jour de Dieu, fait quelques réflexions patriotiques sur notre garde bourgeoise, me demande comment vont les affaires, et tout en causant, il me dit : « Cette nuit, j’ai rêvé que le numéro 1538 gagnait le gros lot. » Et au même moment, tandis que madame Claude regardait les statues des empereurs sur la maison de ville, il me glissa dans la main treize louis d’or de poids. Il me semble que je les sens encore. Et pendant que madame Claude se retourne, je lui dis : « Bon, Claudin ! » et je m’en vais. Et je vais directement, sans me retourner, au bureau principal ; j’y prends le numéro 1538 ; et, de retour à la maison, j’écris dessus : « Pour le compte de M. Christian Henri Claude. » Et que fait le bon Dieu ? Quinze jours après, pour mettre ma probité à l’épreuve, le numéro 1538 sort avec un quine de 50,000 marcs. Mais que fait Hirsch, le même Hirsch qui est là, devant vous ? Ce même Hirsch passe une belle chemisette propre, se met une cravate blanche, prend un fiacre, court au bureau principal, prend les 50,000 marcs, et s’en va à la rue de la prison. Et, quand Claudin me voit, il me dit : « Hirsch, pourquoi es-tu si propre aujourd’hui ? » Mais moi je ne réponds pas un mot, je pose un grand sac plein d’or sur la table, et je dis solennellement : « Monsieur Christian Henri Claude ! le numéro 1538 que vous avez eu la bonté de jouer chez moi, a eu le bonheur de gagner 50,000 marcs ; j’ai l’honneur de vous les offrir dans ce sac, et je prends la liberté de vous demander une quittance ! » Quand Claudin entend ceci, il se met à pleurer ; madame Claude, entendant l’histoire, se met à pleurer aussi ; la servante rouge pleure, le garçon de boutique bossu pleure, les enfans pleurent, et moi, moi, tout sensible que je suis, je n’ai pas pu pleurer, je me suis trouvé mal. Les larmes ne sont venues qu’après ; alors j’ai pleuré trois heures.

La voix du petit homme tremblait en me contant cette histoire. Il tira solennellement de sa poche le petit paquet dont j’ai déjà parlé, développa le morceau de taffetas flétri, et me montra la quittance par laquelle Christian Henri Claude reconnaissait avoir reçu la somme de 50,000 marcs. Quand je mourrai, dit Hyacinthe la larme à l’œil, on mettra cette quittance dans mon tombeau ; et quand au jour du jugement dernier j’irai là-haut rendre compte de mes actions, je me présenterai cette quittance à la main devant le trône du Tout-Puissant ; et quand mon mauvais ange lira dans le livre éternel les méchantes actions que j’ai commises en ce monde, et que mon bon ange voudra lire mes belles actions, je dirai tranquillement : « Silence ! Je demande seulement si cette quittance est exacte ? N’est-ce pas la signature de Christian Henri Claude ? » Alors arrivera quelque petit ange qui dira qu’il connaît très bien l’écriture de Claudin, et qui racontera la mémorable histoire de mon trait de probité. Alors le Créateur de toutes choses, l’Éternel qui sait tout, se souviendra de toute cette histoire ; il me louera en présence du soleil, de la lune et des étoiles, et calculant tout de suite de tête, qu’en déduisant de mes péchés 50,000 marcs de bonnes actions, il me revient un solde à mon bénéfice, il me dira : « Hirsch, je te nomme ange de première classe, et tu pourras porter des ailes avec des plumes rouges et blanches ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Je me rendis à la ville de Lucques pour voir Francesca et Mathilde qui, selon nos conventions, devaient s’y trouver depuis huit jours. J’allai à pied, le long des belles collines couvertes de bouquets d’arbres, où les oranges brillaient dans les profondeurs d’une sombre verdure, comme des étoiles sur le ciel de la nuit, et où des guirlandes de pampres s’étendaient en joyeux festons sur une longueur de plusieurs milles. Tout le pays semble un jardin ; il est paré comme le sont chez nous les sites qu’on voit sur la scène, et les paysans eux-mêmes ont l’air de ces personnages galans qui chantent, rient et folâtrent dans nos opéras. La population est pittoresque et idéale comme le pays lui-même ; chaque homme porte un caractère individuel sur ses traits, et il sait faire valoir sa personnalité dans son attitude, dans les plis de son manteau, et au besoin dans la manière dont il manie son couteau. En Allemagne, au contraire, les hommes sont effacés et uniformes ; quand ils sont douze rassemblés, ils forment la douzaine ; et, si quelqu’un les attaque, ils appellent la police.

Dans le pays de Lucques, comme dans une grande partie de la Toscane, les femmes portent de grands chapeaux de castor noir avec de longues plumes noires pendantes ; les couseuses de chapeaux de paille portent aussi cette lourde coiffure. Les hommes, au contraire, ont de légers chapeaux de paille, que les jeunes gens reçoivent souvent en cadeau de leurs maîtresses qui les ont tressés elles-mêmes en poussant plus d’un soupir. Francesca vivait autrefois parmi ces filles ; c’était une des fleurs de la vallée de l’Arno ; elle tressait un chapeau de paille pour son caro Cecco, baisant chaque brin de paille qu’elle y employait, et chantant le joli air : Occhie, stelle mortale ! La tête aux boucles noires qui porta ce charmant chapeau, a maintenant une tonsure, et le chapeau lui-même est suspendu, comme chose inutile, dans le coin d’une triste cellule d’abbé à Bologne.

Je fais partie de ces gens qui prennent toujours un chemin plus court que la grande route, et à qui il arrive toujours de s’égarer dans les sentiers entre les rochers et les bois. Cela m’arriva encore cette fois, et je mis un temps infini à mon voyage à Lucques. J’interrogeai en vain tous les êtres animés pour leur demander ma route Je ne pus arracher un mot aux papillons que je trouvai posés sur de grandes fleurs à pétales ; ils étaient envolés avant que je leur eusse adressé ma demande, et les fleurs secouaient silencieusement leurs clochettes. Je me tournai alors vers les rochers les plus escarpés, et je m’écriai : Nuages du ciel, montrez-moi le chemin qui mène vers Francesca ! Est-elle à Lucques ? Où est-elle ? où danse-t-elle ?

Au milieu de ces folles expansions, il se peut qu’un aigle grave que mon invocation troublait dans ses rêveries solitaires, m’ait lancé un regard de mépris. Mais je lui pardonne volontiers, car il n’avait jamais vu Francesca ; c’est pourquoi il pouvait rester si indépendant sur son rocher, et contempler le ciel d’un œil si libre et si fier. Ces aigles ont un regard si orgueilleux ; ils vous toisent avec tant de dédain, qu’ils semblent vous dire : « Quelle sorte d’oiseau es-tu, toi ? sais-tu bien que je suis encore roi, comme du temps où je portais la foudre de Jupiter et les drapeaux de Napoléon ? Toi, n’es-tu pas quelque docte perroquet qui récite pédantesquement de vieilles chansons ? ou un langoureux tourtereau qui roucoule misérablement sa peine ? ou quelque oie déchue dont les ancêtres ont sauvé le Capitole ? ou un coq servile à qui on a attaché par ironie l’emblème du vol, et qui bat des ailes pour faire croire qu’il est un aigle ? » Je ne sais si l’aigle pensait toutes ces choses, mais le regard que je lui lançai était plus fier que le sien, et, s’il a interrogé le premier laurier qui s’est trouvé sur sa route, il doit savoir maintenant qui je suis !

Il était déjà nuit quand j’atteignis la ville de Lucques.

Comme elle me parut changée ! La semaine précédente, lorsqu’en plein jour je parcourais ses rues retentissantes et vides, je me croyais dans une de ces villes maudites dont racontent les nourrices. La nuit alors était silencieuse comme une tombe ; tout était mort et éteint ; l’éclat du soleil se jouait sur les toits comme le clinquant dont on pare ici la tête des cadavres ; çà et là du toit de quelque masure en ruines tombaient des longs festons de lierre ; la ville semblait le spectre d’une ville, un revenant de pierre attardé, qui rentre le matin dans sa fosse. Long-temps je cherchai les traces d’un être animé. Je me souviens seulement d’un mendiant qui sommeillait, la main ouverte, sur les marches du Palazzo-Vecchio. Je me souviens aussi d’avoir vu, à la fenêtre d’une petite maison enfumée, un moine dont le cou bruni et la tête luisante passaient dessous sa robe brune, et derrière lequel on apercevait une femme au sein nu et arrondi ; par la porte entr’ouverte, je vis un jeune homme en costume d’abbé, portant une bouteille de paille au large ventre ; et les souvenirs joyeux des Nouvelles de Boccace s’agitèrent dans ma mémoire.

Huit jours plus tard, quel aspect différent ! Des milliers de lumières éblouissaient mes yeux, des flots de peuple inondaient toutes les rues. Le peuple mort de cette ville déserte était-il donc sorti de ses tombeaux, pour imiter la vie dans ses pratiques les plus folles ? Les hautes et tristes maisons étaient décorées de lampions ; des tapis bariolés paraient toutes les fenêtres, les murs gris et lézardés étaient couverts de fleurs, et partout apparaissaient de rians visages de jeunes filles, si frais, si florissans, qu’on voyait bien que c’était la vie elle-même qui venait célébrer ses noces avec la mort, et qui avait invité la beauté et la jeunesse. Oui, c’était un jour ou une nuit des morts ; je ne sais comment le calendrier la nomme, mais on célébrait sans doute l’anniversaire de quelque patient martyr, car je vis un saint crâne porté révérencieusement, et en outre quelques ossemens de fête, ornés de fleurs et de pierreries, et promenés au son d’une musique d’hyménée. Une belle procession vraiment !

En avant marchaient les capucins qui se distinguaient des autres novices par leur longue barbe, dignes sapeurs de l’armée de la foi ; puis les capucins sans barbe, puis des frocs d’autres couleurs, noirs, blancs, jaunes, panachés ; bref, toute la garde-robe monacale. Après les moines venaient les prêtres en chemises blanches sur leurs culottes noires ; derrière eux les ecclésiastiques de distinction, vêtus de soie avec des bonnets pointus qui leur viennent de l’Égypte ; puis avec le bâton pastoral, sous un dais, un vieillard qui se faisait porter la queue par deux acolytes.

Quand je rencontre une telle procession avec une orgueilleuse escorte militaire, une pensée douloureuse me saisit aussitôt. Je crois voir notre Sauveur lui-même entouré de lances et traîné au tribunal de Caïphe. Les étoiles semblaient de mon avis, car elles s’étaient voilées la face ; mais leur lumière était inutile, des feux de joie brillaient à toutes les croisées ; à tous les coins de rue on avait planté des torches de poix, et chaque prêtre avait la sienne. Les capucins avaient à leur suite des petits garçons qui leur servaient de porte-flambeaux, et dont les jolis visages frais se levaient avec curiosité vers ces vieilles barbes sérieuses ; les autres moines avaient des jeunes gens pour cet office, et les prêtres faisaient porter leurs flambeaux par d’honnêtes bourgeois. Enfin, l’archevêque, celui qui marchait sous le dais, et dont la queue était soutenue par deux pages à barbe grise, avait à ses côtés de grands laquais en livrées bleues avec des galons jaunes, portant cérémonieusement des flambeaux de bougies blanches, comme s’ils allaient servir à la cour.

Fuyant toute cette foule, je m’étais réfugié dans une église solitaire, où je trouvai une femme voilée et agenouillée devant l’image de la Madone. La lampe suspendue à la voûte jetait une douce lumière grise sur la mère des douleurs, sur la belle Vénus Dolorosa ; mais quelques rayons mystérieux tombaient de temps en temps, comme à la dérobée, sur les belles formes de celle qui priait sous son voile. Elle était agenouillée sans mouvement sur une des marches de pierre de l’autel ; mais la lampe vacillante agitait les ténèbres qu’elle projetait, les approchait tantôt de moi et tantôt les faisait se retirer précipitamment comme par effroi. Les ombres noires me semblèrent tout à coup de ces Maures discrets, qui portent des messages d’amour dans les harems. Cette femme occupait toute ma pensée. Enfin elle se leva…

Oui, c’était elle ! Je la suivis vivement jusqu’à la porte de l’église ; et lorsqu’elle releva son voile, près de l’eau bénite, je vis le visage de Francesca mouillé de larmes ! Une rose blanche, éclairée par les rayons de la lune et ornée de perles de rosée ! — Francesca, m’aimes-tu ? Je l’interrogeai beaucoup, elle me répondit peu. Je l’accompagnai jusqu’à l’hôtel de la Croce di Malta, où elle logeait avec Mathilde. Les rues étaient redevenues désertes, et les maisons semblaient dormir les yeux clos, avec leurs croisées fermées. Une large trouée de nuages se fit au ciel, et sur un fond vert pâle on vit le croissant de la lune, comme une gondole d’argent sur une mer d’émeraudes. En vain je suppliai Francesca de lever les yeux vers notre ancienne confidente ; elle baissait la tête d’un air rêveur ; sa démarche, si vive d’ordinaire, était grave, sombre et catholique, et elle semblait se régler sur les sons solennels de l’orgue. Devant chaque image de saint qu’elle rencontrait, elle faisait un signe de croix sur sa tête et sur sa poitrine ; mais enfin, lorsque nous arrivâmes à la place de l’église Saint-Michel où est la vierge de marbre, un glaive plongé dans le cœur, et une couronne d’argent sur la tête, Francesca m’entoura et m’embrassa avec ardeur en murmurant : Cecco, Cecco, caro Cecco !

Hélas ! ce fut le seul baiser que j’eus dans cette nuit. Francesca avait résolu de la consacrer au salut de son ame. En vain je lui offris de partager ses pieuses méditations ; arrivée à son logis, elle me ferma la porte au nez, et refusa d’entendre toutes mes prières ; elle ne m’écouta même pas quand je lui offris de me faire catholique pour lui plaire.

— Francesca ! m’écriai-je, étoile de mes pensées, pensée de mon ame, vita della mia vita ! ma belle, séduisante et élancée Francesca, ma délicieuse catholique ! pour une seule nuit que tu m’accorderas, j’entrerai aussi au giron de ta sainte église ! Ô la belle nuit, ô la sainte nuit catholique que cette nuit-là ! Dans tes bras, dans tes yeux, je vivrai au ciel ; tes baisers me feront reconnaître que le verbe s’est fait chair, et que la foi s’est rendue palpable et visible. Quelle religion ! et vous prêtres, pendant ce temps, entonnez vos kyrie eleison ; sonnez, chantez, mettez les cloches en branle, faites mugir les orgues ; heureux, je suis croyant, je suis élu ! — Mais dès que l’aube matinale paraîtra, dès que je me réveillerai, je me frotterai les paupières pour me débarrasser à la fois du sommeil et du catholicisme ; j’ouvrirai les yeux à la lumière et à la Bible, et je redeviendrai protestant et sobre comme devant.


Henri Heine.
  1. Actrice de Berlin.
  2. À Hambourg, il n’existe d’autres loteries que les loteries de lots et de séries qu’on tire tous les trois mois, tandis qu’à Altona on a conservé la loterie française toujours ouverte, et accessible aux classes les plus pauvres. (Tr.)
  3. O true apothecary,
    Thy drog are quick.

    SHAKSP.
  4. Petite rue de Hambourg.