Les Bains de Bade/Texte entier
AVERTISSEMENT AU LECTEUR
oici un petit conte moral et romanesque qui ne
saurait manquer de trouver, pour le moins, de
l’indulgence près de tous ceux qui ont du goût pour
l’aimable homme que fut Pogge. Ce bon Florentin
écrivit des Facéties d’un tour d’esprit assaisonné qui
scandalisa bien des âmes « foibles », et encourut les
foudres du Concile de Trente ; il servit huit papes ;
mena la vie la plus dissolue ; se maria finalement ; eut vingt enfants ; et sa statue fait aujourd’hui partie du
groupe des douze Apôtres au Dôme de Florence. Tout
cela n’est pas du premier venu. Mais je souhaite qu’on
ait lu de Pogge la relation très courte et délicieuse
d’une saison qu’il fit aux eaux de Bade, en Thuringe,
à l’issue du Concile de Constance.
Ce récit, sous forme de lettre adressée à Niccolo Niccoli, riche bourgeois de Florence, a été traduit de la façon la plus élégante et publié il y a une vingtaine d’années par M. Antony Méray, sous le titre : Les Bains de Bade au xve siècle. Pogge, alors secrétaire apostolique et rédacteur des brefs, y raconte ingénument la surprise qu’il eut, au sortir d’une vie rude et agitée — au plus beau temps du schisme, — à trouver, dans cette petite ville, des mœurs si singulières par l’aisance et la bonhomie, qu’il se dut croire transporté au sein de la belle simplicité antique qu’il admirait.
Il paraît que les baigneurs y étaient surtout des gens pleins de santé « en quête de sensations d’amour et de voluptueuses impressions : les amants, les galants, les femmes sensuelles, les stériles… ». « Ces gens-là, dit Pogge, n’ont assurément jamais étudié les hautes fantaisies d’Héliogabale : la nature seule les a instruits, si bien instruits qu’ils sont passés maîtres en sciences amoureuses. » Il croit revoir les Jeux floraux de Rome aux bains publics où toutes les femmes sont nues. Mais rien n’est plus divertissant que les bains particuliers où « les sexes sont séparés par des cloisons criblées de petits trous et fenêtres par où l’on passe des rafraîchissements, l’on cause et se caresse de la main selon une habitude favorite… C’est un spectacle bien provoquant, ajoute-t-il, de voir des jeunes vierges, dans toute la maturité de leur jeunesse, montrer leurs formes splendides sous le costume des déesses… Quand elles dansent ainsi, avec leurs légères draperies de lin voltigeant en arrière ou flottant sur l’eau… on leur jette des pièces d’argent et aussi des couronnes de fleurs dont elles ornent leurs jolies têtes en nageant. »
Quelques personnes se laissaient étonner que le témoin galant de passe-temps si gracieux n’en eût point gardé d’autre impression que celle qui est notée dans la lettre trop brève à Niccolo Niccoli. Elles aimaient à supposer que Pogge, calmé par les années et les hautes fonctions de Prieur des Arts et des bonnes mœurs, en sa cité, eût dû éprouver la tentation de revenir sur cette saison charmante ; et elles l’imaginaient volontiers piquant quelques fleurs de sagesse parmi le frais feuillage de ces souvenirs badois. Je n’ose me flatter d’être en mesure de rassurer ces bonnes âmes. Une chose manque au plaisir que j’ai d’offrir au public cet opuscule : c’est de n’en pouvoir garantir l’authenticité rigoureuse. Je n’ai trouvé ni manuscrit original ni texte en latin, qui fut la langue de Pogge. J’ai mis la main, en fouillant une bibliothèque de Bourgogne, sur un cahier. Je le donne avec le titre et l’attribution qu’il porte.
Est-ce la traduction d’un texte égaré de Pogge et dont la lettre publiée par M. Antony Méray ne serait qu’un fragment ou qu’un premier jet ? N’est-ce que la fantaisie d’un lettré provincial bien informé de la vie badoise et du caractère même de notre bonhomme Florentin ? Est-ce une satire des mœurs ou bien des personnalités ? N’est-ce qu’un exercice oratoire de quelque membre du parlement de Dijon ? Ce monsieur Gerson, le grand Gerson, sans doute, qui assista effectivement au Concile de Constance, devenu ici si énigmatique, si souple, si habile ; ce Frère Jérôme, sous qui se voile probablement Jérôme de Prague, rêveur généreux, quasi cynique, berné et brûlé vif ; Jean XXIII, corsaire, pape et enfin postillon, comme l’histoire nous l’apprend ; Lorenzo Valla ; l’hôtelier du Guet-Apens ; les trois belles amies ; la voluptueuse Lola Corazon y las Pequeñecès ; enfin la petite menteuse Véronique, sont-ce les personnages ordinaires d’une banale aventure ? sont-ce des états d’esprit ? Et la Vérité dont il est si fort question ici, qu’on loue, qu’on raille, qu’on bafoue et qu’on semble condamner finalement, que convient-il d’entendre par là ? une chimère particulière au temps où l’auteur vivait, ou la chimère que tous les temps poursuivent ? Je ne sais rien de tout ceci. Et, d’ailleurs, un récit vaut par son agrément.
L’ARRIVÉE À BADE
e monde étant sens dessus dessous, et les personnes
de Nos Saints Pères les Papes aussi
embrouillées entre elles que celles de l’Auguste
Trinité, je quittai à la sourdine la secrétairerie de
Sa Sainteté Jean XXIII, qui était provisoirement
notre pontife, et m’échappai du Concile de Constance
pour aller prendre les eaux de Bade.
— C’est, m’avait-on averti, une petite ville aimable et de mœurs polies. On dit que la Vérité y a son royaume.
— J’y serai fort dépaysé, toutefois le changement n’est pas pour me détourner.
Bade est situé au pied d’un amphithéâtre de montagnes, et sur le bord d’une rivière assez large et torrentueuse. On y a construit un charmant village pour le service des baigneurs qui y sont en grande abondance. Ils y trouvent des hôtelleries, des divertissements et des promenades, ainsi que toutes sortes d’autres commodités. Pour moi, j’y vis tant de sujets d’édification que je te les rapporterai fidèlement
J’avais tout juste mis les pieds dans cet endroit, qu’un certain air des visages acheva de m’enlever tout scrupule touchant ma façon de quitter le saint Concile. Et, ayant le goût de la morale, je me permis cette réflexion : « Bien que j’aie lâché son vicaire, je serai plus près de Notre Seigneur ici, parmi des figures honnêtes. » Dans l’instant même, j’aperçus celle d’une demoiselle de la meilleure tournure, qui me plut extrêmement, et, par malheur, ne fit pas dehors trois enjambées, qu’elle était déjà rentrée dans une maison de bonne apparence.
— De quoi, demandai-je aussitôt à l’homme qui portait ma sacoche, cette belle personne est-elle donc vêtue ?
— Monsieur, c’est d’une petite chemise de lin que prennent les dames pour aller se baigner.
— Ah ! fis-je, j’aurais cru que c’était de l’étole de monsieur l’évêque, qui fait le tour du col sur deux doigts de large, pour s’étaler en tout aux environs du nombril, de la largeur de la main. Croyez-vous que j’aie l’occasion de revoir cette demoiselle ?…
Mais je n’eus pas le temps de recevoir la réponse, à cause de l’occupation que me causa l’arrivée de trois autres personnes d’une non moins grande beauté. Elles s’avançaient à notre rencontre et se tenaient par la main.
— Par Bacchus ! m’écriai-je aussitôt, je saurai le nom de ces dames et leur serai présenté auparavant que je revoie la figure d’un Souverain Pontife !
Sachez, en effet, mon cher Niccolo, que, de ces dames, deux étaient blondes à la manière de Vénus, souples comme les Naïades de la Mer, et aussi pures en leur contexture générale que le Dôme de Sainte-Marie-de-la-Fleur. La troisième les égalait assurément, et elle avait une chevelure brune et copieuse. Quant à leurs ajustements, j’aurai fait assez pour la place qu’ils tenaient en n’en parlant point.
— Ce sont des dames, me fut-il dit, qui passent ici l’été, et qui sont unies par le plaisir qu’elles y prennent, quoique venues de points bien différents. Celle-ci est madame la Présidente de la Tourmeulière qui est de Dijon, en Bourgogne ; et celle-là qui habite la puissante cité de Nuremberg, est madame la Margrave de Bubinthal ; quant à votre brune déesse, qui ne connaît la signora Bianca Capella ?
— Eh quoi ! m’écriai-je, transporté, la personne admirable qui s’avance ici entre mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal, est la signora Bianca Capella dont je me flatte d’être le cousin, et après qui, hélas ! mes sens mal disciplinés ont soupiré maintes fois ! Et je ne l’eusse pas reconnue à moi seul, à cause d’une différence de costume, notable, à la vérité ! Ah ! misère que nos sens, mon bon ami, qui, étant esclaves, sont inhabiles à reconnaître ou à deviner intuitivement les faces diverses de leur tyran !
J’achevai ces mots dans les bras mêmes de la signora Bianca Capella qui, me remettant plus aisément que je n’avais fait pour elle, me sauta au cou, m’appela son bien-aimé parent, son mignon cousin, me troubla par ses enlacements au delà de ce que je puis dire ; enfin ne me fit grâce que pour me rejeter contre les poitrines de mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal qui me manifestèrent, par les plus douces chatteries, la satisfaction qu’elles avaient, dirent-elles, de toucher, une fois, un bel esprit Florentin.
Bien leur prit d’être si fortement convaincues que je fusse de cette qualité, car j’avoue que je ne leur en donnai point de sitôt les marques. Je me tirai avec beaucoup de gaucherie du cercle trop charmant de mes trois Grâces ; les oreilles me tintaient ; le sang m’affluait au front ; je bégayai dans plusieurs langues ; enfin qu’eussiez-vous fait à ma place ?
Ces dames ne parurent point prendre garde à ma confusion :
— Nous allons au bain, dirent-elles, avec une grande simplicité ; venez-y avec nous : on y a de la compagnie, des desserts et de la musique, et il ne manquera pas à votre arrivée d’y être fêtée convenablement. Vous n’y vîntes jamais ? Ah ! que faisiez-vous ?
Quoi ? mesdames, prendrions-nous ce bain côte à côte ?
— En doutez-vous, naïf étranger ? me dit familièrement mon admirable parente en pivotant sur un pied, autrement dit en faisant la pirouette, ce qui m’offrit le spectacle de sa beauté en toutes les entournures.
Sur ce, voici mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal qui partent d’un bel éclat de rire, sans que j’en voie distinctement la cause ; la signora Bianca Capella fait chorus, et toutes les trois s’éloignent en courant, sur le sable fin. Je regarde se rapetisser par la distance leur adorable groupe ; j’essaie de retenir le parfum que leur souffle a répandu ; je les vois de loin se retourner et me faire de jolis signes de la tête : « Venez donc, venez donc ! »
Niccolo, je vous confesserai que l’approche du plaisir me combla souvent de confusion. Mais les grandes surprises peuvent aussi bien vous retirer le sang d’un homme tout à coup. Je cherchai mon petit bagage contenant le texte de la Cyropédie de messire Xénophon et quelque rechange un peu décent afin de me reposer dessus. Car, pour la première fois de ma vie, je me sentais défaillir. Il avait disparu ainsi que l’homme qui le portait. « Je suis volé, me dis-je, et tout ici n’est point encore mené à la perfection. » L’indignation me ranima. J’avisai la première hôtellerie afin de mettre un peu d’ordre dans mes pensées et dans ce qui me restait de vêtements, aussi pour y rédiger ma plainte à monsieur le lieutenant de la police. Dès le pas de la porte de cette hôtellerie, ornée d’une superbe enseigne bien découpée dans le fer : Au Guet-Apens, et dont la naïveté me plut, je reconnus mon homme en train de négocier avec l’hôtelier le contenu de ma sacoche.
— Vous êtes un drôle ! prononçai-je en manière de préambule, et lui posant le poing sur le gosier.
Il s’excusa avec force révérences de ne pas entendre ma subtilité.
— Quoi ! faquin ; vous profitez de ce que je suis en la compagnie des dames pour me dérober ce paquet qui contient toute ma garde-robe, et je vous prends sur le fait d’en débattre le prix contre cet autre, dis-je en montrant l’hôtelier, dont le visage a plusieurs traits communs avec celui d’un brigand que je vis pendre récemment !…
— Monsieur, interrompit l’hôtelier, a le sang
prompt des peuples qui voient le soleil d’un peu
plus près que ne font les Badois, gens adoucis et
réservés. Il est visible que monsieur a eu la
malchance de vivre sous les gouvernements et d’ignorer
l’enseignement de Frère Jérôme…
— Tudieu ! je me flatte de n’être pas né chez les voleurs, et du diable si j’entendis parler de votre Frère Jérôme !
— C’est, monsieur, bien dommage ! Il nous apprend la Vérité, d’après quoi il n’y a que des hommes libres et je le serais de garder ce paquet que je tiens à la main, s’il ne me plaisait davantage de le remettre à monsieur, vu sa nouveauté dans la ville et son ignorance des mœurs. Portez, ajouta-t-il, en s’adressant à mon voleur, cet objet dans la chambre qui touche monsieur Gerson d’un côté et de l’autre monseigneur l’Électeur de Bavière…
Les noms de monseigneur l’Électeur de Bavière et de monsieur le chancelier de l’Université de Paris m’induisirent en la pensée que j’avais la berlue de ne me point croire dans le lieu le plus honorable du monde, et, tenant toutefois à porter moi-même ma sacoche, ce fut ainsi que je logeai au Guet-Apens.
L’HÔTELLERIE
DU « GUET-APENS »
’air de Bade est tempéré, et la vertu des eaux
n’y a point cette violence qui vous contraindrait
d’en mesurer l’usage ; ce qui fait que l’on y
passe presque tout le temps au bain. Vous ne vous
étonnez déjà plus que l’on y coudoie à chaque
instant des gens vêtus de la façon que j’ai décrite
précédemment. Ajoutez que la mésaventure qui m’arriva pour le seul fait d’avoir confié ma sacoche
à un porteur, pour peu qu’elle soit le signe de la
probité locale, vous incline à concevoir avec indulgence
que tout le monde aille ici à peu près nu.
Mais cette coutume a un autre fondement, et c’est qu’elle est symbolique, et donne à entendre que chacun ici s’accorde la faveur, ou se donne la peine, — c’est selon le tempérament — de n’apparaître qu’au naturel. Je ne sais si je me fais saisir comme il faut, et si l’esprit n’a pas besoin de quelque préparation métaphysique pour concevoir qu’un homme puisse se montrer au naturel. Ha ! c’est par la raison que notre corruption est profonde !
Vous voilà donc prévenu, mon cher Niccolo. Ne levez pas les bras ; ne criez pas au miracle quand vous m’entendrez rapporter quelque propos badois. Le récit de ma première journée a dû vous préparer suffisamment. Pour moi, dès le soir de ce jour, et dès l’instant que je fermai l’œil à l’hôtellerie du Guet-Apens, et soigneusement bordé par mon voleur, entre monseigneur l’Électeur de Bavière et monsieur Gerson, chancelier de l’Université de Paris, j’étais formé à ne me plus laisser ébahir par ce que je pourrais apercevoir de plus étrange. Je rentrerai donc, sans plus de précautions oratoires, dans le vif de l’emploi quotidien de ma saison.
Je brûlais de revoir la signora Bianca Capella, et aussi mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal, sans oublier toutefois la petite demoiselle que j’avais crue couverte, pour tout vêtement, de l’étole de monsieur l’évêque. Il n’y a pas d’impossibilité, pensai-je dès le matin, que ces dames ne soient logées à l’hôtellerie du Guet-Apens, ainsi que plusieurs personnages notables. Cependant j’hésitais à m’en informer par un reste de méfiance contre mon hôtelier et ses valets. Ces gens-là, me dis-je, m’affirmeront tout aussi bien que ces dames sont de l’autre côté de la cloison, pour me faire demeurer ici, car ils sont menteurs en même temps que voleurs. C’était bien mal raisonner.
— On appelle menteurs, me fit observer l’hôtelier du Guet-Apens, les malheureux des pays barbares, à qui la société impose de se faufiler constamment entre mille obstacles ennemis, pour atteindre tel but qui ne peut leur être indifférent. Ils essayent de tourner ces obstacles par la ruse, n’ayant point la faculté de les attaquer de front, ce à quoi ne manquent pas les Badois. Si je venais à croire, pour prendre un exemple frappant, que monsieur fût mieux pour mes intérêts, dans le lit de la rivière qui coule au bas de la fenêtre, plutôt qu’en celui-ci que j’ai gonflé du duvet de mes oies, je ne viendrais même pas dire à monsieur que le feu est en bas et qu’il est prudent de descendre par le bord de l’eau ; je prendrais monsieur par la peau du col et je le laisserais rejoindre l’écume des flots par la vertu de son poids spécifique. Personne ne s’aviserait d’y retrouver à redire…
— Tout beau ! mon cher hôte, interrompis-je avec vivacité ; je me pique d’une pointe de culture, quoique né barbare, et la droiture de votre caractère ne va pas sans me conquérir. Topez-là ! s’il vous plaît, et buvons ensemble quelque lippée de vin du Rhin !… Aussi bien je dispose de quelque crédit près de Sa Sainteté Jean XXIII, et si par hasard…
— J’ai beaucoup connu Sa Sainteté durant qu’Elle exerçait encore le métier de forban sur la mer Méditerranée ; j’ose me flatter de l’avoir tenue sous mes ordres, ainsi que je le rapportais à ce pauvre monsieur Gerson qui n’a pas encore été introduit auprès d’Elle ; et je boirai à sa santé !
Je ne retins plus mon admiration pour un homme qui avait eu le pas sur le Pape issu du Concile de Pise, et bien que ce fût sur le pont d’un navire corsaire ; et je me tins honoré de demeurer à l’hôtellerie du Guet-Apens. Même, il arriva que, dans le courant d’une conversation animée et courtoise, je me hasardai à sourire de la singularité de cette enseigne :
— Mais, dit mon hôte, c’est tout uniment négliger l’ironie par quoi vous intitulez par exemple à la Probité, à la Confiance ou à la Grâce de Dieu, vos auberges où l’on est cependant trompé et mis à sac. S’il arrive à monsieur de quitter le Guet-Apens, sans sou ni maille, nous n’en pourrons pas moins, monsieur et moi, nous embrasser sur le pas de la porte ainsi que font deux amis qui ont mené un contrat à bonne fin !
— Comment se portent, s’il vous plaît, monseigneur l’Électeur de Bavière et monsieur Gerson ? demandai-je avec un souci que j’avais mal à dissimuler, touchant la chère de la maison.
— Monsieur ne manquera pas de les voir au bain, ils sont en bon état et leur séjour leur est profitable. Monseigneur l’Électeur de Bavière y prend de l’embonpoint, à ce que chacun dit, et s’il est possible, et monsieur Gerson y oublie les retards de son introduction.
Néanmoins, je sus que la signora Bianca Capella et ses jolies compagnes, sans loger à l’hôtellerie, y venaient prendre leur bain communément. Car il y a des bains dans chaque maison ; on va de l’un à l’autre ; on s’invite ; on se rend dans le bain sa politesse.
Voici pour le bain de l’hôtellerie du Guet-Apens. Il faut vous figurer une salle d’aspect honorable, qui a environ vingt-cinq brasses de long sur une bonne douzaine de large, et dont tout le fond est rempli d’eau jusqu’à la hauteur d’un quart de taille pour le moins et d’une taille entière pour le plus ; car le sol est accommodé en un double plan incliné qui fait le dos d’âne, et pour la plus grande satisfaction des baigneurs, ainsi que vous le verrez par la suite. On accède à cette salle par deux issues, l’une réservée aux dames et l’autre aux messieurs, et qui sont précisément vis-à-vis, comme si l’on voulait feindre une séparation entre les deux sexes, afin de leur donner plus de joie de se retrouver réunis.
Cependant j’ai cru tout d’abord que l’on ne verrait pas de dames. Il faut vous dire que, pénétrant dans l’eau par l’extrémité de la salle où il y a le plus de fond, on commence par apercevoir quelques nageurs plongeant, soufflant, s’ébrouant dans un tumulte qui vous étourdit. Vous ai-je averti que l’on était vêtu d’une toile de lin, en forme de carré, nouée simplement au col, et qui vire tantôt devant, tantôt derrière, selon le caprice des mouvements ? À mesure que l’on avance dans l’eau on commence insensiblement à prendre pied jusqu’à ce que l’on arrive à une sorte de cloison de bois contre laquelle il y a constamment une rangée d’hommes de qui l’on ne voit que le dos, et qui paraissent fort occupés.
On le serait à moins, car cette cloison est percée d’une infinité de trous, les uns de la dimension d’un œil, les autres assez grands pour y passer la main et le bras, quelques-uns même pour y loger la tête tout entière, ce qui ne saurait manquer d’être l’occasion des plus plaisantes facéties. Vous soupçonnez que les dames sont de l’autre côté de cette cloison et de ces trous.
Je pense que je vous ai peint suffisamment notre petit appareil aquatique pour que vous ayez bien nette l’image de ces messieurs employés contre les planches à regarder les dames, à leur adresser des compliments ou à les caresser au passage, selon une mode qui est d’ici et que je juge excellente. Étant tout juste sur la crête du dos d’âne, ils ont de l’eau à peine jusqu’aux genoux, ce qui, dans l’occasion, me permit d’aviser aux environs et à trois pouces de la fesse gauche d’un personnage bien râblé, la marque d’un coup de bâton qui me fit souvenir d’une façon assez véhémente, d’une correction que j’administrai naguère dans une portion exactement correspondante de mon ami Lorenzo Valla, à l’occasion d’une perfidie par lui commise à l’endroit de mes travaux helléniques.
Il n’y eut point de hâte de voir les dames qui me détournât d’examiner cette marque. Et j’eusse vu à trois pouces de la fesse ici présente, mon propre sceau apposé que je n’eusse pas éprouvé davantage la certitude que c’était bien monseigneur Valla que je contemplais à l’envers.
Notre galantin avait précisément passé la tête dans un de ces trous de conversation, et le ciel eût croulé auparavant qu’il modifiât sa posture. Je lui baillai prestement un croc-en-jambe, et me hâtai de le soutenir dans mes bras de peur qu’il ne se démît le chef.
— Sans le secours de Pogge, prononçai-je insidieusement, c’en était fait de la chère tête du seigneur Valla !…
À peine avais-je dit mon nom, que j’ouïs retentir un double cri, celui du seigneur Valla, et un autre. Mais Valla se remettant, et une fois le col dégagé :
— Pogge ! Pogge ! s’écria-t-il, qui a dit que mon excellent ami Pogge fût ici ?
Et nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Telle est la vertu de ces eaux. Pour ce que j’eusse pu voir par les trous, et pour la personne de qui était le cri, je ne me sens pas le courage de vous en parler aujourd’hui, tant mon émotion fut violente.
LOLA CORAZON
Y LAS PEQUEÑECÈS
Ce cri était de ma maîtresse qui, ayant fui Constance à mon insu, goûtait ici de paisibles transports près de mon bon ami Lorenzo Valla.
— Adorable Lola Corazon y las Pequeñecès, dis-je à cette traîtresse Espagnole, quand j’eus passé la tête par le défaut de la cloison que Valla laissait vacant, oserai-je vous demander, non pas la raison, délicieuse enfant ! mais le goût qui vous écarta du saint Concile et de moi-même ?
Ce fut de la façon qu’une Sirène vous jetterait son cri, que cette créature de séduction me bailla réponse. Elle nageait avec une grâce accomplie, et le dôme de sa croupe voguait à la surface des eaux.
— À cause, dit-elle, que la sensualité est trop forte dans les réunions œcuméniques !…
Je me rengorgeai à ces mots qui sont flatteurs pour un secrétaire pontifical, et lorsqu’ils viennent d’une personne de qui l’on fut amoureux excessivement. Et je fis signe à Valla qu’il n’était pas de trop dans notre colloque et pouvait entendre à sa guise. Lola poursuivit :
— Il eût fallu plus de trois cents couvents d’Andalousie et un nombre triple de courtisanes Romaines, à seule fin que tous vos cardinaux, vos prélats, vos protonotaires et vos collègues, ô petit Pogge, en la secrétairerie et aux brefs, nous laissassent le souffle au moins une heure du jour ; au lieu que…
— Lola ! m’écriai-je, vous avez parlé de cardinaux, de protonotaires, et Dieu me damne ! jusque de la secrétairerie devant qui je me targuai plusieurs fois de l’exclusif privilège de toucher des appas…
La belle Espagnole me couvrit la voix, d’un bel éclat de rire, et une sorte d’éblouissement de dépit empêcha que je fusse assuré d’ouïr que Valla l’imitait. Mais, ayant vu, par un des mouvements d’ondine qu’elle faisait, l’épaule nue et le teton de la traîtresse, je ne pus que lui dire :
— Petite Lola ! je vous aimerai néanmoins !
Et elle vint, toute humide, se presser contre mes lèvres. Puis, hors de l’eau, suffisamment pour que fussent visibles tout en plein ses nobles hanches, elle dit qu’elle allait nous danser un pas, qu’elle exécuta en effet, tant bien que mal, à cause de l’eau qui lui rendait les jambes un peu lourdes. Lorenzo Valla et moi la regardions l’un et l’autre, avec admiration et attendrissement.
La vivacité de ces rencontres, mon cher Niccolo, m’avait retenu de faire attention au reste du public qui animait cette salle de bain. Ce ne fut qu’après la sérénité qui me vint d’avoir trouvé ma chère Lola Corazon y las Pequeñecès, que j’éparpillai ici et là mes regards à loisir.
On me croira quand je dirai qu’il n’y a à Bade que des femmes très bien faites, puisque aucune autre ne consentirait à se montrer sans plus d’artifice que l’on n’en admet ici. Il n’y a donc pas une de ces baigneuses qui ne soit aimable à voir, et qui, s’y exposant presque à toute heure, n’acquierre je ne sais quel agrément nouveau, en des gestes et des manières que l’on ne voit nulle part ailleurs.
Je fis promptement la connaissance de ces dames, grâce à l’entrain que mit Lola à me parer de qualités que ma modestie ignorait. On voyait que la chère enfant avait du bonheur à me retrouver, et que, si tout un Concile lui semblait pesant, le seul Valla n’était point son affaire. Toutes ces jolies personnes se mouvaient, caquetaient, chantaient, dansaient, se becquetaient, se lissaient les cheveux, se caressaient au passage les épaules et les flancs ; faisaient mille grâces et gentillesses. Leur habit est le même que le nôtre, avec cette différence qu’il est plus fin et plus léger, en sorte que, n’étant retenu qu’à l’endroit du col, il est flottant sans cesse à la surface de l’eau ; telle une fleur aquatique dont la tige plongeante serait le corps de Vénus. Elles firent cercle devant l’endroit où j’étais et me donnèrent un accueil favorable, bien qu’elles n’aperçussent que mon visage, et que j’eusse l’air assez malhabile et contraint, par mon trou de cloison, en tout pareil par l’inélégance au malandrin qu’on met au pilori. Mais je pris texte de cette coïncidence pittoresque pour les faire sourire au cours de mes compliments. Elles m’invitèrent au pique-nique que l’on allait donner ; et je ne m’étais pas retiré de la cloison, qu’elles y venaient toutes appliquer leurs beaux yeux pour voir comme le nouveau venu était fait par ailleurs.
Enfin tout alla bien. Je m’aperçus alors que des galeries, placées à mi-hauteur des murs, se garnissaient, ici de musiciens, et là, d’un grand étalage de personnages de distinction. C’était pour la plupart de forts seigneurs allemands, replets et montés en couleur. En outre, j’y vis le comte de Warwick, trois évêques, quatre abbés et plusieurs autres nobles, chevaliers et clercs, docteurs en théologie et en décret, tous en grand appareil. Enfin, l’on me signala monseigneur l’Électeur de Bavière, qui a une bedaine de la contenance de quatre ou cinq outres, et monsieur Gerson qui, au contraire, est petit et malingreux, quoique fort disert et savant homme. Sans compter force autres que je ne saurais vous énumérer.
Il y avait, dans les groupes, un petit homme à nez de fouine qui se faufilait en sautillant et sur qui on se retournait avec des marques de gaieté, si bien que je ne doutai pas que ce ne fût un bouffon. Mais voilà qu’il mit ses mains en cornet sur sa bouche, et qu’il lança d’une maigre voix de fausset, libertine et gaillarde : « Lola ! belle Lola, etc., etc… » criait-il, employant des termes que j’abrège à cause de leur impudicité. Je me dressai soudain et le rouge me monta au front. On me dit qui était le personnage ; et je tairai son nom, car c’est celui d’un pape déposé, et il y en a tant que vous ne saurez démêler qui était celui qui s’enflammait sur des parties de Lola que je ne croyais connues que de Valla et de moi. Il est vrai que j’oublie le Concile !… Néanmoins je m’élançai vers cette galerie ; empoignai ce bout d’homme ; et, lui ayant fait sentir un toucher plus rude que celui qu’il implorait de Lola Corazon y las Pequeñecès, je le balançai un peu de temps au-dessus du bain des dames, et finalement l’y lâchai à la grande surprise et hilarité de tous.
Vous n’avez pas vu, mon cher Niccolo, de spectacle plus divertissant que celui de toutes ces personnes superbes, y compris Lola ma maîtresse, et celle de Valla… et du Concile… et du pape déposé, s’ensauvant telles les filles de Niobé, de ce paquet tout brodé et fourré de menu-vair, qui se débattait dans l’eau avec le dépit et la répugnance d’un chat.
Valla surtout était dans l’admiration de ce que j’avais fait ; il me prit les mains ; m’embrassa ; prononça plusieurs fois le nom de Lola en l’honneur de qui j’avais jouté assez courtoisement.
— Pour moi, ajouta-t-il, je ne l’eusse point fait… Non que je nie que votre acte ait de la beauté ; mais dans un milieu que la vertu des eaux adoucit, et où il est d’usage établi que l’on ne montre que son sentiment tout net, dégarni de vaine ornementation…
— Eh quoi ! fis-je en tenant la main haute du côté de ce maraud, voulez-vous dire que je n’aie mouillé ce faux pape que pour le plaisir de la galerie et non pour l’amour de ma… de notre chère Lola Corazon y las Pequeñecès ?
Je crus que j’allais réduire Lorenzo Valla à quelque chose de moins volumineux que mon pontife qui, sorti de l’eau, s’égouttait, piteux et ratatiné ! Mais nous ouïmes à ce moment la douce voix des dames par les trous de la cloison.
— Holà ! messieurs les deux amis ! Venez donc de grâce ! On va donner le pique-nique !
Nous entrâmes, Lorenzo Valla et moi, du côté des dames. Quelques seigneurs également priés nous imitèrent. On avait disposé sur l’eau de petites tables flottantes. Les galeries étaient bondées d’un monde élégant qui nous regardait avidement. Les musiciens préludaient de leurs cors et violons. Nous commencions de nous lutiner et de rire à nos tables mouvantes ; et, faisant un retour bref sur ma mémoire, je me prenais à croire que je n’avais connu jamais de femmes aussi admirables et gracieuses, ni goûté de moment plus doux, quand nous vîmes émerger de l’onde, radieuses et leur petit carré de lin rejeté sur l’épaule, la signora Bianca Capella avec mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal.
LE PIQUE-NIQUE
la vue de ces trois beautés, je crus pour la seconde
fois de ma vie, mon cher Niccolo,
que votre Pogge allait défaillir. Car on n’imagine
point de groupement aussi efficace sur l’âme et
sur tous les sens, que celui que forment la signora
Bianca Capella avec mesdames de la Tourmeulière
et de Bubinthal. Je vous ai dit ce qu’elles
étaient quand je les rencontrai dans une des rues de Bade ; eh bien ! apprenez qu’elles me parurent
plus admirables dans ce bain, dans le voisinage
d’un grand nombre de personnes fort jolies et
jusque même de Lola Corazon y las Pequeñecès.
Vous pourrez me suspecter de complaisance à l’endroit de ma belle cousine, pour qui personne à Florence n’ignore, hélas ! ma passion constante et retenue. Mais pour ces deux nobles amies, vous ne sauriez douter de la peinture que j’en ferai, par ce qu’il serait au moins extraordinaire que l’on se pût enflammer jusqu’à l’aveuglement en faveur de trois ou quatre personnes à la fois. Et jugez s’il vous plaît de ma sincérité par l’hésitation que j’ai à seulement les dépeindre aussi touchantes que je les vois.
Il fut d’abord bien évident, au transport de notre cercle aquatique et aux applaudissements de la galerie, que tout le monde rendait à nos trois grâces les égards qui conviennent à des divinités. Mais comment vous rendre ma confusion dans l’instant même de ce premier tumulte, quand je vis ces majestés venir à moi, incontinent, les bras levés, et m’embrasser avec autant d’aisance et de ténacité qu’elles l’avaient fait dans la rue de Bade et dans la seule présence de mon voleur. Les événements s’étaient succédé avec une telle rapidité depuis vingt-quatre heures, que je n’avais guère eu le loisir de repenser comme il convenait au bon goût de cette triple étreinte. La signora Bianca Capella, en la renouvelant, m’en rendit le sens aussi clair qu’il l’est que son illustre mari est cocu, ou le sera, pensais-je, devant que le soleil ne soit couché.
— Çà ! mon beau cousin, dit-elle, étant à Bade pour ne faire qu’à ma guise, il me plaît de vous y montrer que je vous aimai dès Florence. Las ! je ne vous en laissai rien paraître, non plus que je ne le ferai dès que je serai rentrée dans cette ville. Mais si vous êtes constant, vous me retrouverez chaque année dans le paradis que voici, et où je serai, si vous voulez bien, votre maîtresse, concurremment avec cette jolie Espagnole, et avec mes deux chères amies, qui, unies à moi par les liens de la beauté et par de communs penchants, se sentent assez naturellement portées vers vous, petit Pogge !
L’assemblée applaudit ce discours qui n’avait point été, comme vous pensez, chuchoté à l’oreille avec toutes les sortes de mines confuses que prennent nos maîtresses, dans les villes, quand, par hasard, elles vous disent leur pensée toute nue. La signora Bianca Capella se tenait bellement devant moi, et en un lieu de notre plan incliné où l’eau ne lui allait guère au-dessus des chevilles, ce qui donnait à son dire je ne sais quelle vertu incisive. Elle parlait avec une voix ferme et résolue, ses beaux bras fort à l’aise, et la musique de son organe communiquait une vibration légère à son sein qui est ample à souhait, ainsi que je vous l’ai marqué, je crois bien ; mais je veux ici en comparer la fleur, à savoir la petite rosace de volupté, à ces capucines veloutées qui n’ont pas tout à fait la couleur de la bure, ni tout à fait la couleur des lèvres chaudes d’un sang opulent, mais un mélange agréable de ces deux choses qui n’ont point l’air de se pouvoir concilier. Si j’insiste sur cet objet, c’est que, l’ayant à la pensée, je ne puis point m’en détacher, et je n’y parviendrai, je le vois, qu’en passant aux parties de mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal correspondantes à celles-là mêmes de ma chère Bianca Capella. Et je ne vois guère que des roses comme il y en a dans votre petit jardin de Fiesole, qui vous puissent donner l’approchant. Toutefois, je dirai que madame la Margrave y a un peu plus de finesse et que la Bourguignonne y est si bien épanouie que l’on croirait qu’un peu de soleil s’y est laissé prendre au beau piège.
Les doux accords des violons me couvrirent la voix dans le moment que j’essayais de rendre la galanterie à ces dames. Les mets et les vins étaient servis sur les tables flottantes ; nous commençâmes à faire honneur au pique-nique. Les personnages des galeries ne se lassaient pas de jeter des fleurs aux dames de leur goût ; et, comme il en tombait jusque dans les bouches et dans les verres, c’était une occasion à taquineries, à récriminations et à diverses vivacités de gestes ou de langage qui entretenaient le mouvement, l’humeur et le jeu décents.
Je ne sais comment monsieur Gerson pouvait faire pour rédiger ses notes avec la méthode et la sagacité qui lui sont coutumières, dans le milieu de ce brouhaha élégant. Il était accoudé sur un coin de la balustrade et ne voyait pas plus son incommodité qu’il ne prenait garde aux signaux de vingt baigneuses de noble entournure et éprises de sa renommée.
— Quel est donc, me demanda madame de la Tourmeulière, ce petit avorton qui a le ventre d’une sarigue, et qui se fait étancher auprès de votre monsieur Gerson, lequel n’est point non plus fameusement joli ?
— Madame, dis-je, c’est son ex-sainteté X. que le Concile de Pise déposa au bas de la chaire pontificale, et moi-même au fond de cette vasque. Il ne pèse pas un fétu. Vous le voyez qui grelotte de l’aventure, en même temps qu’il brûle pour la gentille Lola Corazon y las Pequeñecès.
— Il serait plaisant, pour le moins, qu’une personne qui reçut, monsieur, vos faveurs, s’allât accointer à une trogne aussi peu ragoûtante !… Je veux revoir cette petite Lola avec qui je partagerai vos caresses…
— Hélas ! madame, la voici, dans l’instant, fortement retenue par les baisers de monseigneur l’Électeur de Bavière : c’est un bien puissant personnage. Et je vais me voir dans l’obligation de recourir à de la politesse pour tirer Lola de ses augustes embrassements, ce qui, dans ces cas, n’est pas ma manière accoutumée…
— J’aime toutes vos manières, dit madame de la Tourmeulière en s’arrangeant de façon que la magnificence de son épaule et le parfum de sa blonde aisselle m’imprégnassent d’une force divine.
— Ainsi donc ! et quand il m’en coûterait la vie, madame, je dépouillerai monseigneur l’Électeur de Bavière d’un fardeau qu’il porte allègrement, comme il est visible.
La nouvelle se répandit aussitôt de ce que j’allais faire. La plupart n’y ajoutèrent aucune foi. Quelques-uns néanmoins pensèrent au traitement que j’avais infligé au pape ; mais celui-ci était si mince ! Il n’y eut pas jusqu’à monsieur Gerson qui, apprenant mon nom et ma qualité, ne levât le nez de sur ses tablettes et ne déplorât que quelqu’un qui l’eût pu servir en son introduction près de Jean XXIII, s’allât si gaillardement exposer à la mort. Lorenzo Valla se passait la main sur la marque qui est à trois pouces de sa fesse gauche. Je ne songeais qu’à toutes mes belles maîtresses.
Les violons se turent. On n’entendit plus que de maigres chuchotements. Et l’on se tassait pour m’ouvrir le chemin de monseigneur.
J’abordai ce prince résolument, tout en me couvrant le plus décemment que je pus de mon carré de lin :
Haut et puissant seigneur, prononçai-je, cependant
qu’il écartait sa face rubiconde des lèvres de
la superbe Espagnole, votre altesse sérénissime
me comble d’honneur en daignant boire à la coupe
où j’ai coutume d’abreuver ma soif très infime.
Néanmoins, j’oserai, monseigneur, réclamer de
votre munificence le recouvrement immédiat de
cet objet précieux !
Le prince accueillit ma démarche par un ricanement qui lui faillit décrocher la mâchoire. Quelques personnes de la galerie l’imitèrent, esprits faibles et augurant mal.
— L’hilarité de votre excellence, repris-je avec le ton pacifique de quelqu’un qui va rapporter une anecdote, me fait souvenir de la belle humeur de Sa Sainteté Innocent VII, dans le moment qu’on la vint avertir de prendre précipitamment la route de Viterbe qui était celle par où l’on s’éloignait de la papauté. Nous crûmes que notre bon maître allait se démettre la rate… Et il le fit en effet, mais ce fut en détalant, peu après, sur cette route…
Monseigneur l’Électeur de Bavière, qui soutenait d’un bras ma maîtresse, la laissa choir tout à coup, en portant la main vers l’endroit de son épée. Vous pensez qu’on n’a point d’épée à Bade où chacun n’use que de ses forces naturelles. Ce seigneur fut fort dépité de ne se point sentir de lame au flanc, et divers sentiments se succédèrent sur sa figure, durant qu’il lisait sur la mienne que je n’en avais qu’un bien net. Personne ne rit plus.
Que dis-je ? Le prince se résolut à ce parti finalement ; mais sans sarcasmes, et tout en gentillesse. Je m’avançai prendre à ses pieds la voluptueuse Lola et, l’emportant dans mes bras, je chantai sur mon chemin et en plusieurs langues, la louange de ces eaux de Bade qui, mettant tout à nu, ne font pas d’exception pour la couardise des Grands.
Lola fut grondée par madame de la Tourmeulière qui, cependant, lui passait le dos de la main sur la gorge. Une dame de Paris que l’on n’avait point vue encore, pas même monsieur Gerson, pour qui elle était venue, n’hésita pas à faire honte de sa conduite à la pauvre petite, et dit que, pour elle, elle ne la toucherait point seulement avec des pincettes.
— Holà ! mesdames, dit Lola en pleurant, je ne puis point, en vérité, me retenir d’être portée vers ces messieurs !…
On l’embrassa et la consola, d’autant plus que personne ne pouvait nier qu’elle eût les hanches les plus belles du monde.
FRÈRE JÉRÔME
e vins à m’informer du gouvernement de la
ville. On me répondit qu’il n’y en avait point.
— Ah ! fis-je ; j’aurais dû m’en douter par ce que j’ai vu déjà. Mais j’aperçois d’ici un Hôtel de Ville magnifique, et le renom du Conseil de Bade est venu jusqu’à moi…
— C’est bien possible ; il en était ainsi, en effet, mais Frère Jérôme a changé tout cela.
— Ah ! çà, vous n’avez à la bouche que le nom de ce Frère Jérôme ; je suis curieux de savoir qui il est.
— Il prêche la Vérité.
— C’est quelque fou, prononçai-je en manière de confidence personnelle. Et, comme c’était le dimanche, je poursuivis mon chemin pour aller à la messe. On m’informa qu’il n’y avait point de messe.
— Bah ! vous voulez rire ! et il serait plaisant à un secrétaire apostolique de n’aller pas à l’office un dimanche, et si près du saint Concile !
— Il n’est pas si ridicule que nous n’allions point où ne nous portent pas nos sentiments véritables ; et vous-même, monsieur, qui avez passé la nuit dans les orgies, fourniriez plus de matière à plaisanter en allant ce matin embrasser les autels. Pour ce qui est du saint Concile, Frère Jérôme en a fait plusieurs gorges chaudes.
— Ce sont autant d’actions téméraires !… Ainsi ce Frère Jérôme vous a couché par terre votre église et votre gouvernement, et c’est aussi à lui sans doute que je dois de n’avoir pu joindre monsieur le lieutenant de la police. Qu’a-t-il donc laissé debout ?
— La Vérité.
— Ha ! Il paraît que Pontius Pilatus sortit du prétoire avant que d’avoir écouté de Notre-Seigneur ce que c’était que la Vérité. C’était un homme prudent, mais peu curieux. Pour moi, j’interrogerai Frère Jérôme. Où loge-t-il, s’il vous plaît ?
— Justement dans l’Hôtel de Ville, dont aussi bien nous n’avons plus que faire.
— J’entrerai, dis-je, d’autant plus volontiers dans ce beau monument, que c’est là que je vis une petite personne qui ne fit pas trois enjambées dehors, quoique vêtue d’une façon qui me séduisit aussitôt, et de qui, enfin, le souvenir ne peut pas du tout me quitter.
Ce Frère Jérôme m’intriguait davantage depuis que je le savais logé dans l’Hôtel de Ville, qui est un fort bel édifice, haut, et peint convenablement, au dedans comme au dehors. Le bon Frère, me disais-je, est un homme dont les façons ont de la singularité, et à qui il en cuira tôt ou tard ; mais, à coup sûr, il est ingénieux et ses affaires ont prospéré. J’espère bien aussi que je vais apercevoir cette petite qui est la première que j’aie vue à Bade, et avant un grand nombre de choses pleines d’intérêt.
On me dit que, pour le moment, Frère Jérôme présidait une assemblée.
— Eh quoi ! vous avez encore des assemblées ?
Mais on me prévint que celle-ci était de pur agrément et composée des personnages qui avaient tenu des postes considérables du temps du gouvernement ; que, d’ailleurs, on n’avait rien trouvé qui valût les assemblées, pour la récréation. Celle-ci est une réunion, me fut-il dit, qui emporte tous les suffrages de la foule, et l’on s’y presse comme au spectacle.
En effet, je ne tardai pas à remarquer qu’une partie de la salle, disposée en gradins, était couverte d’un monde attentif et varié. J’y reconnus quelques-unes de mes nouvelles amies, les unes vêtues, les autres non, selon que l’on fait ou ne fait point sa cour à l’apôtre de la Vérité, qui est l’ennemi du fard. À l’ensemble, il était visible que le Frère Jérôme était assez populaire ; c’était chagrinant pour quelqu’un qui a la façon d’approcher le cœur de l’Église, mais c’était réjouissant à la vue. Monsieur Gerson, qui était là, disait à tout venant qu’il avait beaucoup plus de monde à ses disputes de Sorbonne ; mais je veux que ce savant homme soit reçu demain par le Saint-Père s’il a devant sa chaire un plus beau coup d’œil.
— Ah ! vous voilà ! fit une voix que je reconnus pour celle de madame de la Tourmeulière.
— Ha ! fit madame de Bubinthal, cependant que déjà mon admirable cousine Bianca Capella me pressait contre son sein. Et j’allai me blottir dans leur petit coin parfumé.
— Mesdames, dis-je, il fallait la circonstance qui me vaut d’être tapi contre vos belles personnes pour me consoler d’avoir manqué la sainte messe !
— Vous y ajouterez tout à l’heure, m’assurèrent-elles, la qualité du divertissement.
Il est charmant au possible. Figurez-vous, rangés en cercle sur des tréteaux, en guise de comédiens, une cinquantaine de Badois bedonnants, bouffis et couperosés, l’air jovial et la langue alerte, et jurant le plus solennellement du monde de ne point parler que conformément à la Vérité ! Frère Jérôme les préside. C’est un homme sec et haut ; il a de la beauté ; il ne se départit point de son sérieux ; mais son esprit est pauvre ; et il paraît convaincu.
Un à un, et selon une méthode que monsieur Gerson critiquait déjà sur ses tablettes, il presse de questions ces hauts seigneurs. Il n’y a presque point de réponse qui ne soulève les exclamations de l’assistance ; et, bien que l’on soit formé, dans ce lieu, à l’audition de choses extrêmement fortes, il semble, à chaque fois qu’un de ces gros Badois ouvre la bouche, que l’on n’a encore rien ouï d’approchant ; ce qui est une erreur comparable à celle que nous font commettre souvent nos sens en faveur de l’objet contemplé le plus nouvellement.
Je fus gagné tout de suite par la narration d’une petite aventure telle qu’il s’en passa plusieurs dans la seigneurie d’une cité que je connais bien, mais ne nommerai point, à cause que je la tiens pour chère et respectable ; et il est bien heureux que l’affaire ait été étouffée, car la déconsidération, qui est la décrépitude des gouvernements, germe aisément dans les esprits médiocres ; et l’on dit que ce sont ceux du plus grand nombre. Ici, l’on s’enorgueillit de la grandeur du forfait, du moment que l’on en a connaissance. Tout le monde se délecta, sur nos gradins, du ragoût de l’anecdote, et le seigneur qui en fut le héros, étant fermier de la gabelle, se pourléchait ainsi qu’il eût fait d’une bonne fortune.
Nous entendîmes ensuite un vieillard de l’aspect le plus vénérable, et qui dit avoir trempé dans une sédition si ancienne que personne n’était seulement assuré qu’elle eût eu lieu. Mais il donna tant de détails et cita les noms d’un si grand nombre de familles badoises dont les rejetons étaient là et tenus pour issus de lignée sans tâche, que l’on se promit de consulter les vieux cahiers de famille, et les haines séculaires commencèrent de renaître sous les cendres refroidies. Chaque discours était suivi de louanges à la Vérité, composées par Frère Jérôme en langage vulgaire.
Le plus amusant fut que le nom de mon ami Lorenzo Valla se trouva mêlé en une affaire moins antique et qui ne valait pas mieux. Il était là précisément, et dans le giron d’une dame Parisienne, venue pour monsieur Gerson, et qui avait fait fi, dans le bain, de la conduite de l’adorable Lola Corazon y las Pequeñecès ; et comme il faut ici montrer la vraie figure que l’on a, mon Valla en fit une qui n’avait guère de tournure. Quand la dame mijaurée qui le bécotait, pour le moment, d’une manière démonstrative, ouït que son bon ami avait consommé toutes sortes de viols au préjudice d’une famille, avant que de la voler d’une forte somme, moyennant quoi il l’avait expédiée à l’étranger, toute bâillonnée encore et émue, et sous la sauvegarde de monsieur le lieutenant de la police, enfin, si bien que, de ce beau coup, il était attribué à Valla la paternité de trois enfants pauvres et de l’âge le plus tendre, de qui l’on demandait le rapatriement ; — quand cette dame, dis-je, ouït cette manifestation de la Vérité, elle fut prise soudain de nausées et de vomissements, après quoi elle écrivit sans plus tarder à son mari qu’elle l’avait trompé pour la dernière fois, dût-elle être courtisée par monsieur Gerson en personne, si Dieu voulait qu’il terminât la rédaction de ses notes. Je ne sais si le résultat fut bon pour ce mari qui, étant demeuré assurément dans l’ignorance qu’il était malheureux, pouvait bien n’être pas curieux d’apprendre qu’il avait fini de l’être. En tout cas, on eut lieu de le déplorer vis-à-vis des trois demoiselles en qui Valla avait produit ces ravages et ces fruits, qui jouissaient de la paix dans un couvent de religieuses et s’en virent chassées incontinent au seul su de leur fécondité. Quant à Valla, outre qu’il était souillé par le soulèvement du cœur de sa maîtresse, il sortit se rongeant les ongles ; et il courbait l’échine au niveau de la bassesse.
Ce scandale fut accueilli par de vifs applaudissements. Là-dessus Frère Jérôme se leva, et je vis que tout le monde, et jusqu’à mes jolies voisines, se passaient le petit bout de la langue sur le museau, comme font les gourmands, dans les repas, quand viennent les mets sucrés.
— Qu’est-ce à dire ? fis-je en me penchant pour baiser Bianca Capella, moitié sur le bras, moitié sur les pentes extrêmes de son beau sein tout à nu ; car l’essence aromatique qui montait de ces dames animées me laissait parfois l’esprit dans une sorte de paresse.
— C’est à dire, fit mon admirable cousine, que, ces vieux messieurs ayant achevé les traits historiques, Frère Jérôme va porter la lumière en mille recoins du temps présent, car il y en a, bien que tout se fasse suffisamment au jour.
— Frère Jérôme excelle, dit madame de la Tourmeulière, en ces petites explorations hardies, où fleurissent dans la nuit quasi noire, ainsi que des fleurs rares, les derniers secrets badois. Il y met un tact !…
— C’est un homme de bien du mérite, ajouta madame de Bubinthal, et je le range parmi les saints ; …avez-vous vu comme il a la main belle ?
— Je baiserais le bas de sa robe, s’il en portait seulement une ! lança une dame.
— Toutefois, dit une autre, avouez qu’il lui sied de n’en point porter !
— Ah ! comment ne pas aimer la Vérité ?
D’UN HOMME
COMPLÈTEMENT NU
’honorable hôtelier du Guet-Apens me dit :
— Voici un homme qui ne loge point chez moi et qui va complètement nu. Je le soupçonne de n’avoir pas reçu le baptême.
— Ah ! m’écriai-je en élevant les bras, ce sont des charges bien pesantes pour un seul homme ! Car, outre qu’il y a de l’étrangeté à ne pas venir loger tout droit au Guet-Apens, ainsi que je le fis moi-même, aller tout nu n’est pas décent, puisque la personne que j’ai vue le moins vêtue ici — et je voudrais encore la revoir ! — en avait grand comme l’étole de monsieur l’évêque. Mais que cet homme ait manqué le baptême, je n’y peux croire…
— Il y a mieux ! reprit mon hôte qui s’échauffait sur son homme nu ; sans me rappeler quelqu’un de précis, cette tournure, ces façons, ne sont pas étrangères à mes souvenirs… Cet homme aurait seulement un haut-de-chausses et je gage que je le reconnaîtrais, car j’ai dû lui serrer la main.
— Il ne me reste pas de doute que cet homme nu soit un chenapan, prononçai-je à part moi, en m’élançant sur ses traces qui tendaient justement du côté d’un de mes rendez-vous. Pour moi, fis-je quand je l’eus dévisagé d’un peu plus près, cet homme dépourvu même d’un carré de lin ne me rappelle aucun chrétien absolument. D’ailleurs, je remercie Dieu de me tenir éloigné de pareilles connaissances, bien que je sois l’ami de Lorenzo Valla et de l’hôtelier du Guet-Apens ; que j’aie touché récemment un pape déposé et monseigneur l’Électeur de Bavière et qu’enfin je sois entré dans les bonnes grâces de Frère Jérôme qui sent le fagot à plein nez !
Je me tenais à une petite distance, n’aimant point importuner, de mon naturel, et encore moins me mêler de ce qui n’est point mon affaire. L’homme nu entra dans une rue assez déserte et avisa quelqu’un qui portait sans méfiance deux petits sacs de monnaie de la contenance d’environ cent ducats. Il n’eut que le temps de lui poser la main à l’endroit du gosier, et se logea les deux petits sacs sous l’aisselle. J’admirai sa dextérité et vis que le pauvre porteur, étendu dans le ruisseau, avait la pâleur de la mort.
Tout en suivant l’homme nu, je rendais aussi justice à la finesse de mon hôtelier qui avait soupçonné que ce misérable était sans sacrements.
J’allais déboucher sur une place ornée en son milieu d’une fontaine d’eau vive où des jeunes filles badoises emplissaient paisiblement leurs cruches, et devisaient avec des poses assez avenantes. Notre homme les effaroucha un peu par le défaut de son carré de lin, mais davantage par l’excès des propositions qu’il leur fit tout incontinent. Les voyant s’écarter craintives, il en empoigna une si violemment par son bavolet à la fois et par le petit foulard qui lui couvrait les épaules, que l’un et l’autre cédèrent et découvrirent une chevelure abondante en même temps qu’une gorge pure et savoureuse. Elle jeta les hauts cris. Il laissa paraître le petit sac qu’il avait sous l’aisselle, et il eût peut-être mené à bout ce marché scandaleux si, à la tête de quelques honnêtes gens, je ne me fusse précipité au secours de la jolie infortunée à qui je laissai mon adresse pour le cas où elle serait dans la nécessité.
Mon satyre s’était réfugié dans une maison malhonnête où je m’interdis de le suivre pour ce que, premièrement, je ne suis point du service de monsieur le lieutenant des bonnes mœurs badoises — Dieu veuille qu’il y en ait un ! — et, secondement, dans la crainte de trouver en cet endroit l’occasion de faillir à mes rendez-vous, ou simplement de manquer d’y faire honneur. Mais, comme il y avait, tout en face, une taverne où coulait un fort tonneau de cervoise, je jugeai que mon intervention violente en faveur d’une jeune fille valait bien que je me désaltérasse, ce que je fis copieusement.
Cependant des exclamations bruyantes et de forts éclats ne tardèrent point à me faire lever la tête du côté de la petite maison d’en face.
— Hé ! hé ! fis-je à mon aubergiste, il y a de la gaieté par ici !…
— Hélas ! monsieur, me dit cet homme en branlant la tête, et sous forme de dicton :
Mieux vaut derrière de catin
Que devant de boutique à vin !
— Non pas ! répliquai-je, quand ils se touchent de si près !
En effet, l’on descendit de la maison commander force chopes de cervoise et de vins de Constance et du Rhin. Les éclats augmentèrent et je commençais de délibérer si je n’irais pas tout de suite faire compliment à l’hôtelier du Guet-Apens pour la raison de sa vue perçante, et voir du même coup si la jeune fille de la fontaine ne s’était point trouvée déjà dans la nécessité ; ou bien si je n’irais point d’abord à l’un de mes rendez-vous. Il faut, me dis-je, faire tout le possible. Réglons toujours notre écot !
— Çà ! monsieur, vous plaisantez, dit mon homme au dicton, en me remettant dans la main mon obole misérable : je suis payé dix fois par l’occasion de la petite fête qui se donne en face, dans ce moment-ci. Si cela peut engager monsieur à diriger par ici sa promenade…
— Vous êtes rempli d’honnêteté, ne pus-je me retenir de faire observer à ce brave homme, et j’espère que je reviendrai en effet. Mais il faut que je sache que celui qui règle toute cette ripaille et ma menue dépense est un sacripant, un hérétique et un voleur de grand chemin, pour que je me retire d’ici sans me faire de scrupule !…
Je ne pouvais point m’enlever de la mémoire la vue du beau teton qui avait montré le nez sous le foulard et par-dessus les lambeaux d’un gentil bavolet, par le fait de ce brutal débauché à qui, toutefois, je suis redevable d’avoir bu assez plaisamment et avec économie. Je voudrais retrouver cette jeune fille, me dis-je, et ne fût-ce que pour la dédommager de son fichu et de son bavolet. Je n’avais point rejoint l’hôtellerie du Guet-Apens que je tombai précisément sur cette jolie personne qui s’y dirigeait tout droit.
— Hélas ! monsieur, dit-elle le cœur gros, vous avez parlé de nécessité, et, dites-moi, n’en est-ce une pour une pauvre fille de devenir riche, principalement quand elle y a tous les droits, ainsi que le lui a dit ce monsieur de tantôt, qui, ayant beaucoup d’argent sous le bras, ne peut manquer d’être honnête, quoique ardent et peu vêtu !…
— Aussi, ma chère enfant, pensais-je précisément vous couvrir d’un superbe bavolet et d’un fichu…
— Ha ! monsieur, dit-elle, je ne suis guère en peine d’un bavolet et d’un fichu, et je sortirais au soleil le cul nu comme un enfant qui naît, pour un seul petit sac propre à tenir sous le bras !…
Elle avait tant de sincérité dans ses paroles qu’elle les allait porter à exécution, et elle se découvrait. Je la suppliai de garder de la décence, et la menai promptement dans mon logis. Cette petite est de la plus grande beauté et de l’usage le plus satisfaisant. Finalement, je lui exposai ce qu’il y avait de touchant dans la communauté d’un sort défavorable qui la conduisait dans mes bras à cette heure, et voulait que je ne fusse qu’un secrétaire apostolique, sans bénéfices et rétribué dérisoirement.
— Ah ! soupira-t-elle, bien vous a pris, à vous, d’être gentil de figure et d’avoir le commerce agréable, car autrement je ne me serais point échangée que contre un petit sac tel qu’en avait tantôt ce monsieur. Et, à propos, le poursuivîtes-vous loin ?
— C’est un homme, lui dis-je, à qui il ne faut seulement pas penser, sous la peine du plus grand péché !
Et je la congédiai sur quelques bonnes paroles.
J’allais gagner mon rendez-vous, plus posément, à la vérité, que je ne l’eusse fait une heure auparavant, quand je heurtai mon hôtelier qui se tenait pour lors les côtes et menaçait de se démettre la mâchoire.
— Il n’y a pas tant sujet de rire, lui fis-je observer, quand votre ville contient un malfaiteur qui pue la potence à cinquante brasses à la ronde, pour les sens un peu aiguisés, qui fit passer tantôt un chrétien de vie à trépas, avec plus de facilité que je ne me mouche, et faillit mettre à mal, la seconde d’après, et sur le bord d’une fontaine, la belle personne que vous voyez d’ici s’en aller en se dandinant sur ses hanches robustes !
— Ha ! ha ! ha ! s’écriait cet homme, comparable pour le moment à un possédé ; eh ! c’est de cela tout justement que j’ai du mal à me remettre, car j’ai trouvé dans ma mémoire qui est ce personnage…
— Et qui est-il, je vous prie, en plus d’un grand coquin ?
— Je ne le dirais point, quand je lui verrais commettre les plus hauts forfaits !
— Oh ! oh ! fis-je en moi-même et m’éloignant de mon hôtelier hilare et mystérieux, voilà qui nous présage quelques incidents badois avec quoi occuper nos loisirs hors du bain… Mais je dois voir ma petite Lola Corazon y las Pequeñecès auparavant que d’aller à différents rendez-vous, et je gage qu’elle m’attend avec impatience.
Ce disant, j’étais parvenu sous les fenêtres du logis qu’occupe l’adorable Espagnole, à l’enseigne parlante : Sauve qui peut ! C’est sur une place fort proprette, et il y a, contre le mur, de la vigne et du chèvrefeuille pendant jusque sur les vitres et près de petits pots de fleurs bien soignés. Je m’arrêtai un instant à considérer ce décor éminemment convenable à contenir une si parfaite créature, et tous mes sens furent réveillés par cette vue et par le parfum de la maison.
Toutefois, je ne fus pas peu surpris d’entendre à l’intérieur un train en tous points semblable à celui de la petite maison qui m’avait valu de boire à bon compte plusieurs chopes de cervoise. La différence était que la voix de Lola se mêlait à celui-ci, bien que je ne sois pas en état d’affirmer sur le Saint Évangile qu’elle n’ait point tenu dans l’autre sa partie. Enfin, je crus que le jour du Jugement était arrivé quand je distinguai la voix de l’homme nu. Par la Madone ! mon cher Niccolo, mon sang ne fit qu’un seul tour et j’étais déjà contre la porte que je défonçai d’une poussée. Ciel et Terre ! Lola tutoyait l’homme nu, et les propos qu’elle avait marquaient qu’elle était de longtemps la maîtresse de ce bandit en même temps qu’elle était la mienne, et, hélas ! celle de Lorenzo Valla, et du pape déposé et de tout le Concile, sans compter monseigneur l’Électeur de Bavière. Elle se hâta de couvrir de son beau corps celui du misérable que j’allais transpercer d’outre en outre ; et ne voyant plus que la figure de celui-ci, — telle est la vertu du masque dont nous peut couvrir la pure nudité, — je le reconnus aussitôt.
Et vous eussiez trouvé, mon bon ami, la pierre dite philosophale ou l’élixir propre à dissoudre les bois d’un cocu, plus tôt que le nom de cet homme :
C’était Sa Sainteté Jean XXIII.
Telle est la misère de notre humaine nature, et fût-ce du plus éminent parmi nous, pour peu qu’au courant d’air badois le dernier voile de la convention soit soulevé !
LE SOUPER
’arrivai chez mes belles amies, en état de
grand essoufflement, à la suite de mon affaire
de l’homme nu. On m’avertit qu’elles étaient encore
à la toilette.
— C’est, dis-je, par ma foi, une occupation qui me tiendra éloigné de ces dames à mon grand regret. Néanmoins, je me reposerai, en les attendant, de plusieurs émotions violentes. Et j’avisais un siège qui me semblait propre à cet effet, quand j’ouïs plusieurs voix qui lançaient mon nom confusément d’un cabinet voisin :
— Pogge ! petit Pogge ! eh quoi ! nous ne voulons pas être privées un seul instant de votre compagnie ; mais, comme nous sommes à barboter dans les eaux de la toilette et dans mille petits soins, nous vous allons faire bander les yeux et amener parmi nous !
Elles n’avaient point fini de parler qu’une petite servante, de qui je n’eus pas seulement le temps de regarder le museau, me passa sur les yeux un épais foulard de soie et me mena par la main dans une pièce qui sentait extrêmement bon. Ce furent tout de suite de grandes exclamations ; puis je sentis trois bouches bien fraîches se poser successivement sur mes lèvres, sans que je pusse toutefois distinguer nettement de qui était chaque baiser, par la raison que je ne les avais pas suffisamment éprouvés. On me gronda, me fit honte d’être si peu avisé.
— Çà ! mes mignonnes, revenez donc, je vous prie, et j’y aurai, je gage, plus de discernement à cette fois !
Car aussi bien j’avais négligé d’y mettre la main.
— C’est tricher, dirent-elles, cependant que je recevais par le moyen du sens tactile des notions de ces personnalités diverses.
— Ah ! par madame la Vierge, je veux que l’on me coupe la main droite, et d’un bon couperet effilé, si ceci n’est pas à ma belle cousine, et cela à madame de la Tourmeulière qui est sans pareille par cet endroit, et il n’y a qu’à madame de Bubinthal que je puisse ceindre la taille de mes deux mains.
— Ho ! firent vivement chacune de ces dames, comme si mes compliments ne les eussent point satisfaites.
— Pardieu ! mesdames, si les Grâces eussent été pareillement accomplies chacune, il était bien superflu de les établir au nombre de trois ; et Dieu lui-même nous fournit l’exemple de quelqu’un d’ingénieux, à n’en pas douter, et qui ne fut bien content de soi que lorsqu’il se put compter soi-même jusqu’à ce nombre qui contient, j’en suis assuré, quelque vertu secrète…
— Est-ce à dire que si nous n’étions toutes les trois réunies, nous ne représenterions à vos yeux rien qui vaille ?
— Hélas ! mes yeux sont présentement emprisonnés d’une façon bien importune et je supplie qu’on les dégage.
— Nenni, nenni !
Je fis quelques vaines tentatives ; je luttai de la main contre des bras d’une excessive douceur, ce qui détourna la conversation qui commençait d’avoir de petits points embarrassants vis-à-vis de mes trois maîtresses et valut mieux pour l’oubli de mes fatigues que tous les sièges de la maison.
— Mesdames, fis-je aussitôt que je pus souffler, si l’hypocrisie n’était si fortement réprouvée par la Sainte Église, je serais tenté de la classer parmi les vertus théologales…
— Fi ! ce que vous dites là, monsieur, est bien affreux ! Eh ! mais, s’il vous plaît, à qui vîtes-vous de l’hypocrisie si aimable ? ajoutèrent-elles d’un air piqué.
— Tout beau ! tout beau ! ce n’est pas à Bade assurément ! Et c’est, dis-je, parce que je viens de voir quelqu’un qui, ayant lâché toute hypocrisie, passa soudain de sujet d’édification à celui du plus grand scandale !
— Mais, observa l’une de ces dames, vous connaissez par Frère Jérôme que ce n’est pas ici la coutume de demeurer masqué ?
— Pardieu ! madame, il reste à s’entendre sur ce qu’on entend par ce mot, et si l’on est masqué lorsque l’on couvre sa nature véritable comme on le fait à Venise, par exemple, et un peu partout, — et si communément que l’apparence se fait plus familière que la réalité, — ou bien lorsque l’on met son visage tout à l’air, comme c’est ici l’usage. Diverses circonstances m’inclinent à penser que le meilleur masque est d’aller tout nu.
— Tout nu ! prononcèrent d’une même voix ces dames sur un ton d’alarme et dans le temps qu’elles se précipitaient du côté des bahuts dont je respirai la bonne odeur de linge embaumé de pommes de paradis. Je distinguai bien aussi qu’un grand cri retentissait dans l’antichambre. Cependant je priais que l’on m’enlevât mon bandeau de soie, ayant besoin de toutes les forces de ma vue dans le cas d’une alerte. Mais il était fortement assujetti et je continuais à me démener comme un beau diable au chevet d’une nonne, en faisant : Qu’est-ce ? qu’est-ce ?
— C’est… c’est, firent-elles, que, pour accoutumé que l’on soit de n’aller ici vêtu que d’un petit carré de lin, il y a quelque soudain malaise à s’apercevoir que l’on n’a pas celui-ci… et… et, maintenant, nous l’avons !
— Ah ! traîtresses ! ah ! pendardes ! que n’ai-je reçu d’un sorcier le don de seconde vue, pour l’occasion où la première est embarrassée si mal à propos ! Mais qui donc a crié si fort dans l’antichambre ? on eût dit d’un chat à qui l’on coupe l’usage de son privilège naturel…
— Ha ! fit quelqu’un, je gage que c’est cette petite sotte de servante qui est du pays, et ne nous parle depuis tantôt que d’un homme nu qu’elle rencontra !
Je ne pus retenir une exclamation.
— Eh ! quoi ! voici que vous vous écriez vous-même à la façon de cette servante ?
— Mesdames, j’allais précisément vous entretenir de cet homme nu…
— Où est-il ? qui est-il ? firent à la fois la signora Bianca Capella ainsi que mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal.
Ce disant, elles m’enlèvent mon bandeau, et je m’aperçois qu’elles ont revêtu pour le souper l’habit qui me pouvait être le plus agréable après la détermination de n’en point du tout revêtir : à savoir un petit carré, à la mode de Bade, mais qui, au lieu d’être de lin, était d’une belle soie assez fine et colorée à plaisir. Je crus découvrir un parterre de fleurs, et je vous confesserai que je vis mieux. Enfin, je recueillis tous mes sens qui n’étaient que trop dispos au dispersement, et je les employai au soin de raconter de mon aventure ce qui ne m’en parut point passer les bornes de la bienséance. Ceci nous prit une partie du souper, et je bénissais mon homme nu de me donner l’occasion de prendre pacifiquement ma réfection, nonobstant le feu de mes trop belles hôtesses ; et l’on entamait déjà des gelées de couleur ; et j’avais bu, pour le moins, une quarte de vin, quand madame de Bubinthal, qui était la seule à ne me pas toucher de près, me faisant vis-à-vis, se pencha quasiment sur la table, en sorte que ses pieds taquinaient le dossier de son siège. Elle dit qu’elle se sentait envahie par la tendresse.
— Pour l’homme nu ? fis-je en manière d’ironie.
À ce mot, la servante, à qui je n’avais point pris garde, laissa choir la desserte et s’affaissa privée de l’usage de ses sens.
— La qualité de cet homme, poursuivait toutefois madame de Bubinthal, n’est pas pour déparer un bel ensemble de vertus !
Elle m’avait joint, en se glissant parmi des compotes et des pâtisseries, et me flattait le menton du bout de ses doigts menus. Ce que voyant, madame de la Tourmeulière, qui était à ma gauche, et la signora Bianca Capella, à ma droite, se mirent en position de me caresser les cheveux et le visage. Nous nous rapprochâmes tous sensiblement et bénîmes le ciel badois qui nous valait le loisir d’exprimer avec tant de liberté la chaleur de nos inclinations.
Je ne sais comment il se fit que, dans l’embarras de nos mouvements divers, qui sont toujours plus précipités vers la fin des repas qu’au début, ces petits carrés de soie fine et de belle couleur, que je me prenais à considérer philosophiquement comme les derniers remparts de la convention qui n’était point ainsi tout à fait abolie à Bade, quittèrent le col de mes amies et devinrent je ne sais quoi et je ne sais où, mais sans laisser l’obstacle le plus médiocre entre ma vue et la matière substantielle de ces trois beautés. Comment se fit-il donc néanmoins que ma vue se troubla au point que je m’imaginai voir soudain une mêlée furieuse de ces beaux bras, de ces beaux tetons, de ces beaux cheveux, enfin de toutes les ardeurs de ces personnes admirables, et qui n’avait d’égale que les célèbres luttes guerrières que l’antiquité nous rapporte ? J’en conclus cependant, et peut-être à la légère, que mes maîtresses étaient munies d’un secret venin de jalousie qui les mettait aux mains dès l’instant qu’elles étaient au véritable naturel, ce qui n’a pas lieu trop souvent, même à Bade, et il en faut louer Dieu !
Un seul homme est bien faible contre trois femmes qui s’avisent de manifester leur opinion sincère : et je n’osais toucher à toute cette mouvante beauté. Je les exhortais à la paix par des paroles qui tombaient comme de l’huile sur le feu. Leur échauffement, en outre, répandait une odeur de confusion qui me rendait assez malpropre à tout effort, et j’allais me mettre à verser des larmes à cause de ce que j’apercevais sur ces dames, d’emplacements magnifiques qui petit à petit se maculaient de horions. Un grand bruit vint tout à coup de la rue, qui arrêta tous les mouvements, à quoi vous reconnaissez qu’il était violent.
Nous vîmes alors la servante, qui était évanouie, se relever d’un bond, courir à la fenêtre, l’ouvrir, crier : « C’est lui ! » et se précipiter dans la rue.
Elle avait reconnu l’homme nu qui passait à la tête d’une bande de forcenés.
J’aurais aimé, vu le tumulte de mes maîtresses, à me retirer en même temps que cette petite, qui ressemblait à s’y méprendre à la jeune fille au foulard et au bavolet. Mais je pensai qu’elle s’était rompu les os en tombant par la fenêtre.
DANS LES BRAS
DE MES BELLES AMIES
’effroi qui nous vint du vacarme de la rue
réconcilia mes trois maîtresses qui se vinrent
incontinent blottir à l’entour de mon col en poussant
mille cris d’oiseaux qui auraient ouï derrière
un buisson une conversation de vénerie.
Je leur donnai plusieurs raisons tirées de la logique et propres à les rassurer touchant le danger que courait la ville de Bade par le fait de ces Vandales ; cependant, j’avisais quelques moyens sérieux de nous mettre à l’abri de leurs torches, brandons, piques et armes de toute nature.
— Le plus sûr, opina madame de la Tourmeulière, qui tenait quasi clos ses beaux yeux mourants, serait de nous aller loger tous les quatre sous les courtines du lit de notre chère Bianca Capella, qui est le plus grand et le plus moelleux de la maison, et de nous y tenir soigneusement bouchées les oreilles, comme on le fait pendant l’orage.
On ne trouva rien à reprendre à une proposition d’une ingénuité si gracieuse et on l’exécuta sur-le-champ d’un commun accord. Et il faut avouer que les idées d’une apparence si modeste ont souvent de l’à-propos et de l’efficacité, car à peine avions-nous rabattu les étoffes sur notre groupe tendrement uni, que la notion du péril badois avait fui à cent lieues de nos esprits et de nos sens.
— L’amour, dit soudain madame Bianca Capella, est le premier de tous les biens.
— Reste à savoir, madame, comment vous entendez l’amour, dont le sens est complexe…
— Je l’entends, dit-elle, comme je le fais !…
— En ce cas, madame, fis-je en m’inclinant, c’est le premier de tous les biens ; et mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal contiennent la source vive du deuxième et du troisième de tous les biens…
— Ah ! mais !… Ah ! mais !… réclamèrent tout d’une voix la Présidente et la Margrave.
— …C’est que, continuai-je, en m’adressant toujours à mon admirable cousine, c’est qu’il est bien évident que ces dames ne le font point comme vous…, tout à fait ;… en sorte que voici déjà trois sortes d’amour qu’il y aurait fruit et agrément à classer comme il convient, auparavant que de répondre, madame, à votre postulat, d’une manière un peu philosophique…
— Voulez-vous signifier par ce ton plaisant, dit madame Bianca Capella, qu’il n’y a point de moyen de se mettre d’accord dans la discussion sur le sujet de l’amour ?
— Non pas ! madame, mais je veux donner à entendre tout bonnement que l’on ne discute jamais que les points sur lesquels on est assuré par avance de ne pouvoir pas tomber d’accord ; et que l’amour nous offre une occasion sans comparaison de tâter préalablement si l’on peut y tomber.
— Bravo ! bravo ! firent à la fois les trois belles amies.
— Pardieu ! mesdames, j’ai idée que la conversation fut donnée à l’homme par manière de superfétation, et dans le but de combler les vides qui se creusent, en vertu de sa faiblesse, entre ses actes, lesquels sont seuls agréables à Dieu.
— Ha ! ha ! dit en riant madame Bianca Capella, les conversations du genre de la vôtre, mon beau cousin, et qui tendent si droit à l’accomplissement de belles actions, doivent être aussi agréables à Dieu !…
Notre entretien fut coupé. Combien de circonstances dans la vie où un silence si sagement et si vite amené produirait de beaux fruits, en épargnant à notre ouïe grand nombre de sottises !
Madame de la Tourmeulière aimait à jouer, de son joli pied blanc, avec les mouches qui voltigent dans l’air jusqu’au cœur de la nuit, quand l’éclat des lumières les éveille. Je m’étonnai tout à coup de voir une si vive clarté par le défaut des courtines et le joli pied de madame de la Tourmeulière se livrant parmi cent bestioles à son divertissement favori.
— Par la Madone ! fis-je en me dressant sur mon séant, les bourgeois de Bade ont mis cette nuit-ci du bois sec en leurs cheminées, et je renifle une odeur de roussi comparable à celle qui dut venir du diable la première fois que l’on lui flamba les mollets !
Nous nous précipitâmes à la fenêtre. Ces dames, de qui l’esprit était tourné d’une manière avantageuse, battaient des mains dans l’espoir de quelque fête vénitienne organisée à l’improviste.
— Ah ! mon Dieu ! s’écrièrent-elles, avec surprise, voici l’Hôtel de Ville qui brûle aussi aisément qu’une bourrée de bois mort !
— Heureusement, fis-je, que les citoyens badois sont prompts, agiles et remplis de courage, et ils auront tôt fait d’enrayer cette catastrophe abominable. Voyez-les d’ici qui grimpent par les fenêtres et jusque sur les toits, se suspendent aux poutres et à la poulie des lucarnes au péril de leur vie, enfin emportent les femmes et les jeunes filles entre leurs bras vigoureux !…
— Holà ! fit observer madame de Bubinthal, de qui la vue était perçante, m’est avis qu’ils ont moins de mérite que vous ne le pensez, mon bel ami : regardez-moi, je vous prie, ceux-ci qui sont là-bas dans le voisinage de la fontaine qu’éclaire en plein l’incendie ! Si c’est là leur façon de sauver les femmes et les jeunes filles, je m’en veux aveugler les yeux pour le reste de ma vie !
En effet, nous distinguâmes des scènes regrettables autour de la fontaine où j’avais vu durant le jour mon homme nu marchander misérablement la vertu des demoiselles badoises. Je n’eus pas de surprise à le reconnaître lui-même au milieu de la bande de forcenés qui était passée sous nos fenêtres à la fin du repas. Et l’eau qui coule par le tuyau de cette fontaine durant l’espace d’un demi-siècle ne suffirait pas à lessiver la honte qu’y déposa ce personnage à figure patibulaire et diabolique. Je passerai toutefois sous silence les plus vilaines actions que je lui vis commettre, à présent que vous connaissez qui il est et de quelle dignité il est revêtu.
Sachez seulement que nous lui vîmes mettre le feu à plus de douze maisons hormis l’Hôtel de Ville qui était déjà à moitié consumé, et cela fait, et à la faveur du tumulte, briser, piller, voler le mobilier et le trésor des habitants, étrangler enfants, hommes et vieillards et emporter sous le bras le corps des femmes évanouies, avec autant de facilité que je le vis faire des deux sacs de monnaie par quoi il débuta, sous mes yeux, dans les forfaits.
Madame Bianca Capella opina que cet énergumène était à coup sûr un grand criminel, mais qu’il avait une ardeur assez louable, à son gré.
— Ma bonne amie, lui dis-je, priez Dieu qu’il vous en épargne le feu, car cet homme-ci ne peut rien toucher qui ne soit immédiatement dévolu aux flammes de l’enfer.
Mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal poussèrent un profond soupir en même temps que ma superbe cousine, et elles dirent qu’à la vérité il était bien dommage qu’il en fût ainsi, car la grande activité est méritoire, et parmi des résultats bien différents, comme il était visible à cette heure, elle en produit de très heureux…
— Voulez-vous, dis-je, que je fasse signe à l’homme nu afin qu’il se presse de venir de ce côté-ci avec toute l’ardeur et les brandons qu’il a, et que, ayant mis le feu à votre gentille maison, il vous voiture jusqu’au bord de la fontaine ?…
— Brrr !… brrr !… firent-elles en se trémoussant comme des chattes ; et elles se vinrent suspendre à nouveau alentour de mon col.
— Ce n’est pas, dirent-elles, que nous tenions précisément à ce que cet homme nu vienne ici avec ses brandons ; mais nous livrerions volontiers notre gentille maison au pillage et aux flammes de ce satyre pour que vous lui ressembliez par quelque côté !…
— Tudieu ! fis-je, mesdames, il me vient par instants des nausées de la nature abandonnée à ses déportements naturels ; je me prends à douter de la qualité du parfum qui vient de vos cheveux et de vos épaules, et j’ai dessein de quitter Bade pour réintégrer le saint Concile !…
Ce disant je rompis le cercle immodeste de ces bacchantes et m’échappai par la fenêtre, fort courroucé des blessures que souffrirent cette nuit les bonnes mœurs et la décence badoises.
— Ah ! ah ! ah ! le pauvre petit ! criait-on derrière moi, il n’est point capable d’allumer le flambeau de l’amour autant de fois seulement que cet homme nu incendia de maisons !
Et mettant leurs mains en cornet sur leurs bouches, mesdames Bianca Capella, de la Tourmeulière et de Bubinthal appelaient à grands cris ce vampire, en dépit de tout sentiment pudique.
LA PELOUSE
’air était frais et léger. Je me promenai dans
la ville et je fis la remarque que plusieurs
maisons notables y fumaient encore (notamment
l’Hôtel de Ville où je vis naguère si bien logé
Frère Jérôme) et qu’un grand nombre d’autres
avaient été enfoncées et mises au pillage. Je
considérai la probabilité qu’à la suite de mon
absence de l’hôtellerie du Guet-Apens, je n’y retrouvasse point ma sacoche ni de quoi remettre
de l’ordre dans mon habit ; ceci pour le cas où
l’hôtellerie fût encore debout. Pour le cas contraire,
qui était vraisemblable, autant valait m’aller
étendre au bord de l’eau où il y a une pelouse
beaucoup plus sûre et rapprochée que mon lit. Et,
nonobstant mille embarras dont la vie est remplie,
je rendis grâce à Dieu avant que de fermer l’œil.
Cette pelouse a une tendre déclivité qui va jusques à la rivière, joli cours d’eau un peu vif, mais limpide et permettant que l’on s’y baigne, ce que l’on fait couramment dans la bonne saison. Je dormis un temps assez convenable, si j’en juge par la hauteur qu’occupait le soleil quand je le vis en m’éveillant brusquement au sein même de la rivière, et d’une façon malhonnête et désagréable. Mon premier sentiment, quand je me sentis plongé dans cette humidité, fut que j’y avais été amené petit à petit par le moyen des mouvements que l’on exécute durant le sommeil qui suit les fortes agitations. Mais je vis, hors de la pelouse, décamper plusieurs personnages dont j’avisai principalement un, qui portait, à environ trois pouces de la fesse gauche, la marque de mon ami Lorenzo Valla, ainsi que je l’observai finement, quoique de loin. Au surplus, je ne tardai pas à être informé par la chère petite Lola Corazon y las Pequeñecès qui était parmi eux et qui, n’ayant pas eu le loisir de fuir aussi rapidement que ces messieurs, s’était résolue soudain à passer de mon parti, et se tenait accroupie au bord de l’eau, bien jolie comme à l’habitude, et son petit carré de lin posé je ne sais où.
— Vous n’êtes point mort ? fit-elle, avec simplicité, en me voyant gigoter dans le courant.
— J’en suis bien aise, par ma foi ! puisque je vous revois, petite Lola, et quoique fâché de contrarier les desseins de…
— Ces messieurs, dit-elle, gageaient en effet, en s’en allant, que vous ne toucheriez ni ce bord où je suis parmi des pâquerettes, ni cette bouche que j’ai tout de même plaisir à vous laisser prendre, malgré que vous soyez pareil à un linceul issu de la lessive…
— Ah ! Lola ! ces pâquerettes ne se relèveront pas et demeureront fanées pour avoir été tant seulement une fois touchées de votre mignon pied ; et considérez combien il faut que cette autre petite fleur qui est votre bouche soit de vertu éminente pour se garder si fraîche sous un si grand commerce !…
— Je n’y ai point de mérite ! dit-elle.
La chère enfant se défendait de mes compliments ! Je la baisai ; et nous devisâmes tranquillement, sur l’herbe et au seul bruit de l’eau, de l’attentat qu’elle et sa compagnie avaient commis contre moi.
— Ainsi donc ! adorable Lola, dis-je en tapotant la chair ferme de son épaule, vous alliez tremper dans une action que la Sainte Église n’approuve point communément ?
— Ah ! dit-elle, j’aurais beaucoup regretté les bons moments que je vois bien à cette heure que je ne manquerai pas de passer avec vous avant qu’il soit longtemps ; mais ces messieurs sont fortement prévenus contre votre personne, outre qu’ils avaient ce matin la main faite par tout l’exercice de cette nuit ; il faut avouer aussi que vous dormiez là d’une façon favorable…
— Baillez-moi ces petites quenottes que je vois là et que je veux baiser encore une fois !… Bon !… Et vous disiez, Lola, que ces messieurs ne m’ont point en bonne odeur. Ah ! que j’ai failli en avoir de l’ennui ! Mais d’où vient leur ressentiment ?
— C’est, dit-elle, de ce que vous avez mis à Lorenzo Valla une mauvaise marque en un endroit qui, sans cela, aurait de l’avantage. Quant à l’homme nu…
— C’était lui ?
— C’était lui, qui ne me quitta, hier, à la suite de l’inconvénient d’avoir soldé la dépense de la porte que vous défonçâtes, vilain jaloux, qu’après que lui fut tombée dans les bras, par une fenêtre, une certaine demoiselle du pays qui se dit dans la grande nécessité d’être sa servante, et passa la nuit à lui fouiller sous l’aisselle, je ne sais pourquoi…
— Ha ! ïaïe ! ïaïe ! je le sais, moi !
— En ce cas, vous feriez bien de le dire, et à moi plutôt qu’à cet homme nu, car il n’a aucun goût à vous voir…
— J’en ai l’idée !
— Pourquoi donc ?
— Lola ! je vous le dirai dans l’oreille, un jour que je serai suffisamment pris de vin pour vous confondre, en confession mentale, avec Notre-Dame-la-Vierge ! Mais, dites-moi, Lola, connaissez-vous cet homme nu ?
— Je le connais pour l’homme nu, et pour accomplir les fonctions d’un homme nu…
— En ce cas, vous ne le connaissez pas !
— Je vous trouve plaisant.
— Ha ! aussi bien, Lola, vous êtes trop jolie pour causer billevesées, plaisantons d’autre sorte !…
— Je veux bien, répondit-elle.
Nous n’avions pas commencé de donner un sens à ces mots, que nous nous vîmes entourés d’un cercle imposant de personnes ayant tous les caractères d’une fâcheuse disposition à l’égard de nos agréments. Je saisissais mal la langue en laquelle il n’était que trop évident qu’ils échangeaient leur courroux, et qui est tudesque et barbare. Lola, qui a toutes sortes de connaissances, m’en rendit sensibles quelques expressions assez pourvues de signification. Ces gens-Là étaient les Badois de qui les maisons, cette nuit-ci, avaient été brûlées ou défoncées et mises au pillage. Et ils n’avaient pas évidemment perdu la mémoire des belles formes de Lola Corazon y las Pequeñecès qui avaient animé récemment ces scènes de brigandage, et s’étalaient pour l’heure à la face du soleil et sur cette pelouse verdoyante. Quant à moi, qu’ils me prissent pour l’homme nu, dans l’état où je m’étais mis par le fait de mon bain matinal premièrement, et secondement par celui de la présence de l’ardente Espagnole, il n’y avait point d’espoir qu’ils y manquassent. Et je recommandai mon âme à Dieu pour la deuxième fois depuis le lever de l’aurore, regrettant toutefois de n’avoir pas eu le loisir de prouver à la petite Lola que je lui pardonnais ses péchés contre moi. J’aurais aimé aussi revoir avant que de trépasser, la signora Bianca Capella et mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal que je savais si fâchées à mon endroit ; et même la petite personne au bavolet ou la servante, sans compter celle que je n’ai vue qu’une fois, hélas ! et trop peu de temps, et que j’avais crue vêtue en tout de l’étole de monsieur l’évêque…
Je ne sais si c’est par l’approche du danger que j’eus un instant la vue troublée de l’apparence de quelqu’un qui ressemblait à s’y méprendre à cette petite dont j’ai parlé en dernier lieu, et qui se faufilait parmi les groupes de nos bourreaux comme fait une puce dans les replis d’une courtepointe. Je m’écriai et oubliai tout, en la pensée que cette personne était bien la première qui m’était apparue lors de mon arrivée à Bade, au seuil de l’Hôtel de Ville ; et je n’avais point recueilli mes esprits que je vis Frère Jérôme aussi parmi les bourreaux.
— Tout va bien ! dis-je à Lola qui ne se mettait point trop martel en tête, ayant reçu de la nature de bons moyens de se tirer des embûches des hommes. Tout va bien ! repris-je, car je vais me recommander de monsieur Gerson qui couche à côté de moi et qui a dépouillé magistralement la doctrine de Frère Jérôme, ce dont cet apôtre est assez satisfait.
J’allais précisément m’avancer vers le théoricien de la Vérité et je tenais ma cause pour gagnée grâce au nom de monsieur Gerson ; mais je vis au Frère une si mauvaise figure que je n’eus point l’audace de faire un pas de plus en avant.
— Ah ! dis-je à Lola, que n’ai-je affaire à monseigneur l’Électeur de Bavière, à notre bon ami Valla ou même à quelque pape déposé ou digne de l’être ; je leur donnerais à entendre quelque bonne farce bien grasse et j’aurais du goût, en vérité, de déjouer leur astuce ! Mais tous ces disciples de Frère Jérôme vous viennent brancher avec la même désinvolture qu’ils vous bailleraient une aubade, et ils sont plus nombreux que les iniquités insignes de celui pour qui il est clair à présent que je vais endurer le martyre ! Il est non moins certain qu’un lieutenant de police, s’il y en avait à Bade, m’aurait déjà tiré de plusieurs mauvais pas. Je me prends à douter de l’excellence de ces mœurs. Las ! embrassez-moi, Lola ! j’aperçois le bout de la corde qui nous soutiendra tout à l’heure à la maîtresse branche de ce pommier… Tout de même, je mourrai donc avec le regret que tous ces gens-là ne sachent point, ni vous non plus, Lola, qui est l’homme de qui je commence à expier les forfaits : j’ai idée qu’ils en seraient stupéfaits et y perdraient la force de nous pendre !…
— En effet, dit Lola, ils sont sensibles à la Vérité.
Enfin je m’apprêtais à lâcher le nom de ce personnage, quand tout le monde fut distrait par un bruit de coassements comparables à ceux que font les grenouilles dans les marécages. Nous nous retournâmes tout d’un trait du côté d’où venait ce bruit aquatique, et je ne fus pas peu surpris de reconnaître monsieur Gerson qui s’exerçait bénévolement à prendre des grenouilles à la pipée. Il était, lui aussi, nu comme un ver, contrairement à son habitude, à cause de la disgrâce de son physique, qui soudain prêta à rire à ceux-là même des Badois qui avaient les mines les plus renfrognées. Il faut dire qu’il s’était fait dessiner par tout le corps des signes cabalistiques et qu’il exécutait au bord de l’eau les gestes les plus en opposition avec ceux d’un chancelier de l’Université. Il nous avertit qu’il était fortement revenu de l’efficacité de la connaissance, à la suite d’avoir dépouillé les traités de Frère Jérôme jusqu’au squelette, si l’on peut s’exprimer ainsi, et qu’il était là depuis le matin, sur l’avis d’un grand nécromancien tout nu qui lui avait affirmé que toute la philosophie était de bayer aux corneilles et d’accomplir quelques menues pratiques de la Magie, pourvu que l’on vînt lui apporter à l’heure du déjeûner un bon plat de grenouilles dont il était friand. Personne ne douta que tant d’innocence ne fût le revêtement habile d’un bel et bon forfait, et on lui tomba dessus, pendant que l’on nous rendait, Lola et moi, à nos premiers ébats. J’aurais assurément plaidé la cause de monsieur Gerson, si je ne me fusse avisé qu’il avait lui-même manifesté bien de l’indifférence toute la matinée, durant que, par deux fois, j’avais été mené à deux doigts de la mort, lui étant là, à ses grenouilles.
LA BULLE
« AUDIMUS VERITATEM »
e m’informai aussitôt de Lola si elle n’avait
point remarqué parmi ces Badois une petite
personne qui se faufilait à la façon d’une puce dans
les replis d’une courtepointe.
— Je n’ai point remarqué ce que vous dites, répondit-elle ; mais bien que ce Frère Jérôme ne nous a pas donné longtemps attention, et qu’il est bien tourné dans tous ses membres…
Nous n’avions point poussé plus loin nos réflexions, et j’avais eu tout juste le temps de repasser mon haut-de-chausses et ma soubre-veste, quand nous nous sentîmes soulevés par les aisselles et installés sur un cheval vigoureux par un cavalier fort bien harnaché qui me dit : « Malheureux ! Sa Sainteté vous attend à Constance ! et, d’ailleurs, la ville de Bade est sens dessus dessous. » Je ne pus me tenir de rire en oyant que Sa Sainteté était à m’attendre à Constance ; et vous en devinez le pourquoi, à ce que je suppose !… Je n’ajoutai donc qu’une maigre foi aux paroles de cet individu empressé et je m’apprêtais à descendre de monture ainsi que Lola ; mais je fis la découverte que nous étions l’un et l’autre fortement assujettis par des chaînes qui étaient pontificales, à n’en pas douter. Nous trottâmes donc au hasard de la guerre côte à côte avec ce spadassin qui fouettait et faisait caracoler notre bête sans s’informer le moins du monde si j’étais aussi bon cavalier que versé dans le langage homérique. Je vins à penser à ma pauvre sacoche dont on ne m’avait point laissé le loisir d’aller m’enquérir à l’hôtellerie du Guet-Apens qui était peut-être encore debout. Puis l’idée me vint que s’il était véritable cependant que Sa Sainteté m’attendît à Constance, ce ne pouvait être que pour me faire brûler vif. Las ! on ne fait, je vois bien, que regretter dans la vie, et ce fut, à la place de ma sacoche, la maîtresse branche du pommier du bord de l’eau qui me tint à cœur à présent, et où il eût été doux, relativement, de heurter, même pendu, le joli corps de Lola Corazon y las Pequeñecès !
Je ne sais quelle était au juste à cette heure la pensée de notre spadassin, mais j’en prévoyais suffisamment la tournure générale et même particulière, car il ne ralentit notre train que pour bloquer un regard tout de flammes sur les avantages de ma maîtresse qui étaient alors au vent et en état d’affrioler jusques aux moindres bêtes de la création. Je ne conservai pas d’espoir que cet animal se détournât d’un projet à quoi l’invitaient toutes ses forces vives. J’en conçus du chagrin tout en pensant que par là peut-être viendrait à Lola, et à moi conséquemment, quelque adoucissement à la rigueur du voyage. Ce cavalier du Pape amenait sa monture tout ras la nôtre, et, retirant son gantelet de la main droite, il amignonnait sous mes yeux les appas de la belle Espagnole. Lola riait tout son saoul. Je lui fis saisir que c’était là plutôt un jeu malséant.
— Oui-da ! dit-elle, mais vous n’êtes point libre en vos entournures, mon bon ami, et d’ici à demain, j’aurais bien le temps de moisir !…
Néanmoins, je profitai du moment que le galant lui soulevait ses chaînes pontificales et l’invitait à cueillir la noisette sous un petit bois, pour piquer de l’avant, entraînant les deux chevaux, au risque de causer au petit goûter champêtre une interruption non dépourvue d’incommodité. Mais je ne sais ce qu’il en advint, ne m’étant arrêté de ma course échevelée qu’après trois villes et deux rivières, et en un endroit où je tombai en plein dans le nez du Chef de la Sainte Église, environné de toute la prélature et monté sur une mule blanche, comme s’ils eussent été tous à la promenade. Je tâtai incontinent quelques-uns de mes membres à l’effet de voir si je jouissais bien de mes sens. Sa Sainteté ne témoigna pas de surprise et poussa la bienveillance jusqu’à feindre de n’avoir eu besoin de mon office que dans l’instant que je me présentais à sa vue. Toutefois, Elle eut tant besoin de mon office que je n’eusse pas pu faire un pas hors du rayon de cet œil.
Le mieux était que monsieur Gerson se trouvait là, vêtu d’un costume cabalistique et s’étant passé autour de la taille un véritable chapelet de grenouilles qu’il avait prises vraisemblablement, le matin, à la pipée, et qu’il gardait pour offrir à son grand nécromancien tout nu si jamais il le rencontrait désormais, ce dont je me permis de douter pour des raisons que vous comprendrez plus tard. J’avais une forte démangeaison d’aller à ce savant homme converti à la magie, et lui demander comment il s’était tiré des mains des Badois, comment il avait joint le Pape et avait été enfin reçu de lui, comment il osait afficher en face de l’Église toute cette sorcellerie qui le conduirait plutôt au bûcher qu’à la gloire ; enfin comment il poursuivait dessous son manteau la rédaction de ses tablettes, malgré la déconfiture de la connaissance. Autant de points qui ne seront jamais pour moi tirés au clair.
Je n’appréhendais pas peu le moment que je me trouverais dans le particulier vis-à-vis de Sa Sainteté Jean XXIII, et j’étais, à la vérité, fort partisan, pour l’heure, de la suprématie du Concile sur le Pape, nonobstant l’opinion avérée de monsieur Gerson. Je fus mandé, le lendemain, à la chambre pontificale. Sa Sainteté était assise contre une fenêtre dont la vue était belle ; c’était le matin ; les oiseaux faisaient mille gazouillis. Sa Sainteté lisait le livre de Sénèque le Philosophe et portait la tête tantôt du côté de la nature et tantôt du côté de ce diable de monsieur Gerson, qui était encore là dans son vêtement cabalistique et en train de rédiger, sans aucun doute, la lettre à quoi je n’ai jamais vu manquer un Français de Paris ou d’ailleurs dès qu’il a été admis, de près ou de loin, à l’aspect d’un pape ou d’un anti-pape. Je fus requis de me mettre à l’écritoire et de disposer au préalable la formule des brefs que Sa Sainteté a coutume d’adresser à la chrétienté. Et voici ce que j’écrivis, d’une main qui s’efforçait d’être assurée :
« Ayant ouï dire que la Vérité résidait à Bade, contrairement aux enseignements de la Sainte Église qui nous en confia le Sacré dépôt, Nous n’hésitâmes point néanmoins à Nous rendre dans cette petite ville, à l’effet d’éprouver le fondement d’un bruit qui commençait de jeter le trouble parmi les âmes.
« Cette ville nous choqua premièrement par son insuffisante retenue et le lâché de ses mœurs. Nous n’y avions pas fait trois pas, que nous reçûmes l’assurance que Nous y donnions Nous-même sujet à scandale. Nous y violâmes trois personnes avant que d’avoir atteint le cœur de la ville, ce qui, pour être une garantie de Notre antérieure continence, n’en était point de la bonté du climat badois. Ayant joint, au détour d’une rue, le porteur d’une somme d’argent. Nous Nous sentîmes enclin à l’étrangler incontinent ; ce qui fut fait. Nous eussions recommencé d’exercer Nos appétits sur de jeunes personnes accortes, environnant une fontaine, et dont l’une avait sous son foulard le plus beau sein du monde, sans l’opposition brutale qu’y mit Notre secrétaire qui était là parmi des forcenés, et qui, ayant, quant à lui, le même goût de la petite, Nous repoussa vers un lieu d’assouvissement plus dérobé, mais qui Nous coûta le prix que Nous avait valu Notre premier attentat, eu égard principalement aux dépenses que Nous occasionna l’ivrognerie de Notredit secrétaire à la taverne d’en face. Ce fait Nous induisit dans le goût de Nous récompenser sur la maîtresse de ce débauché, et, en conséquence, Nous Nous vîmes dans la nécessité de piller quelques maisons bourgeoises et d’y faire bon butin, à seule fin de ne pas demeurer en reste de galanterie vis-à-vis de cette demoiselle qui, outre qu’elle était Espagnole, et de nation très catholique, méritait mieux que de réjouir Nos serviteurs. Nous n’étions pas au milieu de la nuit, que Nous Nous étions bien et dûment reconnu une nature de sacripant, de voleur, d’incendiaire et quasiment de vampire. Nous confessons que Nous n’eûmes jamais plus vif plaisir qu’à voir craquer les poutres et poutrelles, jeter bas les bahuts et les chalits par les fenêtres, et à recevoir dans nos bras de belles personnes toutes moites d’un sommeil honnête. Enfin, ayant vu le lendemain dès l’aube, d’une part, un innocent qui gémissait sur la vertu médiocre de la philosophie, et, d’autre part, Notre secrétaire qui avait été le témoin de quelques-uns de Nos forfaits les plus répréhensibles, et qui ronflait à poings fermés, Nous n’hésitâmes point à Nous moquer de l’un discourtoisement, et à déposer l’autre, d’une façon fort criminelle, dans le lit de la rivière qui coulait là bien à propos. Jugeant l’épreuve suffisante, et sans Nous retourner du côté de la petite ville de Bade, Nous regagnâmes promptement le siège du saint Concile à qui Nous soumettons, ainsi qu’à la Chrétienté et en manière d’édification, le récit de ces événements, ainsi que la décision par laquelle nous avons résolu, dans Notre sagesse, de frapper des foudres de la Sainte Église quiconque aura été vu ou soupçonné sur le territoire de Bade, car notre véritable nature, ainsi que toute vérité est en Dieu qui se plaît à l’orner constamment de la pudeur par quoi l’homme satisfait décemment son principal goût, qui est tout juste de ne point paraître ce qu’il est.
« En foi de quoi, et pour un frappant exemple, commençons par la personne de Notre secrétaire… »
La plume me chut de la main droite, mon bon ami Niccolo ! et je sentis de si près l’odeur du bûcher que je m’étonnai que monsieur Gerson, qui était tout près de moi, n’en eût point quelque goût pour lui-même ; mais il poursuivait son écrit aussi bien à l’abri d’être ému par la Sainte Église que je le vis ailleurs par les œillades des dames.
Sa Sainteté continuait de lire, en apparence, le livre de Sénèque le Philosophe et de regarder la nature qui était admirable. Elle ne parut point faire la remarque que j’étais à ses pieds et l’implorais, autrement que par un léger signe qu’elle exécuta de la main et au vu de quoi, quelqu’un qui était le vivant portrait de mon ami Lorenzo Valla, s’assit à ma place de secrétaire et prit la suite du bref pontifical, durant que d’autres personnes me liaient les mains avec solidité et par derrière.
Il est bien possible que la face des choses eût été différente si l’on m’eût seulement baillé un quart d’heure de répit, car je n’étais pas sans accorder de mérite à la dialectique du Saint-Père, et j’eusse touché vraisemblablement sa subtilité par les quelques points d’un discours philosophique que j’avais commencé sur la pelouse de Bade, et qui n’eût point déparé le bref en tant que commentaire.
Mais tout va fort vite en ce bas monde, et j’étais déjà fort éloigné du Souverain Pontife, par le moyen de longs corridors, quand je repassai mentalement les périodes les plus significatives de ma dissertation ; et je touchais à la porte malséante et grossière d’un cachot dont j’avais précédemment ouï dire, et qui est celui du Saint-Office.
Rien ne pouvait me changer plus vivement de l’aimable salle de bains de l’hôtellerie du Guet-Apens, ou du cabinet de toilette de mes belles amies, ou de maint autre endroit dont le souvenir m’était à la vérité doux et cuisant.
LE CACHOT
’on n’eût point reconnu son père, dans le
mauvais endroit où je fus jeté, tant la nuit y
avait d’épaisseur. Je me rappelai toutefois qu’un
bon prisonnier commence par explorer les murailles,
après qu’il a gémi comme il convient. Je
fis l’un et l’autre simultanément, et comptai deux
autres portes outre celle par où j’avais fait mon
entrée. Lorsque j’eus gratté à chacune, l’on me répondit par le même moyen. C’est un grand
soulagement de savoir que l’on n’est point seul
dans la disgrâce. Je ne sais si ce soulagement est
bon chrétien, mais il est plus répandu que la religion
catholique. Et, ne dût-on communiquer avec
autrui qu’au moyen de grattements contre une
porte qui ne sortira jamais de ses gonds, on le fait
avec joie, ce qui m’amena petit à petit à hausser la
voix et avoir connaissance que l’on en faisait de
même de l’autre côté.
— Holà ! fis-je, n’est-ce point à Frère Jérôme que j’ai l’honneur de parler ?
— Vous avez dit vrai, seigneur Pogge ! me fut-il répondu.
— Ha ! Frère Jérôme, me voici à un niveau moins élevé que vous n’eussiez désiré me voir, hier matin, sous la maîtresse branche d’un pommier, et je vous considère, aussi vous, bien déchu par le passage de votre bel Hôtel de Ville en ce cul de basse-fosse !
— Les conditions de la vie sont méprisables, dit ce saint homme ; et peu importe que nous logions ici ou bien ailleurs, du moment que nous y sommes pour la Vérité !
— Hé ! hé ! tel n’était point le sentiment que vous manifestâtes sur la pelouse du bord de l’eau !
— Il faut manifester nos sentiments véritables successivement, et ils sont divers comme la couleur du jour.
Sur ce, j’ouïs du côté du Frère Jérôme un si bel éclat de rire que ma prison en fut tout illuminée.
— C’est, dit Frère Jérôme, qui ne savait rien celer, le rire d’une petite personne que je ne quitterai pas, j’espère, que je ne l’aie convertie à la Vérité, bien qu’elle n’y ait point de goût et ne fasse aucun progrès de ce côté-là.
— Son organe a bien de la clarté, à défaut de son âme, fis-je à Frère Jérôme, et elle a de la bonne humeur…
— Plût au Ciel ! s’écria Frère Jérôme, qu’elle usât de ces présents de Dieu autrement que pour le mensonge, et pour l’orner justement de toutes sortes d’agréments diaboliques…
— Ah ! soupirai-je, que ne puis-je être exposé seulement au danger de ces ornements !
Dans le temps que je me lamentais à ce sujet, il me vint à l’oreille qu’une clef était introduite dans la serrure d’une autre porte, et je crus que le geôlier du Saint-Office pénétrait chez moi. Mais la clef fut retirée, et l’on en mit une autre, et ainsi plusieurs clefs à la suite et avec tout le soin coutumier aux personnes aguerries dans le métier de voleur.
— Qui va là ? fis-je, à la fin.
— Parbleu ! monsieur, je suis l’hôtelier du Guet-Apens, qui fus amené à ce mauvais lieu par quelqu’un de qui je fus bien imprudent de me gausser plaisamment, sur le pas de ma porte, mais bien plus encore de faire la connaissance, jadis, sur les navires corsaires de la mer Méditerranée !… Pour le moment j’ai là un trousseau de clefs, dans une sacoche que l’on m’a laissée : elles me furent excellentes à dévaliser bien des voyageurs durant le beau temps de Bade, et j’en essaie la vertu contre cette serrure…
Sans que je fusse naturellement porté vers cet hôtelier qui, toutefois, parmi des souvenirs divers, m’en rappelait d’agréables, je ne retins pas ma satisfaction à le voir pénétrer dans mon réduit solitaire, d’autant que le sien avait un peu de jour, et m’en communiqua. J’hésitai à me pencher tout de suite sur la sacoche qui pouvait bien être la mienne, ou bien à faire usage de ses clefs pour ouvrir du côté de la petite personne que Frère Jérôme espérait ne point quitter auparavant de l’avoir convertie à la Vérité. Des efforts nombreux, et diverses allées et venues dans nos cachots, me valurent la double joie de reconnaître la sacoche et de dévisager la petite personne :
— Grand Dieu ! m’écriai-je dès que je vis cette figure charmante, n’êtes-vous point, mademoiselle, celle que je vis, une seule fois, hélas ! bien peu de temps, et vêtue de quelque chose de si mince que je le pris pour l’étole de monsieur l’évêque ?
Elle s’en défendit.
— C’est bien elle, dit Frère Jérôme ; elle a tant de répugnance pour le grand jour, que, l’ayant menée à Bade à cause des beaux exemples de franchise que l’on y voit, elle ne sortit qu’une fois avant que croulât l’Hôtel de Ville, et n’eut pas fait dehors trois enjambées, qu’elle était déjà revenue se mettre à couvert.
— Néanmoins, dis-je, mademoiselle, j’ai grand plaisir à vous revoir. Comment vous appelez-vous ?
— Marguerite, dit-elle.
— Hélas, interrompit Frère Jérôme, elle n’a point nom Marguerite ! Et vous tenez une marque nouvelle du penchant qu’elle a pour le travestissement. Elle a nom Véronique, dont le sens, qui est « Véritable image » a, dans le cas de mademoiselle, un aspect dérisoire, ainsi que beaucoup de choses de ce monde, dont le sens profond nous échappe.
— Je me sens, dis-je, plein de goût pour ce nom de Véronique, et je vous appellerai ainsi, mademoiselle, si vous le voulez bien, toutes les fois que la bonne fortune me placera dans votre présence ; et le plus souvent sera le mieux !…
— J’en ai souci, dit-elle, par ma foi ! comme du pis de la vache à Colas !
— Elle est prompte en ses réparties, dit Frère Jérôme, et par là je sais que le fond de sa nature est bon.
Il fallut que je fusse de longtemps, sans doute, et par quelque décret de la Providence, bien disposé en faveur de cette petite Véronique, pour que, au contraire d’être froissé, je me sentisse animé davantage à ses paroles désobligeantes. Cependant, l’entretien ayant tourné à la théologie qui gouvernait Frère Jérôme, je négligeai Véronique, à mon grand regret, et nous ne fûmes pas longtemps sans ouïr d’un autre côté les ronflements de l’hôtelier du Guet-Apens, qui s’en était allé, désintéressé de nous, dès aussitôt qu’il nous avait vus sans bagages. Le jour baissait ; je laissai moi-même Frère Jérôme, et, dans la crainte des geôliers, me retirai assez vivement sans avoir dit adieu à Véronique que je ne vis point, les coins étant plongés dans les ténèbres. L’on clôtura ses portes.
J’allais m’étendre sur la paillasse pontificale, en me remémorant, par-dessus les belles paroles de Frère Jérôme, la figure qu’avait à Bade cette petite Véronique la seule fois qu’elle y fit trois enjambées avant que fût croulé l’Hôtel de Ville. Je poussai une exclamation en touchant du doigt une certaine forme qu’à meilleure inspection je jugeai convenable en tous points, et qui était préalablement étendue sur la paillasse. Joignez à ceci la température et le moelleux d’un duvet d’oison, et vous aurez un avant-goût de l’objet qui donnait pour l’heure à ma couche modeste la valeur d’un lit nuptial.
— C’est bien de vous, délicieuse Véronique, dis-je à voix basse, que je tiens pour le moment, dans la main, le petit teton pareil à une pomme de belle venue ?
— Non pas, non pas ! dit-elle en me repoussant de la main.
J’avais reconnu sa voix en même temps que sa duplicité. Je la baisai tendrement. Elle me donna un soufflet vigoureux. Je sentis se déclarer mon inclination. Je le lui dis. Elle me rit au nez.
— Véronique, fis-je de mon plus grand sérieux, je n’aimerai jamais que vous !
Elle me répondit par un mot malséant.
Cependant, Frère Jérôme commençait à gratter discrètement à la porte.
— Mon amour, dis-je à ma petite compagne, m’est avis que Frère Jérôme commence à prendre de l’impatience à ne vous point toucher à son côté ; c’est un cas désagréable et à quoi je n’ai pas eu le temps de songer…
— Que chantez-vous là ? répliqua-t-elle avec vivacité : je ne connais Frère Jérôme non plus que vous, par ma foi ! et je vous prie de me laisser la paix !
— Du moins, Frère Jérôme vous connaît fortement et je gage qu’il conçoit, dans l’instant, de la jalousie, vis-à-vis de la petite place que j’ai ici contre vous !
Cette réflexion, je ne sais pourquoi, la rapprocha de moi davantage et l’excita à rire aux éclats, dans le temps même que Frère Jérôme s’enhardissait à gratter. Enfin, durant que je possédais la lèvre de Véronique et bien d’autres choses dont j’avais le goût depuis longtemps, par suite de l’exiguïté de son vêtement qui eût pu servir d’étole à monsieur l’évêque, elle me souffla :
— Je vous jure que je ne connus jamais Frère Jérôme autant que je vous connais à présent !
— En ce cas, répondis-je, sa vertu est immense, et il s’assoiera à la droite du Père, aussitôt brûlé vif… Mais j’aimerais mieux, pour la netteté de sa réputation, que vous n’eussiez point fait ce serment, à moins que vous ne soyez déjà convertie à la Vérité ! Le bon Frère se fait, pour l’instant, les ongles et beaucoup de mauvais sang contre la porte… Simulons les geôliers !
Nous fîmes quelque bruit, posâmes et reposâmes la cruche à eau. Véronique riait si fort que je dus lui reprendre la lèvre et la tenir fermement, ce qui nous donna pour un bout de temps de l’occupation. Après quoi, nous ouïmes que Frère Jérôme se lamentait misérablement ; même il convoqua le feu du Ciel !
— Ho ! ho ! m’écriai-je, cela ne va pas si bien ! C’est un saint homme qui a peut-être de la force sur les éléments !… Que ferons-nous, mon amour ?
— Attendez ! dit-elle. Et elle se leva.
— Véronique ! ne me quittez pas, je vous prie !
— Si ! si ! fit-elle, riant toujours.
J’allais me précipiter à l’effet de la retenir ; mais, ayant appliqué sa jolie bouche tout contre la serrure, elle disait :
— Frère Jérôme, il est véridique, hélas ! que vous avez tout lieu de gémir, car je me suis introduite de ce côté par le goût de séduire le seigneur Pogge qui me revient suffisamment et qui, s’il monte à cheval aussi bien que le veut la commune renommée, du moins ne le fait point, dit-on, sur la vertu…
— Très Sainte Vierge Marie, me dis-je fort stupéfait, est-ce donc que j’aie opéré, par un miracle singulier, ce à quoi Frère Jérôme échoua assez piteusement : voici que Véronique dit la vérité ? Et il faut avouer que je n’ai pas à m’applaudir de son début…
Mais Frère Jérôme répondait par le trou de la serrure :
— Grâces soient rendues à Dieu, mon enfant, pour la profondeur insondable de ses vues, car il a permis, une fois, que le mal tournât au bien, et que, par votre misérable aptitude à déguiser la vérité, je fusse assuré que vous êtes par là pour quelque cause honnête et méritoire ; et je m’endormirai dans la paix !…
LE BÛCHER
e lendemain, il nous vint de la rumeur. Le
bruit était de chez le Frère Jérôme. Nous
distinguâmes sa voix claire et pacifique comme à
l’ordinaire ; il faisait toutefois des efforts pour que
la portée en arrivât jusqu’à nous.
— Véronique, prononça-t-il, j’ai confiance que je reviendrai et vous reverrai, nonobstant que je sois, à cette heure, convoqué par messieurs du Saint-Office ; mais à cause que je ne vous ai point encore convertie à la Vérité, ce qui est dans les desseins de Dieu.
— Ouais ! fit Véronique, que nous chante celui-là ?
— Vous l’avez ouï clairement, mon bel amour, car je sens que vous tremblez tout contre moi comme un pauvre petit oiseau tombé du nid !
— On emmène Frère Jérôme ?…
— Du côté du Saint-Office ! Et je ne donnerais pas de la peau de cet homme la valeur du mobilier qui est ici !
— Mon Dieu ! mon Dieu !
— Votre lamentation et votre cœur qui est gros, Véronique, me confirment dans la pensée que les affaires de Frère Jérôme ne vont pas bien, car vous manifestez de la sincérité, et le cher homme y verrait sans doute le signe que vous êtes convertie et qu’il s’en peut aller désormais…
Nous passâmes la matinée dans les larmes. Cependant, l’hôtelier du Guet-Apens étant venu avec son trousseau de clefs, fit diversion, à cause de ma sacoche qu’il tenait à me reprendre avec obstination. La malchance voulut que je tinsse à cette sacoche au moins aussi fermement que ce voleur. Nous faillîmes en venir aux mains, et les propos que nous échangeâmes étaient discourtois et élevés à ce point qu’ils couvrirent le bruit des geôliers, ainsi que d’un homme encapuchonné et de mauvaise mine qui, s’avisant que l’hôtelier avait rompu sa clôture, lui annonça, séance tenante, qu’il serait pendu. On l’emmena avec ses trousseaux. Je ne lui voulais point de mal assurément, mais j’eus de l’agrément à considérer à mes pieds ma sacoche, paisible et abritée de la rapine, quoiqu’elle fût bien vidée de mes effets et jusques de la Cyropédie de messire Xénophon. Pour moi, hélas ! je pensais que je ne tarderais pas, de la vitesse dont les choses allaient, à suivre le chemin de l’hôtelier du Guet-Apens et de Frère Jérôme. J’espérais que Véronique se tirerait de difficulté, étant femme.
En attendant, nous allâmes dans la cellule de l’hôtelier dont la porte était demeurée ouverte et où il y avait un assez grand jour, situé un peu haut, mais que l’on atteignait aisément en montant sur un escabeau. Nous ne fûmes pas peu surpris de voir que ce jour donnait sur un parterre bien frais et planté de fleurs. Il était fermé, au fond, par un mur où des vignes vierges commençaient de rougir leur feuillage ; et, au delà, on apercevait des maisons et un coin de la tour de Saint-Paul qui donne sur la place de la ville. La cloche sonnait l’Angelus de midi, et il y avait un assez fort remuement de peuple et de l’agitation aux fenêtres. Véronique battit des mains, puis les tendit vers l’endroit où étaient les fleurs.
« L’hôtelier est assurément pendu à l’heure qu’il est, me fis-je en manière de réflexion ; et Frère Jérôme est en train de gémir sous la pesée de quelque tenaille propre à lui arracher la Vérité qu’il ne cessa de professer toute sa vie ouvertement. Je serai dans le même état tout à l’heure, pour un prétexte différent, mais aussi efficace. Les choses de la vie sont bizarres et enchevêtrées. Il n’y a pas une minute à perdre de ce beau jardin qui m’envoie ses parfums, ni de Véronique qui y mêle si agréablement le baume qu’exhale toute sa personne : l’un est le lieu de promenade de Sa Sainteté qui commit beaucoup d’iniquités, et l’autre est le repaire de la dissimulation et du mensonge ; et cependant l’un et l’autre sont beaux et répandent des grâces divines. Il faut bénir Dieu et le diable, qui se tiennent de près !… »
J’avais prononcé à haute voix ces paroles simples et issues de mon cœur. J’entendis un rire mauvais et n’eus que le temps de reconnaître quelqu’un de noir qui refermait la porte et nous clôturait dans la prison de l’hôtelier pendu, et je gage que c’était Lorenzo Valla.
— Avez-vous vu qui était là ? demandai-je à Véronique.
— Hé ! dit-elle, je suis occupée de cette rose toute fraîche que voici là-bas et que les abeilles butinent, et je voudrais bien faire comme elles !
— Ha ! Véronique ! ces fleurs ont tant fait que je serai brûlé vif pour le crime d’hérésie, duquel, par ma foi, je n’eus jamais souci ! Mais, par la Madone, qui doit professer bien de l’éloignement pour ce pays, Véronique, voici Sa Sainteté en personne et qui se promène dans le parterre en compagnie de Lola Corazon y las Pequeñecès !
— Ha ! Vous connaissez cette dame et ce monsieur ?
— L’une est de mes amies, Véronique, et l’autre est celui qui fera tantôt rissoler Frère Jérôme, ce dont j’ai comme une idée à ouïr sur la place tout ce remue-ménage.
— Il a, dit Véronique, un bien beau manteau cramoisi, et votre amie a de la chance !
— Tenez, Véronique, il vient de lui offrir votre rose !
— Alors c’est une personne détestable, et Frère Jérôme avait raison de s’élever contre Sa Sainteté, ainsi que vous l’appelez !
À ce moment, et tandis que le vacarme augmentait sur la place, nous vîmes émerger, au-dessus du mur, une espèce d’échafaudage qui me parut fort propre à supporter notre cher Frère Jérôme. On frappait de grands coups de marteaux, et les fenêtres se garnissaient de nobles dames accoutrées avec beaucoup d’apprêt et de gentillesse. Cependant Sa Sainteté, en deçà de la muraille, s’enfonçait avec la belle Espagnole, sous un berceau épaissement ombragé de rameaux divers.
— Holà ! dit Véronique, je trouve que votre amie a de l’impudeur à se laisser lutiner de la sorte par Votre Sainteté, qui m’a l’air d’être assez fournie de paillardise !
— Lola est une personne inhabile à farder ses sentiments, et elle en a d’une grande vivacité !
— Ce n’est pas raison pour se laisser détrousser de la façon qu’elle fait en ce moment, car Dieu me damne, je crois que voici son corps tout dégrafé, comme je le dis… Fi ! c’est bien vilain !…
— Véronique, outre que vos termes conviennent mal à une action qui met à découvert tant de beauté, ils eussent été repris par Frère Jérôme que l’on voit à présent déboucher sur la place par le coin de l’église, et avec de grosses chaînes au cou, comme une bête sauvage. Il voulait qu’on ne célât rien ! À Bade, il déchira tous les voiles… Et c’était un homme vertueux et d’humeur égale.
— Vous nous la baillez belle ! Il n’avait point de mérite à tant vanter le découvert : je lui mentais et dissimulais à moi seule, plus que n’eussent fait ensemble tous vos gens, à supposer qu’ils ne fussent pas mis à nu ; par quoi il continuait d’avoir goût à la vie qui l’eût écœuré autrement !
— Plaise au Ciel que vous parliez savamment, Véronique, car en ce cas le monde serait assez bien tel qu’il est, et il ne vaudrait pas la peine de monter sur un tas de fagots bien secs, à l’effet de le convertir, ainsi que fait Frère Jérôme…
— Enfin, trouvez-vous décent de gâter sous les tonnelles un si beau surcot que celui de votre amie pour lui découvrir, sous sa cotte, des jambes qui sont avenantes, je ne dis pas non… mais…
— Ha ! charmante Véronique, tout indécemment, et nonobstant ce que les différents spectacles de l’heure présente offrent de matière à méditation, je vous traiterais volontiers comme il est fait devant notre fenêtre à Lola Corazon y las Pequeñecès.
— Tout beau ! je voudrais que vous y eussiez plus de satisfaction, ayant plus de mal avant que d’y atteindre !
— Hélas ! Véronique, deux choses m’attristent : c’est premièrement que je vais être dans l’obligation de me donner ce mal, à ce que je vois ; et secondement de considérer qu’il sort de votre bouche des choses qui ont de plus en plus l’apparence véridique ; ce qui me prouve que Frère Jérôme est bien à l’heure de rendre l’âme, et il serait touché de connaître votre conversion ! Le voici tout en haut de ses fagots : on lui a affublé le chef d’une haute mitre dérisoire où dansent des diables rouges, et monseigneur le patriarche de Constantinople lui fait une lecture… Pour ce qui est de la petite scène du parterre et qui vous alarme, Véronique, à cause du surcot et de la décence, j’y veux voir, à l’encontre, une intention symbolique, et je crois volontiers que, mettant à nu le corps admirable de Lola, Sa Sainteté n’y veut prendre qu’une nouvelle épreuve de la vérité naturelle. Et je pense que, si elle est favorable, la grâce sera accordée à Frère Jérôme. Mais la chose est pressante… Je n’ai pas encore pu distinguer le petit grain que Lola porte sur le devant de la hanche, et il me paraît qu’il y a de la fumée sous les pieds de Frère Jérôme…
— Votre âme est sans malice, dit Véronique, et je vous aimerai bien sitôt que j’aurai fait la perte de Frère Jérôme, ce qui est imminent et de quoi j’ai bien du chagrin !
— Ne parlez pas ainsi, petite Véronique ; vous me fourniriez plus tôt qu’il ne convient la consolation de la grande iniquité qui se consomme sur la place parmi toute cette fumée âcre et prenant à la gorge… Mais attendez ! attendez ! je crois que j’ai vu le petit grain de Lola et tout l’entourage qui est une merveille… Le Pape va se laisser toucher.
— Je n’en ai aucun doute ! fit Véronique, qui se moquait légèrement de moi ; et vous avez tous tant de crédulité que, si c’était une peine que de mentir, vous ne voudriez point que l’on se la donnât, et je pense que Frère Jérôme, qui est pour l’heure à moitié asphyxié, n’a pas perdu tout espoir. Mais dites-moi, mon ami, est-ce que la fumée ne les incommode pas sous la tonnelle, car, pour moi, je ne veux plus regarder du côté de tout cela ?
— On ne voit plus rien du tout, ni sur la place ni sous la tonnelle, tant la fumée est épaisse et répandue autour de Frère Jérôme, et jusque fort loin !
— Et c’est bien heureux, soupira Véronique.
— En effet, il vaut mieux qu’il en soit ainsi et que de la fumée couvre presque toutes les choses du monde, vu la malignité des spectacles qui s’y trouvent, par ce moyen, à couvert !
LA CONCLUSION
DE MON AVENTURE
e recevais de Véronique de grandes satisfactions,
et elle continuait de faire des mensonges
considérables. J’avais oublié dans le sein de cette
aimable fille la rigueur du cachot, voire la chance
d’être brûlé vif, que je courus, ainsi que je l’ai su
plus tard, jusqu’à m’en être approché de deux
doigts. L’on vint un beau matin nous ouvrir la porte et nous annoncer que nous étions libres.
Nous ne fûmes presque pas plus heureux.
Ce fut Lorenzo Valla, mon ami, qui nous rendit ce soin. Il m’affirma qu’il ne s’était introduit dans ma place de secrétaire que dans le louable but de me tirer d’un mauvais pas. Il se félicitait de la réussite. Toutefois il me glissa, entre-temps, de ne le point oublier dans les faveurs, eu égard au cas des trois petits enfants en bas âge qui tombaient à sa charge. Ces marmots lui passaient effectivement entre les jambes, se mouchaient à son haut-de-chausses et le tiraient par sa houppelande. Ils étaient fort morveux et lui ressemblaient en tous points.
— Mais, je n’ai point de pouvoir, mon bon ami. Vous êtes assis dans la place qui était faite à ma mesure, et je suis en fâcheuse position de vous servir, ayant passé tout juste le seuil de la prison… Néanmoins, je fais des vœux que Sa Sainteté…
— Sa Sainteté a été déposée, à la suite de la bulle Audimus veritatem, et sur le plaidoyer de monsieur Gerson qui est un homme docte et bien habile, et qui a fait appel à toutes les lumières de la connaissance à l’effet de persuader au Concile que cette réunion auguste avait la suprématie sur le Pape.
— Ha ! fis-je, mais j’ai eu vent que la lumière de la connaissance était l’argument propre et familier de Frère Jérôme, qui est à cette heure un bien petit tas de poussière, et que d’ailleurs ni le bon Frère ni son argument ne valaient tant seulement le fait de bayer aux corneilles ou d’exécuter des signaux cabalistiques !
— Cependant le saint Concile a été grandement édifié…
Nous vîmes précisément venir monsieur Gerson, qui était frétillant et guilleret et avait envoyé assez loin ses ornements de sorcier.
— Monsieur Gerson, fis-je en m’adressant à ce personnage avisé, il convient d’admirer l’impartialité avec quoi vous mîtes à bas ce Pape qui était devenu fort votre ami et n’avait pas de méchanceté, quoique ancien forban sur la mer Méditerranée et doué par ailleurs d’un naturel de satyre ; et vîtes cuire parallèlement et à petit feu ce Frère Jérôme qui était bien bonhomme et donna quelques avis excellents et profitables…
— Savez-vous, dit monsieur Gerson, que toutes ces petites affaires vont valoir bien du retentissement à la lettre que j’écrivis récemment à messieurs de l’Université de Paris !…
L’on vint nous interrompre et nous avertir que le Pape déposé, de qui l’on était sans nouvelles depuis sa chute, avait suivi Lola Corazon y las Pequeñecès jusqu’à la ville de Bade, et que les Badois étaient d’humeur à lui confier le gouvernement de la Cité, eu égard au grand bruit qui s’était fait autour de sa personne, ce qui ne laisserait point que d’attirer beaucoup d’étrangers dans la ville.
— Ne nous étonnons de rien ! fis-je à Véronique qui n’avait pas menti depuis le matin. À quoi pensez-vous, ma bonne amie ?
— Je pense, dit-elle, que le ciel de midi est tout jaune ainsi que le bonnet d’un bon Juif, et que les maisons de Constance sont aussi bien arrondies que les boules d’un jeu de quilles !
— En effet, petite Véronique de mon âme ! et vous parlez mieux qu’un philosophe et aussi bien qu’un Pape. Je veux être désormais votre secrétaire, et la besogne ne me manquera pas à vous vouloir débrouiller entre vos réseaux habiles, et j’y aurai autant de fruit qu’à démêler les textes de la Cyropédie de messire Xénophon, dont trafiqua ce brigand d’hôtelier qui est pendu justement. Pour le moment, allons dans la campagne, car l’air de ce cachot pontifical était épais et méphitique…
Nous nous dirigeâmes vers l’endroit où le fleuve du Rhin se tire en bouillonnant du beau Lac aux eaux vertes et que Véronique eût nommées tout aussi bien écarlates. Nous nous assîmes sur le sable d’une petite plage naturelle ; mais Véronique fut bientôt debout, et, ayant ôté ses chaussures et troussé sa cotte, elle trottinait au bord de l’eau, en dressant ses orteils au toucher des petites vagues amorties. Je l’appelai : elle s’éloigna ; je me levai pour la rejoindre : elle s’enfonça dans l’eau davantage ; j’allais m’y élancer moi-même, mais je vis qu’elle avait de l’eau jusques à des parties qu’il n’est pas coutume de nommer, et je ne sais pourquoi, car il n’est pas mauvais d’évoquer une belle image. Il y aura de l’agrément, me dis-je, à voir revenir Véronique vers le sable de la plage, car elle ne baissera pas si tôt ses ajustements, étant mouillée. Et je bénis la Providence de ce que ma petite amie joignait naturellement la pudeur au mensonge, ce qui me devait mettre à l’affût de toutes sortes de circonstances où je la prendrais en défaut contre elle-même, à quoi l’on a infiniment plus de plaisir que dans la compagnie des personnes tout d’une pièce.
— Ah ! Véronique, m’écriai-je, tandis qu’elle revenait devers moi, dans la posture que j’avais prévue, il se peut bien que le sort vous ait baillé moins de volupté qu’à ma superbe cousine Bianca Capella, moins d’épanouissement qu’à madame de la Tourmeulière et de tendresse qu’à madame de Bubinthal qui furent assurément les trois plus belles amies que la terre ait soutenues, et sont à présent indisposées bien malheureusement à mon endroit ; mais, Véronique, vous ne manquerez pas, je le vois, de me fournir les simulacres de toutes ces vertus, et le propre de l’homme est de se laisser toucher par des apparences…
J’en étais là des réflexions que m’inspirait la vue de Véronique ayant troussé sa cotte, quand je fus interrompu par des grands cris et exclamations, partant d’une barque fort garnie de gens et qui ramaient de notre côté. J’eus la plus grande surprise du monde à reconnaître la voix des trois personnes de beauté que je croyais fâchées contre moi.
« Ha ! me dis-je, elles ne peuvent se retenir de s’écrier, parce qu’elles m’ont aperçu !… J’en suis ému, agréablement. Pourvu qu’elles n’aillent point se jeter à l’eau par raison de jalousie !… » Point ! J’eus bientôt fait de distinguer que leur feu était allumé par les endroits de Véronique, antipodes de ceux-là mêmes qui m’induisaient en un si doux raisonnement philosophique. Et c’étaient mille gestes effarouchés, et des rougeurs et des mains sur les visages.
— Véronique, dis-je, regardez donc ce monde qui nous fait ce beau tapage !
Elle se tourna avec toute la candeur dont elle est capable, et ne pensant point à mal par le fait de ce qu’elle découvrait, du moment qu’elle avait les pieds dans l’eau. Ce côté de Véronique fit redoubler le mécontentement. Je trouvais cela bien étrange de la part d’une société qui arrivait quasiment droit de Bade, où l’on allait tout nu, comme son premier père. Je ne doutai pas que ce ne fût là qu’une manière de donner un tour plaisant à notre rencontre. Je souris et envoyai, de la main, de tendres baisers à ces dames. Elles ne m’en surent pas plus de gré que si je leur eusse tiré la langue, et n’en prirent prétexte qu’à se courroucer plus vivement et à passer leur belle flamme à des seigneurs bien frisés et tirés qui les accompagnaient. Je fis la remarque qu’elles étaient, elles-mêmes, très congrument habillées de beau cendal et de velours à plus de trente sous l’aune, et garnies amplement de bracelets et de colliers ne laissant pas un pouce dehors.
— Ce sont, dis-je à Véronique, les trois dames que je laissai à Bade, dans les plus mauvais sentiments à mon endroit, à cause qu’elles en avaient nourri de trop excellents…
— Nous allons bien voir, dit Véronique, ce que valaient leurs sentiments.
En effet, ces dames, ayant mis le pied sur le rivage, firent en sorte de me laisser remarquer, chacune à part, les signes de la plus tendre amitié, entre mille efforts pour la dissimuler, cependant que leurs cavaliers s’échauffaient à l’envi autour de Véronique contre qui ils avaient manifesté tant de courroux. Mes amies ne venaient pas à se toucher qu’elles ne s’embrassassent et elles n’avaient point le dos tourné qu’elles ne se fissent mille grimaces ; mais tout en folâtrant sur le sable, ou s’apprêtant au bain derrière des toiles qu’on tendit, elles s’évertuaient à me donner à entrevoir, qui un bras, qui le bas d’une jambe, ou le haut, qui la fine pointe d’un teton, et le tout comme par la vertu du plus grand des hasards. Quant à Véronique, elle était si dépensière de gentillesses à l’endroit des seigneurs frisés, que je fus bien assuré que c’était eux qu’elle trompait, et je m’affermis dans l’amour de cette petite.
Enfin, quand nous fûmes tous dans l’eau, de telle manière que nous ne pouvions point ne nous pas souvenir de Bade, et que les beaux corps assouplis de nos nageuses vinrent quasiment à me toucher, et que j’eus reçu successivement, au passage, l’invitation d’aller à Dijon et à Nuremberg, et de me rendre le plus tôt possible à Florence, j’allai prendre pied sur un îlot qui était aux environs de nos ébats, et je tournai à mes trois Grâces cette commune adresse :
— Pardieu ! mesdames, j’irai volontiers à Dijon, à Nuremberg et à Florence, mais je solliciterai la faveur d’y mener avec moi cette petite Véronique qui est en train, pour l’heure, d’abuser assez plaisamment messieurs ces freluquets, et que je suis dans l’intention d’épouser par devant Notre-Seigneur, dès le moment que nous aurons un vrai pape. Elle est menteuse, assurément, et dissimulée ; mais elle ne peut faire autrement que de l’être, et son naturel me ravit. Elle n’est point tantôt ceci et tantôt cela, selon qu’elle respire l’air badois ou celui de Constance, car, pratiquant l’artifice, elle en use à la façon que fait l’oiseau de ses ailes ou la fleur de son parfum délectable, et elle n’est point à même de se départir de sa perversité. C’est ainsi que Frère Jérôme fut inhabile à lui faire faire, à Bade, plus de trois enjambées sans chemise, pour ce qu’il s’agissait de faire montre de sa nature, laquelle était cachottière et pudique ; et c’est ainsi toutefois qu’elle vient incontinent de vous laisser voir son derrière, avec la simplicité et le joli tour d’un enfant, pour ce qu’elle était toute à y éprouver la flatterie de l’eau douce. Je n’ai nul souci de toucher d’autre vérité que celle dont Véronique est l’image, avec son imperfection très insigne : le reste est disgrâce, sécheresse, impertinence et déraison. Il faut aimer les défauts du genre humain.