Georges Crès et Cie (p. 113-124).

LE CACHOT


L’on n’eût point reconnu son père, dans le mauvais endroit où je fus jeté, tant la nuit y avait d’épaisseur. Je me rappelai toutefois qu’un bon prisonnier commence par explorer les murailles, après qu’il a gémi comme il convient. Je fis l’un et l’autre simultanément, et comptai deux autres portes outre celle par où j’avais fait mon entrée. Lorsque j’eus gratté à chacune, l’on me répondit par le même moyen. C’est un grand soulagement de savoir que l’on n’est point seul dans la disgrâce. Je ne sais si ce soulagement est bon chrétien, mais il est plus répandu que la religion catholique. Et, ne dût-on communiquer avec autrui qu’au moyen de grattements contre une porte qui ne sortira jamais de ses gonds, on le fait avec joie, ce qui m’amena petit à petit à hausser la voix et avoir connaissance que l’on en faisait de même de l’autre côté.

— Holà ! fis-je, n’est-ce point à Frère Jérôme que j’ai l’honneur de parler ?

— Vous avez dit vrai, seigneur Pogge ! me fut-il répondu.

— Ha ! Frère Jérôme, me voici à un niveau moins élevé que vous n’eussiez désiré me voir, hier matin, sous la maîtresse branche d’un pommier, et je vous considère, aussi vous, bien déchu par le passage de votre bel Hôtel de Ville en ce cul de basse-fosse !

— Les conditions de la vie sont méprisables, dit ce saint homme ; et peu importe que nous logions ici ou bien ailleurs, du moment que nous y sommes pour la Vérité !

— Hé ! hé ! tel n’était point le sentiment que vous manifestâtes sur la pelouse du bord de l’eau !

— Il faut manifester nos sentiments véritables successivement, et ils sont divers comme la couleur du jour.

Sur ce, j’ouïs du côté du Frère Jérôme un si bel éclat de rire que ma prison en fut tout illuminée.

— C’est, dit Frère Jérôme, qui ne savait rien celer, le rire d’une petite personne que je ne quitterai pas, j’espère, que je ne l’aie convertie à la Vérité, bien qu’elle n’y ait point de goût et ne fasse aucun progrès de ce côté-là.

— Son organe a bien de la clarté, à défaut de son âme, fis-je à Frère Jérôme, et elle a de la bonne humeur…

— Plût au Ciel ! s’écria Frère Jérôme, qu’elle usât de ces présents de Dieu autrement que pour le mensonge, et pour l’orner justement de toutes sortes d’agréments diaboliques…

— Ah ! soupirai-je, que ne puis-je être exposé seulement au danger de ces ornements !

Dans le temps que je me lamentais à ce sujet, il me vint à l’oreille qu’une clef était introduite dans la serrure d’une autre porte, et je crus que le geôlier du Saint-Office pénétrait chez moi. Mais la clef fut retirée, et l’on en mit une autre, et ainsi plusieurs clefs à la suite et avec tout le soin coutumier aux personnes aguerries dans le métier de voleur.

— Qui va là ? fis-je, à la fin.

— Parbleu ! monsieur, je suis l’hôtelier du Guet-Apens, qui fus amené à ce mauvais lieu par quelqu’un de qui je fus bien imprudent de me gausser plaisamment, sur le pas de ma porte, mais bien plus encore de faire la connaissance, jadis, sur les navires corsaires de la mer Méditerranée !… Pour le moment j’ai là un trousseau de clefs, dans une sacoche que l’on m’a laissée : elles me furent excellentes à dévaliser bien des voyageurs durant le beau temps de Bade, et j’en essaie la vertu contre cette serrure…

Sans que je fusse naturellement porté vers cet hôtelier qui, toutefois, parmi des souvenirs divers, m’en rappelait d’agréables, je ne retins pas ma satisfaction à le voir pénétrer dans mon réduit solitaire, d’autant que le sien avait un peu de jour, et m’en communiqua. J’hésitai à me pencher tout de suite sur la sacoche qui pouvait bien être la mienne, ou bien à faire usage de ses clefs pour ouvrir du côté de la petite personne que Frère Jérôme espérait ne point quitter auparavant de l’avoir convertie à la Vérité. Des efforts nombreux, et diverses allées et venues dans nos cachots, me valurent la double joie de reconnaître la sacoche et de dévisager la petite personne :

— Grand Dieu ! m’écriai-je dès que je vis cette figure charmante, n’êtes-vous point, mademoiselle, celle que je vis, une seule fois, hélas ! bien peu de temps, et vêtue de quelque chose de si mince que je le pris pour l’étole de monsieur l’évêque ?

Elle s’en défendit.

— C’est bien elle, dit Frère Jérôme ; elle a tant de répugnance pour le grand jour, que, l’ayant menée à Bade à cause des beaux exemples de franchise que l’on y voit, elle ne sortit qu’une fois avant que croulât l’Hôtel de Ville, et n’eut pas fait dehors trois enjambées, qu’elle était déjà revenue se mettre à couvert.

— Néanmoins, dis-je, mademoiselle, j’ai grand plaisir à vous revoir. Comment vous appelez-vous ?

— Marguerite, dit-elle.

— Hélas, interrompit Frère Jérôme, elle n’a point nom Marguerite ! Et vous tenez une marque nouvelle du penchant qu’elle a pour le travestissement. Elle a nom Véronique, dont le sens, qui est « Véritable image » a, dans le cas de mademoiselle, un aspect dérisoire, ainsi que beaucoup de choses de ce monde, dont le sens profond nous échappe.

— Je me sens, dis-je, plein de goût pour ce nom de Véronique, et je vous appellerai ainsi, mademoiselle, si vous le voulez bien, toutes les fois que la bonne fortune me placera dans votre présence ; et le plus souvent sera le mieux !…

— J’en ai souci, dit-elle, par ma foi ! comme du pis de la vache à Colas !

— Elle est prompte en ses réparties, dit Frère Jérôme, et par là je sais que le fond de sa nature est bon.

Il fallut que je fusse de longtemps, sans doute, et par quelque décret de la Providence, bien disposé en faveur de cette petite Véronique, pour que, au contraire d’être froissé, je me sentisse animé davantage à ses paroles désobligeantes. Cependant, l’entretien ayant tourné à la théologie qui gouvernait Frère Jérôme, je négligeai Véronique, à mon grand regret, et nous ne fûmes pas longtemps sans ouïr d’un autre côté les ronflements de l’hôtelier du Guet-Apens, qui s’en était allé, désintéressé de nous, dès aussitôt qu’il nous avait vus sans bagages. Le jour baissait ; je laissai moi-même Frère Jérôme, et, dans la crainte des geôliers, me retirai assez vivement sans avoir dit adieu à Véronique que je ne vis point, les coins étant plongés dans les ténèbres. L’on clôtura ses portes.

J’allais m’étendre sur la paillasse pontificale, en me remémorant, par-dessus les belles paroles de Frère Jérôme, la figure qu’avait à Bade cette petite Véronique la seule fois qu’elle y fit trois enjambées avant que fût croulé l’Hôtel de Ville. Je poussai une exclamation en touchant du doigt une certaine forme qu’à meilleure inspection je jugeai convenable en tous points, et qui était préalablement étendue sur la paillasse. Joignez à ceci la température et le moelleux d’un duvet d’oison, et vous aurez un avant-goût de l’objet qui donnait pour l’heure à ma couche modeste la valeur d’un lit nuptial.

— C’est bien de vous, délicieuse Véronique, dis-je à voix basse, que je tiens pour le moment, dans la main, le petit teton pareil à une pomme de belle venue ?

— Non pas, non pas ! dit-elle en me repoussant de la main.

J’avais reconnu sa voix en même temps que sa duplicité. Je la baisai tendrement. Elle me donna un soufflet vigoureux. Je sentis se déclarer mon inclination. Je le lui dis. Elle me rit au nez.

— Véronique, fis-je de mon plus grand sérieux, je n’aimerai jamais que vous !

Elle me répondit par un mot malséant.

Cependant, Frère Jérôme commençait à gratter discrètement à la porte.

— Mon amour, dis-je à ma petite compagne, m’est avis que Frère Jérôme commence à prendre de l’impatience à ne vous point toucher à son côté ; c’est un cas désagréable et à quoi je n’ai pas eu le temps de songer…

— Que chantez-vous là ? répliqua-t-elle avec vivacité : je ne connais Frère Jérôme non plus que vous, par ma foi ! et je vous prie de me laisser la paix !

— Du moins, Frère Jérôme vous connaît fortement et je gage qu’il conçoit, dans l’instant, de la jalousie, vis-à-vis de la petite place que j’ai ici contre vous !

Cette réflexion, je ne sais pourquoi, la rapprocha de moi davantage et l’excita à rire aux éclats, dans le temps même que Frère Jérôme s’enhardissait à gratter. Enfin, durant que je possédais la lèvre de Véronique et bien d’autres choses dont j’avais le goût depuis longtemps, par suite de l’exiguïté de son vêtement qui eût pu servir d’étole à monsieur l’évêque, elle me souffla :

— Je vous jure que je ne connus jamais Frère Jérôme autant que je vous connais à présent !

— En ce cas, répondis-je, sa vertu est immense, et il s’assoiera à la droite du Père, aussitôt brûlé vif… Mais j’aimerais mieux, pour la netteté de sa réputation, que vous n’eussiez point fait ce serment, à moins que vous ne soyez déjà convertie à la Vérité ! Le bon Frère se fait, pour l’instant, les ongles et beaucoup de mauvais sang contre la porte… Simulons les geôliers !

Nous fîmes quelque bruit, posâmes et reposâmes la cruche à eau. Véronique riait si fort que je dus lui reprendre la lèvre et la tenir fermement, ce qui nous donna pour un bout de temps de l’occupation. Après quoi, nous ouïmes que Frère Jérôme se lamentait misérablement ; même il convoqua le feu du Ciel !

— Ho ! ho ! m’écriai-je, cela ne va pas si bien ! C’est un saint homme qui a peut-être de la force sur les éléments !… Que ferons-nous, mon amour ?

— Attendez ! dit-elle. Et elle se leva.

— Véronique ! ne me quittez pas, je vous prie !

— Si ! si ! fit-elle, riant toujours.

J’allais me précipiter à l’effet de la retenir ; mais, ayant appliqué sa jolie bouche tout contre la serrure, elle disait :

— Frère Jérôme, il est véridique, hélas ! que vous avez tout lieu de gémir, car je me suis introduite de ce côté par le goût de séduire le seigneur Pogge qui me revient suffisamment et qui, s’il monte à cheval aussi bien que le veut la commune renommée, du moins ne le fait point, dit-on, sur la vertu…

— Très Sainte Vierge Marie, me dis-je fort stupéfait, est-ce donc que j’aie opéré, par un miracle singulier, ce à quoi Frère Jérôme échoua assez piteusement : voici que Véronique dit la vérité ? Et il faut avouer que je n’ai pas à m’applaudir de son début…

Mais Frère Jérôme répondait par le trou de la serrure :

— Grâces soient rendues à Dieu, mon enfant, pour la profondeur insondable de ses vues, car il a permis, une fois, que le mal tournât au bien, et que, par votre misérable aptitude à déguiser la vérité, je fusse assuré que vous êtes par là pour quelque cause honnête et méritoire ; et je m’endormirai dans la paix !…