Les Aveux d’un poète

Les Aveux d’un poète
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 1169-1206).


LES AVEUX


D’UN POÈTE.




Il y a plusieurs années déjà, M. Heine tentait, dans son livre sur l’Allemagne, de faire pénétrer le lecteur français au milieu de la curieuse mêlée des systèmes et des écoles de son pays. Ardente glorification du naturalisme germanique, vives sympathies pour la France, élans vers la beauté grecque, opposition au romantisme, tout se mêlait dans cette œuvre étrange ; mais ce qui animait surtout le tableau, c’était la personnalité même du poète, c’était ce contraste de raillerie et de tristesse, d’âpre ironie et d’émotion, qui devait caractériser de plus en plus l’auteur d’Atta Troll. Quelles épreuves avaient ainsi trempé cette fine intelligence ? D’où lui venait à la fois tant d’amertume et tant d’enthousiasme ? À côté d’allures militantes qui semblaient indiquer des convictions arrêtées, que signifiaient ces échappées continuelles vers la bouffonnerie et le scepticisme ? Il y avait là une question à laquelle. M. Heine seul pouvait répondre. C’est une singulière et délicate étude que celle de l’âme d’un poète et d’un humoriste. Discerner quelles influences diverses s’y succèdent et quelquefois s’y combinent, c’est une tache malaisée pour la critique la plus pénétrante. Aussi un vif intérêt s’attache-t-il à toute œuvre où un poète cherche à éclairer le public sur le mouvement d’idées et de liassions qui s’est résumé dans ses écrits. Dans de tels Aveux[1], même incomplets, on retrouve toujours une somme d’indications suffisante pour s’expliquer les variations essentielles d’une destinée littéraire. Aujourd’hui par exemple, — en présence des pages que M. Heine vient de terminer, et qui embrassent, on va le voir, les principales évolutions de sa vie intérieure, — chacun se rendra aisément compte des mobiles dont l’action successive a formé l’écrivain. On pourra l’observer dans ses premières effervescences et dans ses premiers désenchantemens. On aura le secret de ses haines et de ses sympathies, de ses gaietés et de ses colères. En nous montrant l’état de son esprit à deux époques, — celle où il écrivait l’Allemagne et celle où il s’est recueilli et interrogé sous les coups de la douleur, — M. Heine nous a en quelque sorte raconté sa vie tout entière, et s’il écrit un jour ses Mémoires, ainsi qu’il l’annonce, ce chapitre des Aveux peut en être regardé d’avance comme le substantiel résumé.

Il y a dans le récit psychologique de M. Heine, comme nous venons de l’indiquer, deux parties principales : — l’une relative à l’origine de son livre de l’Allemagne, l’autre racontant les mouvemens et les transformations par lesquels a passé depuis cette publication l’esprit du poète. C’est cette partie surtout qui nous paraît devoir appeler l’attention et que nous communique aujourd’hui l’auteur ; mais avant d’y arriver, il faut s’arrêter un moment avec M. Heine au milieu de ses impressions de jeunesse. Il faut le laisser expliquer lui-même comment il comprend les devoirs du poète en matière d’autobiographie.


Un Français spirituel, — ces mots auraient, il y a quelques années, formé un pléonasme, — un spirituel Français me nomma un jour un romantique défroqué. J’ai un faible pour tout ce qui est esprit, et quelque malicieuse qu’ait été cette dénomination, elle m’a beaucoup amusé : elle est juste. Malgré mes campagnes exterminatrices contre le romantisme, je restai toujours un poète romantique, et je l’étais à un plus haut degré que je ne m’en doutais moi-même. Après avoir porté à l’engouement pour la poésie romantique en Allemagne les coups les plus mortels, un désir rétrospectif s’empara de mon âme, et je me pris à soupirer de nouveau pour la mystérieuse fleur bleue dans le pays des rêves du romantisme ; je saisis alors la vieille lyre enchantée, et dans un poème tragi-comique je m’abandonnai à toutes les merveilleuses exagérations, à toute l’ivresse du clair de lune, à toute la magie bouffonne de cette folle Muse que j’avais tant aimée autrefois. Je sais que ce fut là le dernier chant du véritable vieux romantisme, et que je suis son dernier poète. L’ancienne école lyrique allemande a pris fin avec moi, tandis que j’inaugurais en même temps la nouvelle école, la poésie lyrique moderne de l’Allemagne. Cette double mission de destructeur initiateur m’est attribuée par les historiens de notre littérature. Il ne me sied pas de parler là-dessus avec développement, mais je puis du moins dire à bon droit que j’ai joué un rôle important dans l’histoire du romantisme allemand, et c’est pour cette raison que mon livre de l’Allemagne, où j’ai voulu présenter aussi complètement que possible l’histoire de l’école romantique d’outre-Rhin, ne devrait pas manquer de renseignemens sur l’auteur lui-même.

J’ai donné dans le livre de l’Allemagne[2] une suite de monographies sur les principaux poètes romantiques de mon pays, et j’aurais dû l’ajouter mon propre portrait. En ne le faisant pas, j’y ai laissé une lacune à laquelle je ne saurais remédier aisément. Faire moi-même ce portrait, ce serait tenter un travail non-seulement scabreux, mais impossible. Je serais un fat, si j’étalais amplement le bien que je pourrais dire de moi, et je serais un grand sot, si j’exposais aux yeux de tout le monde les défauts que je me connais peut-être aussi parfaitement. Et puis, avec la meilleure volonté d’être sincère, personne ne peut dire la vérité sur son propre compte. Jusqu’à présent, nul n’y a réussi, ni saint Augustin, le pieux évêque d’Hippone, ni le Genevois Jean-Jacques Rousseau, surtout ce dernier, qui, tout en s’appelant l’homme de la vérité et de la nature, n’était au fond pas moins menteur et dénaturé que les autres. Rousseau est trop fier pour s’attribuer faussement de bonnes qualités ou de belles actions ; il invente plutôt les choses les plus affreuses pour son caractère. Peut-être se calomnie-t-il lui-même afin de pouvoir, avec une plus grande apparence de véracité, calomnier à leur tour ses amis, par exemple mon pauvre compatriote Grimm, ou bien fait-il des aveux controuvés pour cacher de véritables fautes ; car, comme tout le monde le sait, les histoires scandaleuses qui ont cours sur notre compte ne nous sont pénibles que dans le cas où elles reposent sur la vérité, tandis que notre cœur en est moins douloureusement affecté, si elles ne sont que de vaines inventions. Par exemple, je suis bien convaincu que Jean-Jacques n’a pas volé ce ruban qui fit perdre à une femme de chambre injustement accusée son honneur et sa place ; il n’avait d’ailleurs pas le talent de voler ; il était pour cela bien trop timide et trop gauche, trop lourdaud, lui, le futur ours de l’ermitage d’Ermenonville. Il s’est peut-être rendu coupable d’un autre délit, mais certes il ne commit pas de vol. Il n’a pas non plus envoyé ses enfans à l’hospice des Enfans-Trouvés, il n’y a envoyé que les enfans de Mlle Thérèse Levasseur. Il y a trente ans déjà, à Berlin, un des plus grands psychologues allemands appela mon attention sur un passage des Confessions d’où il résultait clairement que Rousseau ne pouvait être le père de ces enfans ; ce misanthrope grognard aimait mieux, par vanité, paraître un père barbare que d’être soupçonné d’avoir été incapable de toute paternité ! Lui qui dans sa propre personne calomniait la nature humaine restait cependant fidèle à cette nature sous le rapport de notre faiblesse héréditaire, qui consiste à vouloir toujours paraître aux yeux du monde autres que nous ne sommes en réalité. Le portrait qu’il a fait de lui-même est un mensonge, exécuté d’une manière admirable, mais un brillant mensonge.

En fait de sincérité, Rousseau est bien inférieur à ce roi nègre, souverain absolu des Ashantees, dont j’ai appris dernièrement bien des choses divertissantes par une relation de voyage de M. Bowditch. Dans une des paroles ingénues de ce prince africain se résume d’une manière si plaisante la faiblesse humaine dont je viens de parler, que je suis tenté de citer ce mot naïf d’après la relation du major Bowditch. Lorsque cet officier fut envoyé par le gouvernement anglais du cap de Bonne-Espérance en qualité de ministre résident auprès du roi des Ashantees, le monarque le plus puissant de l’Afrique méridionale, il voulut gagner la faveur des courtisans noirs du roi et des dames d’atour de la reine, dont plusieurs, malgré leur teint d’ébène, étaient d’une beauté extraordinaire. Pour les amuser, le major fit leurs portraits, et le roi, qui en admira la ressemblance frappante, demanda à être peint à son tour. Il avait déjà consacré au peintre plusieurs séances, pendant lesquelles il s’était souvent levé pour regarder les progrès du tableau, lorsque M. Bowditch crut remarquer dans la figure du roi une certaine inquiétude et l’embarras grimaçant d’un homme qui désire quelque chose, mais qui ne saurait trouver les mots pour faire comprendre sa pensée. Le peintre insistant auprès de sa majesté pour qu’elle daignât lui faire connaître son auguste désir, le pauvre nègre mit fin à ses hésitations, et lui demanda s’il n’y avait pas moyen de le peindre en blanc.

C’est cela : le roi nègre veut être peint en blanc. Mais ne riez pas du pauvre Africain, tout homme est un roi nègre, et chacun de nous voudrait paraître devant le public sous une autre couleur que celle dont la fatalité l’a barbouillé. Je sais cela, Dieu merci ! et je me garderai bien de compléter dans ce livre la collection de portraits d’auteurs romantiques en l’ajoutant le mien ; seulement j’aurai soin de combler en quelque sorte cette lacune par les pages suivantes, où je ne manquerai pas d’occasions de faire ressortir ma propre personne avec une franchise nonchalante que la prudence n’approuverait guère. Je me suis imposé la tâche de raconter aujourd’hui la formation du livre de l’Allemagne, ainsi que les variations philosophiques et religieuses qui sont survenues depuis sa publication dans la pensée de l’auteur. N’ayez pas peur, je ne me peindrai pas trop en blanc, et je ne noircirai pas trop mon prochain. J’indiquerai toujours sincèrement ma couleur, afin qu’on sache jusqu’à quel point on peut se fier à mon jugement quand je parle de personnes d’une couleur différente…


Voilà donc une double promesse. M. Heine ne se peindra pas trop en blanc, et il ne noircira pas trop son prochain. Cette double promesse a-t-elle été tenue ? Le poète, il faut le reconnaître, nous livre avec une sincérité piquante le secret de bien des contradictions qu’on a pu remarquer dans ses écrits. Quant au prochain, il ne le ménage guère, quoi qu’il en dise, et les pages mêmes qui suivent cette entrée en matière en sont un témoignage que nous ne citerons pas, et que nous aurions aimé à ne pas rencontrer sous sa plume. « J’ai donné à mon livre, dit-il, le même titre sous lequel Mme de Staël a fait paraître son célèbre ouvrage traitant le même sujet, et j’ai choisi ce titre dans une intention polémique. » Il y a heureusement autre chose que de la polémique dans ce livre, et après avoir avoué les intentions militantes qui l’ont dicté, M. Heine nous explique aussi la sympathie pour la France qui s’y révèle à toutes les pages. Né dans la dernière année du siècle passé à Düsseldorf, capitale du duché de Berg, dans un pays que régirent pendant longtemps les lois françaises, M. Heine n’a point pour nous les yeux d’un étranger. Les années de sa jeunesse qu’il passa en Allemagne, après la chute de l’empire et sous la domination prussienne, ne paraissent d’ailleurs avoir laissé en lui que de pénibles souvenirs. Le contraste de l’Allemagne telle qu’il l’a connue, de la France telle qu’il l’a vue après juillet 1830, achève de développer les sympathies françaises de l’auteur d'Atta Troll.


J’avais beaucoup agi et beaucoup souffert lorsque le soleil de juillet se leva sur la France, j’avais grand besoin de quelque délassement. L’air natal aussi était devenu de jour en jour plus malsain pour moi, et je dus songer sérieusement à un changement de climat. J’avais des visions, je regardais les nuages, qui m’effrayaient en faisant dans leur course aérienne toute sorte de grimaces. Il me semblait parfois que le soleil était une cocarde prussienne ; la nuit je rêvais d’un affreux vautour noir qui déchirait ma poitrine et dévorait mon foie ; j’étais très triste. Ma mélancolie s’accrut encore palmes entretiens avec une nouvelle connaissance que je fis alors : c’était un vieux conseiller de justice de Berlin qui avait vécu longtemps en qualité de prisonnier d’état dans la forteresse de Spandau, et qui me racontait combien c’était désagréable de porter des fers en hiver. Je trouvai en effet très peu charitable qu’on ne chauffât pas un peu les fers de ces pauvres gens. Quand on chauffe nos chaînes, elles ne causent pas un frisson si désagréable ; aussi ai-je vu dans d’autres pays que même les natures les plus frileuses supportaient assez bien les fers quand on avait eu soin préalablement de les chauffer un peu. Il ne serait même pas mal de les parfumer encore avec de l’essence de rose ou de laurier. Je demandai à mon conseiller de justice s’il avait souvent eu à manger des huîtres à Spandau ? Il me dit que non, attendu que Spandau était trop éloigné de la mer. Le ci-devant pensionnaire de Spandau se plaignait même de ce qu’il n’y eût pas toujours de la viande ; seulement, disait-il, une mouche tombait quelquefois dans notre soupe, et on nous disait que c’était de la volaille.

À la même époque, je fis la connaissance d’un Français, commis-voyageur en vins, qui ne se lassait pas de me répéter combien on s’amusait alors à Paris ; il me racontait qu’on y vivait comme au pays de Cocagne, qu’on y chantait du matin au soir la Marseillaise et en avant, marchons ! ou Lafayette en cheveux blancs ! et qu’à tous les coins de rue on voyait écrit en grandes lettres : Libéria, égalité, fraternité ! Il exaltait aussi le vin de Champagne de sa maison, dont il me donna un grand nombre de cartes d’adresse, et il me pourvut de lettres de recommandation pour les meilleurs restaurans de Paris, au cas où je voudrais visiter la capitale de l’univers pour me procurer une distraction. Comme j’avais réellement besoin de m’égayer un peu, et que Spandau est trop éloigné de la mer pour y manger des huîtres, qu’en outre les chaînes prussiennes sont très froides en hiver, et que je ne voulais pas goûter de la volaille de sa majesté le roi de Prusse, je me décidai à faire un voyage à Paris, dans la patrie du vin de Champagne et de la Marseillaise, afin d’y boire le premier et d’entendre chanter la dernière, avec en avant marchons ! et Lafayette en cheveux blancs !

Le 1er mai 1831, je passai le Rhin. Je ne vis pas le vieux dieu, le père Rhemus, et je me bornai à lui jeter ma carte de visite dans le fleuve. D’après ce qu’on me dit, il était assis au fond de l’eau, occupé à étudier de nouveau la grammaire française de Meidinger : pendant la domination prussienne, il n’avait guère fait de progrès en français, et il voulait un peu rafraîchir ses connaissances en cette langue, pour ne pas être pris au dépourvu en certains cas. Je crus l’entendre conjuguer dans les flots : « J’aime, tu aimes, il aime, nous aimons. » - Mais qu’est-ce qu’il aime ? À coup sûr, pas les Prussiens. Je n’aperçus que de loin la cathédrale de Strasbourg ; elle hochait la tête comme le vieux et fidèle chevalier Eckart, quand il voit un jeune freluquet se diriger vers la montagne de Vénus.

À Saint-Denis, je m’éveillai d’un doux somme matinal, et j’entendis pour la première fois le cri des conducteurs de coucou : Paris ! Paris ! accompagné du son des clochettes d’un marchand de coco. Dans cette bourgade, l’on respire déjà l’air de la capitale, qu’on voit poindre à l’horizon. Lorsque je descendis de voiture, un vieillard sec et râpé s’empara de moi, et voulut m’engager à visiter les tombeaux des rois ; mais je n’étais pas venu en France pourvoir des rois morts, et je me bornai à me faire raconter par mon vieux drôle de cicérone la légende du glorieux saint Denis que le méchant roi des païens avait fait décapiter, ce qui ne l’empêcha pas de courir, avec sa tête dans la main, de Paris à Saint-Denis, pour s’y faire enterrer et donner son nom à cet endroit. « Si l’on réfléchit à la distance, dit mon narrateur, il faut s’étonner que quelqu’un ait pu aller si loin à pied sans tête ; mais, ajouta-t-il avec un singulier sourire, dans des cas pareils, il n’y a que le premier pas qui coûte. » Ce vieux mot valait bien les deux francs que je donnai au vieillard pour l’amour de Voltaire, dont je rencontrais déjà ici le ricanement. En vingt minutes, je fus à Paris, et j’y entrai par la porte monumentale du boulevard Saint-Denis, arc de triomphe érigé primitivement en l’honneur de Louis XIV, mais qui ce jour-là dut servir à la glorification de la joyeuse entrée d’un poète allemand dans Paris. Je fus vraiment surpris de la foule de gens parés qui se pressaient dans les rues, tous habillés avec tant de goût, qu’ils ressemblaient aux figures d’un journal de modes. Ce qui m’imposait encore plus, c’est que tout le monde parlait français, cette langue qui est chez nous la marque distinctive des gens de qualité ; ici le peuple entier était donc d’aussi bonne compagnie que chez nous la noblesse ! l’urbanité et la bienveillance se lisaient sur tous les visages. Que ces hommes étaient polis, que ces jolies femmes étaient souriantes ! Si quelqu’un me heurtait par inadvertance sans me demander pardon, aussitôt je pouvais parier que c’était un de mes compatriotes, et si quelque belle montrait une mine rechignée et aigrelette, j’étais sûr qu’elle avait bu du vinaigre, ou qu’elle savait lire Klopstock dans l’original. Je trouvais tout on ne peut plus amusant Le ciel était si bleu, l’air si doux, si généreux ! Et avec cela brillaient encore par-ci par-là les feux du soleil de juillet ; les joues de la magnifique et voluptueuse Lutèce étaient encore rouges des baisers de flamme de ce soleil, et sur la poitrine de marbre de la belle cité le bouquet de fiancée n’était pas encore tout à fait flétri. Il est vrai que çà et là, aux coins de rue, la devise nuptiale : liberté, égalité, fraternité ! était déjà effacée. Les jours de noce passent si vite !

Je nie hâtai de visiter les restaurans où j’étais recommandé ; les maîtres m’assurèrent que même sans lettres de recommandation ils m’auraient fait bon accueil, et qu’on me recevrait bien partout à cause de ma mine honnête et distinguée. Jamais cabaretier allemand ne m’avait dit pareille chose, tout en pensant peut-être de même ; un tel rustre s’imagine devoir se taire sur les choses agréables, et en revanche il se croit obligé de nous dire en face tout ce qui est déplaisant, afin de montrer sa franchise allemande. Dans les mœurs des Français autant que dans leur langue abonde cette flatterie délicieuse qui leur coûte si peu, et qu’on savoure pourtant avec tant de plaisir. Dieu nous a donné la langue pour que nous puissions dire des choses charmantes à nos amis et de dures vérités à nos ennemis. J’avais d’abord assez de difficulté pour m’exprimer en langue française ; mais, après une demi-heure d’entretien avec une petite bouquetière au passage des Panoramas, mon français, qui s’était un peu rouillé depuis la bataille de Waterloo, redevint coulant ; je retrouvai peu à peu les conjugaisons des verbes les plus galans, et j’expliquai assez intelligiblement à la petite bouquetière le système de Linnée, qui fait classer les fleurs selon leurs étamines. La petite suivait une autre méthode, et, comme elle me le disait, elle rangeait les fleurs en deux classes : celles qui sentent bon et celles qui puent. Je crois qu’elle observait la même classification pour les hommes, et cela est toujours plus raisonnable que de les ranger selon les étamines comme Linnée. Elle fut étonnée que, malgré ma jeunesse, je fusse si savant, et vanta ma haute érudition dans tout le passage des Panoramas. Je humai avec délices l’encens de ces complimens aussi odoriférans que les fleurs de la petite flatteuse ; je me sentais de plus en plus ravi de Paris et des Parisiens…

Parmi les personnes que je vis peu de temps après mon arrivée à Paris, se trouvait une figure joviale et spirituelle, qui par d’aimables incitations contribua beaucoup à dérider le front du rêveur allemand. M. V. B… venait de fonder un recueil littéraire aujourd’hui oublié, et en sa qualité de rédacteur en chef, il vint m’inviter à écrire pour son journal quelques articles sur l’Allemagne, « dans le genre du livre de Mme de Staël, » comme il disait. Je lui promis de donner ces articles, mais je lui fis observer expressément que je les écrirais dans un genre tout à fait différent de celui qu’il me désignait. « Cela m’est égal, répondit-il en riant ; j’admets, comme Voltaire, tous les genres, excepté le genre ennuyeux. » Par précaution, afin que le pauvre littérateur allemand ne fût pas exposé à tomber dans le genre ennuyeux, mon ami m’invitait souvent à dîner et arrosait mon esprit de vin de Champagne. Personne ne savait mieux que lui ordonner un dîner, où l’on ne goûtait pas seulement les merveilles de l’art culinaire, mais aussi la conversation la plus piquante ; personne ne savait mieux que lui faire les honneurs d’une maison, personne ne savait mieux représenter. Aussi est-ce indubitablement ajuste titre que M. V. B… a compté aux actionnaires de son journal à peu près 100,000 francs pour frais de représentation. Sa femme était très jolie, et elle possédait une gentille levrette qu’on appelait J. J., en l’honneur de son précédent maître. Ce qui contribuait parfois à donner à notre excellent hôte l’air le plus enjoué qu’on puisse imaginer, c’était sa jambe de bois ; et quand il versait le Champagne à ses convives, il allait clochant autour de la table d’une façon si charmante, qu’il rappelait Vulcain au banquet de l’Olympe, lorsque le fils boiteux de Junon usurpait les fonctions d’Hébé et produisait cette grande hilarité des dieux, dont le fou rire était inextinguible, au dire d’Homère. Qu’est-il devenu, ce joyeux Victor ? Il y a longtemps que je n’ai pas eu de ses nouvelles. Je le vis pour la dernière fois, il y a dix ans, dans l’hôtel de la Couronne à Granville. Il s’était établi alors à Londres pour étudier la dette nationale anglaise, dont il admirait les proportions colossales ; peut-être aussi oubliait-il dans cette occupation les ennuis de petites dettes privées. C’est d’Angleterre que, pour humer l’air français, il était venu passer un jour dans ce petit port de la Basse-Normandie nommé Granville. Je l’y trouvai attablé à côté d’une bouteille de Champagne et d’un bon bourgeois au gros ventre, au front déprimé et à la bouche béante, à qui il expliquait le projet d’une affaire dans laquelle on pouvait compter sur un million de bénéfice, comme le prouvaient les chiffres les plus précis. V. B… avait toujours un grand talent pour les spéculations, non pas métaphysiques, mais industrielles, et quand il imaginait une affaire, il y avait toujours à gagner un million, jamais moins d’un million. Ses amis l’appelaient pour cette raison messer Millione, comme fut nommé autrefois Marco Polo à Venise, lorsqu’après son retour de l’Orient il racontait, sous les arcades de Saint-Marc, à ses compatriotes ébahis combien de cent millions et encore de cent millions d’habitans il avait rencontrés dans les pays lointains où il avait voyagé, en Chine, dans la Mongolie, dans l’Inde, etc. La géographie la plus moderne a réhabilité la mémoire de l’illustre Vénitien, qu’on avait regardé pendant longtemps comme un charlatan, et nous pouvons soutenir également au sujet de notre messer Millione de Paris que ses projets industriels étaient toujours conçus et combinés d’une façon ingénieuse. Ce n’est que par d’incalculables vicissitudes du hasard qu’ils ont parfois mal réussi ; plus d’un de ces projets a rapporté des bénéfices considérables après être tombé entre les mains d’hommes d’affaires d’une capacité moins grandiose, mais qui avaient l’avantage de ne pas savoir aussi bien faire les honneurs d’une entreprise, ni représenter aussi magnifiquement. La veille même du jour où commença la déconfiture de son journal, V. B… donna dans les salles de rédaction un bal splendide, où il dansa avec ses trois cents actionnaires aussi courageusement que jadis, à la veille du jour de la bataille des Thermopyles, dansa Léonidas avec ses trois cents Spartiates. Toutes les fois que je vois dans la galerie du Louvre le tableau de David qui représente cette scène héroïque, je songe à la dernière danse de V. B… Il se tenait sur une jambe absolument comme le roi de Lacédémone sur la toile classique de David. — Voyageur, quand tu descends à Paris la Chaussée-d’Antin pour prendre les boulevards, et qu’à la fin tu arrives près d’un défilé boueux appelé la Rue-Basse du Rempart, sache que tu te trouves ici auprès des Thermopyles littéraires, où B… tomba héroïquement avec ses trois cents actionnaires !

Les articles que j’eus à écrire pour le journal de B…, et que j’y fis imprimer, me donnèrent l’idée de parler plus amplement sur l’Allemagne et sur son développement intellectuel. C’est ainsi que se forma mon livre de l’Allemagne. J’ai voulu révéler ici non seulement le but de ce livre, sa tendance et ses intentions polémiques, mais aussi de quelle manière il prit naissance, afin que le lecteur pût apprécier le degré de foi et de confiance qu’il peut accorder à mes élucubrations. Bien que je me sois efforcé d’être aussi peu ennuyeux que possible, j’ai cependant renoncé d’avance à tous ces effets de style et de phrases qu’on rencontre quelquefois chez Mme de Staël, cet écrivain le plus grand de la France pendant l’empire. Oui, l’auteur de Corinne surpasse à mon sens tous ses contemporains français, et il est dans son livre des pages éloquentes que je ne puis assez admirer ; mais ces belles fusées laissent souvent derrière elles une certaine obscurité. Nous sommes aussi forcé d’avouer que son génie, loin d’être sans sexe, pour rappeler sa propre définition, est essentiellement féminin. Hélas ! son génie est femme, il a de la femme tous les caprices, et malgré les magnificences de sa parole, c’était bien mon droit de contredire Mme de Staël sur certains points. La contradiction était d’autant plus nécessaire, que les objets traités par elle dans le livre de l’Allemagne étaient inconnus aux Français et avaient pour eux le charme dangereux de la nouveauté, comme par exemple tout ce qui a rapport à la philosophie allemande et à notre école romantique. Je crois avoir donné dans mon livre, sur ces deux sujets, les éclaircissemens les plus sincères, et le temps a confirmé ce qui, à l’époque où je l’avançais, paraissait inoui et impossible.

Oui, pour ce qui regardera philosophie allemande, j’avais divulgué sans réserve le secret de l’école qui, enveloppé dans des formules scolastiques, n’était connu que des initiés de première classe. Mes révélations excitèrent en France le plus grand étonnement, et je me rappelle que d’éminens penseurs de ce pays m’ont avoué avec naïveté qu’ils avaient toujours pris la philosophie allemande pour un certain brouillard mystique, dans lequel la divinité était cachée comme dans un sanctuaire de nuages. Ils ajoutaient que les philosophes allemands leur avaient toujours paru être des visionnaires en extase, qui ne respiraient que la piété et la crainte de Dieu. Ce n’est pas ma faute s’il n’en a jamais été ainsi, et si la philosophie allemande est justement le contraire de ce qu’on avait l’habitude de nommer jusqu’à présent piété et crainte de Dieu. Le plus conséquent de ces enfans terribles de la philosophie, notre moderne Porphyrius, qui porte tellement le nom de Fleuve de feu (Feuerbach), proclama, de conçu avec ses amis, le plus radical athéisme comme le dernier mot de notre métaphysique. Avec une frénésie de bacchantes, ces zélateurs impies arrachèrent le voile bleu du ciel allemand en s’écriant : Voyez, toutes les divinités se sont enfuies, et là haut ne réside plus qu’une vieille femme aux mains de fer et au cœur désolé : la Nécessité !

Ah ! ce qui semblait naguère si étrange se prêche maintenant sur tous les toits au-delà du Rhin, et l’ardeur fanatique de beaucoup de ces prédicans est épouvantable. Nous avons maintenant des moines de l’impiété, des Torquemada de l’athéisme, qui feraient brûler M. de Voltaire, parce qu’au fond du cœur le seigneur de Ferney n’était qu’un déiste endurci. Tant que de semblables doctrines étaient restées le privilège secret d’une aristocratie de gens lettrés ou d’hommes d’esprit, et qu’elles se discutaient en un langage de coterie savante que n’entendaient pas les domestiques placés derrière nous pour nous servir, pendant que nous blasphémions dans nos petits soupers philosophiques, — tant qu’il en était ainsi, j’appartenais, moi aussi, à ces frivoles esprits forts dont la plupart ressemblaient aux grands seigneurs libéraux qui avant la révolution cherchaient à désennuyer leur monotone vie de cour par le charme des nouvelles idées subversives. Mais quand je m’aperçus que le populaire se prenait également à discuter les mêmes thèmes dans ses symposiums crapuleux où la chandelle et le quinquet remplaçaient les bougies et les girandoles, quand l’athéisme commença à sentir le suif, l’eau de vie de schnaps et le tabac, — alors mes yeux se dessillèrent, je compris par les nausées du dégoût ce que je n’avais pu comprendre par la raison, et je fis mes adieux à l’athéisme.

À vrai dire, ce n’était pas seulement le dégoût qui me fit reculer et me poussa à déserter les opinions irréligieuses. La peur y était pour quelque chose, car j’avais vu l’athéisme former une alliance plus ou moins occulte avec le socialisme le plus avancé, ou, pour laisser de côté toute hypocrisie de dénomination, avec le communisme. Cette peur n’était pas celle d’un richard qui tremble pour ses capiteux, mais bien la terreur secrète de l’artiste, et du savant qui voit menacé,, avec notre civilisation, tout le fruit d’un labeur de trois siècles et le véritable élément de notre vie moderne. Or cette civilisation sera détruite par les communistes, et quoiqu’on théorie un généreux entraînement puis se me porter à sacrifier les intérêts de l’artiste et du savant aux besoins des masses soutirantes, déshéritées et exploitées, néanmoins dans le domaine des faits j’ai horreur de tout ce qui se fait par la multitude, et je n’en peux pas supporter le moindre attouchement. J’aime le peuple, mais je l’aime à distance ; j’ai toujours combattu pour l’émancipation du peuple : c’était la grande affaire de ma vie ; cependant, dans les plus chaleureux momens de mes luttes, j’évitais le moindre contact avec les masses. Je ne leur ai jamais prodigué des poignées de main. Un démocrate enragé de mon pays me dit un jour qu’il tiendrait sa main sur le feu pour la purifier, s’il avait eu le malheur de toucher celle d’un roi ; moi, je répondis que je laverais ma main, si sa majesté le peuple l’avait serrée. Le peuple, ce pauvre roi en haillons, a trouvé des flagorneurs, des courtisans plus effrontés que ne le furent jamais ceux de Byzance ou de Versailles. Ils le flattent continuellement en s’extasiant sur ses perfections et ses vertus. Ils s’écrient : Ah ! que le peuple est beau ! que le peuple est bon ! et qu’il est intelligent, ce beau et bon peuple ! Non, le peuple n’est pas beau, au contraire il est laid ; mais sa laideur vient de la saleté, et elle disparaîtra aussitôt qu’on aura institué des étuves publiques où sa majesté le peuple pourra se baigner gratuitement. Le peuple n’est pas bon non plus, il est plutôt très méchant, mais il mord parce qu’il a faim ; il faut lui donner à manger, et alors le vilain grand marmot sera très gentil. Le peuple n’est pas non plus intelligent, il est aussi stupide qu’il est permis de l’être à un souverain ; il est parfois aussi brute que ces Brutus dont il fait ses mandataires quand il s’empare pour un moment du pouvoir absolu ; — il se lie seulement aux ambitieux qui parlent le jargon de ses passions, et il déteste l’homme de bien qui s’évertue à l’éclairer sur ses véritables intérêts. Permettez au peuple de choisir entre le juste des justes et le plus fieffé brigand, il s’écriera toujours : Nous voulons Barrabas ! vive Barrabas ! À Paris comme à Jérusalem, toujours le même cri ! Pour faire cesser cette ignorance populaire, il faut établir des écoles gratuites où le peuple reçoive après la nourriture du corps celle de l’esprit. — Il faut avant tout lui assurer la première, et alors vous verrez comme ces bêtes s’humaniseront, comme elles deviendront intelligentes, peut-être même aussi spirituelles que nous. Vous en verrez surgir plus d’un qui fera des vers comme Jasmin, ou des livres sérieux comme mon compatriote le tailleur Weitling.

Je ne puis penser à ce fameux Weitling sans me rappeler la singulière impression qu’il fit sur moi lors de notre rencontre dans la boutique du libraire Campe à Hambourg. Le bon Dieu au haut du ciel doit avoir bien ri de la mine que je fis soudain, quand cet illustre tailleur vint à moi et se présenta comme un collègue professant les mêmes doctrines de destruction sociale et d’athéisme. J’aurais bien désiré dans ce moment-là qu’il n’existât pas de Dieu, afin qu’il ne fût pas témoin de la confusion et de la honte que j’éprouvais d’appartenir à un tel compagnonnage ! Le bon Dieu, qui est la bonté même, comme dit la chanson, me pardonner à volontiers mes anciens torts, en me tenant compte de l’humiliation que m’a value mon entrevue avec Weitling. Ce qui blessa surtout mon orgueil, ce fut le peu de déférence que le drôle me témoigna en me parlant. La casquette sur la tête, il était assis sur un escabeau, se frottant avec la main au-dessus de la cheville de la jambe droite, qu’il tenait élevée en l’air, de telle façon que son genou lui touchait au menton. J’attribuais cette singulière position aux habitudes de métier du tailleur, sans pouvoir toutefois m’expliquer pourquoi il se frottait continuellement la jambe. Lorsque je lui en demandai la cause, il me dit d’un ton tout à fait insouciant, comme si c’était la chose la plus simple du monde, que, pendant sa résidence dans les différens cachots de la confédération germanique, on lui avait souvent mis les fers aux pieds, et que sa jambe se ressentait toujours de la douleur que lui avait causée la pression de quelques anneaux trop étroits. — À cet aveu naïf, je dois avoir fait la grimace que fit le loup de la fable au moment où il aperçut le poil ras du cou de son camarade le chien, et lorsque celui-ci lui expliqua cette circonstance en disant : « La nuit, on m’attache à la chaîne. » Je crois que j’ai reculé de plusieurs pas, quand, avec le geste familier d’un bohémien s’adressant à un vagabond initié aux habitudes extra-légales de la confrérie, Weitling me révéla cet incident, qu’il portait quelquefois des chaînes, non des chaînes métaphoriques comme tout le monde en porte de nos jours, mais de véritables chaînes forgées de fer et rivées au cou ou à la jambe. — Cela n’est pas comme il faut, et un homme de bonne compagnie ne doit pas s’allier à des individus ferrés de cette espèce. Cependant, ce qui me fit reculer, ce ne fut pas la crainte de partager le sort de pareilles gens, mais bien la contrariété d’avoir à subir leur affreuse société. — Singulières contradictions dans les sentimens du cœur humain ! Moi qui avais un jour, à Munster, baisé avec des lèvres brûlantes les reliques du tailleur Jean de Leyde, ainsi que les chaînes qu’il avait portées, les tenailles avec lesquelles on l’avait torturé, et qui sont conservées dans une niche devant l’hôtel de ville de Munster, — moi qui avais voué un culte fervent au tailleur mort, je sentis une invincible aversion à l’approche du tailleur vivant, de cet homme qui était pourtant l’apôtre et le martyr de la même cause pour laquelle avait souffert Jean de Leyde, le roi de Sion de glorieuse mémoire ! Je ne peux pas expliquer ce phénomène, cet égarement de l’esprit humain, et je me borne à le constater ici, quelque défavorables et dures que puissent être les interprétations qu’un tel aveu pourra rencontrer.

Du reste, ce Weitling était un homme de talent, il n’était pas dépourvu d’idées, et son petit livre intitulé les Garanties de la Société fut un moment le catéchisme des communistes allemands. Le nombre de ceux-ci s’est accru depuis d’une manière formidable, et leur parti est sans contredit à cette heure le plus fort de tous au-delà du Rhin. Les ouvriers allemands forment le noyau d’une armée de prolétaires très bien endoctrinée, sinon disciplinée. Ces ouvriers allemands professent presque tous l’athéisme, et, pour dire la vérité, ils ne peuvent se dispenser de cette négation complète des idées religieuses du passé sans se trouver en contradiction avec leur principe, et dès lors sans tomber dans l’impuissance. Ces cohortes de la destruction, ces sapeurs effroyables, dont la hache menace tout l’édifice de la vieille société, sont de beaucoup supérieurs aux chartistes d’Angleterre et aux niveleurs et égalitaires des autres pays. Les chartistes anglais sont seulement poussés par la faim et non par une idée ; aussitôt qu’ils se seront rassasiés de roastbeef et de plumpudding, désaltérés de bonne ale, ils ne seront plus dangereux : affamés, ils sont forts ; repus, ils tomberont à terre comme les sangsues. Les chefs plus ou moins occultes des communistes allemands sont de grands logiciens, dont les plus forts sont sortis de l’école de Hegel, et ils sont, sans nul doute, les têtes les plus capables, les caractères les plus énergiques de l’Allemagne. Ces docteurs en révolution et leurs disciples impitoyablement déterminés sont les seuls hommes en Allemagne qui aient vie, et c’est à eux, je le crains, qu’appartient l’avenir. Tous les autres partis et leurs représentans tudesques sont morts, archi-morts, et bien enterrés sous la voûte de l’église de Saint-Paul, à Francfort. Je n’exprime, pas ici des vœux, ni des regrets ; je relate des faits, et je dis la vérité.

Le mérite d’avoir annoncé depuis longtemps dans mon livre de l’Allemagne les terribles symptômes des événemens qui ne se sont accomplis que plus tard, ce mérite, je ne le dois pas à une très grande sagacité. Moi qui avais vu couver les oiseaux nouveaux, j’ai pu facilement prédire quelles chansons nouvelles on fredonnerait, sifflerait et gazouillerait plus tard en Allemagne. J’avais vu Hegel assis avec sa triste mine de poule couveuse sur les œufs funestes, et j’avais entendu son gloussement. Pour dire la vérité, j’ai rarement compris ce pauvre Hegel, et ce n’est que par des réflexions arrivées après coup que je suis parvenu à saisir le sens de ses paroles. Je crois même qu’il ne voulait pas être compris du tout, et que c’est pour cela qu’il avait adopté un langage si morose et si entortillé ; la même cause nous explique peut-être aussi sa prédilection pour des personnes dont il savait n’être point compris, et qu’il pouvait avec toute sécurité honorer de son intimité. Leur médiocrité était une garantie de discrétion. C’est ainsi que nous ne pouvions comprendre la grande amitié qui existait entre le profond philosophe Hegel et l’idiot Henri B…, frère défunt d’un illustre musicien : ils étaient inséparables et le spirituel Félix Mendelsohn expliquait ce phénomène par la malicieuse remarque que Hegel ne comprenait pas Henri B… ; mais je pense maintenant que la vraie cause de cette intimité était chez Hegel la conviction parfaite de n’être compris par Henri B… en rien de ce qu’il disait, et de pouvoir sans gêne se livrer en sa présence à tous ses épanchemens du moment. D’ailleurs la conversation de Hegel n’était jamais autre chose qu’une espèce de monologue ; il semblait toujours se parler à lui-même, et je fus souvent frappé du ton sépulcral de sa voix sans timbre, ainsi que de la vulgarité baroque de ses images, dont beaucoup me sont restées daguerréotypées dans la mémoire. Un soir dans sa maison, prenant le café après le dîner, je me trouvais à côté de lui dans l’embrasure d’une fenêtre, et moi, jeune homme de vingt ans, je regardais avec extase le ciel étoile, et j’appelais les astres le séjour des bienheureux. Le maître alors grommela en lui-même : « Les étoiles, hum ! hum ! les étoiles ne sont qu’une lèpre luisante sur la face du ciel. » - « Au nom de Dieu ! m’écriai-je, il n’y a donc pas là-haut un lieu de béatitude pour récompenser la vertu après la mort ? » Mais Hegel, me regardant fixement de ses teux blêmes, me dit d’un ton sec : « Vous réclamez donc à la fin encore un bon pourboire pour avoir soigné madame votre mère malade, et pour n’avoir pas empoisonné monsieur votre frère ? » À ces mots, il se retourna tout craintif, mais parut aussitôt rassuré en voyant que ses paroles n’avaient été entendues que par Henri B…, qui s’était approché de lui pour l’inviter à une partie de whist.

Combien il est difficile de comprendre les écrits de Hegel, combien on s’y trompe facilement en croyant comprendre tout, quand on n’a appris qu’à construire des formules dialectiques, — c’est ce dont je ne m’aperçus que bien des années plus tard, ici à Paris, quand je me mis à dépouiller les idées hégéliennes de leur idiome abstrait et diffus, et à les traduire dans la langue maternelle du bon sens et de l’intelligibilité universelle, c’est-à-dire en français. Dans la langue française, il faut savoir exactement ce qu’on veut dire ; l’idée la plus bégueule est forcée de laisser tomber ses jupes mystiques et de se montrer dans toute sa nudité. Or j’avais l’intention d’écrire une exposition de la philosophie de Hegel à la portée de tout le monde, et je voulais la joindre à une nouvelle édition de l’Allemagne comme un complément de mon livre. Je m’étais occupé de ce travail pendant deux ans, et j’avais réussi, à force de peine et d’efforts, à maîtriser cette matière rebelle, et à formuler aussi clairement que possible les pensées même les plus embrouillées de cette philosophie ; mais quand mon ouvrage fut enfin terminé, je fus saisi à son aspect d’un frisson inquiétant, et il me sembla que le manuscrit me regardait d’un œil étrange, moqueur et même méprisant. J’étais tombé dans une singulière perplexité. L’auteur et son œuvre ne concordaient plus ensemble. C’est qu’à cette époque l’aversion pour l’athéisme dont j’ai parlé tout à l’heure s’était déjà emparée de mon âme, et comme je fus forcé de m’avouer que mon impiété avait trouvé sa source et son principal soutien dans la philosophie de Hegel, celle-ci commença de me peser.

C’est ici le lieu de faire un aveu qui expliquera mes embarras d’alors. Je n’avais jamais senti un trop vif engouement pour la philosophie de Hegel, et quant à une conviction de la vérité véritable de cette philosophie, je n’en pouvais pas avoir du tout. Je ne fus jamais un grand métaphysicien, et j’avais accepté sans examen la synthèse de la philosophie hégélienne, dont les conséquences chatouillaient ma vanité. J’étais jeune et superbe, et mon orgueil ne fut pas médiocrement flatté par l’idée que j’étais un dieu. Je n’avais jamais voulu croire que Dieu fût devenu homme ; je taxais de superstition ce dogme sublime, et plus tard j’en crus Hegel sur parole quand je l’entendis affirmer que l’homme était Dieu. Une telle idée me sourit, je la pris au sérieux, et je soutins mon rôle divin aussi honorablement que possible. Cet absurde orgueil, loin de pervertir mes sentimens, les exalta jusqu’à l’héroïsme, et mes actions devinrent plus brillantes et plus généreuses que celles de ces pauvres hères vertueux qui agissent seulement pour satisfaire aux commandemens du devoir et de la morale. J’étais moi-même la loi vivante de la morale, j’étais impeccable, j’étais la pureté incarnée ; les Madeleines les plus compromises furent purifiées par les flammes de mes ardeurs et redevinrent vierges dans mes bras. Ces restaurations de virginités faillirent parfois, il est vrai, épuiser mes saintes forces. J’étais tout amour et tout exempt de haine. Je ne me vengeais plus de mes ennemis, car je n’admettais pas d’ennemis vis-à-vis de ma divine personne, mais seulement des méchans, et le tort qu’ils me faisaient était un sacrilège, comme les injures qu’ils me disaient étaient autant de blasphèmes. Il fallait bien de temps en temps punir de telles impiétés, mais c’était un châtiment divin qui frappait le pécheur, et non une vengeance humaine. Je ne reconnaissais pas non plus vis-à-vis de moi des amis, mais bien des fidèles, des dévots, et je leur faisais beaucoup de bien. Les frais de représentation d’un dieu, qui ne saurait être chiche et qui ne ménage ni sa bourse ni son corps, sont énormes ; pour faire ce métier superbe, il faut avant tout être doté de beaucoup d’argent et de beaucoup de santé. Or un beau matin, — c’était à la fin du mois de février 1848, — ces deux choses me firent défaut, et ma divinité en fut tellement ébranlée, qu’elle s’écroula misérablement.

Les événemens de ces folles journées de février, où l’on vit la sagesse humaine aux abois et les élus du crétinisme portés en triomphe, furent si inouis, si fabuleux, qu’ils renversèrent les choses et les idées : si j’avais été un homme sensé, mon intelligence aurait succombé ; mais fou comme je l’étais, le contraire eut lieu, et, chose curieuse, ce fut précisément à une époque de démence générale que moi je revins à la raison. Comme beaucoup d’autres dieux déconfits depuis la révolution de février, je dus abdiquer ma divinité, et je redescendis à l’état de simple mortel. C’était en effet ce que j’avais de mieux à faire. Je rentrai dans le bercail de la foi, et je reconnus volontiers la toute-puissance de l’Etre suprême, qui règle seul les destinées du monde, et à qui depuis j’ai confié aussi l’administration de mes propres affaires, fort embrouillées alors que je les gérais moi-même. J’ai à présent moins de soucis, en me reposant sur la providence de mon intendant céleste, et l’existence d’un Dieu est pour moi un grand bonheur ; je puise dans cette croyance les plus grandes consolations, et elle m’est en même temps aussi commode qu’économique. Je ne m’occupe plus de fastidieuses comptabilités ; en vrai dévot, je n’empiète plus sur les attributions du bon Dieu, et je ne donne plus rien aux pauvres gens à qui j’ai distribué des secours autrefois. J’ai pieusement annoncé à ces infortunés que je ne suis plus pour rien dans le gouvernement du monde, et qu’ils doivent dorénavant réclamer l’aide du Seigneur qui réside dans les deux, et dont le budget est aussi infini que sa miséricorde, tandis que moi, pour suffire jadis à mes penchans de dieu, j’étais parfois obligé de tirer le diable par la queue. Ce n’est pas moi qui ferai désormais la propagande de l’athéisme ; outre ma décadence financière, je ne jouis pas non plus d’une santé brillante, je suis même affecté d’une indisposition, à la vérité très légère au dire de mes médecins, mais qui me retient déjà depuis plus de cinq ans au lit. Dans une telle position, c’est pour moi un grand soulagement d’avoir quelqu’un dans le ciel à qui je puisse adresser mes gémissemens et mes lamentations pendant la nuit après que ma femme s’est couchée. Quelle terrible chose que d’être malade et seul, sans personne qu’on puisse importuner de la kyrielle de ses doléances ! Qu’ils sont sots et cruels, ces philosophes alliées, ces dialecticiens froids et bien portans qui s’évertuent à enlever aux hommes souffrans leur consolation divine, le seul calmant qui leur reste ! On a dit que l’humanité est malade, que le monde est un grand hôpital : ce sera encore plus effroyable quand on en viendra à dire que le monde est un grand hôtel-dieu sans Dieu !

Les aveux qui précèdent feront comprendre au lecteur bénévole pourquoi je sentis de l’éloignement et bientôt même une aversion complète pour mon travail sur la philosophie de Hegel. J’avais reconnu que l’impression d’un tel écrit ne pouvait être salutaire ni au public ni à l’auteur, et un jour que le feu pétillait bien gaiement dans mon foyer, je jetai mon manuscrit dans les flammes, comme avait fait jadis mon ami Kitzler en pareille occasion. Puis quand ces feuilles, fruit de tant de labeur, s’envolèrent en fumée, j’entendis dans la cheminée un sifflement ricaneur comme le rire d’un démon.

Ah ! si je pouvais anéantir de la même manière tout ce que j’ai jamais fait imprimer sur la philosophie allemande ! Mais cela est impossible, et comme je ne puis pas même empêcher la réimpression d’ouvrages déjà écoulés, il ne me reste qu’à confesser publiquement que mon exposition des systèmes de philosophie allemande, développés dans les trois premières parties de mon livre de l’Allemagne, contient des erreurs très pernicieuses, comme l’atteste d’ailleurs le passage suivant d’une préface explicative destinée à trouver place dans une réimpression de ce livre.


« Pour l’avouer avec sincérité, j’aimerais à pouvoir me dispenser tout à fait de réimprimer le livre de l’Allemagne. Depuis qu’il a paru, mes idées sur bien des choses, principalement sur les choses divines, ont subi une grande transformation, et plus d’une des opinions que j’émis alors a fait place dans mon esprit à des convictions contraires que je crois meilleures ; mais la flèche n’appartient plus à l’archer dès qu’elle est partie de la corde de l’arc, et la parole ne nous appartient plus dès qu’elle a quitté nos lèvres, et qu’elle a même été multipliée par la presse. En outre, des droits d’éditeur élèveraient contre moi des objections irrécusables, si je voulais ne plus réimprimer ce livre et le retirer de la collection complète de mes ouvrages. Il est vrai que je pourrais employer la ressource usitée en pareil cas, celle d’adoucir mes expressions et de voiler leur effrayante nudité par des phrases, par des feuilles de vigne hypocrites ; mais je hais du fond de l’âme toute duplicité de langage, toute parole équivoque, tous les expédions de la lâcheté littéraire. Cependant il reste à l’honnête homme, dans toutes les circonstances, le droit imprescriptible d’avouer franchement ses erreurs, et c’est de ce droit que j’userai ici sans crainte ni jactance. Je confesse, donc ouvertement et franchement que tout ce qui a rapport dans ce livre à la grande question divine est aussi faux qu’irréfléchi. Aussi irréfléchi que faux est le jugement que j’avais répété d’après mes maîtres des différentes écoles philosophiques, que le déisme est détruit par la logique en théorie, et qu’il ne subsiste plus que piteusement dans le domaine d’une foi agonisante. Non, il n’est pas vrai que la critique de la raison, qui a anéanti les preuves de l’existence de Dieu, telles que nous les connaissons depuis Anselme de Cantorbéry, ait anéanti en même temps l’idée de l’existence de Dieu. Le déisme vit, il vit de sa vie la plus véritable, la plus éternelle : il n’a pas expiré, et il n’a pas été le moins du monde frappé à mort par la nouvelle philosophie allemande. Dans les toiles d’araignée de la dialectique berlinoise, une mouche même ne trouverait pas la mort, et d’autant moins un dieu. J’ai éprouvé en ma propre personne combien cette dialectique est peu dangereuse. Elle tue toujours, mais les gens n’en restent pas moins en vie. Le portier de l’école de Hegel, le formidable Ruge, prétendit un jour, avec, l’aplomb le plus sérieux et le plus pesant, qu’il m’avait assommé avec son bâton de concierge dans les Annales de Halle, et cependant à la même époque je me promenais sur les boulevards de Paris, frais et dispos, et plus immortel que jamais. Le brave et bon Ruge ! plus tard il ne put s’empêcher lui-même de rire à pleins poumons, quand ici, à Paris, je lui fis l’aveu que je n’avais même jamais vu ces terribles feuilles assommantes qui devaient me tuer. Mes joues pleines et rubicondes, autant que le bon appétit avec lequel je mangeais les huîtres dont il me régalait, le convainquirent combien peu je méritais la qualification de mort. En effet, j’étais à cette époque encore gros et gras, je me trouvais à l’apogée de mon embonpoint, et j’étais aussi présomptueux que le roi Nabuchodonosor avant sa chute.

« Hélas ! quelques années plus tard, s’accomplissait en moi un changement et corporel et intellectuel. Combien de fois depuis je pense à l’histoire de ce roi babylonien qui s’imaginait être lui-même le bon Dieu, mais qui fut misérablement précipité de la hauteur de son orgueil, et rampa sur le sol comme une bête des champs, en mangeant de l’herbe (c’était sans doute de la salade) ! C’est dans le livre magnifique et grandiose du prophète Daniel que se trouve celle, légende, que je recommande comme un sujet de méditation édifiante, non-seulement au bon Ruge, mais aussi à mon ami Marx, qui est encore plus endurci que lui, et de même aux sires Feuerbach, Daumer, Bruno Bauer, Stirner, Haengstenberg, etc. Il y a dans les saintes Écritures encore beaucoup de narrations, aussi belles que remarquables, qui mériteraient également l’attention de ces dieux bipèdes que je viens de nommer. Il y a par exemple, tout au début de la Genèse, l’histoire du paradis avec l’arbre défendu et le serpent, ce docteur subtil qui déjà six mille ans avant la naissance de Hegel fit un cours complet sur la doctrine hégélienne. En effet, le métaphysicien tentateur du jardin d’Eden y développa avec beaucoup de finesse que l’absolu consiste dans l’identité d’être et de savoir, que l’homme devient dieu par la science, ou, ce qui est la même chose, que Dieu arrive dans l’homme à la conscience de lui-même. Cette formule de la philosophie n’est pas aussi naïve que les paroles rapportées par la Bible : « Quand vous aurez mangé du fruit de l’arbre de la science, vous serez comme Dieu ! » Mme Eve ne comprit de toute cette démonstration qu’une seule chose, que le fruit était défendu, et parce qu’il était défendu, elle en mangea,la bonne femme ; mais à peine eut-elle mangé de la pomme prohibée, qu’elle perdit son innocence, son ingénuité naturelle : elle trouva qu’elle était bien trop nue pour une personne de son rang, elle, la future aïeule de tant d’illustres rois et empereurs, et elle demanda une robe, il est vrai qu’elle se contenta d’une robe de feuilles de figuier ; alors il n’y avait pas d’étoffes de soie, les fabricans de Lyon n’étaient pas encore créés, et il n’existait pas de marchandes de mode ni de couturières dans le paradis. — Ah ! que ce paradis doit avoir été beau ! C’est toujours une chose curieuse à constater qu’aussitôt que la femme arrive à la conscience d’elle-même, aussitôt que son intelligence se réveille, sa première pensée est une robe. Ce passage de la Bible ne me sort pas de l’esprit, et j’aurais bien envie d’écrire les paroles du serpent, en guise d’épigraphe, sur le titre de ce livre, comme un avertissement au public, semblable à celui qu’on voit parfois sur des écriteaux suspendus aux grilles d’un parc seigneurial : « Ici se trouvent des chausse-trappes et des pièges à loups. »


Le morceau que je viens de citer est suivi d’aveux qui expliquent l’influence que la lecture de la Bible a exercée sur l’évolution ultérieure de ma pensée. C’est à ce livre que je dois le retour de mes sentimens religieux, et il devint dès lors pour moi une source de salut aussi bien qu’une merveille digne de ma plus haute admiration. Chose curieuse ! après avoir passé tant de folles années de ma vie à courir toutes les tavernes de la philosophie, après m’être livré à toutes les cabrioles de l’esprit, et avoir dansé et papillonné avec tous les systèmes possibles, sans y trouver ma satisfaction, pas plus que Messaline dans une de ses nuits de débauche, d’où elle sortait fatiguée, mais non assouvie ; après toutes ces orgies de la raison, je me trouve tout à coup, comme par enchantement, placé côte à côte avec l’oncle Tom, — et animé d’une ferveur dévote, je m’agenouille avec ce bon nègre devant la Bible. Quelle humiliation ! avec toute ma science je ne suis pas arrivé à un meilleur résultat que le pauvre noir ignorant, qui avait à peine appris à épeler les mots des saintes Écritures ! l’oncle Tom paraît à la vérité voir dans la Bible bien d’autres choses que moi, pour qui surtout la dernière partie de ce livre n’est pas encore tout à fait claire. Tom la comprend peut-être mieux, parce qu’il y a plus de coups de fouet, choses peu esthétiques qui ont répugné parfois à mon bon goût, quand je lisais les Évangiles et les Actes des apôtres. Un pauvre noir comme l’oncle Tom lit en même temps avec son dos, et c’est pourquoi il comprend souvent bien mieux que nous. En revanche je crois pouvoir me flatter d’avoir saisi mieux que lui le caractère de Moïse dans la première partie du saint livre. Cette grande figure de Moïse ne m’a pas médiocrement imposé. Quel personnage gigantesque ! Je ne puis me figurer qu’Oc, roi de Basan, ait été plus grand. Comme le Sinaï semble petit quand Moïse se tient sur son sommet ! Cette montagne n’est que le piédestal où posent les pieds du grand homme, tandis que sa tête atteint le ciel, où il parle avec Dieu. Que le bon Dieu me pardonne ce péché, mais souvent il m’a paru lui-même n’être que le reflet rayonnant de Moïse, à qui il ressemble à s’y méprendre, autant dans sa colère que dans son amour. Ce serait en effet un grand péché, ce serait de l’anthropomorphisme, de vouloir admettre une pareille identité de Dieu avec son prophète ; mais leur ressemblance est vraiment frappante.

Je n’avais auparavant pas beaucoup aimé Moïse, probablement à cause de l’esprit hellénique qui prédominait en moi, et parce que je ne pardonnais pas au législateur des Juifs sa haine contre tout ce qui est image, contre toute représentation plastique, enfin contre l’art. Je ne voyais pas que Moïse, malgré ses anathèmes contre l’art, était pourtant lui-même un grand artiste, et possédait le vrai génie artistique. Seulement le génie artistique de Moïse, comme celui de ses compatriotes les Égyptiens, était dirigé de préférence vers le colossal et l’indestructible, et cependant il différait du génie égyptien en ce qu’il ne formait pas ses œuvres d’art de tuiles et de granit ; non, il construisait des pyramides d’hommes, il ciselait des obélisques humains. Il prit une pauvre tribu de bergers, la pétrit entre ses mains et en forma un peuple capable de braver également les siècles, un peuple grand, et saint, et éternel, un peuple de Dieu, propre à servir de modèle à tous les autres peuples et à devenir même le prototype de l’humanité entière : il créa Israël ! À bien plus juste titre que le poète romain, cet artiste, fils d’Amram et de la sage-femme Jochevit, peut se vanter d’avoir élevé un monument fait pour survivre à toutes les créations d’airain !

De même que le maître, son œuvre aussi, le peuple hébreu, n’a jamais été traitée par moi avec assez de vénération, et cela sans doute encore à cause de ma nature gréco-païenne, je dirais à cause de la partialité de mon esprit athénien, qui abhorrait l’ascétisme de la Judée. Ma prédilection pour le monde hellénique a diminué depuis. Je vois à présent que les Grecs n’ont été que de beaux adolescens, tandis que les Juifs ont toujours été des hommes, des hommes puissans et indomptables, non seulement jadis, dans l’antiquité, mais encore jusqu’à nos jours, malgré dix-huit siècles de persécution et de misère. J’ai appris depuis à mieux les apprécier, et si tout orgueil de naissance n’était pas une contradiction saugrenue dans la bouche du champion des principes démocratiques de la révolution, l’auteur de ces pages pourrait se glorifier d’avoir eu des ancêtres appartenant à la noble maison d’Israël, d’être un descendant de ces martyrs qui ont donné au monde un Dieu, qui ont promulgué le code éternel de la morale, et qui ont vaillamment combattu sur tous les champs de bataille de la pensée.

L’histoire du moyen âge et même celle des temps modernes on : rarement noté dans leurs annales les noms de ces chevaliers de Dieu, car ceux-ci combattaient d’ordinaire la visière baissée. Pas plus que les hauts faits des Juifs, leur véritable caractère n’est connu du monde. On croit les connaître parce qu’on a vu leurs barbes, mais jamais on n’en a aperçu davantage, et comme au moyen âge ils sont encore aux temps modernes un mystère ambulant. Ce mystère sera dévoilé le jour où il n’y aura plus, selon la prédiction du prophète, qu’un seul berger et un seul troupeau, et où le juste qui a souffert pour le salut de l’humanité recevra sa palme glorieuse.

On le voit, moi qui avais autrefois l’habitude de citer Homère, je cite maintenant la Bible comme l’oncle Tom. En effet, je dois beaucoup à ce saint livre. Il a réveillé en moi, comme je l’ai dit plus haut, le sentiment religieux. Cette renaissance du sentiment religieux peut suffire au poète, qui est peut-être plus que d’autres mortels en état de se passer de dogmes positifs, car lui, le poète, possède la grâce, et devant son esprit se dévoilent tous les symboles et s’ouvrent toutes les portes du ciel et de la terre ; il n’a besoin d’aucune clé d’église. Sous ce rapport, les bruits les plus contradictoires et les plus insensés se sont répandus dans ces derniers temps sur le compte du poète qui vient de faire cet aveu. Des hommes très charitables, mais non pas très sagaces, de l’Allemagne protestante m’ont demandé avec instance si la religion évangélique luthérienne, que j’avais professée jusqu’alors avec une tiédeur peu édifiante, avait trouvé en moi une sympathie plus grande maintenant que j’étais devenu malade et pieux. Non, mes chers amis : à cet égard aucun changement ne s’est opéré en moi, et si je continue d’appartenir pour ainsi dire officiellement à la croyance protestante et évangélique, c’est parce qu’elle ne me gêne pas du tout, comme elle ne me gênait pas trop non plus autrefois. Il est vrai et je le confesse sincèrement, lorsque je me trouvai en Prusse et surtout à Berlin, j’aurais volontiers renoncé définitivement, comme beaucoup de mes amis, à tout lien d’église, quel qu’il fut ; et si je ne l’ai pas fait, c’est uniquement parce que les autorités du pays défendaient le séjour de la Prusse, celui de Berlin surtout, à quiconque n’était pas membre d’une des religions positives reconnues et privilégiées par l’état. Comme Henri IV, de goguenarde mémoire, avait dit jadis : « Paris vaut bien une messe, » je pouvais bien dire à mon tour : « Berlin vaut bien un prêche ! » et je pouvais comme auparavant subir gaiement ce christianisme éclairé, filtré et épuré de toute superstition qu’on débitait alors dans les églises de Berlin, et où la divinité du Christ n’était pas même de rigueur, de sorte qu’on pouvait s’en passer, comme on peut se passer de tortue dans une soupe à la tortue ; c’était simple affaire de goût. À cette époque j’étais encore moi-même un dieu, et aucune des religions positives n’avait pour moi plus de prix que les autres ; je pouvais par courtoisie porter l’uniforme de telle ou telle religion, de même que peut-être l’empereur de Russie se travestit en officier de la garde prussienne, quand il fait au roi de Prusse l’honneur d’assister à une grande parade à Potsdam.

Maintenant que, par le réveil de mes sentimens religieux ainsi que par mes souffrances corporelles ; bien des changemens se sont opérés en moi, est-ce que l’uniforme de courtoisie que j’endossais dans les parades protestantes répond en quelque sorte à ma pensée intime ? Est-ce que ma croyance officielle est devenue pour moi plus ou moins une vérité ? Cette question, à laquelle je ne saurais répondre d’une manière directe, me fournira l’occasion de faire remarquer jusqu’à quel point, selon ma conviction d’aujourd’hui, le protestantisme a bien mérité du salut du monde, et l’on comprendra alors quel est le degré de sympathie qui lui est désormais acquis de ma part. Autrefois, quand je portais un intérêt prépondérant à la philosophie, je ne savais apprécier le protestantisme que pour des mérites qui ont rapport à la conquête de la liberté de penser, car c’est sur le sol de cette conquête que purent s’avancer plus tard Leibnitz, Kant et Hegel. Luther, ce puissant sapeur à la hache formidable, dut précéder ces champions et leur frayer le chemin. Sous ce rapport aussi j’avais représenté la réforme comme le point de départ de la philosophie allemande, et j’avais justifié ainsi l’attitude guerroyante que je pris pour les intérêts du protestantisme. À présent, dans mes années avancées, où le sentiment religieux longtemps comprimé déborde de nouveau en moi, et où le métaphysicien naufragé s’accroche à la bible, à présent j’apprécie le protestantisme tout particulièrement à cause de ses mérites pour la découverte et la propagation de l’Écriture sainte. Je dis la découverte, car les Juifs, qui avaient sauvé la Bible lors du grand incendie du second temple, et qui, pourchassés d’un pays à l’autre durant tout le moyen âge, l’avaient transportée avec eux dans toutes les pérégrinations de l’exil pour ainsi dire comme une patrie portative, les Juifs tenaient ce trésor soigneusement caché dans leur ghetto, où les savans allemands précurseurs de la réforme se glissaient furtivement pour apprendre l’hébreu, qui était la clé du bahut renfermant le trésor. Parmi ces savans était le docteur Reuchlinus, et ses ennemis, la clique des Hochstraaten à Cologne, qu’on faisait passer pour d’imbéciles obscuri viri, n’étaient nullement des idiots, mais au contraire des inquisiteurs pleins de perspicacité, qui prévoyaient très bien le malheur qu’apporteraient à l’église la connaissance et la vulgarisation des saintes Écritures ; c’est de là que vint leur rage de persécution contre tous les livres hébreux, qu’ils conseillaient de brûler sans exception, tandis qu’ils cherchaient à faire exterminer par une populace fanatisée les receleurs de ces livres, les drogmans de la langue sacrée, les Juifs. Maintenant que les causes de ces conflits ont été mises à jour par l’histoire, on voit combien chacun avait raison au fond. Les obscuri viri croyaient que le salut du monde était menacé, et tous les moyens, le mensonge et le meurtre, leur semblaient permis, surtout à l’endroit des Juifs. C’était chose facile que de lâcher contre eux le pauvre peuple, ces enfans d’une misère héréditaire, qui haïssaient déjà suffisamment les Juifs à cause de leurs richesses amassées ; car, remarquez-le bien, ce qui est appelé aujourd’hui la haine des prolétaires contre les riches s’appelait autrefois la haine contre les Juifs. En effet, ces derniers étant exclus de toute possession territoriale et de tous les métiers et corporations industriels, n’ayant par conséquent que la ressource du commerce et des affaires d’argent que l’église réprouvait et interdisait à ses fidèles, les Juifs étaient légalement condamnés à devenir riches, puis à être haïs et assassinés. Ces assassinats, il est vrai, étaient en ces temps-là couverts d’un manteau religieux, et l’on disait qu’il fallait exterminer ceux qui avaient jadis crucifié notre Seigneur. Chose étrange ! le peuple qui avait donné un Dieu au monde, et dont toute la vie ne respirait que la crainte de Dieu, fut décrié comme déicide ! On vit la parodie sanglante d’une telle démence alors qu’éclata la révolution de Saint-Domingue, où une bande de nègres, qui saccagea les plantations et massacra les créoles, avait à sa tête un fanatique noir qui portait un immense crucifix et hurlait comme un forcené : « Les blancs ont tué le Christ, allons tuer tous les blancs ! »

Oui, c’est à ces mêmes Juifs auxquels le monde doit son Dieu qu’il est aussi redevable de la parole divine, de la bible ; de même qu’ils la sauvèrent du sac de Jérusalem, ils surent la sauver aussi plus tard, lorsque éclata la grande débâcle, je dirais la banqueroute de l’empire romain, et que les peuples du Nord, se ruant sur l’ancien monde païen, le détruisirent et fondèrent sur ses ruines un nouveau monde aussi barbare qu’eux-mêmes. Durant toute cette période tumultueuse que nous nommons celle de la migration des peuples, et pendant tout le moyen âge, ère de superstition et de rapine, les Juifs, quoique harcelés sans relâche et vivant dans la tourmente d’une fuite continuelle, conservèrent pourtant intact leur précieux dépôt, les saints livres, jusqu’au jour où le protestantisme parut et vint chez eux les chercher pour les traduire dans les langues de tous les pays et pour les répandre par tout l’univers. Cette propagation a porté les fruits les plus bienfaisans, et elle dure encore jusqu’à ce jour, où la propagande de la société biblique remplit une mission vraiment providentielle. Cette mission est plus importante qu’on ne pense, et elle aura en tout cas des conséquences bien différentes de celles qu’imaginent les pieux patrons de cette société d’exportation de christianisme britannique. Ces gentlemen croient établir la domination d’un étroit et mesquin dogmatisme anglais, propre à leur procurer le monopole du ciel, qui deviendrait un domaine de l’église anglicane, comme l’océan est déjà inféodé à leur puissance maritime ; mais au lieu de faire de bonnes affaires dans une telle spéculation, les commissionnaires et expéditeurs des saintes Écritures avancent à leur insu la ruine de toutes les sectes protestantes, qui sans exception vivent de la vie de la Bible, mais qui sans exception aussi seront absorbées par elle et s’engloutiront dans une autocratie biblique, je pourrais dire dans l’empire universel de la Bible. Cet empire, que l’aveugle dévotion avance à son insu, est précisément la grande démocratie future, où tout homme doit être évêque et roi dans sa propre maison, qui sera à la fois son église et son château. Oui, en répandant la Bible sur tout le globe, en la glissant pour ainsi dire dans les mains de l’humanité entière par toute sorte de ruses mercantiles, par la contrebande et le troc, et en la livrant ainsi à l’exégèse de la raison individuelle, ces propagateurs malavisés fondent le règne du pur sentiment religieux, de l’amour du prochain, de la vraie moralité enfin, qui ne peut être enseignée par des formules scolastico-dogmatiques, mais seulement par des images et des exemples, tels qu’il s’en trouve dans ce saint et beau livre d’éducation écrit pour des enfans de tout âge, et que nous appelons la Bible.

C’est un spectacle merveilleux que celui des pays où la Bible a déjà exercé depuis la réformation son influence salutaire sur les habitans, en imprimant à leurs mœurs, à leur manière de penser et à leurs sentimens ce cachet de la vie de Palestine qui se manifeste dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament. Au nord de l’Europe et de l’Amérique, notamment dans les pays Scandinaves et anglo-saxons, en général chez les peuples d’origine germanique et en quelque sorte aussi chez les descendans des anciens Celtes, cette renaissance de la vie de Palestine est tellement prononcée, que dans ces contrées on se croirait transporté au milieu de véritables Juifs. Par exemple, les Écossais protestans, ne sont-ce pas des Hébreux dont les noms mêmes sont partout bibliques, et dont le jargon onctueusement parabolique et le cant peu charitable rappellent parfois la Jérusalem des Pharisiens ? On pourrait dire que la religion de cette Écosse dévote n’est qu’un judaïsme qui mange du porc. Il en est de même dans plusieurs provinces de l’Allemagne septentrionale, dans le Danemark et dans la Suède, sans parler de bien des nouvelles communes néo-hébraïques des États-Unis, où l’on singe d’une façon pédantesque les mœurs patriarcales de l’Ancien Testament. La vie de Palestine y paraît comme daguerréotypée, les contours en sont scrupuleusement justes : sans doute le tout a une teinte gris terne, et il y manque le coloris chaud et brillant de la terre promise ; mais la caricature disparaîtra un jour, et ce qui est vrai et impérissable, les bonnes mœurs, la vie chaste et probe de l’ancien judaïsme, fleuriront dans ces pays d’une manière aussi belle et saintement ravissante que jadis aux bords bénis du Jourdain et sur les hauteurs sacrées du Liban. On n’a pas besoin de palmiers et de chameaux pour être honnête et bon.

Ce n’est peut-être pas seulement la perfectibilité des peuples dont j’ai parlé qui leur a fait adopter si facilement la vie judaïque dans leurs mœurs et dans leur manière de penser. La raison de ce phénomène se trouve peut-être aussi dans le caractère du peuple juif, qui a toujours eu une très grande affinité avec le caractère de la race germanique, et plus ou moins aussi avec le génie des Celtes. La Judée m’est toujours apparue comme un morceau de l’Occident perdu au milieu de l’Orient. En effet, avec sa croyance spiritualiste, avec ses mœurs austères et parfois ascétiques, avec sa vie sérieuse, contemplative et presque abstraite, ce pays et ses habitans formèrent toujours le contraste le plus singulier avec les pays et les peuples qui les entouraient, et qui, voués au culte le plus ardent, le plus coloré et le plus luxuriant de la nature idolâtrée, passaient leur existence dans la joyeuse ivresse des sens. Israël était assis pieusement sous son figuier, chantant la louange du Dieu invisible, et vivant de la vertueuse vie des justes, tandis que les temples de Babylone, de Ninive, de Sidon et de Tyr retentissaient du bruit des tambours et des timbales dans ces fêtes monstrueuses et infâmes, dans ces orgies sanglantes et lubriques dont la description nous fait encore aujourd’hui dresser les cheveux d’épouvante. Si l’on considère cet entourage impie, on ne peut assez admirer la grandeur précoce d’Israël. Quant à l’amour de la liberté qui régnait au sein de ce peuple juif, tandis que non-seulement dans son voisinage, mais chez toutes les nations de l’antiquité, et même chez les Grecs philosophes, l’esclavage était justifié et florissant, — je n’en veux pas parler ici, pour ne pas compromettre la bible auprès des puissans du jour. Jamais, non jamais il n’y eut de réformateur plus audacieux que notre maître et seigneur Jésus-Christ, et déjà Moïse donnait lui-même dans les réformes sociales, quoique en homme pratique et sensé il ait seulement cherché à transformer les usages de son temps relatifs à la propriété. Oui, au lieu de lutter avec l’impossible, au lieu de décréter par un coup de tête l’abolition de la propriété, il ne s’efforça que de la moraliser, il chercha à mettre la propriété en harmonie avec l’équité et le véritable droit de la raison, à la modifier selon les vrais besoins de l’humanité, et c’est ce qu’il opéra par l’établissement du jubilé, où tout héritage aliéné, qui chez un peuple agricole consiste toujours en terres, retombait en possession du propriétaire ; primitif, de quelque manière qu’il fût sorti de ses mains. Cette institution forme le contraste le plus tranché avec la prescription des Romains. Chez ceux-ci, après l’écoulement d’un certain laps de temps, celui qui était de fait possesseur d’un bien ne pouvait plus être forcé à le restituer au propriétaire légitime, si ce dernier n’était pas à même de prouver que pendant ce temps déterminé il en avait exigé la restitution en due forme. Cette condition laissait libre jeu à la chicane, surtout dans un état où fleurissaient le despotisme et la jurisprudence, et où le possesseur injuste et riche avait à sa disposition tous les moyens d’intimidation, principalement vis-à-vis du pauvre, qui ne pouvait pas acheter de témoins et faire face aux exigences de la procédure. Le Romain était à la fois soldat et jurisconsulte, et il savait légaliser par la faconde et les ruses du barreau le butin qu’il avait conquis avec l’épée. Il n’y avait qu’un peuple de brigands sans pitié et d’avocats casuistes qui fût capable d’inventer la prescription et de la consacrer dans ce livre inique et impie, le code civil du droit romain, qu’on serait tenté d’appeler la bible de Satan.

J’ai parlé tout à l’heure de la parenté morale, de l’affinité élective qui existe entre les Juifs et les Germains, et sous ce rapport je note ici, comme un trait remarquable, la juste répugnance avec laquelle le vieux droit germanique stigmatise la prescription. Dans la bouche du paysan bas-saxon vit encore de nos jours ce bel et touchant dicton : « Cent ans d’injustice ne font pas un an de droit. » La législation de Moïse protesta d’une manière encore plus décidée contre cette abominable loi de la prescription en instituant le jubilé. Moïse ne voulait pas abolir la propriété : il voulait plutôt que chacun possédât, afin que personne ne devint par la pauvreté un valet, un serf, avec des sentimens serviles. La liberté fut toujours la pensée fondamentale de ce grand libérateur, et c’est cette pensée qui respire et brûle dans toutes ses lois concernant le paupérisme. Il haïssait l’esclavage presque avec fureur, mais il ne pouvait pas anéantir complètement cette monstruosité par trop enracinée dans la vie domestique de cet âge primitif, et il devait borner ses efforts à adoucir légalement le sort des esclaves, à leur faciliter le rachat et à restreindre la durée du service. Mais lorsqu’un esclave que la loi affranchissait enfin ne voulait absolument pas quitter la maison de son maître, alors, d’après la loi de Moïse, ce gueux d’un servilisme incorrigible était cloué par l’oreille à la porte de l’habitation du maître, et après cette exposition ignominieuse, l’esclave était légalement condamné à servir tout le reste de sa vie. O Moïse ! grand émancipateur, vaillant rabbin de la liberté, adversaire terrible de toute servitude, tends-moi ton marteau et tes clous, afin que j’applique ta loi à cette valetaille sentimentale, à ces laquais à la livrée noire, rouge et or qui chantent les délices de l’esclavage ; — c’est par leurs longues oreilles que je les attacherai au portait du château de leur maître, sa majesté le roi de Prusse !

Je quitte l’océan des considérations générales sur la religion, la morale et l’histoire, pour ramener modestement l’esquif de mes pensées dans ces eaux douces et paisibles où se reflétera avec une indolence rêveuse l’image de l’auteur.

J’ai déjà dit un mot de la naïve supposition émise d’une façon assez indiscrète par plusieurs de mes compatriotes protestans. À les en croire, avec le réveil de mes sentimens religieux, mon intérêt pour les choses de l’église s’était sans doute ranimé également. Je ne sais jusqu’à quel point j’ai laissé entrevoir dans mes écrits que je ne fus jamais extraordinairement épris ni d’aucun dogme, ni d’aucun culte, mais je dois avouer que je n’ai pas changé à cet égard, et que je suis resté le même. En m’empressant aujourd’hui de formuler cet aveu d’une manière encore plus positive, j’ai en même temps en vue quelques membres par trop zélés de l’église catholique romaine, que je voudrais tirer d’une erreur dans laquelle ils sont pareillement tombés à mon sujet. C’est chose bizarre : à la même époque où le protestantisme en Allemagne me fit l’honneur non mérité de s’imaginer que j’étais devenu un des élus illuminés de la foi évangélique, il se répandit en d’autres endroits le bruit que j’avais embrassé la croyance catholique. Bien des bonnes âmes assuraient même que cette conversion avait déjà eu lieu il y a de longues années, et elles appuyaient leur dire par l’indication des détails les plus circonstanciés : elles précisaient la date et désignaient par son nom l’église où j’aurais abjuré l’hérésie du protestantisme, et où je serais entré dans le giron de l’église catholique, apostolique et romaine ; il ne manquait à leurs récits que l’indication du grand nombre de coups de cloche dont le sacristain m’aurait gratifié à cette solennité. Combien ce conte édifiant avait gagné de consistance, c’est ce que je vois par des feuilles et des lettres qui me parviennent de mon pays, et je ne saurais exprimer l’embarras tragi-comique où je me trouve parfois en voyant quelle joie affectueuse et béate, quelle touchante sympathie la prétendue bonne nouvelle fait éclater dans plus d’une des missives qu’on m’adresse. Plusieurs voyageurs m’ont raconté que ma conversion miraculeuse fournit même en quelques endroits matière à l’éloquence de la chaire. Des séminaristes de talent désirent mettre sous mon patronage leurs premiers essais d’homélies, leurs poésies sacrées et leurs élucubrations sur l’histoire ecclésiastique. On voit en moi une future lumière de l’église. Je ne saurais me moquer de cette pieuse illusion, car l’intention qui l’accompagne est on ne peut plus honnête, et quelque reproche qu’on puisse faire aux zélateurs du catholicisme, une chose au moins est certaine : c’est qu’ils ne sont pas des égoïstes ; ils s’occupent de leur prochain, malheureusement parfois un peu trop.

Ces faux bruits ne peuvent être attribués à la malignité ; je n’y vois qu’une erreur, et c’est sans doute le hasard qui a défiguré en cette occurrence les faits les plus innocens. Oui, c’est sur des faits réels que repose l’indication de temps et de lieu dont je viens de parler ; j’ai été en effet, au jour désigné, dans l’église désignée, qui était même autrefois une église de jésuites, et qui s’appelle Saint-Sulpice. Je m’y suis soumis à un acte religieux ; seulement cet acte n’était pas une odieuse abjuration, mais un serment de fidélité conjugale très bourgeoisement édifiant : — j’y ai fait bénir par l’église, après le mariage civil, mon union avec mon épouse bien-aimée, parce que celle-ci, issue d’une famille catholique très orthodoxe, ne se serait pas crue assez mariée sans une telle cérémonie. En la supprimant, j’aurais pu jeter le trouble dans une âme pieuse, qui devait, pour son bonheur, rester fidèle aux traditions religieuses de ses pères. D’ailleurs il est bon, pour bien des raisons, qu’une femme soit attachée à une religion positive. Trouve-t-on chez les femmes de la confession protestante plus de fidélité que chez celles de la croyance catholique ? C’est un point trop scabreux à discuter. En tout cas, le catholicisme d’une épouse est une chose très salutaire pour le mari. Quand les femmes catholiques ont commis une faute, elles n’en gardent pas longtemps du souci dans le cœur, et aussitôt qu’elles ont reçu l’absolution de leur confesseur, elles en ont la conscience nette, et se prennent de nouveau à gazouiller et à rire, au lieu de troubler la bonne humeur de leurs maris par le chagrin que pourraient leur causer de tristes réflexions sur le passé. La pauvre femme protestante au contraire, quand elle a commis un péché véniel dont aucun prêtre ne soulage sa conscience, y pense toujours, et se croit obligée de l’expier jusqu’à la fin de sa vie par une pruderie acariâtre et morose, par une vertu rébarbative et hargneuse qui gronde sans relâche. Sous un autre rapport encore, la confession est ici très utile : la pécheresse catholique n’a pas la mémoire longtemps chargée du terrible secret de son délit, et puisque les femmes sont forcées par leur nature de tout dire à la fin, il vaut mieux qu’elles n’avouent certaines choses qu’à leur confesseur, au lieu de courir le risque d’être subitement entraînées par les angoisses d’un remords, par un accès malencontreux de tendresse, ou par un débordement de leur babil intarissable, à faire au pauvre mari leur fatal aveu.

Oui, l’impiété est en tout cas très dangereuse dans l’union conjugale, et, quelque vertement que je me sois montré moi-même esprit fort dans mes écrits, je n’ai jamais permis qu’on prononçât dans ma maison un seul mot peu canonique ; aussi j’ai vécu comme un honnête épicier dans mon intérieur, au milieu de Paris, la Babylone moderne, et c’est pourquoi, lorsque j’ai pris femme, j’ai voulu ne pas me priver de la bénédiction de l’église, quoique dans ce pays éclairé de France le mariage civil, institué par les lois, soit suffisamment sanctionné par la société. Mes amis du parti radical, autant que ceux du parti protestant, m’en ont voulu beaucoup, et m’ont reproché d’avoir fait de trop grandes concessions à la prêtraille. Leurs sarcasmes sur ma faiblesse auraient été bien plus méchans encore, s’ils avaient su quelles autres et plus grandes concessions j’ai faites alors au clergé, qu’ils abhorrent et qu’ils appellent l’ogre de Rome. En ma qualité de protestant qui voulais épouser une catholique, j’avais besoin, pour faire bénir cette union par un prêtre de son culte, j’avais besoin, dis-je, d’une dispense spéciale de l’archevêque ; mais ce dernier ne donne cette dispense qu’à la condition expresse que le futur époux s’engage par écrit à faire élever dans la religion de leur mère les enfans qu’il pourrait procréer. Cette promesse est consignée dans un acte formel, et, quels que soient les cris qu’on élève dans le monde protestant sur une pareille contrainte, il me semble que le clergé catholique est ici parfaitement dans son droit, car celui qui requiert de l’église la garantie de sa bénédiction doit se conformer aux conditions qu’elle met à la donner. Je m’y suis donc conformé tout à fait de bonne foi, et j’aurais certainement rempli mes obligations, s’il y avait eu lieu ; mais grâce à ma vocation peu prononcée pour la paternité, cet engagement n’avait rien de trop audacieux, et, en le signant, j’entendais murmurer en moi-même les paroles de la belle Ninon : « Ah ! le beau billet qu’a La Châtre ! »

Pour compléter mes aveux, j’ajoute qu’à cette époque j’aurais été capable, pour obtenir la dispense de l’archevêque, de donner à l’église catholique non-seulement mes enfans, mais encore moi-même par-dessus le marché. — Toutefois, l'ogre de Rome, qui, pareil au monstre dans les contes de fées, se réserve les naissances futures pour prix de ses services, ce pauvre monstre ne pensa pas à me dévorer, moi ; il se contenta de cette progéniture qui a toujours tardé à venir, et c’est ainsi que je suis resté protestant, tel que je l’étais, et, en ma qualité de protestant, je proteste contre des bruits qui, sans être injurieux, peuvent cependant être exploités au préjudice de ma réputation.

Oui, moi qui laissai toujours passer, sans m’en soucier, les propos même les plus absurdes sur mon compte, je me suis cru obligé de faire cette rectification, pour ne pas offrir au parti mal léché des Atta-Troll allemands l’occasion de grommeler sur ma légèreté et mon inconstance en toute chose, et de faire ressortir en même temps leur chaste et pieuse invariabilité, cousue dans une peau d’ours des plus épaisses. Cette réclamation est donc dirigée contre de véritables bêtes et non pas contre l’ogre de Rome. J’ai déjà, il y a longtemps, renoncé complètement à faire la guerre au catholicisme romain, et je laisse depuis des années reposer dans le fourreau le glaive que j’avais tiré jadis au service d’une idée ; mais non d’une passion personnelle. En effet, je n’étais dans ce combat pour ainsi dire qu’un officier de fortune qui se bat bravement, mais qui, après la bataille ou l’escarmouche, ne garde aucune goutte de fiel dans son cœur, ni pour la chose combattue, ni pour ceux qui la défendent. Une inimitié fanatique contre l’église de Rome ne pouvait exister en moi, parce que je manque de cet esprit borné qui est nécessaire pour une telle animosité. Je connais trop bien ma taille intellectuelle pour ne pas savoir que je n’aurais guère, même par les plus furieux assauts, pu faire la moindre brèche à un colosse tel que l’église de Saint-Pierre ; je pouvais tout au plus être un modeste manœuvre dans une lente démolition, qui pourra durer encore bien des siècles. J’étais trop versé dans l’histoire pour n’avoir pas reconnu les proportions gigantesques de cet édifice merveilleux. — Nommez-le toujours la bastille de l’esprit, soutenez toujours que cette forteresse n’est plus défendue aujourd’hui que par des invalides : il n’en est pas moins vrai que cette bastille ne serait pas facile à enlever, et certes plus d’un jeune assaillant ira encore se rompre le cou contre ses créneaux. Comme penseur, je n’ai jamais pu refuser mon admiration à l’enchaînement ingénieux et conséquent de tout ce système religieux et moral qu’on nomme l’église catholique, apostolique et romaine ; aussi puis-je me vanter de n’avoir jamais, par la raillerie et le persiflage, attaqué ni son dogme, ni son culte, et l’on m’a fait à la fois trop d’honneur et trop de déshonneur en m’appelant un parent de Voltaire par l’esprit Je fus toujours poète, poète véritable, et c’est pourquoi la poésie qui fleurit et brille dans les symboles du dogme et du culte catholiques a du se révéler à moi bien plus profondément qu’à d’autres. Moi aussi, j’étais souvent, dans ma jeunesse, enivré par la douceur intime et infinie de cette poésie spiritualiste, et la délirante joie sépulcrale qui y domine me faisait souvent frissonner de délice. Moi aussi, je m’exaltais alors pour la reine immaculée des deux, je mettais en vers coquets les légendes de sa grâce divine et de sa miséricorde sans bornes ; mon premier recueil de poésies contient de cette belle époque d’enthousiasme pour la madone maintes traces que j’ai effacées toujours avec une préoccupation mesquine dans les recueils suivans.

Les années de la vanité sont passées, et je permets à chacun de sourire de ces aveux.

Je n’ai sans doute pas besoin de dire expressément que, de même qu’il ne régnait en moi aucune haine aveugle contre l’église romaine, de même aucune petite rancune contre ses prêtres ne pouvait se glisser dans mon âme. Ceux qui connaissent mes dons satiriques et les besoins de mon humour, qui m’entraînent souvent irrésistiblement vers la caricature, attesteront à coup sûr que j’ai toujours ménagé les faiblesses humaines du clergé. Et pourtant je fus bien des fois, à une certaine époque, poussé à d’amères représailles par ces rats cagots et venimeux qui s’agitent dans les sacristies de la Bavière et de l’Autriche, et qui, s’ils ne font pas grand mal par leurs morsures, en font d’autant plus par les nausées que vous cause leur puanteur. Cependant, même dans mon dégoût le plus violent, je gardai toujours ma vénération pour les véritables représentans du sacerdoce, parce qu’en reportant mes regards vers le passé, je me souvenais à quel point des prêtres catholiques avaient autrefois bien mérité de moi. C’était en effet à des prêtres catholiques que j’avais dû dans mon enfance ma première instruction ; c’étaient eux qui avaient guidé les premiers pas de mon esprit. Encore à l’école secondaire, que je visitai plus tard à Düsseldorf, et qui, sous le gouvernement français, s’appelait lycée, les professeurs étaient presque tous des prêtres catholiques, et ils s’occupèrent avec un zèle bien charitable de la culture de mon intelligence. Depuis l’invasion prussienne, et quand cette école reçut le nom gréco-prussien de gymnase, ces ecclésiastiques furent peu à peu remplacés par des professeurs laïques. Avec eux, on écarta aussi leurs livres de classe, ces manuels, ces chrestomathies de peu de volume et écrits en latin qui dataient encore des écoles de jésuites. Ces vieux livres furent également remplacés par des grammaires nouvelles et des chrestomathies plus volumineuses, écrites en un idiome allemand ou plutôt prussien, pédantesque jargon fort scientifique, fort abstrait, bien moins intelligible pour les jeunes têtes que ne l’avait été le latin des jésuites, cette langue facile, saine et naturelle. De quelque façon qu’on juge les jésuites, on est forcé de convenir qu’ils ont toujours fait preuve de beaucoup de sens pratique dans l’enseignement. Si, guidés par le système que vous savez, ils ont souvent mutilé dans leurs leçons la connaissance de l’antiquité, du moins ils ont beaucoup répandu parmi des auditeurs de toute condition cette connaissance de l’antiquité, ils l’ont pour ainsi dire démocratisée en la faisant entrer dans le peuple. Tout au contraire, avec la méthode prussienne d’aujourd’hui, le savant isolé, l’aristocrate de l’esprit apprend mieux à connaître l’antiquité et les anciens ; mais la grande masse de la population allemande ne garde plus que fort rarement dans sa mémoire quelque bribe classique, quelque lambeau d’Hérodote, quelque fable d’Ésope ou un vers d’Horace, comme cela avait lieu autrefois, quand les pauvres gens avaient encore pour le reste de leurs jours à grignoter après les anciennes croûtes des tartines quotidiennes de l’école. « Combien un petit bout de latin orne tout l’homme ! » me dit un jour un vieux cordonnier qui avait retenu, du temps où il allait avec son petit manteau noir au collège des jésuites, plus d’un beau passage cicéronien des discours contre Catilina, morceaux qu’il citait avec plaisir et avec bonheur contre les démagogues du jour. L’éducation, la pédagogie, était la spécialité des jésuites, et quoiqu’ils aient voulu diriger l’éducation dans l’intérêt de leur ordre, il arrivait souvent que la passion pour la pédagogie en elle-même, l’unique passion humaine qui leur fût restée, prenait le dessus, de sorte qu’ils oubliaient leur but, la suppression de la raison en faveur de la foi, et qu’au lieu de transformer les hommes en enfans selon les devoirs de leur ordre, ils transformaient plutôt par l’instruction les enfans en hommes. Les plus grands héros de la révolution sont sortis des écoles de jésuites, et sans la discipline de ces dernières le grand mouvement des esprits n’aurait éclaté qu’un siècle plus tard.

Pauvres pères de la compagnie de Jésus ! vous êtes devenus l’épouvantait et le bouc émissaire du parti libéral ; mais on a compris seulement ce qu’il l’ avait de dangereux en vous, et l’on ne vous a pas tenu compte de vos mérites. Quant à moi, je n’ai jamais voulu mêler ma voix aux cris d’alarme de mes confrères, qui se prenaient toujours de fureur au seul nom de Loyola, comme des taureaux à qui l’on présente un chiffon de drap rouge. Et puis, tout en combattant sans relâche pour les véritables intérêts de mon parti, je n’ai parfois, dans le calme de mon âme, pu m’empêcher de m’avouer à moi-même combien il dépend souvent des plus petites circonstances qu’on suive tel parti au lieu de tel autre, et qu’on ne se trouve pas maintenant dans un camp tout à fait opposé à celui où l’on est engagé. Il me revient souvent à la mémoire une conversation que j’eus avec ma mère, il y a huit ans, lorsque je visitai à Hambourg la bonne et vénérable femme, qui était à cette époque déjà octogénaire. Je fus frappé d’une parole qui lui échappa quand nous nous entretînmes des écoles où j’avais passé mon enfance, et de mes premiers maîtres, qui avaient été presque tous des prêtres catholiques, et parmi lesquels, comme ma mère me l’apprit alors, s’était trouvé plus d’un ancien membre de la compagnie de Jésus. Nous parlâmes beaucoup de notre bon vieux recteur, du nom de Schallmeyer, à qui l’on avait confié pendant l’époque de la domination française la direction du lycée, et qui y faisait en même temps un cours de philosophie pour les élèves de la première classe. Dans ce cours, il exposait franchement les systèmes grecs, même les plus libres et les plus hasardés, dont le scepticisme était effroyablement opposé aux dogmes orthodoxes de la religion catholique. Et il était pourtant le prêtre de cette religion, et il fonctionnait parfois en cette qualité devant l’autel de l’église, revêtu de l’étole sacerdotale. Je constate ce fait, car je pense qu’un jour, devant les assises du jugement dernier dans la vallée de Josaphat, il se pourrait bien qu’on me comptât comme une circonstance atténuante d’avoir été admis dès mon âge le plus tendre aux leçons philosophiques dont je viens de parler. Je jouissais de cette faveur pernicieuse à cause des liens d’amitié qui existaient entre le recteur Schallmeyer et notre famille ; il s’intéressait particulièrement à moi en souvenir d’un de mes oncles qui avait été son Pylade du temps qu’ils étudiaient ensemble à l’université de Bonn. Le brave homme n’oubliait pas non plus que mon grand-père, le fameux docteur Gottschalk de Geldern, l’avait sauvé autrefois d’une maladie mortelle, et il venait souvent chez nous pour conférer avec ma mère sur mon éducation et ma carrière future. C’est dans une de ces conférences, comme ma mère me l’a raconté plus tard à Hambourg, qu’il lui donna le conseil de me destiner à l’église et de m’envoyer à Rome pour étudier la théologie catholique dans un séminaire de cette ville. Par l’influence des amis que le recteur Schallmeyer comptait parmi les prélats du plus haut rang à Rome, il affirmait être en état de me faire parvenir à une place ecclésiastique des plus importantes.

Quand ma mère me raconta cette circonstance, elle exprima ses vifs regrets de n’avoir pas suivi le conseil de ce vieil ami plein de sagacité, qui avait pénétré « le bonne heure les penchans de mon caractère, et qui avait bien compris quelle température spirituelle et physique était la mieux adaptée, la plus salutaire à ma nature. Ma vieille mère s’était souvent reproché depuis d’avoir décliné une proposition aussi raisonnable ; mais à cette époque elle avait rêvé pour moi des dignités mondaines des plus superbes et des plus brillantes. Ensuite elle avait été dès sa première jeunesse une élève de l’école de Rousseau, dont le déisme rationnel allait bien à son caractère rigide et presque puritain ; pour d’autres raisons encore, elle ne pouvait se faire à l’idée que son fils aîné endosserait cette soutane disgracieuse et mal cousue dont elle voyait affublés les ecclésiastiques de mon pays. Elle ne savait pas qu’un abbate romain porte ce vêtement tout autrement que les prêtres de l’Allemagne, braves gens sans doute, mais pour la plupart quelque peu mal léchés et d’une propreté équivoque, qui prouve bien qu’ils ne veulent plaire qu’au bon Dieu. Ma mère n’avait jamais vu un signore abbate se draper d’une façon coquette et séduisante dans son petit manteau noir, qui est l’uniforme sacré du muscadin tonsuré et du bel esprit à l’eau bénite dans cette ville de Rome, capitale éternelle de la beauté et de la galanterie. Un abbate romain ne sert pas seulement l’église du Christ, mais aussi Apollon et les Muses. Il est leur mignon, et les Grâces lui tiennent l’écritoire quand il compose ses sonnets, qu’il récite avec des intonations harmonieuses à l’académie des Arcadiens. Il est connaisseur des arts, et il n’a besoin que de tâter le cou d’une jeune cantatrice pour pouvoir prédire avec assurance si elle sera un jour une diva, une celeberrima cantatrice, une de ces prima donna qui remuent l’univers. Il se connaît aussi en antiquités, et le torse déterré d’une bacchante grecque lui fournit la matière d’un traité savant qu’il écrit en langue latine avec des tournures et des cadences cicéroniennes des plus élégantes, et qu’il dédie respectueusement au chef suprême de la chrétienté, au pontifex maximum, comme il s’évertue à l’appeler pour ne pas sortir du style classique. Et surtout quel amateur de tableaux est le signore abbate, qui visite les peintres dans leurs ateliers et qui leur communique sur leurs modèles féminins les plus fines observations anatomiques ! l’auteur de ces aveux aurait été précisément du bois dont on peut tailler de tels abbate. J’aurais flâné avec le plus ravissant dolce far niente à travers les bibliothèques, les galeries, les basiliques et les ruines de la ville éternelle, étudiant au milieu des jouissances et jouissant au milieu des études, et j’aurais dit la messe devant l’auditoire le plus distingué ; je serais aussi monté en chaire, pendant le carême, pour prêcher la sévérité des mœurs, sans cependant devenir jamais fastidieux par des paroles trop austères et sans blesser jamais les oreilles et les consciences délicates ; — j’aurais surtout édifié les dames romaines, et grâce à leur patronage et à mes mérites, je serais peut-être parvenu aux plus hauts grades dans la hiérarchie de l’église ; je serais peut-être devenu un monsignore, un bas violet, même le chapeau rouge eût pu me tomber sur la tête. — Et comme d’après le proverbe il n’est pas de tout petit prêtrillon qui ne voudrait devenir un tout petit pape, je serais à la fin peut-être arrivé au faite même du pouvoir souverain du Vatican ; — car, bien que je ne suis pas ambitieux de mon naturel, je n’aurais cependant pu refuser d’accepter le pontificat, si le choix du conclave était tombé sur moi.

La dignité papale est en tout cas un emploi très honorable, et j’aurais bien su m’acquitter des fonctions de mon nouveau rôle. Je me serais nonchalamment assis sur le siège de saint Pierre, tendant ma mule aux baisers de tous les pieux chrétiens, clercs ou laïques ; je me serais également, avec le plus parlait sang-froid, fait porter en triomphe à travers les arcades de la grande basilique, et seulement, dans la crainte des cahots, je me serais tant soit peu cramponné au bras du fauteuil d’or porté sur les épaules de six camériers vigoureux. À mes deux côtés auraient marché des capucins avec des cierges allumés, et des laquais galonnés tenant en l’air d’énormes plumeaux pour éventer ma tête couronnée de la tiare, tout à fait comme cela se voit dans le fameux tableau de la Procession papale d’Horace Vernet. Avec la même componction sacerdotale, avec le même sérieux absolu, — car je puis être très sérieux quand c’est absolument nécessaire, — j’aurais aussi donné du haut du Vatican la bénédiction annuelle à toute la chrétienté. Revêtu de tous les ornemens pontificaux, la triple couronne sur le front, et entouré d’un état-major de chapeaux rouges et de mitres d’évêques, de chasubles étincelantes d’or et de pierreries, et de frocs de moines de toutes les couleurs, ma sainteté, debout sur un balcon richement orné de tapis de Perse, se serait montrée à la foule innombrable prosternée à genoux, la tête baissée, bien en bas sous mes pieds, et fourmillant au loin à perte de vue ; puis j’aurais tranquillement étendu mes deux mains et donné la bénédiction à la cité de Rome et au globe entier, urbi et orbi !

Mais, comme tu le sais bien, cher lecteur, je ne suis pas devenu pape, ni cardinal non plus, — pas même un tout petit chanoine. — et je n’ai gagné dans la hiérarchie de l’église ni places ni dignités, pas plus que dans la hiérarchie du monde. Je ne suis, comme disent les gens, arrivé à rien sur cette belle terre ; je ne suis devenu rien, rien qu’un poète. Et pourtant je ne veux pas m’abandonner à une humilité hypocrite et déprécier ce beau nom de poète. On est beaucoup quand on est poète, et surtout quand on est un grand poète lyrique en Allemagne, parmi ce peuple qui en deux choses, la philosophie et la poésie lyrique, a surpassé toutes les autres nations. Je ne veux pas, avec la fausse modestie inventée par les gueux, renier ma gloire. Aucun de mes collègues n’a conquis le laurier de poète à un âge aussi jeune que moi, et si mon compatriote Wolfgang Goethe se plaît à rappeler que le Chinois, d’une main tremblante, peint sur verre Werther et Charlotte, je puis de mon côté, pour continuer sur la même gamme ethnographique, opposer à cette réputation chinoise une réputation plus fabuleuse encore, c’est-à-dire une réputation japonaise. Lorsqu’il y a douze ans, je me trouvais un jour à Paris, à l’hôtel des Princes, auprès de mon ami Henri Woehrmann de Riga, celui-ci me présenta un Hollandais qui revenait justement du Japon après y avoir passé trente ans dans la ville de Nangasaki, et qui désirait vivement faire ma connaissance. C’était le docteur Burger, qui publie maintenant à Leyde avec le savant Siebold un grand ouvrage sur le Japon. Ce Hollandais me raconta qu’il avait appris l’allemand à un jeune Japonais qui plus tard avait fait imprimer une traduction japonaise de mes poésies, et que c’avait été le premier livre européen qui eût paru dans la langue du Japon, Le brave Néerlandais ajoutait que je trouverais du reste sur cette curieuse traduction un long article dans la Revue anglaise de Calcutta. J’envoyai aussitôt dans plusieurs cabinets de lecture, mais aucune des savantes directrices de ces établissemens ne put me procurer la Revue de Calcutta, et je me suis adressé non moins vainement à M. Julien et à M. Pauthier, ces antagonistes érudits qui ont enrichi la science de deux grandes découvertes. M. Julien, le fameux sinologue, a découvert que M. Pauthier ne sait pas le chinois, tandis que M. Pauthier, grand indianiste, a découvert que M. Julien ne sait pas le sanscrit ; ils ont publié beaucoup de livres sur ce sujet à la fois très important et très intéressant pour le public.

Depuis lors je n’ai pas fait d’autres recherches sur ma gloire japonaise. En ce moment, elle m’est aussi indifférente par exemple que la gloire que je possède dans les îles de Finlande. Hélas ! la gloire, cette manne sucrée, douce comme l’ananas et la flatterie, elle s’est changée en amertume pour moi depuis bien longtemps, et elle me semble maintenant amère comme l’absinthe. Je puis dire comme Roméo : Je suis le fou de la Fortune. Je me trouve à présent devant la grande marmite, mais je manque de cuillère. À quoi cela me sert-il qu’on boive à ma santé au milieu des festins dans des coupes d’or et avec les vins les plus exquis, si pendant ces ovations, loin et isolé de tous les plaisirs du monde, je ne puis humecter mes lèvres qu’avec une fade tisane ! À quoi cela me sert-il que toutes les roses de Schiras s’épanouissent et brûlent pour moi, éclatantes de tendresse ! — Hélas ! Schiras est situé à deux mille lieues de la rue d’Amsterdam, où dans la triste solitude de ma chambre de malade je ne sens d’autres parfums que ceux des serviettes chauffées. Hélas ! la moquerie de Dieu pèse sur moi. Le grand auteur de l’univers, l’Aristophane du ciel, a voulu faire sentir vivement au petit auteur terrestre, au soi-disant Aristophane allemand, à quel point ses sarcasmes les plus spirituels n’ont été au fond que de pitoyables piqûres d’épingle, en comparaison des coups de foudre que son humour divin sait lancer sur les chétifs mortels.

Oui, l’amer flot de raillerie que le grand maître déverse sur moi est terrible, et ses épigrammes sont cruelles à faire frémir. Je reconnais humblement sa supériorité, et je me prosterne devant lui dans la poussière. Cependant, quelque faible que soit ma verve créatrice, comparée à celle du grand créateur, la raison éternelle n’en brille pas moins dans ma tête, et j’ai le droit de citer devant son tribunal et de soumettre à sa critique respectueuse la plaisanterie de Dieu, mon seigneur et maître. C’est ainsi que tout humblement j’ose faire observer d’abord que la plaisanterie atroce qu’il m’inflige me semble se prolonger un peu trop ; voilà plus de six ans qu’elle dure, ce qui finit par devenir maussade. Puis je voudrais aussi faire remarquer, en toute humilité, que cette plaisanterie n’est pas neuve, que le grand Aristophane s’en est déjà servi en mainte autre occasion, et qu’il a commis ainsi un plagiat sur lui-même.

À l’appui de ce que je viens d’avancer, je citerai un passage de la Chronique de Limbourg. C’est un livre très intéressant pour ceux qui veulent étudier les mœurs et les coutumes de l’Allemagne du moyen âge. Cette Chronique décrit, comme un journal de modes, les costumes d’hommes et de femmes qui étaient en vogue à chaque période. Elle donne aussi des renseignemens sur les airs nouveaux qu’on chantait chaque année, et elle reproduit quelquefois le commencement de la chanson. Par exemple, elle rapporte, de l’année 1480, qu’on tambourinait et chantonnait alors dans toute l’Allemagne des chansons plus douces et plus charmantes que toutes celles dont on avait eu connaissance auparavant dans les pays germaniques, et que jeunes et vieux, surtout les femmes, en raffolaient jusqu’au délire, de sorte que du matin au soir on les entendait résonner. Seulement ces chansons, ajoute la Chronique, avaient été composées par un jeune clerc atteint de la lèpre et vivant à l’écart de tout le monde dans quelque endroit désert. Tu n’ignores pas, cher lecteur, quelle maladie affreuse c’était que la lèpre au moyen âge, et que les pauvres gens affligés de ce mal incurable étaient repousses de toute société et devaient se tenir à distance de tout être humain. Des morts vivans, enveloppés jusqu’aux pieds d’un froc gris et le capuchon rabattu sur le visage, se promenaient portant à la main une énorme cliquette, appelée cliquette de Saint-Lazare, avec laquelle ils annonçaient leur approche, afin que chacun put à temps les éviter, Le pauvre clerc, dont la Chronique de Limbourg vante le talent poétique, était donc un lépreux, et il se morfondait dans les tristes solitudes de sa misère, tandis que, joyeuse et chantante, toute l’Allemagne applaudissait à ses chansons ! Oh ! cette gloire aussi était la moquerie de Dieu, la cruelle moquerie, qui au fond est toujours la même, quoiqu’elle ait paru alors sous le costume romantique du moyen âge. Le roi blasé d’Israël et de Juda disait avec raison : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Peut-être ce soleil lui-même n’est-il qu’une vieille plaisanterie réchauffée, une redite brillante, qui, rapiécée de nouveaux rayons, étincelle maintenant là-haut d’une façon si imposante !

Parfois, dans mes sombres visions nocturnes, je crois voir devant moi le pauvre clerc lépreux de la Chronique de Limbourg, mon frère en Apollon, et à travers le capuchon gris ses yeux souffrans me regardent d’un air fixe et étrange ; mais au même moment il disparaît, et j’entends se perdre au loin, comme l’écho d’un rêve, le craquement sourd de la cliquette de Saint-Lazare.


HENRI HEINE.

  1. C’est le titre que donne l’auteur à ces souvenirs, qui sont au moment de paraître en allemand chez MM. Hoffman et Campe à Hambourg, en tête du premier volume des Vermischte Schriften, recueil d’opuscules nouveaux de M. Henri Heine. « Les deux autres volumes de ce recueil, dit l’auteur dans une note jointe à ce travail, contiendront, sous le titre de Lutèce, une série d’essais sur la vie sociale et intellectuelle de la France pendant la période la plus brillante du règne de Louis-Philippe. Je compte donner au public une traduction française de ces essais. »
  2. Voyez les trois parties de ce livres publiées dans le Revue du 1er mars, 15 novembre et 15 décembre 1834.