Société française d’imprimerie et de librairie (p. 36-52).

CHAPITRE V

navires qui sombrent ; le brick le Colibri ; la frégate le Captain ; le steamer London ; l’écueil sous la vague ; la galiote Nottingham ; Falconer et son poème du Naufrage ; le trois-mâts l’Amphitrite ; le vaisseau le Superbe ; le vapeur Ville-de-Malaga ; un vaisseau-école ; le croiseur Reina-Regente ; le steamer Drummond-Castle ; le vapeur le Salier.

Parfois le navire sombre tout à coup sous l’effort du vent, comme cela arriva pour le Colibri, pour le Captain et tant d’autres, hélas !

C’est avec une brise très fraîche, une mer grosse, et des grains successifs que périt le brick-aviso le Colibri, dans les eaux de Madagascar, en février 1845. Le navire fatiguait fort par la violence des coups de tangage, « le grain tomba à bord si rapidement et avec tant de force, a écrit, dans son rapport M. Anquez, l’un des officiers survivants, que, quoique je fisse mettre la barre au vent et amener le grand hunier en faisant le commandement pour le petit, l’inclinaison devint dangereuse, et l’eau, passant par-dessus les bastingages, entra par les sabords. Ne voyant pas le navire arriver, je demandai au timonier si la barre était au vent ; il me dit que oui, et que le navire n’obéissait pas. Je sautai au grand panneau et j’appelai tout le monde sur le pont pour me débarrasser du grand hunier et de la grand’ voile ; mais en jetant un regard autour de moi, je m’aperçus qu’il était trop tard, et j’ordonnai de larguer les écoutes des huniers. Malheureusement cet ordre ne fut pas exécuté et l’eau commença à gagner les panneaux.

Avant même que le capitaine eût pu répondre au timonier qui l’appelait, le brick s’engloutit et tout disparut.

Un fort coup de vent, une mer en un moment agitée, vent et mer n’ayant néanmoins rien de menaçant pour la plupart des navires, peuvent causer encore bien des malheurs !

Dans la matinée du 8 septembre 1870, l’Angleterre apprit avec stupeur et désolation que le Captain, frégate de croisière à tourelles de la marine britannique, dont le capitaine Burgoyne avait le commandement, venait de sombrer dans la baie de Biscaye.

Six cents hommes avaient trouvé la mort dans ce naufrage.
Six cents hommes avaient trouvé la mort dans ce naufrage. La nouvelle du sinistre maritime parvenait par télégramme émané du vice-amiral Alexander Milne, commandant l’escadre de la Manche. L’amiral déclarait que le Captain avait dû couler dans la dernière nuit, par un coup de vent du sud-ouest avec grains très lourds. À deux heures du matin, ce navire naviguait de conserve avec le vaisseau-amiral ; au point du jour le Captain manquait.

Dans l’après-midi, les divers navires composant l’escadre furent envoyés dans toutes les directions, jusqu’à dix ou quinze milles ; mais ils ne virent rien. Rappelés, et rangés sur une ligne de front, ils recommencèrent les recherches. Cette fois, un grand nombre de débris furent rencontrés, des canots et des espars, et même le cadavre d’un matelot. Il n’en fallait plus douter : le Captain avait coulé pendant un des gros grains de la nuit.

L’amiral Milne envoya deux de ses navires pour inspecter le littoral du cap Finisterre ; l’un d’eux eut la satisfaction de ramener un officier et dix-sept hommes, qui, montés dans la chaloupe, avaient touché terre à quatre heures du matin. Chose remarquable, tous ces hommes appartenaient aux marins de quart : c’est-à-dire que tous ceux qui dormaient, ceux qui dirigeaient ou chauffaient les machines, avaient trouvé une horrible et prompte mort.

On sut alors que, pendant le coup de vent de la nuit, le Captain avait eu un grand roulis sur le tribord : avant de pouvoir se relever, il avait été atteint par une lame ; la passerelle, ou pont de mauvais temps, présentant au vent un obstacle comme aurait pu le faire une voile, le Captain chavira, et coula en peu de minutes, d’abord par l’arrière…

Ce fut un épouvantable malheur pour les populations maritimes de l’Angleterre ; les familles et les amis de six cents victimes étaient plongés dans le deuil ! Plymouth avait fourni plus d’un tiers de l’équipage ; Portsmouth, Devonport étaient aussi particulièrement éprouvés. À Portsea, dans une seule rue, trente femmes devenaient veuves par cette catastrophe. L’une d’elles mourut de saisissement.

Avec le capitaine Burgoyne, fils du maréchal de camp Burgoyne, se trouvaient à bord du navire naufragé, et périrent, celui qui en avait donné les plans, le capitaine Phipps Coles, un fils de M. Childers, alors premier lord de l’amirauté, le plus jeune fils de lord Northbrook, le troisième fils de lord Herbert de Lea et lord Lewis Gordon, frère du marquis de Huntley.

Le Captain avait été construit sur les plans du capitaine Coles. Cet officier distingué avait remarqué que lors de la prise de Kinburn par les batteries françaises, tandis que la carapace de ces batteries arrêtait les boulets russes, ceux qui pénétraient par les larges sabords des bâtiments causaient d’assez graves dommages à l’intérieur. Un navire percé de vingt sabords offre, en effet, vingt-deux mètres de surface ouverte aux projectiles ennemis. Partant de là, le capitaine Coles imagina ces navires à tourelles que les Américains s’empressèrent d’adopter. Le type Monitor est devenu fameux durant la guerre civile dans les États-Unis.


Le London.

Ces sortes de navires servirent de modèle au Captain : l’innovation consistait principalement en une tour de bois, cuirassée, établie sur un plateau semblable à celui dont on se sert sur les chemins de fer pour faire passer les locomotives d’une paire de rails à une autre paire. La plate-forme tournante permettait de diriger la bouche des canons des tourelles à travers un ou deux trous assez étroits pour qu’il n’y eût d’exposé que la bouche du canon.

D’assez remarquables qualités nautiques furent reconnues à ce navire à la suite d’essais comparatifs faits dans une division de l’escadre de la Manche, sous voile et sous vapeur ; toutefois, comme le plat bord ras laissait la grosse mer inonder complètement le pont, quelques appréhensions, malheureusement prophétiques, se produisirent.

D’autres fois ; la lutte est longue, l’invasion de la mer progressive. l’agonie lente et atroce : les naufragés semblent n’exister plus, avant même que le navire ait péri. Il n’y a pas d’exemple plus saisissant de ce naufrage inévitable, de cette condamnation sans appel, que la perte du London. Longtemps l’impression en demeura douloureuse ; et on cite encore souvent ce naufrage comme l’un des plus épouvantables drames maritimes.

Le bateau à vapeur anglais le London, capitaine Martin, périt dans le golfe de Gascogne pendant le coup de vent du 11 janvier 1866. C’était un navire à passagers accomplissant une fois de plus la traversée entre l’Angleterre et l’Australie. Ce steamer, très bon marcheur, commença à être fatigué par la mer dès le 1er janvier en débarquant de l’île Wight. Il n’avait quitté définitivement les eaux anglaises que le 5, se mettant en route à toute vapeur avec une petite brise debout qui tendait à fraîchir.

Le surlendemain la mer était devenue très forte. Se trouvant assez éloigné de toute terre, le capitaine Martin, marin d’expérience et de sang-froid, prit le parti d’arrêter la machine et d’établir les huniers pour appuyer le navire. Le 8, dans le milieu du jour, lèvent faiblit un peu, et l’on se remit à marcher doucement ; mais deux jours après, la bourrasque avait repris une telle intensité que plusieurs petits mâts furent brisés. Leurs débris demeurèrent suspendus aux étais et aux galhaubans, billardant contre le bord avec violence.

La tempête augmentait dans un jour livide et froid ; mais les passagers, très confiants malgré tout, se reposaient sur le capitaine, dont la calme attitude leur faisait illusion sur le péril de la situation. Cependant, depuis plusieurs jours la grande voix du vent gémissait autour d’eux, s’enflait, se faisait profonde. Il y avait là de quoi glacer les plus mâles courages, un sinistre avertissement…

Sous les coups redoublés des hautes vagues de l’Atlantique, se ruant avec des bruits sourds sur le navire jouet des flots, le London éprouva successivement des avaries considérables : ses canots lui furent arrachés ; le vent soufflait de l’arrière et la mer venait par le travers, ce qui occasionnait d’énormes roulis ; les lames déferlaient sur le pont ; des montagnes liquides d’un vert sombre se suivaient, se heurtaient, s’enroulaient en volutes frémissantes d’écume blanche, se lançaient en gerbes contre le steamer, avec des secousses répétées. Une lame plus impitoyable vint tomber sur le roufle de la machine, plate-forme qui mesurait douze pieds sur huit ; elle l’effondra entièrement, et remplit d’eau toute cette partie centrale du steamer.

Voiles de rechange, couvertures, matelas, tout fut employé pour masquer cette ouverture ; mais chaque lame qui embarquait, balayait en un instant les objets que l’on cherchait à fixer sur les débris de cette construction. Au bout de dix minutes, l’eau avait gagné les fourneaux ; les faux ponts furent envahis. Chassé par l’eau qui lui arrivait au-dessus de la ceinture, le mécanicien en chef abandonna sa machine et vint sur le pont rendre compte que ses feux étaient éteints. Le capitaine Martin répondit avec calme qu’il n’en était pas surpris et que l’on devait s’y attendre.

Voyant que son navire n’était plus qu’une épave, il fit établir le grand hunier, espérant ainsi tenir la cape. Mais cette voile était à peine bordée, que la force du vent l’arracha en lambeaux, ne laissant qu’un point, sous lequel le navire se maintint tout le reste de la nuit. La pompe à vapeur fut alimentée au moyen d’une chaudière placée sur le pont, et toutes les autres pompes fonctionnèrent sans interruption pendant la nuit, manœuvrées par l’équipage et par les passagers, dont l’imminence du danger stimulait l’ardeur.

Malgré ces efforts, l’eau gagna encore sur les pompes ; la tempête ne faisait qu’augmenter de fureur, les lames déferlant sans cesse sur le pont venaient s’engouffrer dans l’ouverture béante. Le steamer commença dès lors à s’élever plus difficilement à la lame, ses mouvements devinrent plus lourds. Enfin, après trois jours de lutte, le 11, à quatre heures du matin, le London reçut par l’arrière un coup de mer qui, défonçant quatre sabords, introduisit encore une énorme masse d’eau.

À partir de ce moment, tous les efforts devinrent inutiles, et, au point du jour, le capitaine Martin, dont la froide intrépidité ne s’était pas démentie un seul instant, entra dans la salle où les passagers s’étaient réfugiés, et, répondant aux questions que tous lui adressaient à la fois, il déclara qu’il ne restait plus rien à espérer des hommes.

Les paroles du capitaine furent reçues avec une surprenante résignation. Les passagers, l’équipage semblaient subir l’influence du capitaine, qui ne tentait rien pour le salut commun. Que n’essayait-on de former un radeau ? Vers une heure, le navire se trouvait enfoncé jusqu’à la hauteur des porte-haubans ; plus de doute : on coulait ; la chaloupe fut mise à la mer. À ce moment-là même, ce moyen de salut paraissait si précaire, que cinq des passagers, placés à portée d’en user, semblèrent préférer le triste refuge que leur offrait un bâtiment qui s’enfonçait sous leurs pieds, aux dangers plus prochains qu’allait courir une frêle embarcation au milieu d’une mer démontée.

La chaloupe était à peine sortie de la houache du navire, sur l’arrière duquel une cinquantaine de personnes s’étaient réunies, qu’une véritable trombe d’eau s’abattit sur ces malheureux, qu’elle entraîna en se retirant. Le London se releva lentement et pour la dernière fois ; un instant après il s’enfonça par l’arrière en lançant sa proue dans les airs et disparut dans l’abîme.

Dans la chaloupe avaient pris place dix-neuf personnes, parmi lesquelles trois passagers de deuxième classe. Mais les naufragés n’emportaient pour toute provision qu’un peu de biscuit ; pas une goutte d’eau. N’ayant pas de voiles, la chaloupe put seulement se maintenir à flot vent arrière, exposée à chaque instant à être submergée. Le lendemain les survivants du London furent recueillis par le trois-mâts-barque italien Marianople, venant de Constantinople avec un chargement de blé pour Cork.

Souvent, dans cette mer en fureur, où les vagues énormes creusent entre elles des vallées qui sont des gouffres, sous un ciel noir où se déchirent les nuages, le navire qui se cabre, après avoir gravi mille fois les pentes verdâtres où bouillonne l’écume que le vent emporte, après avoir redescendu mille fois, sans sombrer, ces hideuses pentes des vagues, rencontre tout à coup l’écueil qui assure sa perte. Le marin allait mourir entraîné au fond de cette mer où le laissent s’abîmer ses forces vite épuisées, ses membres raidis par le froid de l’eau ; maintenant, à cette horreur dans la mort s’en ajoute une autre : il peut aussi être broyé, mourir d’un trépas sanglant. Ici les exemples abondent.

Dans une bourrasque accompagnée de pluie, de grêle et de neige qui empêcha pendant plusieurs jours défaire aucune observation nautique, la galiote anglaise le Nottingham, armée de dix canons, et montée par quatorze hommes d’équipage, fit naufrage sur le rocher de Boon-Island, à proximité du littoral de l’Amérique septentrionale, le 11 décembre 1710.

Le poète anglais Falconer a décrit, dans son poème du Naufrage, les phases d’une tempête qui assaillit, non loin de la côte de Candie, le vaisseau Britania, sur lequel il se trouvait, et qui fit naufrage dans cette tempête (1760). Tout l’équipage périt, sauf trois personnes, en comptant Falconer.

Le vent fraîchissait, le vaisseau longeait la côte. On prend un ris dans les huniers. Le vent augmente. Bientôt s’élève une bourrasque ; on prend un second ris : la grande voile est déchirée. Le vaisseau fatigue beaucoup et donne tellement à la bande que l’on craint de le voir submergé.

Huit hommes sont emportés.
Alors on met la barre au vent, le vaisseau vire de bord vent devant, fendant les vagues avec la rapidité de la flèche… Soudain, le vent saute à un coin opposé ; on change toute la disposition des manœuvres, et on remplace la grande voile déchirée en lambeaux.

Le vaisseau est emporté hors de sa route ; le vent souffle du sud-ouest avec une impétuosité redoublée. On serre les huniers ; on amène les vergues de perroquets ; la mer brise avec furie sur le bâtiment. Il n’y a plus d’espoir de voir le temps se radoucir ; au coucher du soleil, tout fait pressentir que la nuit sera terrible. Il s’élève une discussion sur la manière de serrer la grand’ voile. On prend des ris dans les basses voiles ; une vague énorme s’élève ; elle menace de tout engloutir. — Tenez-vous ferme ! crie-t-on à bord. La masse d’eau retombe et enfonce à moitié un des côtés du vaisseau. — Huit des matelots placés sur la grande vergue sont emportés ; c’est en vain qu’on tente de les sauver.

On sonde les pompes, on trouve cinq pieds d’eau dans la cale. Les pompes mises en mouvement, l’impossibilité de franchir la voie d’eau est bientôt reconnue. Les côtés du vaisseau surchargés du poids de quelques canons semblent prêts à s’entr’ouvrir ; on jette l’artillerie à la mer. Le bâtiment est un peu allégé ; mais la fureur des vagues le couvre sans cesse d’un déluge d’eau. Les éclairs sillonnent les nues ; le désespoir commence à s’emparer de l’équipage. Sous le vent sont des écueils contre lesquels on tremble d’être brisé. On se décide à faire vent arrière. La voile d’étai de misaine est déchirée en pièces aussitôt que hissée, toutes les voiles de l’avant sont serrées, le mât d’artimon coupé.

Le navire fatigue beaucoup. En longeant les roches, on aperçoit un phare ; les éclairs, le tonnerre, la grêle, la pluie ajoutent à l’horreur de la nuit. Au point du jour, on découvre le rivage de l’Attique. Un éclair aveugle le timonier ; le vaisseau, que l’on ne peut plus gouverner, est jeté de travers à la côte. Le beaupré, le mât de misaine, le grand mât de hune sont emportés ; le bâtiment est poussé contre un rocher, est entr’ouvert à une première secousse ; une seconde l’engloutit. Cinq personnes essayent de se sauver sur les débris du mât de misaine, quatre sont noyées ; la cinquième arrive à terre et y trouve un ami expirant. De tout l’équipage trois personnes seulement survivent au naufrage, que l’une d’elles racontera en un beau poème.

C’est encore le Nautile, corvette anglaise détachée de l’escadre des Dardanelles, qui échoue sur un rocher de l’archipel, non loin de Cerigotto. C’était par une nuit noire sillonnée d’éclairs et fouettée par un grand vent. La mer mit promptement en pièces la corvette. L’équipage se réfugia dans les haubans. Son unique espoir était que le mât venant à tomber, on pourrait s’en servir pour arriver jusqu’à un petit rocher peu éloigné. Cet espoir se réalisa. Mais le rocher était étroit, bas et envahi par les vagues ; on dut songer à atteindre un refuge moins périlleux : c’était un plus grand rocher, mais peu élevé, où l’on ne put parvenir qu’en traversant la mer dans l’intervalle des hautes vagues.

Sur ce rocher nu, les marins anglais eurent à supporter les angoisses de la faim, les rigueurs du froid, la privation de sommeil. Réduits à la dernière extrémité, ils dévorèrent le cadavre de l’un d’eux.

Des marins du port mirent un canot à la mer.
Un navire passa assez près pour apercevoir leurs signaux, et un canot détaché de son bord se dirigea vers leur rocher ; mais à portée de pistolet, le canot s’arrêta ; ceux qui le montaient — vêtus comme des marins du continent — parurent, à la vue des Anglais, se concerter entre eux sur ce qu’ils feraient… et s’éloignèrent.

Enfin des secours arrivèrent de Cerigotto ; mais le capitaine Palmer, un homme encore très jeune, était mort de douleur et de misère, ainsi que plusieurs des matelots du Nautile.

Il faut aussi nommer l’Amphitrite. Un peu avant son naufrage en vue de Boulogne, le 31 août 1833, ce trois-mâts anglais fut signalé en détresse vers trois heures de l’après-midi. La population se rendit sur la plage avec des longues-vues, et malgré le voile des embruns de la tempête, on reconnaissait que le voilier cherchait en vain à gagner le large ; le vent le poussait à la côte : s’il échouait, c’en était fait de lui.

La mer était furieuse et tout annonçait une terrible nuit. Des marins du port mirent un canot à la mer ; mais ils ne purent approcher du navire. Alors un patron de bateau-pêcheur, nommé Hénin, déclara qu’il allait se jeter à la mer.

Il se débarrassa de ses vêtements et d’une main saisit une corde. Personne n’osa le suivre. Il était six heures. On le vit lutter contre les vagues ; au bout d’une heure d’efforts, il approcha assez près du trois-mâts pour crier en anglais : — Jetez-moi une corde pour vous conduire à terre ; la mer monte, et vous êtes perdus.

Le capitaine de l’Amphitrite semblait ne pas comprendre l’imminence du danger, ou peut-être voulait-il par son sang-froid donner le change à tout un convoi de femmes déportées qu’il avait à son bord ; peut-être encore craignait-il, en mettant les embarcations à la mer, de voir lui échapper quelques-unes de ces infortunées créatures.

Toutefois, les matelots jetèrent deux cordes au patron Hénin. Il put se saisir de l’une d’elles ; et alors il se dirigea en nageant vers la plage. Fatalité ! la corde qu’il tenait se trouvait trop courte et ne lui permit pas de prendre pied. Il eut le courage de revenir vers le bâtiment ; il s’y accrocha, cria à l’équipage de le hisser à bord ; mais en ce moment ses forces l’abandonnaient. Il se sentait épuisé, et ce ne fut qu’avec la plus grande peine qu’il put regagner la terre.

L’Amphitrite, capitaine Hunter, comptait seize hommes d’équipage, et avait à son bord cent huit femmes condamnées à la déportation en Australie ; onze de ces malheureuses emmenaient leurs enfants avec elles. Ces femmes étaient enfermées ; mais devinant le péril qui les menaçait, elles forcèrent les portes et envahirent le pont ; il y avait déjà six pieds d’eau à fond de cale.

Lorsque la mer commença à monter, l’équipage, voyant qu’il n’y avait plus d’espérance de salut, escalada la mâture ; mais les femmes restèrent sur le pont. Alors, pendant plus d’une heure et demie, ces malheureuses, qui avaient pu se faire jusque-là illusion sur leur sort, assistèrent au plus terrible des spectacles. La marée haute faisait rouler ses vagues par-dessus le pont du navire échoué ; et dans ces assauts répétés, les flancs du trois-mâts, violemment secoués, craquaient comme s’ils allaient éclater. Une dernière lame enleva à la fois toutes les femmes, les enfants, le capitaine, le chirurgien et les matelots.

La nuit était tombée. La foule atterrée qui couvrait la plage, distinguait à peine le bâtiment au milieu d’une mer où les vagues se succédaient avec rapidité, agitées par un vent violent. Le bruit qu’elles faisaient, empêchait d’entendre les cris de détresse des naufragés.

À quelle extrémité se trouvait le navire ? Un mât roulé par le flot aux pieds de toute une population angoissée vint donner la réponse. Des tonneaux, toutes sortes de débris suivirent bientôt ce mât ; puis des cadavres de femmes, des cadavres d’enfants furent apportés par les vagues… À onze heures du soir la mer avait rendu déjà une trentaine de corps : on rappela un peu de chaleur dans quelques-uns de ces corps : deux femmes ouvrirent les yeux, mais pour mourir aussitôt. Trois hommes de l’équipage survécurent seuls à la catastrophe : un bosseman — c’est le second contre-maître dans la marine anglaise — nommé John Owen, et deux matelots.

C’est au milieu d’un ouragan qu’échoua en travers de l’entrée de Parakia, petit port de l’Archipel, le vaisseau de haut bord le Superbe, faisant partie de la division du Levant et qui portait huit cents hommes d’équipage (14 décembre 1833). Ce beau vaisseau se brisa sur les récifs ; mais l’équipage fut sauvé, à l’exception d’un marin tué par la chute du mât de beaupré et huit autres noyés.

Dans l’impossibilité d’établir un va-et-vient, on avait dû procéder au sauvetage en jetant à la mer tout ce qui pouvait flotter, — portes, tables, cloisons, caisses ; tout cela fit autant de petits radeaux sur lesquels prirent place les hommes les plus hardis. Le grand canot, à peine à flot, avait été jeté sur des rochers et brisé. La chaloupe, avec plus de bonheur, put transporter à terre quatre-vingts naufragés. Un grand radeau, construit à la hâte, fut également utilisé ; enfin un caïque parvint à sauver les derniers hommes demeurés accrochés aux débris dû vaisseau.

Le 8 septembre 1885, la Ville-de-Malaga sombrait dans la Méditerranée. Ce navire de la Compagnie Morelli (autrefois Valery) était un vapeur de 1 000 tonneaux, usé, très ancien et se comportant mal à la mer. Il avait embarqué à Livourne une quarantaine de passagers et un chargement de marbre à destination de Nice et de Marseille. Durant la relâche qu’il fit à Gênes, il embarqua cent dix bœufs. Il quittait ce port avec soixante-six passagers et vingt-huit hommes d’équipage.

Au moment du départ, des capitaines marins et plusieurs officiers du port observèrent que le chargement avait été très mal aménagé, ce qui provoquait une inclinaison très sensible sur le flanc droit, et comme un navire chargé de marbre ne se relève pas à la lame, tous assurèrent, qu’en cas de gros temps, une catastrophe était inévitable.

Le vapeur était à peine au large qu’il rencontra une mer démontée et furieuse : il roulait horriblement sur place sans pouvoir avancer. Enfin, vers 9 heures du soir, on signalait les feux du port de Savone. À ce moment une lame monstrueuse, balayant le pont du bateau, brisa la cloison qui séparait les bœufs, qui se répandirent furieux sur le pont. Une seconde lame fit pencher brusquement le vapeur, et les blocs de marbre mal arrimés glissèrent à tribord. La Ville-de-Malaga, couchée sur le flanc, enfonçait visiblement…

Alors ce fut un sauve-qui-peut général. L’équipage, malgré les ordres réitérés du capitaine, refusa de sauver d’abord les passagers. Les hommes s’embarquèrent sur les trois canots faciles à mettre à la mer, en emmenant seulement quelques passagers. Pendant ce temps les lames se succédaient, emportant des victimes : en une seule fois dix pauvres enfants calabrais, cramponnés à un mât. Quelques passagers robustes et le capitaine, dans un effort désespéré, parvinrent à mettre à la mer la grande chaloupe, et tous les survivants s’embarquèrent. Il était onze heures du soir. Le navire sombra presque aussitôt.

Les malheureux, après douze heures de lutte contre une mer furieuse, atteignirent Savone. Quant aux trois canots de l’équipage, deux vapeurs envoyés à leur secours les recueillirent successivement. Mais par suite de la conduite inqualifiable de l’équipage, quarante-cinq passagers sur soixante-six périrent. En revanche, les vingt-huit hommes de l’équipage se retrouvaient au complet.

Mais ce qui est navrant au delà de toute expression, c’est la perte totale de ces navires dont on n’a plus jamais de nouvelles ! Et quelles sont nombreuses ces catastrophes ! Chaque année en compte des centaines ! Après l’événement, lorsqu’un temps plus que suffisant s’est écoulé sans aucun indice, on cherche à se rendre compte des causes qui ont pu amener la perte du navire.

Un des faits les plus douloureux à citer, est la disparition, il y a quelques années, du vaisseau-école anglais, à bord duquel chaque grande famille d’Angleterre comptait un ou plusieurs de ses enfants parmi les élèves. Le Royaume-Uni tout entier fut plongé dans le deuil. Ces vaisseaux-écoles ne sont jamais des navires neufs. Celui-ci était sorti pour manœuvrer au large, par un temps favorable. Il est permis de supposer qu’une voie d’eau se fit jour assez promptement dans ses flancs pour rendre même impossible la mise à la mer des embarcations.

Au mois de mars 1895, ce fut au tour de l’Espagne d’être affligée par une catastrophe du même genre ; mais celle-ci produite par un gros temps : nous voulons parler de la perte totale du croiseur Reina-Regente. Ce navire parti de Tanger pour Cadix ne parvint jamais à destination. On sut qu’il avait été rencontré dans sa traversée par deux vapeurs étrangers : le vent soufflait en tempête et la mer était très grosse ; le croiseur était désemparé d’une de ses cheminées et de sa passerelle ; sa situation semblait assez critique ; mais comme il ne demandait pas de secours et que l’état de la mer rendait fort difficile toute manœuvre pour l’approcher, l’un après l’autre les deux navires qui avaient aperçu la Reina-Regente poursuivirent leur route.

L’absence de nouvelles du croiseur qui n’avait eu à effectuer qu’un si court voyage, laissait l’Espagne sous le coup d’une émotion poignante et de la plus cruelle des incertitudes, lorsque le 19 mars on apprit de source certaine que le malheureux navire avait coulé à fond à peu de distance de la côte espagnole, au nord-ouest du cap de Trafalgar, sur le banc dit Aceitunas Bajos, en face de la petite ville de Cornil : le croiseur Alfonso XII venait de découvrir l’épave de la Reina-Regente, dont les mâts seuls dépassaient de quelques pieds à peine la surface de la mer. Cent douze marins et officiers composant l’équipage avaient péri à quelques encablures des côtes de la patrie !

Le croiseur espagnol mesurait cent mètres de long sur quinze de large ; sa machine de 12 000 chevaux, actionnant deux hélices, lui donnait vingt nœuds de vitesse. Son armement était très puissant, mais d’un poids inégalement réparti. On présume que les quatre canons de vingt et un centimètres, placés trop près des extrémités, auront contribué à empêcher de s’élever à la lame un navire ayant éprouvé de sérieuses avaries dès le début d’un mauvais temps.

Sur la côte dangereuse d’Ouessant, le 16 juin 1896, le steamer anglais Drummond-Castle, qui se rendait du cap de Bonne-Espérance à Londres, toucha sur une roche située à l’ouest de l’île Molène et coula à pic en moins de trois minutes.

Il avait à son bord cent hommes d’équipage et deux cents passagers, parmi lesquels beaucoup de femmes et d’enfants. Trois hommes seulement purent être recueillis vivants. L’un d’eux, M. Charles Marquardt, le seul passager qui ait survécu au sinistre, a raconté que le jour du naufrage il y avait fête à bord du steamer. Un concert avait été organisé dans le grand salon des premières, et le commandant Pierce, qui y avait paru un instant, avait reçu pour lui et ses officiers les remerciements des passagers, heureux de leur prochaine arrivée en Angleterre après une longue traversée. À onze heures le concert était terminé et les passagers rentrés dans leurs cabines, lorsque quelques retardataires réunis dans le fumoir et parmi lesquels se trouvait M. Marquardt, éprouvèrent une secousse.

— Est-ce une collision ? demanda M. Marquardt à un officier de la marine de guerre qui voyageait comme simple passager.

Il n’attendit pas la réponse. Le Drummond-Castle venait de stopper tout à coup. On entendait le télégraphe marcher avec rapidité et les sonneries électriques retentir bruyamment dans les machines. Le narrateur comprit que quelque chose de grave avait lieu.

Au même moment se produisait une scène indescriptible. Pendant que l’équipage tentait de mettre à l’eau les embarcations, les passagers affolés couraient sur le pont.

« Tout cela, dit le narrateur, ne dura qu’un instant, et le steamer disparut dans un tourbillon fantastique. » M. Marquardt coula à cheval sur une traverse, et quand il se retrouva vivant, sept ou huit personnes se trouvaient près de lui, cramponnées à la pièce de bois qui surnageait ; mais les forces leur manquèrent et l’une après l’autre elles disparurent. M. Marquardt lui-même perdit conscience de ce qui se passait, et ne rouvrit les yeux que rappelé à la vie par les soins d’un pêcheur.

Les braves marins d’Ouessant et de l’île Molène recueillirent et inhumèrent une soixantaine de cadavres. Un moment, il fut question de faire sauter le Drummond-Castle pour dégager les cadavres qu’il contenait, mais les armateurs du steamer y renoncèrent. Des pêcheurs avaient indiqué l’endroit où se trouvait le navire coulé…

La commission d’enquête, composée de magistrats et de marins, déclara que le Drummond-Castle avait été mal dirigé comme navigation. On négligeait de se servir de la sonde, et le steamer marchait trop vite par un temps de brouillard, surtout aux environs d’une côte dangereuse. Il résulta d’une statistique produite au cours de l’enquête, que, depuis vingt et un ans, cinquante-six navires de haut bord se sont perdus dans les parages d’Ouessant.

Les habitants de l’île Molène, pêcheurs pour la plupart, avaient, nous l’avons dit, recueilli les corps rejetés par la mer, parmi lesquels plusieurs cadavres de femmes et d’enfants. Ils leur firent de touchantes funérailles, veillant et ensevelissant les morts. Les Anglais furent vivement émus et reconnaissants de ces pieuses et sympathiques démonstrations. Les remerciements envoyés à ces braves gens, si dévoués, furent suivis d’une importante souscription, destinée à doter leur île de plusieurs bienfaits.


Les bateaux de pêche envoyés à la découverte purent recueillir un naufragé cramponné à une épave.

L’année 1896 ne devait pas se terminer sans que les eaux de l’Atlantique fussent témoins d’une catastrophe du même genre.

Le vapeur Salier, capitaine Wempe, était parti de Brême pour Buenos-Ayres, le 1er décembre ; il était arrivé à la Corogne avec des avaries qu’on répara en hâte, ce qui lui permit de prendre à son bord deux cent quatorze émigrants espagnols à destination de la République Argentine, et de continuer sa traversée.

Il devait arriver à Villagarcia dans la journée du lendemain.

Le malheureux paquebot ne devait pas aller si loin : battu par la tempête quelques heures après son départ de la Corogne, il se heurtait sur un écueil situé sur la côte galicienne, à 30 milles au sud du cap Finisterre, et la mer l’engloutissait.

Les autorités maritimes de Villagarcia, prévenues du sinistre par des pêcheurs qui avaient trouvé de nombreuses épaves, explorèrent la côte et acquirent la preuve que le Salier était venu se perdre sur les bas-fonds de Corrubedo, sur la côte de Galice, non loin du lieu où le steamer français Dom Pedro sombra le 27 mai 1895, causant la mort de quatre-vingt-cinq personnes.

Les bateaux de pêche envoyés à la découverte purent recueillir un naufragé cramponné à une épave, à demi-mort de froid et de faim. Ce malheureux n’avait plus la force de parler. Ranimé par un cordial, il put prononcer quelques paroles, mais sans pouvoir retracer les terribles péripéties du naufrage. On sut depuis qu’un bruit formidable l’avait réveillé, comme il venait de s’endormir sur le pont, roulé dans une couverture. Quelques secondes après, il se débattait dans les flots et s’accrochait désespérément à une caisse qui flottait et sur laquelle il se jucha. Des cris horribles, des appels effrayants retentissaient dans la nuit ; puis les vagues, qui manquaient à chaque instant de l’enlever, le portèrent en peu de temps loin de l’endroit du naufrage, et il n’entendit plus rien.

L’équipage était composé de soixante-six hommes, ce qui porte le nombre des victimes à plus de deux cent cinquante.