Société française d’imprimerie et de librairie (p. 146-159).

CHAPITRE XIV

Navires secourus tardivement ; le Deutschland ; service de sauvetage insuffisant ; sauvetage accompli en pleine mer par un bâtiment en péril. le Jean-baptiste et la Léonie ; le Clipper de l’Alert et le Comte-d’Eu ; un équipage qui opère son propre sauvetage ; le Duroc ; l’enseigne magdelaine ; le commandant de la Vaissière, sa femme et leur petite fille ; le canot la Délivrance ; sauvetage mémorable accompli sur la côte d’irlande ; le Killarney.

Nous avons vu des navires secourus, des marins, des passagers recueillis en mer. Il faut bien dire que les secours n’arrivent pas toujours avec tout l’empressement et tout le dévouement que l’on pourrait désirer. En 1875, le 5 décembre, le transatlantique Deutschland, parti de Brème pour New-York avec cent cinquante passagers, s’ensabla sur la côte du comté d’Essex, pieds du port de Harwich ; les naufragés menacés de périr par la grosse mer, la neige, le froid, lancent dans la nuit des fusées d’appel ; on leur répond du rivage par d’autres fusées ; mais aucun secours n’apparaît : on manquait de bateaux de sauvetage à Harwich, l’équipage du remorqueur refusait de prendre la mer, la trouvant « trop agitée » : des bateaux à vapeur anglais passaient en vue du Deutschland et poursuivaient leur route sans s’arrêter.

Le vapeur transatlantique allemand coulant bas, demeura dans cette situation, où chaque coup de mer lui enlevait un matelot ou un passager, deux jours et deux nuits. Enfin un remorqueur se décida à sortir du port et put recueillir cent trente-six personnes encore vivantes, sur les deux cent vingt-deux que le Deutschland avait à son bord, au moment de son départ.

Le peu de hâte et d’activité montrées par les Anglais dans ces circonstances douloureuses excitèrent une vive indignation chez les Allemands. Leurs journaux prirent un ton très violent et accusèrent la jalouse Angleterre de voir d’un oeil de coupable satisfaction les sinistres éprouvés

Sauvetage d’un bâtiment échoué et désemparé. — Signaux de détresse.
par les marines appelées à devenir des rivales de la sienne. Bornons-nous à constater que le service du sauvetage sur les côtes, dont nous aurons à parler, est encore loin de suffire à toutes les exigences.

Nous constaterons plus volontiers qu’il y a des sauvetages accomplis en pleine mer au milieu de la tempête dans lesquels se produisent des prodiges de confraternité et d’héroïsme. Tel est le sauvetage de l’équfcpage du trois-mâts le Jean-Baptiste, se rendant de Pisagua à Bordeaux et qui fut assailli, en mars 1867, par un violent cyclone dans les parages des Açores, Déjà, en doublant les parages du cap Horn, une voie d’eau s’était déclarée dans la coque ; grâce à une pompe puissante, l’équipage avait pu maintenir le navire à flot. Depuis quelques jours cette voie d’eau augmentant, on avait dû jeter à la mer une partie de la cargaison. Mais laissons le capitaine du Jean-Baptiste faire lui-même l’émouvant récit des dangers auxquels il échappa, ainsi que son équipage, dans des circonstances désespérées.

« Le 17, à une heure du matin, un ouragan furieux se déclare ; réduit la voilure ; mis en cape sous les huniers bas. À huit heures du matin, tourmente de vent ; la mâture en est toute tordue ; le baromètre est descendu à 714 millimètres ; réussi à serrer le petit hunier ; pompé constamment ; la mer est démontée. De midi à quatre heures, tous les bastingages sont enlevés ; les coups de mer brisent à bord comme sur des roches ; tout l’équipage est aux pompes ; il a été impossible de les maintenir franches ; descendu dans la cale ; l’eau est au-dessus des carlingues et gagne constamment. À six heures du soir, le petit foc, quoique tout neuf, est enlevé ; il n’y reste que les ralingues ; tout est balayé sur le pont ; la mer emporte tout, jusqu’au logement de l’équipage ; le navire s’abîme.

« Nous sommes perdus sans ressource. Deux mètres d’eau dans la cale ; la tourmente m’enlève encore mon foc d’artimon, et mon grand hunier commence à partir : notre heure est arrivée. Mais la Providence veille sur nous. À soixante lieues, dans l’est, se trouve également un navire qui est aussi en cape, abîmé par la tempête ; quoique chargé légèrement, il ne résiste plus à la tourmente. Ce navire est près d’engager ; le capitaine se décide à fuir vent arrière pour le salut commun ; depuis la veille au matin, six heures, il a franchi dans l’ouest la distance qui nous séparait, et vient nous apparaître comme un sauveur et comme seul moyen de salut. Je mets le pavillon en berne ; la Léonie, c’est le nom du bâtiment commandé par le capitaine Broutelle, manœuvre immédiatement pour se mettre sous le vent du Jean-Baptiste. Je prends l’avis de l’équipage pour abandonner le navire : tous sont de mon avis, qui est que sous peu il sombrera.

« Alors commence une scène aussi émouvante qu’on puisse l’imaginer. L’ouragan, encore furieux, rend la mer si grosse, qu’il serait impossible de songer à mettre une embarcation à l’eau ; d’un autre côté, le navire coulant sous nos pieds ne me laisse aucune alternative. La Léonie nous envoie des bouées, des échelles, tout ce qu’on possède à bord pour être mis à la traîne comme va-et-vient : nous ne pouvons rien attraper. Voyant cela, je me décide au dernier moyen de salut : une de mes embarcations est mise à l’eau, et, après avoir couru le risque de se briser vingt fois le long du bord, huit hommes réussissent à s’y embarquer ; mon second est dedans ; ils partent vent arrière, disparaissent et reparaissent bientôt entre les montagnes d’eau qui séparent les deux navires ; ils accostent sous le vent de la Léonie, ils me paraissent sauvés ; peu après, je vois mon canot filer sous une amarre, à l’arrière de ce navire. Mon anxiété est grande.

« Je ne comprends pas cette manœuvre : sans doute personne n’ose plus venir à notre secours. Mais on essaye de nous renvoyer le canot en le laissant couler sur une amarre. Cette opération échoue. Il faut absolument tenter de nous rapprocher. Le Jean-Baptiste, quoique à moitié plein d’eau, sent encore un peu son gouvernail. Je laisse porter ; la Léonie en fait autant pour passer à mon avant. La manœuvre allait se terminer heureusement lorsqu’une lame énorme prend la Léonie par l’arrière et la fait lancer dans le vent : un abordage devient imminent. Je mets toute la barre dessous ; le navire n’obéit plus et tombe sur l’avant de la Léonie, casse son bâton de foc, son petit mât de perroquet, hache son gréement de l’avant, déchire le cuivre de la muraille. Quelques secondes encore, et les bâtiments vont se défoncer et s’engloutir. La Providence veut qu’il n’en soit rien. Les deux navires se séparent.

« Deux de mes hommes ont sauté sur la Léonie au moment du choc ; nous ne restons plus que quatre. La roue de mon gouvernail est brisée ; les débris de la beaume et de la corne, qui fouettent en pendant, empêchent d’approcher du gouvernail ; une demi-heure se passe avant que je puisse faire couper tout ce qui les retient à bord.

« Enfin, je puis m’approcher du gouvernail ; la barre est mise pour aller rejoindre la Léonie, qui a beaucoup dérivé sous le vent, et se trouve déjà à une assez grande distance. Après une heure d’attente, je me vois de nouveau à deux encablures de ce navire. Malheureusement, mon canot a sombré, je suis désespéré. Il y a encore une baleinière à bord de la Léonie. Au bout de quelque temps, je vois manœuvrer pour sa mise à l’eau ; cinq hommes s’y embarquent, sans hésiter devant le péril auquel ils s’exposent, pour essayer une dernière fois de nous sauver. Ils arrivent sous le vent à nous. Là, nouvelles difficultés et nouveaux dangers. Le Jean-Baptiste roule comme une barrique, les lames le couvrent de l’avant à l’arrière ; la cale était remplie d’eau : l’un de mes hommes est obligé de se jeter à la mer pour gagner le canot. Nous parvenons tous à y embarquer, et nous fuyons aussitôt vent arrière.

« Pendant ce temps, la Léonie s’était vue sur le point d’essuyer un second abordage. Après l’avoir évité, elle avait laissé porter pour rejoindre le canot de sauvetage, et avait pris la cape. Nous accostons sous le vent ; on nous lance des cordes auxquelles nous nous accrochons ; au moment où nous mettons le pied sur le pont du navire, l’embarcation se brise le long du bord, sans qu’on puisse la sauver. Il était une heure de l’après-midi : depuis sept heures nous luttions contre la mort. »

Malgré ses avaries, la Léonie résista encore heureusement à la tempête pendant vingt-quatre heures ; puis le temps s’améliora, et le 25 mars le capitaine Broutelle débarqua au Havre les quinze naufragés du Jean-Baptiste. Ajoutons que le comité de la Société centrale de sauvetage a décerné une médaille d’honneur au capitaine Broutelle et aux braves marins qui étaient allés recueillir les derniers naufragés.

Le clipper l’Alert, navire de 1,100 tonneaux, était parti de New-York pour Shang-Haï avec une cargaison de 40,000 caisses d’huile, sous le commandement du capitaine Jerry Park ; il y avait vingt et une personnes à bord, y compris la femme et le fils du capitaine. Le 14 novembre 1884, un violent orage de pluie éclata et une dizaine de minutes après dix heures, le grand mât fut frappé de la foudre. Les dégâts semblaient peu importants, et le capitaine se félicitait d’en être quitte à si bon compte, quand, vers dix heures 30 minutes, on vit sortir de la fumée par les interstices des capotes des écoutilles. Les écoutilles furent ouvertes et la cale inondée autant que cela était possible ; mais bientôt une explosion formidable se fit entendre et les flammes s’élancèrent jusqu’à la cime des mâts. La chaleur devint insupportable.

Le capitaine fit embarquer en toute hâte de l’eau et des provisions dans les canots qui furent attachés ensemble ; tout le monde y prit place, et une heure après le commencement de l’incendie, on s’éloigna du clipper qui était alors totalement embrasé et qui ne tarda pas à sombrer.

Le lendemain, à cinq heures du matin, les naufragés eurent la bonne fortune d’être recueillis par le steamer français Comte-d’Eu, capitaine Niel, en route du Havre pour Pernambuco. Ce navire français débarqua les naufragés à Pernambuco.

Le capitaine Jerry Park a fait le plus grand éloge du capitaine Niel et de l’équipage du Comte-d’Eu. « Nous avons été traités, a-t-il dit, avec la plus grande bonté ; mais où le capitaine Niel a le mieux montré la vraie noblesse et l’humanité de son caractère, c’est quand, à la vue de la réflexion de l’incendie dans le ciel, supposant que c’était peut-être un baleinier en détresse, il n’a pas hésité à changer sa route pour aller voir s’il pouvait donner de l’aide. Après une heure de marche, il ne semblait pas être plus près de son objectif et il s’est trouvé si bien enveloppé dans le brouillard et la pluie que la lueur a cessé d’être visible. Il n’en a pas moins poursuivi sa marche. À sa sortie du brouillard, il a revu la lumière briller plus éclatante dans les nuées et il a fait cinquante milles pour venir nous sauver. »

C’était le premier voyage du capitaine Niel comme commandant, et sa conduite ne peut qu’être citée en exemple à tous les marins.

Il est plus rare que dans un péril extrême un équipage opère sans aucun secours son propre sauvetage. Par cette raison les événements qui suivirent la perte du Duroc méritent tout particulièrement d’être rappelés.

L’aviso à vapeur le Duroc s’était jeté, dans la nuit du 12 au 13 août 1856, sur le récif Mellish qui se trouve à 160 lieues dans le nord-ouest de la Nouvelle-Calédonie. Ce navire, parti de notre colonie australienne, revenait en France. Grâce à un sauvetage habilement organisé par M. de la Vaissière, lieutenant de vaisseau, commandant le Duroc, personne ne périt.

Lorsque tout espoir de sauver le navire fut perdu, le commandant fit transporter sur le récif, îlot de sable invisible pendant la nuit, de 200 mètres de long sur 100 de large, les malades, les vivres, la cuisine distillatoire, le four, la forge et tout ce qu’il était possible de sauver avec les embarcations et les radeaux. Tout cela s’accomplissait au milieu des requins qu’il fallait écarter à coups de gaffe. Puis, le commandant songea à faire construire un canot de grandes dimensions, en employant le bois provenant des bas mâts et du beaupré sciés en planches. Des tentes avaient été dressées avec des voiles, pour abriter les naufragés et les vivres. Notez que le commandant la Vaissière avait à son bord sa femme et sa fille Rosita, une charmante enfant de cinq ou six ans, de plus une femme de chambre et quelques malades. La cuisine distillatoire fournit l’eau à discrétion et il restait quatre mois de vivres pour les trente et une personnes que le commandant gardait avec lui, pour gagner, à l’aide du canot en construction, un point de la côte d’Australie d’où l’on pût rallier Sydney.

Le surplus de l’équipage fut embarqué dans les canots de l’aviso et prit la mer, avec ordre d’atteindre la côte d’Australie et, s’il avait le bonheur d’atteindre cette côte, de remonter jusqu’au détroit de Torrès où l’on avait la chance de rencontrer quelque navire — si l’on évitait de tomber aux mains des anthropophages qui habitent les terres voisines de ce détroit.

L’enseigne de vaisseau Magdelaine eut la direction de cette aventureuse expédition. Son personnel se composait de trente-cinq personnes, réparties ainsi qu’il suit : quinze hommes avec lui, dans le grand canot ; l’enseigne de vaisseau, Augey-Dufresse, dans le canot major, avec neuf hommes ; le maître d’équipage, avec neuf hommes dans la baleinière. Malheureusement ces canots, d’une très faible dimension, bien que peu encombrés de vivres et d’effets, se trouvaient beaucoup trop chargés pour affronter une grosse mer.

On partit le 25 août dans l’après-midi, et tout de suite on se trouva en pleine mer de Corail, embarquant l’eau à chaque lame.

L’enseigne Magdelaine dirigea sa route sur le cap Tribulation, ayant l’avantage d’être à la fois le point le plus rapproché de la côte, et de pouvoir être aperçu de loin. La navigation augmentait de difficultés par l’obligation de maintenir toujours en vue les trois embarcations.

Le 27, la mer grossit tout à coup d’une manière des plus inquiétantes. Il fallut jeter à la mer tout ce qui n’était pas d’une nécessité absolue. Vers midi, pendant que M. Magdelaine prenait la hauteur méridienne, il se sentit enlever par une lame énorme, et quand il reparut sur l’eau, il était à plus de vingt-cinq brasses de son canot, voyant flotter autour de lui des barils et des caisses contenant les vivres. Il crut tout perdu. Mais la baleinière, qui était restée en arrière, vint le tirer de cette situation. En même temps, le patron de son canot, le quartier-maître Laury, aidé d’un matelot nommé Burel, ne perdant pas un moment leur présence d’esprit, sautent, l’un à la barre, l’autre à la voile, qu’ils amènent, arment un aviron et réussissent à mettre le canot debout à la lame. Les autres hommes se mettent résolument à vider l’eau qui avait rempli le canot jusqu’au bord.

Le 30 au soir, on atterrit sur le cap Tribulation, — le cinquième jour depuis le départ ; c’était déjà un grand résultat atteint, mais il restait encore beaucoup à faire, surtout à cause de l’hostilité bien connue des populations du littoral australien et des îles de la mer de Corail. Le canot-major, qui était en avant, signala un récif à fleur d’eau, dont les têtes de roche étaient à découvert et d’une étendue de plusieurs milles, avec un lagon intérieur, aux eaux bleuâtres.

Le lendemain, l’inventaire des vivres fait, avant de remonter la côte d’Australie, accusa 72 kilogrammes de biscuit, 20 litres d’eau-de-vie et 60 litres de vin. Il fut possible de se procurer de l’eau sur la côte, malgré la présence de quelques naturels et les difficultés du débarquement.

Le 9 septembre, la petite expédition arriva à Port-Albany. Chaque nuit avait été passée à l’abri d’un îlot ou d’une pointe de terre, en vivant de poissons, de racines et de coquillages : il s’agissait d’économiser le peu de biscuit que l’on possédait encore. Le chef de l’expédition décida de se diriger, à travers la mer des Alfouros, sur l’île Timor. Si l’on pouvait atteindre les mers de la Malaisie, on était sauvé ! Les canots dirigés par l’enseigne Magdelaine naviguèrent entre l’Australie au sud et la Nouvelle-Guinée au nord. Il ne restait plus que cent grammes de biscuit par jour et par homme, en comptant sur une traversée de dix à douze jours.

Le moral un peu affaibli d’hommes fatigués par quinze jours de privations de toute espèce, avait besoin d’être relevé, M. Magdelaine s’appliqua à cette tâche et poursuivit sa navigation avec assez de bonheur jusqu’au 17 septembre. Malgré une faible nourriture, tous se soutenaient en bonne santé, lorsque le calme vint les surprendre d’une manière aussi inattendue que décevante.

Le 18, la chaleur et le manque d’eau ne permirent pas aux naufragés d’avancer à l’aviron. La crainte s’empara des esprits. Il restait cependant encore une trentaine de lieues à faire pour aborder à Timor.

L’enseigne Magdelaine voulut donner l’exemple : ses compagnons stimulés, profitant de la fraîcheur de la nuit, ne quittèrent point les avirons de cinq heures du soir jusqu’au jour, n’ayant que douze centilitres d’eau pour se désaltérer durant ce rude labeur.

Au lever du soleil, la terre apparut dans une étendue de plus de vingt lieues. Cette vue ranima le courage de chacun et sembla donner à tous de nouvelles forces. On aborda enfin ; mais le lendemain il fallut quitter le rivage inhospitalier sans avoir pu obtenir ni vivres ni eau. Le 22 septembre au soir, n’ayant plus de vivres depuis le matin, l’expédition atteignit Coupang. Les trois canots avaient accompli une traversée de huit cents lieues !

Coupang, situé dans la partie méridionale de la superbe baie de ce nom, est un port franc qui appartient aux Hollandais. C’est un point de Timor où la terre prodigue sans culture les fruits les plus exquis, un verger d’une incomparable richesse.

Le résident, M. Frœnkel, mit aussitôt à la disposition des marins français toutes les ressources de la colonie. Pendant trois jours, les hommes purent se reposer avec une nourriture abondante et retrouver quelques forces.

Sur l’avis du résident, l’enseigne Magdelaine prit passage sur le packet allant à Batavia. Il laissa les indications nécessaires pour que les navires devant aller à Sydney pussent s’assurer, en passant près du récif Mellish, du sort du commandant de la Vaissière et de ses compagnons.

Chose étonnante ! le commandant du Duroc, après avoir passé cinquante jours sur les sables de Mellish, réussit à ramener son équipage, sa femme, sa fille. Il aborda à Coupang même, ayant renouvelé ce prodige d’un voyage de huit cents lieues dans des mers pleines d’écueils, de bancs de corail qui, après un long travail sous-marin, surgissent inopinément à fleur d’eau, et où il y a si peu de secours à attendre des populations sauvages qui habitent les îles de la mer de Corail et le littoral australien. Sous sa direction, l’embarcation projetée avait été construite avec toute la hâte possible. C’était un petit bâtiment ponté, long de 14 mètres, avec deux voiles et un foc, qui reçut le nom de la Délivrance. Quand on le mit à l’eau, la saison approchait où l’îlot allait disparaître submergé par l’Océan.

Mais la Délivrance eut plus à souffrir encore que les deux canots et la baleinière de la première expédition. Elle eut à supporter des calmes plus longs, des ouragans mêlés de tonnerres. Une voie d’eau se déclara, et l’équipage, à bout de forces, eut grand’peine à lutter contre l’invasion de la mer. Lorsqu’on aborda à Coupang, après vingt-huit jours de navigation, il ne restait plus de vivres à bord. Le capitaine de la Vaissière avait perdu quatre hommes. Un cinquième, le timonier Pitchard, mourut de saisissement en voyant la terre.

Pour clore ce chapitre, et avant de parler de l’organisation des secours sur les côtes, qu’il nous soit permis de raconter un sauvetage mémorable accompli spontanément par les témoins d’un sinistre maritime, avec de faibles moyens, mais une rare énergie. Le steamer le Killarney était sorti de Cork le 19 janvier 1838, se rendant à Bristol. Il avait à son bord cinquante personnes, équipage et passagers. Le temps, qui était déjà menaçant, devint bientôt tout à fait mauvais ; le vent se mit à souffler de l’est avec violence et, peu après, une pluie de neige et de grêlons se mêla à la tourmente.

Le capitaine du bateau à vapeur, après avoir tenté vainement de tenir tête à l’ouragan, ordonna de virer de bord et de retourner à Cork. Mais soudain, le vent semblant se modérer, le Killarney reprit de nouveau la route de son port de destination.

Ce n’était qu’une accalmie dans la tempête ; peu après, elle redoubla de fureur ; les lames balayaient le navire avec une rage inouïe, faisant craquer les mâts, déchirant les voiles de haut en bas avec des bruits sinistres. On les entendait venir, car le brouillard était devenu si dense qu’on ne pouvait rien voir au loin. Pour alléger le navire, on jeta par-dessus bord cent cinquante porcs formant le quart de son chargement. Aux premières heures du jour, après cette longue et horrible nuit, le steamer apparut jonché de débris de toutes sortes ; la machine ne fonctionnait plus, et, le navire ayant dévié de sa route, le capitaine ne connaissait plus sa position et hésitait sur la direction à suivre.

L’eau entrait par toutes les ouvertures… Alors les passagers, très alarmés, montèrent sur le pont ; les femmes se lamentaient et s’accrochaient à tout le monde, implorant du secours. Les matelots, fatigués, et découragés, descendaient à la cantine pour réclamer du porter et des liqueurs, requête étrange et inopportune, qui parut de mauvais augure. Un militaire passager, le lieutenant Nicolay, fit cette remarque que des marins qui demandaient à boire des liqueurs dans une telle circonstance devaient avoir perdu tout espoir dans le salut d’un navire ; il affirma avoir, déjà une fois, été témoin d’un fait semblable sur un navire en détresse. Ces détails minutieux ont été donnés par l’un des naufragés du Killarney, le baron Spolasco, docteur en médecine, qui a publié une ample narration de ce sinistre.

Ce docteur Spolasco avait avec lui son fils adoptif, petit garçon de neuf ans, qu’il paraissait aimer beaucoup. L’enfant avait peur. Le docteur allait de lui aux passagers pour les réconforter, leur donner du courage ; il partageait ses soins entre tous.

Cependant le navire ne cessait d’être secoué et le vent de faire rage. Les vagues balayaient le pont et entraînaient tout ce qu’elles trouvaient sur leur passage ; le « steward », ou maître d’hôtel du navire, eut la jambe cassée dans une violente chute qu’il fit sur le pont, devenu glissant comme un miroir. L’équipage entier faisait des efforts surhumains pour diriger le steamer malgré la terrible tempête ; mais une voie d’eau s’était ouverte ; l’eau gagnait sensiblement, malgré le jeu des pompes.

Le Killarney roulait, penché sur un côté, le pont demeurant très incliné. La mer frappait dessus continuellement, attaquait les tambours, brisait les palettes des roues ; et les passagers en étaient réduits à ramper sur les mains et sur les genoux : ils poussaient des cris affreux ! Le docteur, après avoir pénétré dans la chambre de la machine, put, en remontant sur le pont, dire aux passagers : « Courage, mes amis, les eaux n’envahissent pas tout ; les feux sont rallumés, et bientôt nous allons avoir la vapeur à nos ordres : rien n’est désespéré ! »

En ce moment le lieutenant Nicolay cria : « terre » ! et tous les cœurs battirent de joie à cette bienheureuse nouvelle. Cependant personne ne put dire au juste quelle terre était en vue. Quelqu’un nomma le cap Poor, d’autres Kinsal, d’autres affirmaient reconnaître le port de Cork. Malheureusement, le navire n’était pas facile à diriger. Le capitaine redoubla d’énergie, l’équipage fit de nouveaux efforts pour atteindre un refuge ; mais cela fut au-dessus de leur pouvoir. La nuit venait ; les voiles ayant été hachées par la tempête, et de nouveau les feux des machines éteints par l’eau, il fallut se résigner et attendre…

Vers trois heures du matin environ, le navire dérivé, près d’un rocher qui émergeait, versait tout entier sur le flanc. Il était évident que la crise fatale approchait : le Killarney avait touché et commençait à se briser : chaque lame enlevait quelque chose de ses parties vives. Tout le monde se porta du côté où un refuge de quelques instants pouvait être utilisé dans l’horreur de cette situation. Des cris d’épouvante sortaient de toutes les poitrines.

Tout à coup un craquement formidable se fit entendre, accompagné de secousses violentes, le navire s’entr’ouvrait ; l’eau l’envahissait… Un matelot cria, dominant la tempête : « Nous sommes perdus ! » Cette voix répondait à la pensée de tous. Une vague pesante vint s’abattre contre un des tambours, balayant deux hommes sur son passage ; une seconde lame enleva le pauvre lieutenant Nicolay. Une scène lugubre se préparait, horrible et poignante. Les cris d’appel se croisaient, les adieux s’échangeaient. Les plus terrifiés se précipitaient dans la mer pour échapper à une mort plus affreuse. Une partie d’entre les naufragés purent gagner la pente verticale et glissante du rocher contre lequel le navire venait d’échouer.

À en croire le docteur Spolasco, il se multiplia en cette circonstance. Une femme appelait désespérément au secours ; le docteur, qui en ce moment serrait son fils dans ses bras, le posa pour porter secours à la malheureuse ; mais en revenant vers le jeune garçon, il constata avec horreur que l’enfant n’était plus là : une minute avait suffi pour que le pauvre petit fût enlevé par une vague…

Ceux qui pouvaient atteindre la roche néfaste qu’il faut peut-être appeler la roche du salut, — car le Killarney se fût brisé ailleurs, — s’y cramponnaient comme ils pouvaient. Les voilà groupés sur un espace où la moitié moins de monde eût tenu à l’étroit : devant eux la mer mugissante, la mer furieuse de se voir enlever sa proie ; sous leurs pieds, la mer encore ! partout la mer ! Au bout de quelques instants, les naufragés entendent redoubler les cris : c’était le navire tout entier, qui achevait de s’engouffrer. Puis plus rien…

Les survivants ne voyaient plus que les vagues, battant le pied du rocher sur lequel ils avaient trouvé un refuge. Ils étaient là, mouillés jusqu’aux os, saisis par le froid de janvier, épuisés, pouvant à peine se soutenir, s’accrochant aux aspérités. À tout moment l’un d’eux, à bout de forces, se détachait du groupe, glissait sur la pente inclinée ; le malheureux appelait : « Soutenez-moi, ayez pitié ! Je suis perdu » Vaine prière ! Les autres ne pouvaient pas bouger sans courir les mêmes dangers. L’abîme s’entr’ouvrait. C’est ainsi que la femme, sauvée par le docteur au prix de la vie de son enfant, disparut dès la première nuit : un cri, un bruit sourd, et ce fut tout.

Sur le rocher aride et à pic, pas d’eau à boire, rien à manger. En proie à toutes sortes de tortures, ils restèrent ainsi, sans assistance, depuis le jeudi jusqu’au lundi matin.

Viendrait-on à leur secours ? Ils étaient si près du rivage ! Au jour, ils aperçurent distinctement de nombreux paysans qui, avec un flegme tout irlandais, recueillaient les épaves du Killarney, les deux ou trois cents porcs que la mer rejetait. Ces affamés renouvelaient le droit d’aubaine et de bris des populations celtiques. Paddy pensait que « la créature » convenablement salée engraisserait la cuisine. Ces Irlandais n’étaient pas sans voir les naufragés sur leur rocher ; mais ils ne faisaient rien pour tenter leur sauvetage. Malgré les signaux désespérés du docteur Spolasco qui d’une main leur montrait sa bourse, et de l’autre tenait son chapeau dans une attitude suppliante, ils se retirèrent indifférents, emportant ce que la mer leur avait offert.

D’autres paysans vinrent en curieux ; les naufragés essayèrent de leur faire comprendre par signes qu’on pouvait construire un radeau et le diriger du côté de leur refuge ; mais ce fut en vain. Alors les malheureux s’abandonnèrent au désespoir, en pensant qu’on les laisserait mourir sans leur venir en aide : horrible chose à constater ! à quelques encablures du rivage ! C’est à cinq milles de Roberts-Cove que le naufrage avait eu lieu.

Enfin, des êtres plus humains eurent connaissance de la situation des naufragés. Un habitant du pays, W. Hull, fut informé du sinistre par un nommé John Galwey, qui avait aperçu les naufragés sur leur rocher. W. Hull arriva une heure après avec du monde.

On descendit l’effrayante côte, au pied de laquelle John Galwey s’efforçait de diriger vers le rocher des canards aux pattes desquels il avait attaché des lignes ; mais ces oiseaux revenaient toujours vers le rivage. Il fallut renoncer à ce moyen de faire parvenir aux naufragés la corde de salut. Alors Hull, se débarrassant de son habit et de son chapeau, se mit à lancer des pierres de toutes ses forces : ces pierres devaient mettre les lignes entre les mains des pauvres patients ; ce fut encore sans succès. On eut recours à un autre moyen suggéré par un nommé Mills, garde-côte à Roberts-Cove : il proposait d’envoyer les lignes en les fixant à des balles lancées par un fusil et devant atteindre au-delà du rocher pour ne blesser personne. Ce moyen qui semblait bon, fut encore abandonné, nous ne savons pourquoi ; peut-être parce que le fil cassait ou prenait feu au moment de l’explosion. La Société de sauvetage emploie, au lieu de balles, des flèches, mais le fil se déroule hors du canon du fusil.

Enfin, W. Hull et son frère eurent l’heureuse idée de réunir des cordes assez longues pour pouvoir contourner le littoral. Le rocher des naufragés se trouvait sur l’axe de deux pointes très élevées, s’avançant dans la mer. Quand on eut tendu cette corde au-dessus de leur tête, on la laissa retomber jusqu’à eux.

Les naufragés attendaient anxieusement le résultat de cette opération. La nuit venait ; mais ils pouvaient espérer qu’ils n’auraient pas encore à passer sur le rocher une de ces horribles nuits, qui enlevaient quelques-uns d’entre eux. Les premiers qui saisirent la corde s’y cramponnèrent. Un marin tenta son ascension à la force des poignets, ce qui était peut-être téméraire ; mais un autre voulut en faire autant ; sous ce double poids la corde rompit et les deux hommes vinrent s’écraser contre les parois rocheuses du rivage et roulèrent dans les flots.

Tout était à recommencer, et il fallut remettre au lendemain une nouvelle tentative. Le lendemain, dès la première heure, les braves sauveteurs étaient à leur poste, accompagnés de la courageuse lady Roberts, « l’honneur de son sexe », dit le docteur Spolasco. Les naufragés se montrèrent raisonnables. Une corde fit glisser jusqu’à eux une corbeille pleine de vivres. Ils retrouvèrent quelque chaleur et quelques forces en buvant ; mais aucun aliment ne put d’abord entrer dans leur gosier, le froid les avait tellement paralysés qu’il leur devenait impossible d’avaler des aliments substantiels. La corbeille contenait aussi un papier renfermant des indications sur les moyens de sauvetage qu’on allait employer.

Un hamac leur fut envoyé. Après une courte délibération, la première personne qui y prit place fut une femme nommée Mary Leary, très effrayée de cette traversée à faire dans les airs. Le docteur Spolasco eut son tour aussitôt après. Puis on ramena le maître charpentier du Killarney, qui était fort malade et qui mourut presque aussitôt son sauvetage accompli. Le capitaine, ainsi que le voulait son devoir, monta le dernier dans le hamac. En deux heures, les naufragés, au nombre de quatorze, furent arrachés de leur refuge — arrachés à la mort. Ils reçurent toutes sortes de soins empressés, et une souscription fut ouverte en faveur des veuves et des enfants de ceux qui avaient péri. De cinquante personnes ayant quitté Cork sur l’infortuné steamer, environ vingt-cinq purent débarquer sur le rocher, et de ceux-là, quatorze seulement, comme on le voit, abordèrent au rivage, grâce à l’intelligence et à l’activité de leurs sauveteurs.