Société française d’imprimerie et de librairie (p. 7-11).

CHAPITRE I

la mer, sa vie, son histoire ; son action ; les courants ; les tempêtes ; nouvelle science nautique ; la mer a ses admirateurs ; un sonnet de edmondo de amicis ; la vie et le drame.

La mer a une vie propre ; elle a aussi une histoire. Sa vie est à la fois intérieure, mystérieuse, cachée dans des profondeurs insondables, ou apparente ; et alors elle se confond avec les grands phénomènes météorologiques ; son histoire est tantôt indépendante de l’histoire des continents, et tantôt elle se lie à l’histoire des nations qui se partagent ces continents. Il en est ainsi lorsque la mer devient un champ de bataille immense, sur lequel des hommes en guerre entre eux s’en vont, souvent à plus de mille lieues de leur patrie, vider leurs querelles, vaincre ou mourir pour l’honneur du pavillon. La mer sert mieux encore à unir les hommes ; elle leur offre les plus faciles et les plus courtes voies pour le commerce du monde entier ; grâce à elle, les produits des deux hémisphères s’échangent sans trop de frais.

Mais le rôle actif de la mer dans ses relations avec les plus importantes lois physiques est bien autrement considérable ! Les montagnes et les plaines, malgré des bouleversements périodiques produits par le feu intérieur de la Terre, apparaissent calmes sous leurs forêts épaisses, sous leurs moissons dorées, et, malgré un incessant travail souterrain, semblent sommeiller paisiblement, et n’avoir d’autre souci que de porter aux ondes amères le tribut de leurs eaux douces. Mais la mer est toujours en mouvement ; c’est une source de vie d’une fécondité intarissable, créant de nouveaux mondes par le labeur sous-marin de myriades de madrépores ; assaillant sans trêve, bouleversant parfois les contours des terres du globe, ou les remaniant peut-être pour leur donner leur forme définitive. De son sein, s’élèvent aussi les nuées qui répandent sur le globe entier la chaleur et la fertilité ; ses courants tièdes s’en vont désagréger les immenses glacières des pôles et empêchent ou, tout au moins, retardent de quelque dix mille ans la perturbation qui, déplaçant l’axe de la Terre, produirait un nouveau déluge universel.

Grâce à ces mêmes courants, s’échappant des mers surchauffées de l’Équateur, il est possible à l’homme de vivre, de s’épanouir au milieu d’heureux climats, dans des régions qui seraient difficilement habitables ; le courant qui sous la pression des eaux salées de surfaces, rendues plus denses par l’évaporation qu’opère le soleil, sort du golfe du Mexique pour s’élancer vers le Nord, et que l’on désigne techniquement par son appellation anglaise de Gulf Stream, donne des palmiers et les splendeurs d’une végétation tropicale à certaines terres placées presque sous des latitudes hyperboréennes, et Früholm, à l’extrémité de la pointe la plus septentrionale de l’Europe, jouit en hiver du climat de Toulouse. Si la loi qui régit ce courant n’existait pas, la Norvège, les îles britanniques seraient perdues dans des glaces éternelles ; les bras de mer qui séparent ces îles seraient obstrués par des « icebergs » ; la France elle-même, notre belle France deviendrait vite un triste et froid séjour.

La mer prend encore un rôle actif dans la plupart des conflagrations terrestres ; elle envahit, elle détruit, elle frange de ses vagues irritées les rivages, se creusant sans répit ni trêve des golfes et des détroits ; elle sert de véhicule aux cyclones qui portent leurs ravages également et sur les eaux et sur les terres ; elle attaque les vaisseaux et se fait un jeu de la science et du courage des marins — qui l’aiment bien pourtant, la mer ! Oui, on l’aime autant qu’on la redoute !

« Perfide comme l’onde », a pu dire le poète anglais. L’onde, si ce mot perfide est sévère, se montre au moins changeante. Le flot bleu de notre littoral méditerranéen fait oublier au navigateur, toujours confiant, les vagues courroucées de quelque océan ténébreux qu’il s’en va affronter ; on embarque avec le soleil, on arrive avec la tempête, brisé sur un écueil.

Mais la science nautique est en ce siècle en progrès comme toutes les sciences. La mer sera de moins en moins « perfide ». On a cru, on croit peut-être encore sur les bords de la Baltique qu’il y a des sorciers, qui, par la force de leurs enchantements, attirent l’ouragan, soulèvent les flots et font chavirer barques de pêcheurs et grands navires. Nous n’en sommes plus là, depuis longtemps, nous autres. Bien mieux, les marins savent, aujourd’hui, que le vent des rafales ne naît pas de lui-même, ou par un conflit de brises légères et agitées à l’extrême. Les plus horribles perturbations, quelque douloureuses qu’en puissent être leurs conséquences pour ceux qui naviguent, ne sont autre chose que l’accomplissement régulier des décrets qui régissent les mondes dans une admirable harmonie.

La mer si féconde, si changeante, si terrible et si douce, nourrice qui berce et furie qui déchire, devait avoir et a eu ses fervents et ses détracteurs, mais surtout ses admirateurs passionnés, ses poètes, ses historiens, ses naturalistes, ses peintres ; elle a donné la gloire aux Colomb, aux Magellan, aux Jacques Cartier, aux Cook et aux Dumont d’Urville, elle a enfanté des héros tels que Duquesne, Tromp, Ruyter, Jean Bart, Duguay-Trouin, Nelson, l’amiral Courbet.

Saluons-la donc aux premières pages de ce livre qui lui est consacré, et associons-nous à l’enthousiasme du poète italien Amicis, lorsqu’il s’écrie avec une si large inspiration :

« Salut, ô grande mer ! Comme un avril éternel ton sourire m’invite toujours à chanter, — et fait dans mon corps auquel il rend la vigueur, — bouillir les flots de mon sang juvénile.

« Salut, mer adorée ! épouvante du lâche, joie du brave, santé du malade, — mystère immense, jeunesse infinie, — beauté formidable et charmante.

« Je t’aime lorsque tes colères se brisent sur le rivage, — à la lueur funèbre des éclairs, — j’aime tes flots énormes et leurs mugissements. Mais plus encore j’aime ton murmure — lent et solennel qui berce le cœur, — ô cimetière d’azur sans limites ! »

Résumons-nous.

Il y a la vie, il y a les drames de la mer. La vie, c’est son action sans cesse présente et renouvelée ; c’est le monde d’êtres qu’elle nourrit. Quant au drame, il se meut sur une vaste scène, ayant pour décors la tempête, l’ouragan, les rochers sur lesquels s’échouent les navires, la nuit noire des collisions qui les font sombrer, les ciels qui s’empourprent de la lueur des incendies, les navires écrasés dans les blocs de glaces des mers polaires — vagues devenues montagnes ! — au milieu d’hivers qui ne sont qu’une nuit froide de plusieurs mois.


Navires à rames des Romains.

Le drame ce n’est pas seulement le naufrage ; c’est encore le combat sur le liquide élément : le duel entre deux vaisseaux, qui ne veulent ni l’un ni l’autre amener leur pavillon, l’abordage sanglant, les batailles rangées, escadre contre escadre, la poursuite du corsaire, l’abordage du flibustier, du pirate barbaresque ou malais. Le drame c’est Xercès faisant fouetter de verges les flots de la mer qui avaient englouti les navires montés d’une multitude armée qu’il conduisait à l’asservissement de la Grèce, c’est Salamine, ce sont les navires à rames des Romains et des Carthaginois aux prises pour une guerre d’extermination, c’est Actium, ce sont les légères barques servant aux incursions des Sarrasins, les drakkars amenant les Normands jusque sous les murs de Rouen, ce sont ces mômes Normands faisant la conquête de l’Angleterre, puis les galères de Gênes transportant les croisés en Orient, les caravelles des hardis navigateurs lancées à la découverte du Nouveau Monde, les vaisseaux de haut-bord qui se sont mesurés, sans épuiser des haines séculaires, sous les pavillons espagnols, français, anglais, hollandais, les fastueuses galères de la marine de Louis XIV, les flottes nombreuses qui se heurtèrent au cap Bévésier, à la Hogue… Le drame, c’est le vaisseau le Vengeur sombrant aux cris de vive la République ! dans le glorieux combat du 13 prairial, c’est Aboukir, c’est Trafalgar, c’est Navarin, c’est le bombardement d’Alger, c’est la guerre de Crimée, ce sont les exploits des monitors américains, la poursuite de la conquête du pôle nord par Franklin et ses émules, les expéditions en extrême Orient ; c’est le navire à vapeur venant prendre la place du navire à voile, le vaisseau de fer remplaçant le vaisseau de bois, les torpilleurs menaçant à leur tour d’amener la suppression des cuirassés. Voilà le drame, avec ses acteurs, ses décors et ses accessoires ; la tempête et la bataille ; les voyages aventureux autour du monde et les hivernages funèbres dans les glaces, le bateau de sauvetage et la barque du pêcheur.

C’est l’histoire d’une sorte de prise de possession de la mer, de la conquête par l’homme du redoutable élément, récit attrayant, certes ! mais que le cadre plus modeste de ce livre ne saurait contenir dans tous ses développements.