F. ROY (p. 244-254).
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XXX

MONTBARS L’EXTERMINATEUR

Pendant quelques minutes, un silence funèbre, un calme complet mais chargé de menace, pesa lourdement sur la savane.

Au sifflet de l’engagé, les chiens étaient venus se ranger derrière leurs maîtres ; la tête basse, les lèvres retroussées, montrant leurs dents aiguës, les yeux ardents, ils attendaient l’ordre de s’élancer en avant, sans cependant donner le moindre éclat de voix, sans même gronder sourdement.

L’Olonnais, appuyé sur son long fusil, fumait paisiblement sa pipe, en jetant autour de lui des regards railleurs.

Le Poletais s’occupait avec le plus beau sang-froid à remettre en ordre quelques ustensiles du boucan dérangés par suite des travaux auxquels il s’était livré pendant la matinée.

Le mayordomo, bien qu’il fût intérieurement assez peu rassuré sur la suite de ce combat en apparence si disproportionné, faisait, ainsi qu’on le dit vulgairement, contre fortune bon cœur, car il comprenait que s’il retombait aux mains de son maître, il n’avait aucune grâce à attendre de lui, après la façon dont il avait contrecarré ses projets, en favorisant la fuite de la comtesse.

Don Sancho de Peñaflor, malgré son insouciance naturelle et son caractère batailleur, n’était pas non plus sans inquiétude, car, officier de l’armée espagnole, sa place n’était pas dans les rangs des boucaniers, mais bien dans ceux des soldats qui se préparaient à les attaquer.

Doña Clara, agenouillée auprès du moine, les mains jointes, les regards levés vers le ciel, le visage baigné de larmes, implorait avec ferveur la protection du Tout-Puissant.

Quant à fray Arsenio, il dormait paisiblement.

Tel était l’aspect pittoresque et imposant à la fois dans sa simplicité qu’offrait en ce moment le camp des aventuriers, de ces quatre hommes qui se préparaient froidement et comme par partie de plaisir à lutter contre plus de deux cents hommes de troupes réglées, desquels, ils le savaient, ils n’avaient à la vérité aucun quartier à espérer, mais que leur folle résistance risquait d’exaspérer et de pousser à des mesures de violence cruelle.

Cependant le cercle se rétrécissait de plus en plus, et déjà les têtes des soldats commençaient à apparaître au-dessus des hautes herbes.

— Eh ! eh ! fit le Poletais en frottant ses mains calleuses l’une contre l’autre avec un air de jubilation, je crois qu’il est temps de commencer la danse ; qu’en dis-tu, mon gars ?

— Oui, voici le bon moment, répondit l’engagé en allant prendre un tison au feu.

— Surtout ne bougez pas de la place où vous êtes, recommanda le Poletais aux deux Espagnols, sacrebleu ! faites-y attention, il pourrait vous en cuire, et il accentua ce dernier mot avec une attention évidemment railleuse.

Les boucaniers, avant d’établir leur campement, avaient arraché l’herbe sur un espace de trente pas environ, tout autour de l’ajoupa ; cette herbe séchée et calcinée par l’ardeur du soleil, avait été relevée en bottes à l’extrémité du terrain déblayé.

L’engagé déposa son fusil, marcha droit à cette herbe, y mit le feu, puis il revint à petits pas rejoindre ses compagnons.

L’effet de cette manœuvre fut instantané, un jet de flammes jaillit subitement, s’étendit dans toutes les directions et bientôt une grande partie de la savane présenta l’aspect d’une vaste fournaise.

Les boucaniers riaient de bon cœur de ce qu’ils trouvaient une excellente plaisanterie.

Les Espagnols, surpris à l’improviste, poussèrent des cris d’effroi et se rejetèrent rapidement en arrière, poursuivis par la flamme qui s’étendait toujours et s’avançait continuellement de leur côté.

Cependant il était évident que les aventuriers n’avaient pas eu l’intention de brûler vifs les malheureux Espagnols ; l’incendie allumé par eux n’avait pas assez de consistance pour cela, l’herbe brûlait et s’éteignait avec une rapidité extrême. Le seul résultat sans doute que les boucaniers avaient voulu obtenir, était de causer une terreur panique à leurs ennemis, et de jeter le désordre parmi eux, ce à quoi ils avaient complètement réussi.

Les soldats, à demi roussis par la flamme, fuyaient en poussant des cris de terreur, devant cette mer de feu qui semblait incessamment les poursuivre, ne songeant pas à regarder en arrière, n’obéissant plus aux ordres de leurs chefs et n’ayant qu’une pensée : échapper au danger terrible qui les menaçait.

Pendant ce temps-là, le Poletais expliquait froidement à don Sancho les résultats probables de l’expédient dont il s’était servi.

— Voyez-vous, señor, disait-il, cet incendie n’est rien, c’est un feu de paille presque inoffensif ; dans quelques minutes, une demi-heure au plus, tout sera éteint. Si ces hommes sont lâches, nous en voilà débarrassés, sinon ils reviendront et alors l’affaire sera sérieuse.

— Mais puisque vous reconnaissez l’inefficacité de ce moyen, pourquoi l’avoir employé ? Il est à mon avis plus nuisible qu’utile à notre défense.

Le boucanier hocha la tête à plusieurs reprises.

— Vous n’y êtes pas, dit-il, j’ai eu plusieurs motifs pour agir ainsi. D’abord, quelque braves que vous supposiez ces hommes qui sont vos compatriotes, ils sont maintenant démoralisés et il sera très difficile de leur redonner ce courage qu’ils n’ont plus ; d’un autre côté, je n’étais pas fâché de voir clair autour de moi et de nettoyer un peu la savane ; ensuite, ajouta-t-il d’un air narquois, qui vous dit que ce feu que j’ai allumé n’est pas un signal ?

— Un signal ! s’écria don Sancho, vous avez donc des amis près d’ici ?

— Qui sait ? señor, mes compagnons sont fort remuants de leur nature et souvent on les rencontre là où on les attend le moins.

— Je vous avoue que je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites.

— Patience, señor, patience ! vous comprendrez bientôt, je vous l’affirme, et vous n’aurez pas grand effort d’intelligence à faire pour cela. L’Olonnais, ajouta-t-il en se tournant vers son compagnon, je crois que tu ferais bien de te rendre là-bas, maintenant.

— C’est juste, répondit l’Olonnais en jetant nonchalamment son fusil sur l’épaule, il doit m’attendre.

— Prends avec toi quelques venteurs.

— Pouquoi faire ?

— Pour te guider, mon gars ; il n’est pas facile maintenant de se reconnaître au milieu de cette cendre, toutes les pistes sont brouillées.

L’engagé appela plusieurs chiens par leurs noms et s’éloigna sans répondre, suivi par une partie de la meute.

— Tenez, continua le Poletais en désignant l’engagé, qui semblait courir, tant sa course était rapide, regardez-moi ce garçon-là : quel beau brin d’homme, hein ? et comme il se comporte ! Il n’a cependant que deux mois tout au plus d’Amérique dans le ventre ; dans trois ans d’ici, je vous prédis que ce sera un de nos plus célèbres aventuriers.

— Vous l’avez acheté ? demanda don Sancho, assez peu intéressé par ces détails sans importance pour lui.

— Malheureusement non, il m’a été prêté pour quelques jours seulement ; il est l’engagé de Montbars l’Exterminateur ; je lui en ai offert deux cents gourdes, il n’a pas voulu me le vendre.

— Comment ! s’écria le jeune homme, Montbars, le célèbre flibustier ?

— Lui-même, c’est mon ami.

— Il se trouve donc aux environs alors ?

— Ceci, señor, rentre dans la catégorie des choses que vous apprendrez bientôt.

Ainsi que le boucanier l’avait prévu, l’incendie s’était éteint presque aussi vite qu’il s’était allumé, faute d’aliments, dans cette savane où il ne poussait seulement que de l’herbe et quelques broussailles sans importance.

Les Espagnols s’étaient réfugiés sur les bords de la rivière, dont les rives sablonneuses les avaient préservés du contact du feu. Les forêts, trop éloignées du centre de l’incendie, n’avaient pas été atteintes, bien que quelques langues de flammes fussent allées en mourant lécher leurs premiers contreforts.

Du boucan il était facile d’apercevoir les officiers espagnols essayant de remettre un peu d’ordre parmi leurs troupes, afin sans doute de tenter une nouvelle attaque dont cependant le Poletais ne semblait aucunement s’inquiéter. Parmi les officiers, un surtout se faisait remarquer : il était à cheval et se donnait un mouvement extrême afin de reformer les rangs ; les autres officiers venaient à tour de rôle prendre ses ordres.

Cet officier, don Sancho le reconnut du premier coup d’œil.

— Voilà ce que je craignais, murmura-t-il, le comte s’est mis lui-même à la tête de cette expédition, nous sommes perdus !

En effet, c’était don Stenio de Béjar qui, arrivé au hatto au point du jour et apprenant la fuite de la comtesse, avait voulu commander l’expédition.

La position des aventuriers était critique, réduits à trois par le départ de l’Olonnais, campés au milieu d’une plaine nue, sans retranchements d’aucune sorte ; cependant la confiance du boucanier ne paraissait pas diminuer, et c’était d’un air ironique qu’il examinait les préparatifs que l’ennemi faisait contre lui.

Les Espagnols, reformés à grand’peine, grâce à l’active initiative de leurs officiers, se remirent enfin en marche et se dirigèrent de nouveau sur le boucan, en prenant les mêmes précautions que précédemment, c’est-à-dire en ayant soin d’étendre leur front de bataille de façon à former un cercle complet et à envelopper entièrement le campement.

Mais la marche des cinquantaines était lente, mesurée ; ce n’était qu’avec une extrême prudence que les soldats s’aventuraient sur ce terrain à peine refroidi et qui pouvait recéler de nouvelles embûches.

Le comte, désignant de la pointe de son épée le boucan, excitait en vain ses soldats à presser leur marche et à en finir avec cette poignée de misérables qui osaient tenir tête aux troupes de Sa Majesté ; les soldats faisaient la sourde oreille et n’avançaient qu’avec plus de précaution ; le calme et l’apparente insouciance de leurs ennemis les effrayaient davantage qu’une démonstration hostile, et devait, à leur avis, recéler quelque piège terrible.

En ce moment la situation se compliqua par un épisode étrange : une pirogue traversa la rivière et vint aborder juste à l’endroit que les Espagnols avaient quitté depuis quelques minutes à peine.

Cette pirogue contenait cinq personnes, trois aventuriers et deux Espagnols.

Les aventuriers mirent pied à terre aussi tranquillement que s’ils eussent été seuls, et poussant les deux Espagnols devant eux, ils s’avancèrent résolument du côté des soldats.

Ceux-ci, étonnés, confondus de tant d’audace, les regardaient venir sans oser faire un mouvement pour s’opposer à leur passage.

Ces trois aventuriers étaient Montbars, Michel le Basque et l’Olonnais, sept ou huit venteurs les suivaient ; les deux Espagnols marchaient sans armes devant eux, assez inquiets sur leur sort, ainsi que le démontraient la pâleur de leur visage et les regards effarés qu’ils jetaient autour d’eux.

Le comte, en apercevant les aventuriers, poussa un cri de rage et bondit l’épée haute à leur rencontre.

— Sus aux ladrones ! cria-t-il.

Les soldats, honteux d’être tenus en échec par trois hommes, firent volte-face et s’élancèrent résolument.

Les aventuriers furent entourés en un instant ; sans être autrement surpris de cette manœuvre, ceux-ci s’arrêtèrent aussitôt, et s’appuyant épaule contre épaule ils firent ainsi face de tous les côtés à la fois.

Instinctivement les soldats s’arrêtèrent.

— À mort ! cria le comte, pas de pitié pour les ladrones !

— Silence, répondit Montbars ; avant de menacer, écoutez d’abord les nouvelles que vous apportent ces deux courriers.

— Saisissez ces misérables ! s’écria de nouveau le comte, tuez-les comme des chiens !

— Allons donc, reprit Montbars avec ironie, vous êtes fou, mon gentilhomme ; nous saisir, nous, je vous en défie !

Alors les trois aventuriers, débouchant les gourdes pleines de poudre pendues à leur ceinture, en vidèrent le contenu dans leur bonnet, par-dessus cette poudre ils jetèrent les balles de leurs fusils, et, tenant d’une main leur bonnet transformé ainsi en brûlot, de l’autre une pipe allumée, après avoir rejeté négligemment leur fusil en bandoulière :

— Attention, frères ! reprit Montbars, et vous, passage, misérables ! si vous ne voulez pas que nous vous fassions tous sauter[1] !


— Oh ! laissez-moi me livrer ! s’écria-t-elle, c’est à cause de moi que ce danger terrible vous menace…

Et d’un pas ferme et mesuré les trois aventuriers s’avancèrent vers les Espagnols frappés de terreur, et dont les rangs s’ouvrirent en effet pour leur livrer passage.

— Oh ! ajouta en ricanant Montbars, ne craignez pas que nous essayions de fuir, nous ne voulons que rejoindre nos compagnons.

Alors on vit ce fait extraordinaire de deux cents hommes suivant craintivement, à distance respectueuse, trois flibustiers qui, tout en marchant et en fumant pour empêcher leurs pipes de s’éteindre, ne se faisaient pas faute de les railler de leur couardise.

Le Poletais était au comble de la jubilation ; quant à don Sancho, il ne savait s’il devait s’étonner le plus de la folle témérité des Français ou de la lâcheté de ses compatriotes.

Les trois aventuriers firent ainsi on ne peut plus facilement leur jonction avec leurs compagnons, sans avoir, pendant une course assez longue, été un seul instant inquiétés par les Espagnols. Malgré les prières et les exhortations du comte à ses soldats, la seule chose qu’il obtint d’eux fut qu’ils continuassent à marcher en avant au lieu de se mettre en retraite ainsi qu’ils en avaient l’intention manifeste.

Mais, pendant que les aventuriers attiraient les soldats à leur suite et concentraient toute l’attention sur eux, il se passait une chose dont le comte s’aperçut trop tard et qui commença à lui donner de sérieuses inquiétudes sur le résultat de cette expédition.

En arrière du cercle formé par les soldats espagnols, un autre cercle s’était formé comme par enchantement, mais celui-là composé de boucaniers et de Caraïbes rouges, à la tête desquels se faisait remarquer O-mo-poua.

Les aventuriers et les Indiens avaient manœuvré avec tant d’intelligence, de vivacité, et surtout de silence, que les Espagnols étaient déjà enveloppés dans un réseau de fer avant d’avoir seulement soupçonné le danger qui les menaçait.

Le comte poussa une exclamation de rage, à laquelle les soldats répondirent par un cri de terreur.

La situation était en effet extrêmement critique pour les malheureux Espagnols, et à moins d’un miracle, il leur était littéralement impossible d’échapper à la mort.

En effet, il ne s’agissait plus ici de lutter contre quelques hommes seulement, résolus il est vrai, mais dont le nombre pouvait finir, à force de sacrifices, par avoir raison ; les flibustiers étaient au moins deux cents, et, avec leurs alliés les Caraïbes, ils complétaient un effectif de cinq cents hommes, tous braves comme des lions, trois cents de plus que les Espagnols ; ceux-ci comprirent qu’ils étaient perdus.

Arrivé au boucan, aussitôt après avoir serré la main au Poletais et l’avoir félicité sur la façon dont il avait su gagner du temps, Montbars s’occupa gravement, ainsi que ses compagnons, à remettre la poudre et les balles de leurs brûlots improvisés dans leurs récipients respectifs, jugeant probablement qu’ils étaient désormais devenus inutiles.

Pendant que le flibustier se livrait à cette occupation, doña Clara, pâle comme un cadavre, fixait sur lui des regards ardents, sans cependant oser s’approcher de lui ; enfin elle s’enhardit, fit quelques pas, et d’une voix tremblante, en joignant les mains avec prière :

— Je suis ici, monsieur, murmura-t-elle avec peine.

Montbars tressaillit au son de cette voix, son front pâlit, mais faisant un effort sur lui-même et adoucissant l’expression un peu dure de son regard :

— C’est à cause de vous seule que je suis venu, madame, répondit-il en s’inclinant avec politesse, j’aurai l’honneur de me mettre à vos ordres dans un instant ; permettez-moi seulement, je vous prie, d’assurer le calme de notre entretien.

Doña Clara baissa la tête et retourna s’asseoir au chevet du blessé.

Les aventuriers avançaient toujours, ils ne furent plus bientôt qu’à une dizaine de pas des Espagnols dont ce fâcheux voisinage ne faisait qu’augmenter l’épouvante.

— Holà, frères ! cria Montbars d’une voix puissante, halte ! s’il vous plaît.

Instantanément les flibustiers restèrent immobiles.

— Vous autres, continua l’amiral en s’adressant aux soldats, jetez vos armes si vous ne voulez être immédiatement fusillés.

Toutes les lances et toutes les épées des soldats tombèrent à terre à la fois avec un ensemble qui témoignait de leur désir de voir cette menace ne pas être mise à exécution.

— Rendez votre épée, monsieur, dit Montbars au comte.

— Jamais ! s’écria celui-ci en faisant bondir son cheval et s’élançant l’épée haute sur le boucanier dont il n’était éloigné que de trois ou quatre pas au plus.

Au même instant un coup de fusil fut tiré, et la lame de l’épée, frappée à un pouce de la poignée, fut brisée en éclats ; le comte se trouva désarmé. Par un mouvement brusque, tout en saisissant d’une main le cheval par la bride, Montbars enleva de l’autre le comte de la selle et le renversa sur le sol.

— Patatras ! fit en riant le Poletais tout en rechargeant son fusil, quelle diable d’idée aussi de vouloir seul tenir tête à cinq cents hommes.

Le comte s’était relevé tout confus de sa chute ; une pâleur livide couvrait son visage, ses traits étaient contractés par la colère ; tout à coup ses regards tombèrent sur la comtesse.

— Ah ! s’écria-t-il avec un rugissement de tigre en s’élançant vers elle, au moins je me vengerai !

Mais Montbars le saisit par le bras et l’obligea à demeurer immobile.

— Un mot, un geste, et je vous brûle la cervelle comme à une bête féroce que vous êtes ! lui dit-il.

Il y avait un tel accent de menace dans les paroles du flibustier, son intervention avait été si rapide, que le comte, dominé malgré lui, fit un pas en arrière en croisant ses bras sur la poitrine et demeura calme en apparence, bien qu’un volcan grondât dans son cœur, et que son regard demeurât opiniâtrement fixé sur la comtesse.

Montbars considéra un instant son ennemi avec une expression de tristesse et de dédain.

— Monsieur, lui dit-il enfin avec ironie, vous avez voulu vous mesurer avec les flibustiers, vous apprendrez à vos dépens ce qu’il en coûte ; pendant que, poussé par un fou désir de vengeance, inspiré par une imaginaire jalousie, vous vous acharniez à poursuivre une femme dont vous êtes indigne d’apprécier le noble cœur et les éclatantes vertus, la moitié de l’île dont vous êtes gouverneur était par moi et mes compagnons enlevée pour jamais au pouvoir de votre souverain ; l’île de la Tortue, Leogane, San Juan de Goava, jusqu’à votre hatto del Rincon, surpris à l’improviste, ont été conquis presque sans coup férir.

Le comte redressa la tête, une rougeur fébrile envahit son visage, il fit un pas en avant et d’une voix brisée par la rage :

— Vous mentez, misérable, s’écria-t-il ; si grande que soit votre audace, il est impossible que vous ayez réussi à vous emparer des points dont vous parlez.

Montbars haussa les épaules.

— Une insulte venant d’une bouche comme la vôtre est sans portée, dit-il, vous aurez bientôt la confirmation de ce que je vous annonce ; mais assez sur ce sujet ; j’ai voulu vous avoir en mon pouvoir afin de vous rendre témoin de ce que j’ai à dire à madame ; venez, ajouta-t-il en s’adressant à doña Clara, venez, madame, et pardonnez-moi si je n’ai voulu me trouver devant vous qu’en présence de celui que vous nommez votre mari.

Doña Clara se leva toute tremblante et se rendit en chancelant à l’appel du flibustier.

Il y eut un instant de silence. Montbars, la tête penchée sur la poitrine, semblait plongé dans d’amères pensées ; enfin, il releva la tête, passa sa main sur son front comme pour en chasser les derniers nuages qui obscurcissaient sa raison et s’adressant à doña Clara :

— Madame, lui dit-il d’une voix douce, vous avez désiré me voir pour me rappeler le souvenir d’un temps à jamais passé et me confier un secret ; ce secret je n’ai pas le droit de le connaître ; le comte de Barmont est mort, mort pour tous, pour vous surtout, qui n’avez pas eu honte de le renier et, lui appartenant par de légitimes liens et surtout celui plus légitime encore d’un amour puissant, vous êtes lâchement laissée entraîner à un autre ; ceci est un crime, madame, que nul pardon ne saurait effacer dans le présent comme dans le passé.

— Monsieur ! s’écria la malheureuse femme en tombant brisée sous cet anathème et en fondant en larmes, pitié au nom de mes remords et de mes souffrances.

— Que faites-vous, madame ! s’écria le comte, relevez-vous.

— Silence, dit Montbars d’une voix dure, laissez se courber cette coupable sous le poids de son repentir ; moins qu’un autre, vous qui avez été son bourreau, vous n’avez le droit de la protéger.

Don Sancho s’était précipité vers sa sœur et repoussant brusquement le comte, il l’avait relevée.

Montbars reprit :

— Je n’ajouterai qu’un mot, madame : le comte de Barmont avait un enfant ; le jour où cet enfant viendra réclamer près de moi le pardon de sa mère, ce pardon je l’accorderai… peut-être, ajouta-t-il d’une voix faible.

— Oh ! s’écria la jeune femme avec une énergie fébrile en s’emparant malgré lui de la main que le flibustier n’eut pas le courage de lui retirer, oh ! monsieur, vous êtes grand et noble, cette promesse me rend tout mon espoir et mon courage. Mon enfant ! je vous le jure, monsieur, je le retrouverai.


Tous les assistants frissonnèrent d’épouvante.

— Assez, madame, reprit Montbars avec une émotion mal contenue, cet entretien n’a que-trop duré ; voici votre frère, il vous aime, il saura vous protéger ; il est une autre personne encore que je regrette de ne pas voir ici, car elle vous aurait conseillée et soutenue dans votre affliction.

— De qui voulez-vous parler ? demanda don Sancho.

— Du confesseur de madame.

Le jeune homme détourna la tête sans répondre.

— Tiens, frère, dit alors le Poletais, le voilà à demi mort, regarde ses mains brûlées.

— Oh ! s’écria Montbars, en effet, quel est le monstre qui a osé…

— Le voilà ! reprit le boucanier en frappant sur l’épaule du comte, muet de stupeur et d’épouvante, car à ce moment seulement il aperçut sa victime.

Deux jets de flamme jaillirent des yeux de Montbars.

— Misérable ! s’écria-t-il, la torture à un homme inoffensif ! Oh ! Espagnols, race de vipères ! quel supplice assez horrible pourrai-je vous infliger !

Tous les assistants frissonnèrent d’épouvante devant cette colère si longtemps contenue et qui avait enfin brisé ses digues et débordait avec une violence irrésistible.

— Vive Dieu ! fit le flibustier avec un éclat sinistre dans la voix, malheur à toi, bourreau, puisque tu me rappelles que je suis Montbars l’Exterminateur ; l’Olonnais, prépare le feu sous les barbacoas du boucan.

Une terreur indicible s’empara de tous les assistants à cet ordre qui disait clairement à quel épouvantable supplice le comte était condamné ; don Stenio lui-même, malgré son indomptable orgueil, se sentit froid au cœur.

Mais en ce moment, le moine, qui jusque-là était demeuré immobile sur sa couche, insensible en apparence à ce qui se passait, se leva péniblement et, appuyé sur doña Clara et son frère, qui le soutenaient sous les épaules, il vint en chancelant s’agenouiller avec eux devant le flibustier.

— Pitié ! s’écria-t-il, pitié au nom de Dieu !

— Non, répondit durement Montbars, cet homme est condamné !

— Je vous en supplie, mon frère, soyez miséricordieux, reprit le moine avec insistance.

Tout à coup le comte sortit vivement deux pistolets cachés sous son pourpoint, et en dirigeant un sur doña Clara tandis qu’il appuyait l’autre sur son front :

— À quoi bon supplier un tigre ! dit-il, je meurs, mais par ma volonté, et je meurs vengé ! et il lâcha les détentes.

La double détonation se confondit en une seule.

Le comte roula le crâne fracassé sur le sol ; le second coup, mal dirigé, n’atteignit pas doña Clara, mais il frappa fray Arsenio en pleine poitrine et le renversa mourant aux pieds de son assassin. Le dernier mot du pauvre religieux fut :

— Pitié ! Et il expira les yeux fixés vers le ciel, comme pour une dernière prière adressée en faveur de son bourreau.

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Au coucher du soleil, la savane était rentrée dans sa solitude habituelle ; Montbars, après avoir fait enterrer dans la même fosse la victime et l’assassin, pour que le juste protégeât sans doute le coupable devant le Très-Haut, était reparti pour le Port-Margot à la tête des flibustiers et des Caraïbes.

Doña Clara et son frère étaient retournés au hatto del Rincon, accompagnés des soldats espagnols auxquels Montbars, par considération pour les deux jeunes gens, avait consenti à rendre la liberté.

Un jour prochain nous continuerons l’histoire de ces célèbres flibustiers qui furent les premiers fondateurs de nos colonies américaines, si le récit qui précède et qui n’en est en quelque sorte que le prologue, a trouvé grâce devant le lecteur.

  1. Cette action, attribuée à tort à différents boucaniers, appartient au premier Montbars, qui employa ce moyen avec le même succès dans une occasion identique.