F. ROY (p. 212-219).
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XXVI

SUITES D’UNE RENCONTRE

Fray Arsenio suivait son silencieux guide, heureux, bien qu’il se trouvât, pour ainsi dire, livré entre les mains d’un Indien qui, par instinct, devait haïr les Espagnols, ces féroces oppresseurs de sa race décimée et presque détruite, d’être parvenu à se sortir sain et sauf d’entre les mains des aventuriers qu’il redoutait non seulement comme étant des ladrones, c’est-à-dire des hommes sans foi et perdus de vices, mais encore des démons ou tout au moins des sorciers en commerce régulier avec le diable, car telles étaient les idées erronées que les Espagnols les plus éclairés se faisaient sur les flibustiers et les boucaniers.

Il avait fallu au moine tout le dévouement qu’il professait pour doña Clara et tout l’ascendant que cette charmante femme possédait sur ceux qui l’approchaient, pour qu’il eût consenti à l’exécution d’un projet aussi insensé à son avis que celui de se mettre en rapport direct avec un des chefs les plus renommés des flibustiers, et ce n’avait été qu’en tremblant qu’il avait accompagné sa pénitente à l’île de Nièves.

Lorsque nous l’avons rencontré, il se rendait au hatto afin d’apprendre, ainsi que cela avait été convenu avec elle, à doña Clara, l’arrivée de l’escadre flibustière à Port-Margot, et par conséquent la présence de Montbars dans l’île de Saint-Domingue.

Malheureusement le moine, peu aguerri aux voyages de nuit, à travers des chemins non frayés, qu’il fallait deviner à chaque pas, s’était perdu dans la savane. Transi de crainte, mourant presque de faim et brisé de fatigue, le moine avait vu briller la lueur d’un feu à peu de distance ; cette vue lui avait rendu, sinon le courage, du moins l’espoir ; il s’était en conséquence dirigé le plus rapidement possible vers le feu, et était venu donner tête baissée dans un boucan d’aventuriers français, suivant sans s’en douter, l’exemple de ces étourdis coléoptères qui se sentent fatalement entraînés vers la brillante flamme à laquelle ils brûleront leurs ailes.

Plus heureux que les insectes susdits, le digne moine n’avait rien brûlé du tout ; il s’était reposé, avait bien bu, bien mangé, et à part une frayeur bien légitime de se trouver en pareille compagnie ainsi à l’improviste, il s’était assez bien, du moins il le supposait, sorti de ce grand danger, et avait même réussi à obtenir un guide ; tout était donc pour le mieux, Dieu n’avait cessé de veiller sur son serviteur, et celui-ci n’avait autre chose à faire que de se laisser diriger par lui. Du reste, ce qui concourait encore à augmenter la confiance du moine, c’était la taciturne insouciance de son guide, qui, sans prononcer un mot, ni paraître s’occuper de lui le moins du monde, marchait en avant du cheval, traversant la savane en biais, se frayant un chemin à travers les hautes herbes, et paraissant se diriger aussi sûrement au milieu des ténèbres qui l’entouraient que s’il eût été éclairé par les éblouissants rayons du soleil.

Ils marchèrent assez longtemps ainsi à la suite l’un de l’autre sans échanger une parole ; de même que tous les Espagnols, Fray Arsenio professait un profond mépris pour les Indiens, ce n’était qu’à son corps défendant que parfois il entamait des rapports avec eux. De son côté, le Caraïbe ne se souciait nullement d’engager avec cet homme, qu’il considérait comme un ennemi né de sa race, une conversation qui n’aurait été qu’un bavardage sans importance.

Ils avaient atteint le sommet d’un petit monticule, du haut duquel on commençait à apercevoir briller dans le lointain, comme des points lumineux, les feux de bivouac des soldats campés autour du hatto, lorsque tout à coup, au lieu de redescendre le monticule et de continuer à s’avancer, O-mo-poua s’arrêta en jetant autour de lui des regards inquiets et en humant l’air avec force, tout en ordonnant d’un signe de la main à l’Espagnol de s’arrêter.

Celui-ci obéit et demeura immobile comme une statue équestre, observant, avec une curiosité mêlée d’un certain malaise, les gestes de son guide.

Le Caraïbe s’était étendu sur le sol et, l’oreille appuyée à terre, il écoutait.

Au bout de quelques instants, il se releva sans cependant cesser d’écouter.

— Que se passe-t-il donc ? demanda à voix basse le moine, que ce manège commençait à sérieusement inquiéter.

— Des cavaliers arrivent sur nous à toute bride.

— Des cavaliers à cette heure de nuit dans la savane ? reprit fray Arsenio d’un ton incrédule, c’est impossible !

— Vous y êtes bien, vous ! fit l’Indien avec un sourire moqueur.

— Hum ! c’est vrai, murmura le moine frappé de la logique de cette réponse ; qui peuvent-ils être ?

— Je ne sais, mais bientôt je vous le dirai, répliqua le Caraïbe.

Et, avant que le moine eût eu le temps de lui demander quel était son projet, O-mo-poua se glissa à travers les hautes herbes et disparut, laissant fray Arsenio tout déconcerté de cette fuite rapide et surtout fort empêché de se voir ainsi abandonné seul au milieu du désert.

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles le moine essaya d’entendre, mais vainement, le bruit que l’acuité de perception dont était doué l’Indien lui avait fait saisir depuis longtemps déjà au milieu des rumeurs confuses de la savane.

Le moine, se croyant décidément abandonné par son guide, se préparait à continuer sa route, s’en remettant à la Providence du soin de le conduire à son port, lorsqu’un léger bruissement se fit dans les broussailles tout auprès de lui et l’Indien reparut.

— Je les ai vus, dit-il.

— Ah ! fit le moine, et quels sont ces hommes ?

— Des Blancs comme vous.

— Des Espagnols, alors ?

— Oui, des Espagnols.

— Tant mieux, reprit fray Arsenio que cette bonne nouvelle acheva de rassurer ; sont-ils nombreux ?

— Cinq ou six tout au plus ; ils se dirigent comme vous vers le hatto où, d’après ce que j’ai compris, ils ont grande hâte d’arriver.

— Oh ! bien, c’est parfait ; où sont-ils en ce moment ?

— À deux jets de pierre tout au plus ; d’après la direction qu’ils suivent, ils passeront à la place même où vous êtes.

— De mieux en mieux alors, nous n’avons qu’à les attendre.

— Vous, oui, si cela vous convient, quant à moi, je n’ai que faire de les rencontrer.

— C’est juste, mon ami, reprit le moine d’un air paterne, peut-être même cette rencontre ne serait-elle pas agréable pour vous : agréez donc tous mes remerciements pour la façon dont vous m’avez guidé jusqu’ici.

— Vous êtes bien résolu à les attendre alors ? Je puis, si vous voulez, vous les faire éviter.

— Je n’ai aucun motif pour me cacher des hommes de ma couleur ; quels qu’ils soient je trouverai, j’en suis sûr, des amis en eux.

— Fort bien, vos affaires vous regardent, je n’ai pas à m’en mêler ; mais le bruit se rapproche, ils ne tarderont pas à arriver ; je vous quitte, il est inutile qu’ils me trouvent ici.

— Adieu.

— Une dernière recommandation : si par hasard il leur prenait fantaisie de vous demander qui vous a servi de guide, ne le dites pas.

— Il n’est guère probable qu’ils me demandent cela.

— N’importe, promettez-moi, le cas échéant, de me garder le secret.

— Soit, je me tairai, puisque vous l’exigez, bien que je ne comprenne pas bien le motif d’une telle recommandation.

Le moine n’avait pas fini sa phrase que l’Indien avait disparu.

Les cavaliers se rapprochaient rapidement, le galop de leurs chevaux retentissait sur le sol comme un roulement de tonnerre. Soudain plusieurs ombres, à peine distinctes dans l’obscurité, surgirent, pour ainsi dire, du milieu des ténèbres, et une voix brève fit entendre ce seul mot :

— Qui vive ?

— Ami, répondit le moine.

— Dites votre nom, sangre de Dios ! reprit la voix avec un accent de colère, tandis que le claquement sec de la batterie d’un pistolet qu’on armait résonna désagréablement aux oreilles du moine ; il n’y a pas d’amis au désert pendant la nuit.

— Je suis un pauvre religieux franciscain, je me rends au hatto del Rincon, et je me nomme fray Arsenio Mendoza.

Un cri strident répondit à ces paroles du moine, cri dont celui-ci n’eut pas le temps de chercher à deviner la nature, c’est-à-dire s’il était de joie ou de colère, car les cavaliers arrivèrent sur lui comme la foudre et l’enveloppèrent avant même qu’il eût compris le motif d’une aussi fougueuse rapidité à le joindre.

— Eh ! señores, s’écria-t-il d’une voix tremblante d’émotion, que signifie cela ? Ai-je donc affaire à des ladrones ?

— Bon, bon, tranquillez-vous, señor padre, répondit une voix rude, qu’il crut reconnaître, nous ne sommes pas des ladrones, mais bien des Espagnols comme vous, et rien ne pouvait nous faire plus de plaisir que de vous rencontrer en ce moment.

— Je suis charmé de ce que vous me dites, caballero, j’avoue que tout d’abord la brusquerie de vos manières m’avait fort inquiété, mais maintenant je suis complètement rassuré.

— Tant mieux, reprit l’inconnu avec ironie, d’autant plus que j’ai à causer avec vous.

— Causer avec moi, señor ? fit-il avec étonnement. L’endroit et l’heure sont mal choisis pour un entretien, il me semble ; si vous voulez attendre jusqu’au hatto, dès mon arrivée je me mettrai à votre disposition.

— Trêve de verbiage et descendez de cheval, répondit rudement l’inconnu, si vous ne préférez que je vous fasse descendre, moi.

Le moine jeta un regard effrayé autour de lui : les cavaliers le fixaient d’un air sombre, ils ne semblaient nullement disposés à lui venir en aide.

Fray Arsenio, par état et par complexion, était tout le contraire d’un homme brave ; la façon dont débutait cette aventure commençait à l’effrayer sérieusement ; il ne savait pas encore entre les mains de quels individus il était tombé, mais tout lui faisait supposer que ces individus, quels qu’ils fussent, n’étaient pas animés de bons sentiments à son égard.

Cependant, toute résistance était impossible, il se résigna à obéir ; mais ce ne fut pas sans exhaler un soupir de regret à l’adresse du Caraïbe, dont il avait méprisé le conseil, cependant si judicieux, qu’il descendit enfin de cheval et se plaça en face de son sévère interlocuteur.

— Allumez une torche, dit l’étrange cavalier, je veux que cet homme me reconnaisse, que sachant qui je suis, il comprenne qu’il n’a aucun faux-fuyant à employer vis-à-vis de moi et que la franchise seule le peut sauver du sort qui le menace.

Le moine comprenait de moins en moins ; de bonne foi, il se croyait en proie à un cauchemar horrible.

Cependant, sur l’ordre du cavalier, un des hommes de sa suite avait allumé une torche en bois d’ocote.

Aussitôt que la flamme se projeta sur les traits de l’étranger et éclaira son visage, le moine fit un bond de surprise et joignant les mains en même temps que les traits de son visage se rassérénaient presque subitement :

— Dieu soit loué ! s’écria-t-il avec un accent de béatitude impossible à rendre ; est-il possible que ce soit vous, señor don Stenio de Bejar ! j’étais si loin de croire avoir cette nuit le bonheur de vous rencontrer, señor conde, que, sur ma foi, je ne vous ai pas reconnu et j’ai presque eu peur.

Le comte, car c’était lui effectivement que le moine avait si malencontreusement rencontré, ne répondit pas tout d’abord et se contenta de sourire.

Don Stenio de Bejar, parti de Santo-Domingo à franc étrier pour se rendre au hatto del Rincon, afin de s’assurer de la vérité des renseignements donnés par don Antonio de la Ronda, venait ainsi, par le plus grand des hasards, au moment d’atteindre le but de son voyage, de se trouver, lorsqu’il s’y attendait le moins, face à face avec fray Arsenio Mendoza, c’est-à-dire avec le seul homme en état de lui prouver péremptoirement la vérité ou la fausseté des assertions de l’espion qui avait dénoncé doña Clara à son mari.

La réputation de poltronnerie de fray Arsenio était faite de longue main parmi ses compatriotes, rien ne paraissait donc plus facile que d’obtenir de lui la vérité dans tous ses détails.

Le comte se croyait à peu près certain, en employant l’intimidation, de parvenir à faire avouer à fray Arsenio ce qu’il savait ; aussi, dès que celui-ci avait eu prononcé son nom, averti par l’espion qui galopait à son côté, don Stenio résolut-il d’effrayer le religieux et de le mettre ainsi dans l’impossibilité de résister aux ordres qu’il lui intimerait.

Nous nous plaisons à croire qu’en agissant ainsi, le comte n’avait nullement, nous ne dirons pas l’intention, mais la pensée d’en arriver avec le pauvre moine à des voies de fait toujours regrettables, mais surtout déshonorantes de la part d’un homme dans sa position ; malheureusement, devant la résistance imprévue et incompréhensible que, contre toute probabilité, lui opposa le moine, le comte se laissa emporter par la colère et malgré lui donna des ordres dont la dureté et même la cruauté ne sauraient être en aucun cas justifiées.

Après un silence de quelques secondes, don Stenio fixa un regard perçant sur le moine, comme s’il eût voulu découvrir sa pensée jusqu’au fond de son cœur, et le saisissant brutalement par le bras :

— D’où venez-vous ? lui demanda-t-il d’une voix rude ; est-ce donc la coutume que les moines de votre ordre courent la campagne à cette heure de nuit ?

— Monseigneur ! balbutia fray Arsenio, pris à l’improviste par cette question à laquelle il était loin de s’attendre.

— Voyons, voyons, reprit le comte, répondez à l’instant, et surtout pas de faux-fuyant ni de tergiversations.

— Mais, monseigneur, je ne comprends rien à cette grande colère que vous semblez avoir contre moi, je suis innocent, je vous le jure.

— Ah ! ah ! fit-il avec un rire ironique, vous êtes innocent, vive Dios ! vous vous hâtez de vous défendre avant qu’on vous accuse ; vous vous sentez donc coupable ?

Fray Arsenio connaissait la jalousie du comte, jalousie que celui-ci cachait si mal, qu’à chaque instant, quelque effort qu’il fit, elle éclatait aux yeux de tous ; il comprit alors que le secret de doña Clara avait été révélé à son mari, entrevit le péril qui le menaçait comme lui ayant servi de complice. Cependant il espéra que le comte ne connaîtrait que certains faits tout en ignorant les détails du voyage de la comtesse ; bien qu’il tremblât intérieurement à la pensée des dangers auxquels sans doute il était exposé, seul et sans défense aux mains d’un homme aveuglé par la colère et le désir de se venger de ce qu’il considérait comme une tache à son honneur, il résolut, quoi qu’il dût arriver, de ne pas trahir la confiance qu’une femme malheureuse avait placée en lui.


Une voix brève fit entendre ce seul mot : « Qui vive ! — Ami ! » répondit le moine.

Il releva la tête et avec une voix ferme et un accent dont il fut lui-même étonné :

— Monseigneur, répondit-il, vous êtes gouverneur de Santo-Domingo ; vous avez droit de haute et basse justice sur les gens placés sous votre domination ; vous disposez d’un pouvoir presque souverain ; mais vous n’avez pas que je sache, qualité pour me maltraiter, soit en paroles, soit en actions, ni pour me faire à votre caprice subir un interrogatoire ; j’ai des supérieurs desquels je dépends, faites-moi conduire près d’eux, livrez-moi à leur justice : si j’ai commis quelque faute ils me puniront, car à eux seuls appartient le droit de me condamner ou de m’absoudre.

Le comte avait écouté cette longue réponse du moine en se mordant les lèvres avec dépit et en frappant du pied avec colère. Il ne croyait pas trouver chez cet homme une si rude résistance.

— C’est ainsi ! s’écria-t-il, lorsque enfin fray Arsenio se tut, vous refusez de me répondre ?

— Je refuse, monseigneur, dit-il froidement, parce que vous n’avez pas qualité pour m’interroger.

— Seulement vous oubliez, señor padre, que si je n’ai pas le droit, j’ai la force ; en ce moment, du moins.

— Libre à vous, monseigneur, d’abuser de cette force contre un malheureux sans défense ; je ne suis pas homme de guerre, la douleur physique me fait peur ; je ne sais comment j’endurerai les tortures que peut-être vous m’infligerez, mais il y a une chose dont je suis certain.

— Laquelle, s’il vous plaît, señor padre ?

— C’est que je mourrai, monseigneur, avant que de répondre à une de vos questions.

— C’est ce que nous verrons, fit-il avec un accent railleur, si vous me contraignez à recourir à la violence.

— Vous le verrez donc, reprit-il d’une voix douce mais ferme, qui dénotait une résolution irrévocable.

— Pour la dernière fois, je consens à vous avertir ; prenez garde, réfléchissez.

— Toutes mes réflexions sont faites, monseigneur, je suis en votre pouvoir, abusez de ma faiblesse comme bon vous semblera, je n’essayerai même pas une défense inutile ; je ne serai pas le premier religieux de mon ordre qui sera tombé martyr du devoir, d’autres m’ont précédé et d’autres sans doute me suivront dans cette voie douloureuse.

Le comte frappa du pied avec colère. Les assistants, muets et immobiles, échangeaient entre eux des regards atterrés ; ils prévoyaient que cette scène allait bientôt avoir un dénouement terrible entre ces deux hommes dont ni l’un ni l’autre ne voulait faire de concessions et dont le premier, aveuglé par la rage, ne serait plus bientôt en état d’obéir aux salutaires conseils de la raison.

— Monseigneur, murmura don Antonio de la Ronda, les étoiles commencent à pâlir dans le ciel, le jour ne tardera pas à se lever, nous sommes loin du hatto encore ; ne vaudrait-il pas mieux nous remettre en route sans plus tarder ?

— Silence ! répondit le comte avec un sourire de mépris ; Pedro, ajouta-t-il en s’adressant à un de ses domestiques, une mèche.

Le valet mit pied à terre et s’avança, une longue mèche soufrée à la main.

— Les deux pouces, dit laconiquement le comte.

Le domestique s’approcha du moine ; celui-ci lui tendit les mains sans hésiter, bien que son visage fût d’une pâleur effrayante et que tout son corps frissonnât.

Pedro lui roula froidement la mèche entre les deux pouces sous les ongles, puis il se tourna vers le comte.

— Pour la dernière fois, moine, dit celui-ci, veux-tu parler ?

— Je n’ai rien à vous dire, monseigneur, répondit fray Arsenio d’une voix douce.

— Allume, commanda le comte en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

Le valet, avec cette obéissance passive qui distingue cette sorte de gens, mit le feu à la mèche.

Le moine tomba à genoux en levant les yeux au ciel ; son visage avait pris une teinte terreuse, une sueur froide perlait à ses tempes, ses cheveux se hérissaient ; la souffrance qu’il éprouvait devait être horrible, car sa poitrine se soulevait avec effort par un mouvement saccadé, cependant ses lèvres entr’ouvertes demeuraient muettes.

Le comte l’épiait avec anxiété.

— Parleras-tu enfin, moine ? lui dit-il d’une voix sourde.

Fray Arsenio tourna vers lui son visage dont les traits étaient contractés par la douleur et lui jetant un regard empreint d’une inexprimable douceur :

— Je vous remercie, monseigneur, dit-il, de m’avoir appris que la douleur n’existe pas pour l’homme dont la foi est vive.

— Sois maudit, misérable ! s’écria le comte en le renversant d’un coup de sa botte dans la poitrine ; à cheval, señores, à cheval, soyons au hatto avant le lever du soleil.

Les cavaliers se remirent en selle et s’éloignèrent à toute bride, abandonnant sans un regard de pitié le pauvre moine qui, vaincu par la souffrance, avait roulé évanoui sur le sol.