F. ROY (p. 196-204).
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XXIV

LE PORT-MARGOT

Nous reviendrons maintenant à la flotte flibustière que nous avons laissée appareillant de Saint-Christophe, et faisant voile, avec liberté de manœuvre, vers la Grande Caye du Nord, rendez-vous parfaitement choisi à cause de sa proximité de Saint-Domingue, et situé en face de l’île de la Tortue.

Selon leur coutume, chaque fois qu’ils entreprenaient une expédition, les aventuriers ne s’étaient occupés que de se fournir des munitions de guerre, dédaignant de prendre pour plus de deux jours de vivres, résolus à faire des descentes sur les îles qu’ils savaient devoir rencontrer sur leur passage, et à piller les colons espagnols établis sur ces îles.

Ce fut, du reste, ce qui arriva : les flibustiers laissèrent derrière eux une longue traînée de feu et de sang, massacrant sans pitié les Espagnols sans défense et que leur vue terrifiait, s’emparant de leurs bestiaux et incendiant les habitations après les avoir pillées.

Le premier navire qui atteignit le mouillage de la Grande Caye du Nord, fut le lougre monté par Montbars et commandé par Michel le Basque ; le lendemain, à quelques heures de distance l’un de l’autre, arrivèrent les deux brigantins.

Ils prirent leur mouillage à droite et à gauche de l’amiral, à deux encablures du rivage à peu près.

À cette époque, la Grande Caye était habitée par des Caraïbes rouges, transfuges de Saint-Domingue, dont les cruautés des Espagnols les avaient chassés, et réfugiés sur cet îlot sur lequel ils vivaient assez bien, grâce à la fertilité du sol et à l’alliance qu’ils avaient contractée avec les flibustiers.

À peine les trois navires furent-ils mouillés qu’ils furent entourés par une multitude de pirogues, montées par des Caraïbes, qui leur apportaient des rafraîchissements de toutes sortes.

Le soir même, l’amiral descendit à terre avec la plus grande partie de son équipage ; les autres capitaines l’imitèrent ; il ne resta à bord que le nombre d’hommes strictement nécessaire à la garde des bâtiments.

Sur un signe de l’amiral, les équipages se rangèrent en demi-cercle autour de lui, les capitaines en avant de la première ligne.

Derrière eux se tenaient les Caraïbes, intérieurement inquiets de ce débarquement formidable dont ils ne devinaient pas les motifs, attendant avec anxiété ce qui allait se passer, et ne comprenant rien à ce déploiement de forces.

Montbars, tenant d’une main la hampe d’un pavillon blanc, dont les larges plis agités par la brise flottaient au-dessus de sa tête, et de l’autre sa longue épée, jeta un regard circulaire sur les hommes qui l’entouraient.

À peine vêtus pour la plupart, mais tous bien armés, le teint hâlé, les membres vigoureux, les muscles saillants, les traits énergiques, le regard hautain, les aventuriers ainsi rangés autour de cet homme qui se tenait fièrement campé devant eux, la tête rejetée en arrière, la lèvre frémissante et l’œil altier, les aventuriers offraient, disons-nous, un aspect saisissant, dont la sauvage grandeur et l’âpre rudesse ne manquait pas d’une certaine majesté, rendue plus imposante encore par le paysage primitif qui formait le fond du tableau, et la multitude bariolée des Indiens, dont les visages inquiets et les poses caractéristiques ajoutaient encore à l’effet de cette scène.

Pendant quelque temps, on entendit, comme le bruit de la mer se brisant sur les galets, le sombre frémissement de cette foule ; puis peu à peu le bruit s’éteignit, et un silence profond régna sur la plage.

Montbars fit alors un pas en avant, et d’une voix ferme et sonore, dont les mâles accent captivèrent bientôt tous ces hommes qui écoutaient avidement ses paroles, il leur révéla le but, jusque-là ignoré par eux, de l’expédition.

— Frères de la Côte, dit-il, matelots et amis, le moment est venu de vous révéler ce que j’attends de votre courage et de votre dévouement à la cause commune. Vous n’êtes pas des mercenaires qui, pour une paye modique, se font tuer comme des brutes, sans savoir pourquoi ni pour qui ils se battent. Non ! vous êtes tous des gens de cœur, des natures d’élite, qui voulez connaître vers quel but vous marchez et quel bénéfice vous retirerez de vos efforts. Plusieurs de nos plus renommés compagnons et moi, nous avons résolu d’attaquer jusqu’au sein de leurs plus riches possessions, ces lâches Espagnols qui ont cru nous déshonorer en nous flétrissant du nom de ladrones, et que la vue seule de nos plus petites pirogues met en fuite comme une troupe de mouettes épeurées. Mais pour que notre vengeance soit certaine, pour que nous parvenions à nous emparer des richesses de nos ennemis, il nous faut posséder un point assez rapproché du centre de nos opérations, pour que nous puissions fondre sur eux à l’improviste, assez fort pour que toute la puissance castillane s’y vienne briser en efforts impuissants. Saint-Christophe est trop éloigné ; d’ailleurs, la descente de l’amiral don Fernand de Tolède est pour nous la preuve que, si braves que nous soyons, nous ne parviendrons jamais à nous y fortifier assez solidement pour y braver la rage de nos ennemis. Il fallait donc absolument trouver un endroit plus favorable à nos projets, un point facile à rendre inexpugnable. Nos amis et moi, nous sommes mis à l’œuvre : longtemps nous avons cherché avec la persévérance d’hommes résolus à réussir ; Dieu a daigné enfin bénir nos efforts : ce refuge, nous l’avons trouvé dans les conditions les plus heureuses.

Ici, Montbars fit une pause de quelques secondes.

Un frémissement électrique courait dans les rangs des aventuriers ; leurs yeux lançaient des éclairs, ils froissaient leurs fusils dans leurs mains nerveuses, comme s’ils eussent été impatients de commencer la lutte qui leur était promise.

Un sourire de satisfaction éclaira un instant le visage pâle de l’amiral, puis faisant un geste pour réclamer l’attention :

— Frères, reprit-il, devant nous est Saint-Domingue, et il étendit la main vers la mer ; Saint-Domingue ! la plus belle et la plus riche de toutes les îles possédées par l’Espagne. Sur cette île, plusieurs de nos frères, échappés au massacre de Saint-Christophe, se sont établis et luttent énergiquement contre les Espagnols pour se maintenir sur le territoire conquis par eux. Malheureusement, trop peu nombreux, malgré leur courage, pour résister longtemps aux troupes ennemies, bientôt ils seraient contraints d’abandonner l’île, si nous ne venions pas à leur secours. Ils nous ont appelés ; nous avons répondu à cet appel de nos frères, que l’honneur nous ordonnait de secourir à l’heure du danger ; tout en faisant une bonne action, nous exécutons le projet longtemps mûri par nous, et nous trouvons enfin ce point inexpugnable si longtemps cherché ! Vous connaissez tous l’île de la Tortue, frères ? Séparée seulement par un étroit chenal de Saint-Domingue, elle s’élève comme une sentinelle avancée au milieu de la mer. C’est le nid d’aigle d’où nous braverons en riant la rage des Espagnols. À l’île de la Tortue, frères !

— À l’île de la Tortue ! s’écrièrent les aventuriers en brandissant leurs armes avec enthousiasme.

— Bien ! reprit Montbars ; je savais que vous étiez hommes à me comprendre, et que je pouvais compter sur vous. Mais avant de nous emparer de la Tortue, défendue seulement par une garnison insignifiante d’une vingtaine de soldats qui fuiront au premier choc, il nous faut, en protégeant nos frères de Saint-Domingue et en leur assurant le territoire dont ils se sont emparés, nous conserver des ports utiles, des débouchés avantageux, et surtout les moyens de nuire facilement aux Espagnols, et, s’il est possible, de les chasser entièrement de l’île dont déjà ils ont perdu une partie. Demain, nous nous rendrons au Port-Margot ; là, nous nous entendrons avec nos frères, et nous combinerons nos plans de façon à retirer de notre expédition honneur et profit. Maintenant, frères, que chaque équipage retourne à son bord ; demain au lever du soleil, nous appareillerons pour le Port-Margot, et, d’ici quelques jours, je vous promets de beaux combats et un riche butin à partager entre tous. Vive la France et mort à l’Espagne !

— Vive la France ! mort à l’Espagne ! vive Montbars ! s’écrièrent les aventuriers.

— Embarquons, frères ! reprit Montbars ; n’oubliez pas surtout que les pauvres Indiens habitants de cette île, sont nos amis et qu’ils doivent être traités comme tels par vous !

Les aventuriers suivirent alors leurs officiers et s’embarquèrent dans l’ordre le plus parfait.

Au lever du soleil, l’escadre leva l’ancre. Il va sans dire que tous les rafraîchissements achetés par les aventuriers aux Indiens avaient été religieusement payés, et que nul n’eût à se plaindre de leur séjour à la Grande Caye du Nord.

Quelques heures plus tard, l’escadre entrait dans le canal qui sépare Saint-Domingue de la Tortue et venait mouiller au Port-Margot.

L’île espagnole apparaissait avec ses grands mornes, ses hautes falaises, ses montagnes, dont les cimes semblaient se cacher dans le ciel, tandis qu’à tribord, la Tortue, avec ses épaisses forêts verdoyantes, semblait une corbeille de fleurs s’élançant du fond de l’eau.

À peine mouillé, une pirogue montée par quatre hommes, accostait le lougre ; ces quatre hommes étaient le Poletais que déjà nous avons entrevu, un de ses engagés, l’Olonnais et O-mo-poua, le chef caraïbe.

L’Indien avait à peu près quitté le costume européen, pour reprendre celui de sa nation.

Montbars alla à la rencontre des visiteurs, les salua et les conduisit dans la cabine du lougre.

— Soyez les bienvenus, leur dit-il ; dans un instant les autres chefs de l’expédition seront ici, alors nous causerons ; en attendant, rafraîchissez-vous.

Et il donna l’ordre à un engagé de servir des liqueurs.

Le Poletais et O-mo-poua s’assirent sans se faire prier, l’Olonnais demeura modestement debout ; en sa qualité d’engagé, il n’osait se permettre de se mettre sur le pied de l’égalité avec les aventuriers ; Michel le Basque entra alors dans la cabine.

— Matelot, dit-il à Montbars, les capitaines Drack et David viennent d’accoster ; ils attendent sur le pont.

— Qu’ils descendent, j’ai à causer avec eux.

Michel le Basque sortit ; quelques instants plus tard, il rentra en compagnie des deux capitaines.

Après les premiers compliments, les deux officiers se versèrent une large rasade, puis ils prirent des sièges, et attendirent les communications que, sans doute, leur chef se préparait à leur faire.

Montbars connaissait le prix du temps, il ne mit donc pas leur patience à une longue épreuve.

— Frères, dit-il, je vous présente le Poletais, que déjà, sans doute, vous connaissez de réputation.

Les aventuriers s’inclinèrent en souriant, et tendirent spontanément la main au boucanier.

Celui-ci répondit cordialement à leur étreinte, charmé intérieurement d’une si franche réception.

— Le Poletais, continua Montbars, est délégué vers nous par nos frères les boucaniers de Port-Margot et Port-de-Paix ; je préfère le laisser vous expliquer lui-même ce qu’il attend de nous ; de cette manière, nous parviendrons plus facilement à nous entendre. Parlez donc, je vous prie, frère, nous vous écoutons.

Le Poletais se versa d’abord un plein verre de rhum qu’il avala ensuite d’un seul trait, sans doute pour s’éclaircir les idées ; puis, après deux ou trois hem ! sonores, il se décida enfin à prendre la parole.

— Frères, dit-il, quel que soit le nom qu’on nous donne, flibustiers, boucaniers ou habitants, notre origine est commune, n’est-ce pas ? et nous sommes tous aventuriers ? Donc, nous nous devons aide et protection les uns aux autres, comme de francs matelots que nous sommes ; mais pour que cette protection soit efficace, que rien ne puisse affaiblir, dans l’avenir, l’alliance qu’aujourd’hui nous contractons, il faut que nous, comme vous, nous trouvions un bénéfice réel à cette alliance, n’est-il pas vrai ?

— Parfaitement raisonné, appuya Michel.

— Donc voici en deux mots ce qui se passe, reprit le Poletais. Nous sommes ici, nous autres boucaniers et habitants, un peu comme l’oiseau sur la branche, pourchassés continuellement par les Gavachos, qui nous traquent comme des bêtes fauves, partout où ils nous surprennent, soutenant une lutte inégale dans laquelle nous finirions par succomber, ne sachant pas aujourd’hui si nous vivrons demain, et perdant peu à peu tout le terrain que dans le principe nous avons gagné ; cet état de choses déplorable ne saurait plus longtemps durer sans amener une catastrophe, qu’avec votre aide nous espérons, non seulement conjurer, mais encore empêcher définitivement ; en vous emparant de la Tortue qui est mal gardée, et sera mal défendue, vous nous procurez un abri sûr en cas de danger, un refuge toujours ouvert au moment d’une crise ; mais ce n’est pas tout, il faut nous assurer des frontières, pour que la tranquillité règne dans notre colonie, que les navires marchands ne craignent pas d’entrer dans nos ports, et que nous trouvions un débouché pour l’écoulement de nos cuirs, de nos viandes boucanées et de nos suifs. Ces frontières sont faciles à assurer, il ne s’agit pour cela que de s’emparer de deux points, un dans l’intérieur, que les Espagnols appellent la Savane grande de San-Juan, que nous avons nommé, nous, le Grand-Fond. Le bourg de San-Juan n’est que médiocrement fortifié et habité seulement par des mulatos, ou hommes de sang mêlé dont nous aurons facilement raison.

— Ce Grand-Fond, ainsi que vous le nommez, n’est-il pas traversé par l’Artibonite ? demanda Montbars, en échangeant un regard d’intelligence avec l’Olonnais, qui se tenait debout à ses côtés.

— Oui, reprit le Poletais, et, au centre, se trouve un hatto nommé le Rincon, appartenant, je crois, au gouverneur espagnol.

— Ce serait un coup de maître que de s’emparer de cet homme, dit Michel le Basque.

— Oui, mais il y a peu de probabilité que nous réussissions à le prendre, il doit être à Santo-Domingo, fit le Poletais.

— C’est possible, continuez.

— L’autre point est un port appelé Leogane, où, comme disent les Espagnols l’Iguana, c’est-à-dire le Lézard, à cause de la forme de la langue de terre sur laquelle il est construit ; la possession de ce port nous rendrait maîtres de toute la partie ouest de l’île, et nous permettrait de nous y établir solidement.


— Ce misérable Antonio de la Ronda s’est échappé.

— Leogane est-il défendu ? demanda David.

— Non, répondit le Poletais, les Espagnols le laissent tomber en ruines, ainsi qu’ils font, du reste, de presque tous les points qu’ils occupent ; faute de bras pour travailler, depuis la presque extinction de la race indigène de l’île, ils abandonnent peu à peu les anciens établissements, et se retirent vers l’est.

— Fort bien, dit Montbars, voilà bien tout ce que vous désirez ?

— Oui, tout, répondit le Poletais.

— Maintenant, que nous proposez-vous, frère ?

— Ceci : nous autres boucaniers, nous chasserons pour vous les taureaux sauvages et les sangliers, et approvisionnerons vos navires, à un prix débattu entre nous, et qui ne pourra jamais être plus élevé que la moitié du prix que nous demanderons aux navires étrangers qui viendront commercer avec nous ; en sus, nous vous défendrons lorsque vous serez attaqués, et pour les grandes expéditions, vous aurez le droit de réclamer un homme sur cinq pour vous accompagner, lorsque vous en aurez besoin. Les habitants cultiveront la terre ; ils vous fourniront les légumes, le tabac et les bois de construction pour radouber vos navires, aux mêmes conditions faites pour les vivres. Voilà ce que je suis chargé de vous proposer, frères, au nom des habitants et des boucaniers français de Saint-Domingue. Si ces conditions vous plaisent, et je les crois justes et équitables, acceptez-les, vous n’aurez pas à vous repentir d’avoir traité avec nous.

Ces propositions, les flibustiers les connaissaient déjà, ils en avaient entre eux débattu les avantages, aussi ne demeurèrent-ils pas longtemps à délibérer : leur parti était pris d’avance, leur présence au Port-Margot en était la preuve.

— Nous acceptons vos propositions, frère, répondit Montbars, voici ma main au nom des flibustiers que je représente.

— Et voici la mienne, répondit le Poletais, au nom des habitants et des boucaniers.

Il n’y eut pas d’autre traité que cette étreinte loyale entre les aventuriers ; ainsi fut conclue cette alliance qui, jusqu’au dernier soupir de la boucanerie, demeura aussi franche et aussi vivace que le premier entre les aventuriers.

— Maintenant, reprit Montbars, procédons par ordre ; combien avez-vous de frères en état de combattre ?

— Soixante-dix, répondit le Poletais.

— Fort bien, nous y ajouterons cent trente hommes des équipages de la flotte, ce qui nous donnera un effectif de deux cent bons fusils. Et vous, chef, que pouvez-vous faire pour nous ?

O-mo-poua était jusqu’à ce moment demeuré silencieux, écoutant ce qui se disait avec le décorum et la gravité indiens et attendant patiemment que son tour de parler arrivât.

— O-mo-poua joindra deux cents guerriers caraïbes aux longs fusils des Visages-Pâles, répondit-il ; ses fils sont prévenus, ils attendent l’ordre du chef, l’Olonnais les a vus.

— Bien, ces quatre cents hommes seront commandés par moi ; comme cette expédition est la plus difficile et la plus périlleuse, je m’en charge ; Michel le Basque m’accompagnera ; j’ai à bord un guide qui nous conduira jusqu’au Grand-Fond. Vous, Williams Drack, et vous, David, vous attaquerez Leogane avec vos navires ; Vent-en-Panne, avec quinze hommes seulement, s’emparera de la Tortue. Combinons nos mouvements, frères, de façon à ce que nos trois attaques soient simultanées et que les Espagnols, surpris sur trois points à la fois, ne puissent se porter mutuellement secours. Demain vous remettrez sous voile, messieurs, emmenant avec vous cent quatre-vingt-cinq hommes, ce qui, je le crois, est plus que suffisant pour surprendre Leogane. Quant à toi, Vent-en-Panne, avec les quinze hommes qui te resteront, tu garderas le lougre et tu demeureras ici en ayant soin de bien surveiller la Tortue. Nous sommes au cinq du mois, frères : le quinze on attaquera, dix jours suffisent pour que chacun de nous soit rendu à son poste et que toutes les mesures soient prises. Maintenant, messieurs, retournez sur vos navires et envoyez à terre, sous les ordres d’officiers, tous les contingents que je dois emmener.

Les deux capitaines saluèrent l’amiral, quittèrent la cabine et regagnèrent leur bord.

— Quant à vous, ajouta Montbars, en se tournant vers le Poletais, voici, frère, ce que vous ferez : vous vous rendrez avec l’Olonnais dans le Grand-Fond comme si vous chassiez, seulement vous surveillerez avec soin le bourg de San-Juan et le hatto del Rincon ; il faut s’assurer, si cela est possible, des habitants de ce hatto ; ils sont riches, influents, leur capture peut avoir pour nous une certaine importance ; vous vous entendrez avec O-mo-poua au sujet des auxiliaires qu’il nous doit amener. Peut-être ne serait-il pas mauvais que le chef essayât d’attirer les Espagnols sur ses traces et les contraignît à quitter leurs positions ; nous pourrions alors, en nous y prenant bien, les battre en détail ; m’avez-vous compris, frère ?

— Pardieu ! répondit le Poletais, à moins d’être un niais ! Soyez tranquille, je manœuvrerai en conséquence.

Montbars se tourna alors vers l’Olonnais et lui fit un signe.

L’engagé s’approcha.

— Rends-toi à terre avec le Caraïbe et le Poletais, lui dit l’amiral en se penchant à son oreille, regarde tout, écoute tout, surveille tout ; tu m’entends. Dans une heure, par l’entremise de Vent-en-Panne, tu recevras une lettre, il faut que tu la remettes en mains propres à doña Clara de Bejar ; elle habite un hatto dans le Grand-Fond.

— C’est facile, répondit l’Olonnais, je la lui remettrai, s’il le faut, au milieu de tous ses domestiques, dans son hatto même.

— Garde-t’en bien ; arrange-toi de façon à ce qu’elle vienne te la demander où tu seras.

— Diable ! c’est plus difficile, cela, cependant je tâcherai d’y réussir.

— Il faut que tu réussisses.

— Ah ! Eh bien ! alors, foi d’homme, vous y pouvez compter. Je ne sais pas comment je ferai, par exemple.

Le Poletais s’était levé.

— Adieu, frère, dit-il ; lorsque demain vous débarquerez, je serai déjà en route pour le Grand-Fond ; ce n’est donc que là que nous nous rencontrerons de nouveau, mais soyez sans inquiétude, vous trouverez tout en ordre en arrivant. Ah ! à propos, emmènerai-je avec moi mon corps de boucaniers auxiliaires ?

— Certes, ils vous seront de la plus grande utilité pour surveiller l’ennemi ; seulement, cachez-les bien.

— Que cela ne vous inquiète pas, dit-il.

En ce moment Michel le Basque se précipita brusquement dans la cabine ; ses traits étaient bouleversés par la colère.

— Que se passe-t-il, matelot ? Allons, remets-toi, lui dit froidement Montbars.

— Un grand malheur nous arrive, s’écria Michel, en s’arrachant de rage une poignée de cheveux.

— Lequel ? voyons, parle comme un homme, matelot.

— Ce misérable Antonio de la Ronda…

— Eh bien ? interrompit Montbars, avec un tressaillement nerveux.

— Il s’est échappé.

— Malédiction !

— Dix hommes sont lancés à sa poursuite.

— Bah ! C’est fini maintenant, ils ne le joindront pas. Que faire ?

— Que vous arrive-t-il ? demanda le Poletais.

— Notre guide s’est échappé.

— Ce n’est que cela ? je me charge de vous en fournir un autre.

— Oui, mais celui-là est peut-être l’espion le plus fin que possèdent les Espagnols ; il connaît assez de nos secrets pour nous faire manquer notre expédition.

— Dieu nous en préserve ! Bah ! ajouta le boucanier, avec insouciance, ne songez plus à cela, frères, ce qui est fait est fait, allons toujours de l’avant.

Et il sortit sans paraître autrement affecté.