F. ROY (p. 136-144).
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XVII

L’ENRÔLEMENT

Tous les aventuriers s’étaient groupés autour de l’estrade, attendant avec anxiété ce que Montbars avait à leur apprendre.

— Frères, dit-il, au bout d’un instant, je prépare une nouvelle expédition pour laquelle j’ai besoin de trois cents hommes résolus : qui de vous veut venir en course avec Montbars l’Exterminateur ?

— Tous ! tous ! s’écrièrent les aventuriers avec enthousiasme.

Le gouverneur fit un mouvement pour se retirer.

— Pardon, monsieur le chevalier de Fontenay, dit Montbars, veuillez demeurer quelques instants encore, je vous prie ; l’expédition que je projette est des plus sérieuses : je vais dicter une charte-partie à laquelle, comme gouverneur de la colonie, je vous prierai d’apposer votre signature avant celle de nos compagnons ; de plus, j’ai un marché à vous proposer.

— Je resterai donc, puisque vous le désirez, Montbars, répondit le gouverneur en reprenant son siège ; maintenant, quel est, je vous prie, le marché que vous me voulez proposer ?

— Monsieur, vous êtes possesseur de deux brigantins de quatre-vingts tonneaux chaque ?

— En effet, monsieur.


— Frères, dit-il, qui de vous veut venir en course avec Montbars l’Exterminateur ?

— Ces brigantins vous sont inutiles en ce moment, puisque vous paraissez, jusqu’à nouvel ordre du moins, avoir renoncé à la course, tandis qu’à moi ils me seraient fort utiles.

— Qu’à cela ne tienne, monsieur, ces brigantins sont dès à présent à votre disposition, répondit galamment le gouverneur.

— Je vous remercie comme je le dois de votre gracieuseté, monsieur ; mais ce n’est pas ainsi que je l’entends : dans une expédition comme celle-ci, nul ne saurait prévoir ce qui peut advenir ; je vous propose donc de vous acheter ces deux navires au prix de quatre mille écus comptant.

— Soit, monsieur, puisque vous le désirez ; je suis heureux de vous être agréable, les deux navires sont à vous.

— J’aurai l’honneur de vous faire remettre les quatre mille écus avant une heure.

Les deux hommes se saluèrent, puis le flibustier se retourna vers les aventuriers qui attendaient, haletants d’impatience, et dont l’achat des deux navires avait encore augmenté la curiosité.

— Frères, dit-il, de sa voix vibrante et sympathique, depuis deux mois aucune expédition n’a été tentée, aucun navire n’est sorti en course ; est-ce que vous ne commencez pas à vous ennuyer de cette vie de fainéants que vous et moi nous menons ? est-ce que l’or ne commence pas à vous manquer ? est-ce que vos bourses ne sonnent pas le creux déjà ? Vive Dieu ! compagnons, venez avec moi et avant quinze jours vos poches seront pleines de gourdes espagnoles, et les jolies filles qui aujourd’hui vous tiennent rigueur vous prodigueront leurs plus charmants sourires. Sus à l’Espagnol, frères ! que ceux de vous qui veulent me suivre donnent leurs noms à Michel le Basque, mon matelot. Seulement, comme les parts de prise seront belles, les dangers seront grands ; pour les obtenir je ne veux que des hommes résolus à vaincre ou à se faire bravement tuer sans demander quartier à l’ennemi et sans le lui faire : je suis Montbars l’Exterminateur, je n’accorde pas de grâce aux Espagnols et je n’en accepte pas d’eux !

Des trépignements d’enthousiasme accueillirent ces paroles prononcées avec cet accent que savait si bien affecter le célèbre flibustier, lorsqu’il voulait séduire les individus auxquels il s’adressait.

L’enrôlement commença : Michel le Basque s’était assis devant la table précédemment occupée par les agents de la Compagnie, et écrivait au fur et à mesure les noms des aventuriers qui se pressaient en foule autour de lui et qui, tous, voulaient faire partie d’une expédition qu’ils prévoyaient devoir être des plus lucratives.

Mais Michel avait reçu des instructions sévères de son matelot ; convaincu que les hommes ne lui manqueraient pas, et qu’il s’en présenterait toujours plus qu’il ne lui en faudrait, il choisissait avec soin ceux dont il prenait les noms et repoussait impitoyablement les aventuriers dont la réputation, nous ne dirons pas de bravoure, tous étaient braves comme des lions, mais de folle témérité, n’était pas parfaitement établie.

Cependant, malgré la sévérité calculée de Michel le Basque, le nombre de trois cents hommes fut bientôt parfait ; il va sans dire que c’était l’élite des flibustiers, tous aventuriers aux noms renommés qui avaient accompli des prouesses d’audace d’une témérité incroyable, hommes avec lesquels tenter l’impossible et l’atteindre ne devenait plus qu’un jeu d’enfant.

Les premiers inscrits étaient, ainsi que cela avait été convenu la nuit précédente, les membres de la société des Douze.

Aussi M. de Fontenay qui, ancien flibustier lui-même, connaissait, non seulement de réputation, mais encore pour les avoir vus à l’œuvre, tous ces hommes, ne revenait-il pas de son étonnement et répétait-il à chaque instant à Montbars qui se tenait calme et souriant à ses côtés :

— Mais que prétendez-vous ? voulez-vous vous emparer d’Hispaniola ?

— Qui sait ? répondit en raillant le flibustier.

— Cependant, il me semble que j’ai droit à votre confiance ! dit le gouverneur d’un ton blessé.

— À la plus entière, monsieur ; seulement, vous savez que la première condition de réussite dans une expédition, c’est le secret.

— C’est juste.

— Je ne puis rien vous dire, mais je ne vous empêche pas de deviner.

— Deviner ! mais comment ?

— Dame, peut-être la charte-partie vous mettra-t-elle sur la voie.

— Eh bien ! dites-la donc, cette charte-partie.

— Encore un peu de patience ; mais, tenez, voici Michel qui vient vers moi. Eh bien ! lui demanda-t-il, as-tu complété notre effectif, matelot ?

— Il ferait beau voir qu’il en fût autrement ! j’ai trois cent cinquante hommes.

— Diable ! c’est beaucoup.

— Je n’ai pu faire autrement que de les prendre ; quand il s’agit d’aller avec Montbars, il est impossible de les retenir.

— Allons, nous en passerons par là, puisqu’il le faut, dit en souriant Montbars ; donne-moi ta liste.

Michel la lui présenta ; le flibustier jeta un regard autour de lui et aperçut un agent de la Compagnie que la curiosité avait retenu, et qui était resté dans le hangar pour assister à l’enrôlement.

— Monsieur, lui dit-il poliment, vous êtes un agent de la Compagnie, je crois ?

— Oui, monsieur, répondit l’agent en saluant, j’ai cet honneur.

— Alors, monsieur, s’il en est ainsi, permettez-moi de vous prier de me rendre un service.

— Parlez, monsieur, je serai trop heureux de vous être agréable.

— Monsieur, mes compagnons et moi nous ne sommes pas de grands clercs, nous savons mieux nous servir d’une hache que d’une plume. Serait-ce trop présumer de votre obligeance que de vous prier de vouloir bien, pour quelques instants, me servir de secrétaire et écrire la charte-partie que je vais avoir l’honneur de vous dicter, et que mes compagnons signeront ensuite, comme il convient, après lecture ?

— Trop heureux, monsieur, que vous vouliez bien m’honorer de votre confiance, répondit en s’inclinant l’agent.

Puis, il s’assit devant la table, choisit du papier, prépara une plume et attendit.

— Silence, s’il vous plaît, messieurs, dit le chevalier de Fontenay, qui avait échangé quelques mots à voix basse avec Montbars.

Les conversations particulières s’arrêtèrent aussitôt, et un profond silence s’établit presque instantanément.

M. de Fontenay reprit :

— Une expédition flibustière, composée de trois navires, deux brigantins et un lougre, va quitter Saint-Christophe, sous le commandement de Montbars, que je nomme, au nom de Sa Majesté le roi très chrétien Louis, quatorzième du nom, amiral de la flotte. Cette expédition, dont le but demeure secret, a réuni trois cent cinquante hommes, l’élite de la flibuste ; les trois capitaines désignés pour commander les navires sont Michel le Basque, Williams Drack et Jean David ; il leur est ordonné de se conformer en tout aux ordres qu’ils recevront de l’amiral ; chaque capitaine nommera lui-même les officiers de son équipage. Et, se tournant vers Montbars : Maintenant, amiral, ajouta-t-il, dictez la charte-partie.

L’aventurier s’inclina, et s’adressant à l’agent de la Compagnie qui attendait, la tête et la plume en l’air :

— Êtes-vous prêt, monsieur ? lui dit-il.

— J’attends vos ordres.

— Alors écrivez, car je dicte.

Jamais une expédition ne quittait le port sans avoir primitivement proclamé la charte-partie, où les droits de chacun étaient rigoureusement stipulés, et qui servait de loi suprême à ces hommes, qui, ingouvernables lorsqu’ils étaient à terre, se courbaient, sans murmurer, aux exigences les plus sévères de la discipline maritime ; aussitôt qu’ils avaient posé le pied sur le navire à bord duquel ils s’étaient engagés, le capitaine d’hier, devenu matelot aujourd’hui, acceptait, sans murmures, cette infériorité éventuelle, que la durée de la campagne seule maintenait, et qui se terminait, au retour, pour remettre chaque membre de l’expédition au même niveau, et sur le pied de la plus complète égalité.

Nous citons textuellement la singulière charte-partie qu’on va lire, parce que, par cet acte authentique de la façon dont les flibustiers traitaient entre eux, le lecteur comprendra plus facilement la portée et la force de cette étrange association.

Montbars dicta ce qui suit d’une voix calme et reposée, au milieu du silence religieux des assistants qui ne l’interrompaient, par intervalles, que par des cris d’approbation.

« Charte-partie décrétée par l’amiral Montbars, les capitaines Michel le Basque, Williams Drack, Jean David et les Frères de la Côte qui sont volontairement placés sous leurs ordres, et librement consentie par eux.

« L’amiral aura droit, en dehors de son lot, à un homme sur cent.

« Chaque capitaine touchera douze lots.

« Chaque frère quatre lots.

« Ces lots ne seront comptés que lorsque la part du roi aura été prélevée sur la totalité des lots.

« Les chirurgiens toucheront, outre leur lot, chacun deux cents gourdes, à titre de récompense pour leurs remèdes.

« Les charpentiers, outre leur lot, auront droit, pour rémunérer leur travail, chacun à cent gourdes.

« Toute désobéissance sera punie de mort, quel que soit le nom ou le grade de celui qui s’en rendra coupable.

« Les frères qui se signaleront pendant l’expédition seront récompensés de la manière suivante :

« Celui qui renversera le pavillon ennemi d’une forteresse, pour y arborer le pavillon français, aura droit, outre sa part, à cinquante piastres.

« Celui qui fera un prisonnier quand on sera en quête de nouvelles de l’ennemi, outre son lot, cent piastres.

« Les grenadiers, pour chaque grenade jetée dans un fort, cinq piastres.

« Celui qui s’emparera, dans un combat, d’un officier supérieur ennemi, sera récompensé, s’il a risqué sa vie, d’une façon généreuse, par l’amiral.

« Primes accordées en sus de leurs lots, aux blessés et estropiés :

« Pour la perte des deux jambes, quinze cents écus ou quinze esclaves, au choix de l’estropié, s’il y a assez d’esclaves.

« Pour la perte des deux bras, dix-huit cents piastres, ou dix-huit esclaves, au choix.

« Pour une jambe, sans distinction de la droite ou de la gauche, cinq cents piastres, ou six esclaves.

« Pour un œil, cent piastres ou un esclave ; pour un bras ou une main, sans distinction de droite ou de gauche, cinq cents piastres ou six esclaves.

« Pour deux yeux, dix mille piastres ou vingt esclaves.

« Pour un doigt, cent piastres ou un esclave ; si quelqu’un est dangereusement blessé en plein corps, il aura cinq cents piastres ou cinq esclaves.

« Il est bien entendu que, de même que pour la part du roi, toutes ces récompenses seront prélevées sur le total du butin, avant que de faire les lots.

« Tout navire ennemi pris, soit en mer, soit au mouillage, sera partagé entre tous les membres de l’expédition, à moins qu’il soit estimé plus de dix mille écus, auquel cas, mille écus seront prélevés et donnés à l’équipage du navire qui, le premier, l’aura abordé ; l’expédition arborera le drapeau royal de France, l’amiral portera, en sus, à la tête du grand mât, le pavillon aux trois couleurs : bleu, blanc, rouge.

« Nul officier ou marin de l’expédition ne pourra, en aucun lieu, demeurer à terre, s’il n’en a obtenu primitivement l’autorisation de l’amiral, sous peine d’être déclaré marron, et poursuivi comme tel. »

Lorsque ce dernier paragraphe qui, ainsi que les précédents, avait été écouté dans le plus profond silence, eut été transcrit par l’agent de la Compagnie, Montbars se fit donner la charte-partie, et la relut tout entière, d’une voix haute, claire et accentuée.

— Cette charte-partie convient-elle, frères ? demanda-t-il ensuite aux flibustiers.

— Oui ! oui, s’écrièrent-ils en agitant leurs bonnets ; vive Montbars ! vive Montbars !

— Et vous jurez, comme mes officiers et moi nous le jurons, d’obéir sans murmurer et de remplir strictement toutes les clauses de cette charte-partie ?

— Nous le jurons ! dirent-ils encore.

— C’est bien, reprit Montbars, demain au lever du soleil l’embarquement commencera, tous les équipages devront être à bord de la flotte avant dix heures du matin.

— Nous y serons.

— Maintenant, frères, laissez-moi vous rappeler que chacun de vous doit être armé d’un fusil et d’un sabre, avoir un sac de balles et au moins trois livres de poudre ; je vous répète que l’expédition que nous entreprenons est des plus sérieuses, pour que vous n’oubliiez pas de choisir vos matelots afin de pouvoir vous aider en cas de maladie ou de blessure et de vous laisser par testament vos parts de prises, qui sans cette précaution reviendraient au roi. Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas, frères ? profitez comme cela vous plaira des quelques heures de liberté qui vous restent encore, mais n’oubliez pas que demain au point du jour je vous attends à bord.

Les flibustiers répondirent par des vivats et quittèrent le hangar où il ne resta plus que le gouverneur, Montbars, ses capitaines et le nouvel engagé nommé l’Olonnais que l’aventurier avait acheté à l’encan quelques heures auparavant, et qui, loin d’être triste, paraissait, au contraire, extrêmement joyeux de tout ce qui se passait devant lui.

— Quant à vous, messieurs, dit Montbars, je n’ai pas d’ordres à vous donner, aussi bien que moi vous savez ce que vous devez faire : tirez entre vous au sort vos commandements, puis rendez-vous à bord, visitez la mâture et le gréement et préparez-vous à appareiller au premier signal : voilà les seules recommandations que je crois devoir vous faire ; allez.

Les trois capitaines saluèrent, et ils se retirèrent aussitôt.

— Ah ! fit d’un ton de regret le chevalier de Fontenay, mon cher Montbars, je ne vois jamais se préparer une expédition sans éprouver un vif sentiment de tristesse et presque d’envie.

— Vous regrettez la vie d’aventure, monsieur ? je comprends ce sentiment, bien que chaque expédition vous apporte une augmentation de richesse.

— Que m’importe cela ? Ne croyez pas que je fasse un calcul d’avarice ! non, mes pensées sont d’un ordre plus élevé, du reste le moment serait mal choisi pour en causer avec vous. Partez, monsieur, et si vous réussissez, comme je n’en doute pas, eh bien, qui sait ? à votre retour peut-être parviendrons-nous à nous entendre, et alors à nous deux nous tenterons une expédition dont, je l’espère, longtemps on parlera.

— Je serais heureux, monsieur, répondit poliment le flibustier, de vous avoir pour associé ; votre brillant courage et votre mérite peu commun sont pour moi des garanties certaines de succès ; j’aurai donc l’honneur de me tenir à vos ordres, s’il plaît à Dieu que je réussisse cette fois encore et que je revienne sain et sauf de l’expédition que j’entreprends.

— Bonne chance, monsieur, et à bientôt.

— Merci, monsieur.

Ils se serrèrent la main, et comme tout en causant ils étaient sortis du hangar, après un dernier salut, ils tirèrent chacun d’un côté.

Le flibustier, suivi de son engagé, se dirigea à petits pas vers sa demeure.

À l’instant où il quittait la ville, un homme se plaça devant lui et le salua.

— Que me voulez-vous ? lui demanda l’aventurier en lui jetant un regard scrutateur.

— Vous dire un mot.

— Lequel ?

— Êtes-vous le capitaine Montbars ?

— Il faut que vous soyez étranger pour m’adresser cette question.

— Qu’importe, répondez !

— Je suis le capitaine Montbars.

— Alors, cette lettre est pour vous.

— Une lettre pour moi ! s’écria-t-il avec surprise.

— La voilà, dit l’inconnu en la lui présentant.

— Donnez. Et il la lui prit des mains.

— Maintenant, ma commission est faite, adieu.

— Un mot, à votre tour.

— Parlez.

— De qui vient cette lettre ?

— Je ne sais pas ; mais en lisant le contenu il est probable que vous l’apprendrez.

— C’est juste.

— Alors je puis me retirer ?

— Rien ne vous en empêche.

L’inconnu salua et partit.

Montbars ouvrit la lettre, il la parcourut rapidement des yeux en pâlissant ; puis il la relut, mais cette fois lentement et comme s’il eût voulu en peser toutes les expressions.

Au bout d’un instant, il sembla prendre une résolution et se retourna vers son engagé immobile à quelques pas.

— Approche, lui dit-il.

— Me voilà, fit l’autre.

— Tu es matelot ?

— Fin matelot, je le crois.

— C’est bon, suis-moi.

Le flibustier rétrograda rapidement, rentra dans la ville et se dirigea vers la mer.

Il semblait chercher quelque chose ; au bout d’un instant, sa physionomie sombre s’éclaircit.

Il venait d’apercevoir une pirogue fine et légère échouée au plein.

— Aide-moi à pousser cette pirogue à la mer, dit-il à l’engagé.

Celui-ci obéit.

Aussitôt que la pirogue fut à flot, Montbars sauta dedans, immédiatement suivi par son engagé, et, saisissant les avirons, ils s’éloignèrent de la plage.

— Dresse le mât et croche la vergue au collet, afin que nous puissions hisser la voile dès que nous nous serons débarrassés des navires.

L’Olonnais, sans répondre, fit ce qui lui était ordonné.

— Bien ! reprit Montbars, arrête le point d’amure ; maintenant, passe-moi l’écoute et hisse rondement, mon gars.

En un instant, la voile fut hissée, orientée, et la légère pirogue fila comme un alcyon sur le dos des lames.

Ils coururent assez longtemps ainsi sans échanger un mot, ils avaient laissé loin derrière eux les navires et étaient sortis de la rade.

— Parles-tu l’espagnol ? demanda tout à coup Montbars à l’engagé.

— Comme un naturel de la Vieille-Castille, répondit l’autre.

— Ah ! ah ! fit Montbars.

— Dame ! c’est facile à comprendre, reprit l’Olonnais : j’ai navigué avec les Bayonnais et les Basques à la pêche à la baleine et j’ai fait pendant plusieurs années la contrebande sur la côte espagnole.

— Et aimes-tu les Espagnols ?

— Non, fit l’autre en fronçant les sourcils.

— Tu as un motif sans doute ?

— J’en ai un.

— Veux-tu me le dire ?

— Pourquoi pas ?

— Allons, parle, je t’écoute.

— J’avais un bateau à moi, avec lequel je faisais, ainsi que je vous l’ai dit, la contrebande ; ce bateau, j’avais travaillé six ans pour économiser la somme nécessaire à son achat ; un jour, en cherchant à introduire des marchandises prohibées dans une baie située au vent de Portugalete, je fus surpris par un lougre douanier espagnol, mon bateau fut coulé, mon frère tué ; moi-même, grièvement blessé, je tombai entre les mains des Gavachos. Le premier appareil qu’ils posèrent sur mes blessures fut une bastonnade qui me laissa pour mort sur place ; croyant sans doute qu’ils m’avaient réellement tué, ils m’abandonnèrent là, sans plus s’occuper de moi. Je réussis, à force d’audace et de ruses, après avoir souffert d’indicibles tortures, faim, froid, fatigue, etc., trop longues à énumérer, à sauter enfin de l’autre côté de la frontière et à me retrouver sur le sol français : j’étais libre, mais mon frère était mort, moi j’étais ruiné, et mon vieux père courait le risque de mourir de faim, grâce aux Espagnols. Voilà mon histoire, elle n’est pas longue ; comment la trouvez-vous ?

— Triste, mon brave ; ainsi c’est autant la haine que le désir de t’enrichir qui t’a jeté parmi nous ?

— C’est surtout la haine.

— Bien ! prends la barre à ma place pendant que je réfléchirai. Nous allons à Nièves : gouverne au vent de cette pointe qui s’avance là-bas dans l’est-quart-sud-est.

L’engagé prit la barre, Montbars s’enveloppa dans son manteau, baissa son chapeau sur ses yeux, laissa tomber sa tête sur sa poitrine et demeura immobile comme une statue.

La pirogue avançait toujours, vigoureusement poussée par la brise.