F. ROY (p. 94-102).
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XII

LE COMMENCEMENT DE L’AVENTURE

Le xviie siècle fut une époque de transition entre le moyen âge qui exhalait son dernier soupir et l’ère moderne que les grands penseurs du xviiie siècle devaient si splendidement constituer.

Sous les coups répétés de l’implacable cardinal de Richelieu, ce sombre faucheur de l’unité du pouvoir despotique des rois, une réaction immense s’était opérée dans les idées. Réaction sourde, qui sapait dès le principe l’œuvre du ministre, et dont il était loin de soupçonner les causes ni la puissance.

Ce fut surtout pendant la seconde moitié du xviie siècle que le monde offrit un spectacle étrange.

À cette époque, les Espagnols, possesseurs par le droit du plus fort de la plus grande partie de l’Amérique, où ils avaient accumulé les colonies, étaient maîtres de la mer que le célèbre balai de Hollande n’avait pas encore nettoyée. La marine anglaise s’ébauchait à peine et, malgré les efforts continus de Richelieu, la marine française n’existait pas.

On vit tout à coup, sans savoir d’où ils venaient, surgir quelques aventuriers qui, seuls, enfants perdus de la civilisation, hommes de toutes castes, depuis la plus haute jusqu’à la plus humble, appartenant à toutes les nations, mais surtout à la française, perchés comme des vautours sur un îlot imperceptible de l’océan Atlantique, avaient entrepris de lutter contre la puissance castillane, et, de leur autorité privée, lui avaient déclaré une guerre sans merci ; attaquant les flottes espagnoles avec une audace inouïe, et comme un taon attaché au flanc d’un lion, tenant en échec le colosse espagnol, ils le contraignaient à traiter avec eux de puissance à puissance, sans autre secours que leur courage et leur énergique volonté.

En quelques années leurs exploits incroyables, leurs coups de main audacieux, inspirèrent une terreur telle aux Espagnols et leur acquirent une réputation si grande et si méritée, que les déshérités de la fortune, les chercheurs d’aventures, affluèrent de tous les coins du monde à l’île qui leur servait de repaire, et leur nombre s’accrut dans des proportions telles, qu’ils parvinrent presque à se constituer une nationalité par la seule force de leur volonté et de leur audace.

Disons en quelques mots quels étaient ces hommes et quelle fut l’origine de leur étrange fortune.

Il nous faut pour cela revenir aux Espagnols.

Ceux-ci, après leurs immense découvertes dans le nouveau monde, avaient obtenu du pape Alexandre VI une bulle qui leur concédait la propriété exclusive des deux Amériques.

Forts de cette bulle et se considérant comme seuls propriétaires du nouveau monde, les Espagnols prétendirent en écarter tous les autres peuples, et commencèrent à traiter en corsaires tous les bâtiments qu’ils rencontrèrent entre les deux tropiques.

Leur puissance maritime et le rôle important qu’ils jouaient alors sur le continent américain ne laissaient pas aux gouvernements la faculté de protester comme ils l’auraient désiré contre cette odieuse tyrannie.

Alors il arriva que des armateurs français et anglais, excités par l’appât du gain et ne tenant aucun compte des prétentions espagnoles, armèrent des navires qu’ils envoyèrent vers les riches régions si convoitées, pour enlever les convois espagnols, piller les côtes américaines et incendier les villes.

Traités en pirates, ces hardis marins acceptèrent franchement la position qui leur était faite, commirent des excès épouvantables partout où ils débarquèrent, se chargèrent de riches dépouilles, et, méprisant les droits des nations, ne se souciant guère que les Espagnols fussent ou non en guerre avec les pays auxquels ils appartenaient, ils les attaquèrent partout où ils les rencontrèrent.

Les Espagnols, tout occupés de leurs riches possessions du Mexique, du Pérou et en général de leurs colonies de terre ferme, mines pour eux de richesses inépuisables, avaient commis la faute de négliger les Antilles, qui s’étendent du golfe du Mexique au golfe de Maracaïbo, et de n’établir des colonies que sur les quatre grandes îles de cet archipel.

Cachés au fond des anses, derrière les sinuosités du rivage les aventuriers fondaient subitement sur les navires espagnols, les prenaient à l’abordage, puis revenaient à terre partager leur butin.

Les Espagnols, malgré le grand nombre de leurs bâtiments, l’active surveillance qu’ils exerçaient, ne pouvaient plus traverser la mer des Antilles, que les aventuriers avaient choisie pour théâtre de leurs exploits, sans courir le risque de combats acharnés contre des hommes que la petitesse et la légèreté de leurs navires rendaient presque insaisissables.

La vie errante avait tant de charmes pour ces aventuriers qui s’étaient à eux-mêmes donné le nom caractéristique de flibustiers, c’est-à-dire franc butineurs[1], que pendant longtemps la pensée ne leur vint pas de former un établissement durable au milieu de ces îles qui leur servaient de retraites passagères.

Les choses en étaient là, lorsqu’en 1625 un cadet de Normandie, nommé d’Esnambuc, auquel le droit d’aînesse ne laissait d’autre espoir de fortune que celle qu’il pourrait acquérir par son industrie ou par son courage, arma à Dieppe un brigantin de soixante-dix tonneaux à peu près, sur lequel il mit quatre canons et quarante hommes résolus, et partit pour faire la chasse aux Espagnols et essayer de s’enrichir par quelque bonne prise.

Arrivé aux Caïmans, petites îles situées entre Cuba et la Jamaïque, il tomba à l’improviste dans les eaux d’un grand vaisseau espagnol portant trente-cinq canons et trois cent cinquante hommes d’équipage ; la situation était critique pour le corsaire.

D’Esnambuc, sans donner aux Espagnols le temps de le reconnaître, laissa arriver en grand sur eux et les attaqua. Le combat dura trois heures avec un acharnement inouï ; les Dieppois se défendirent si bien que les Espagnols, désespérant de les vaincre et ayant perdu la moitié de leur équipage, cessèrent les premiers la lutte et prirent honteusement chasse devant le petit navire.

Cependant celui-ci avait beaucoup souffert, à peine pouvait-il se soutenir au-dessus de l’eau ; dix hommes de son équipage avaient été tués, les autres, couverts de blessures, ne valaient guère mieux.

L’île Saint-Christophe n’était pas fort éloignée, d’Esnambuc l’atteignit à grand’peine et s’y réfugia pour renflouer son navire et soigner ses blessés ; puis, calculant que pour la réussite de ses courses futures il avait besoin d’une retraite sûre, il résolut de s’établir dans cette île.

Saint-Christophe, que des Caraïbes nommaient Liamniga, est située par 17° 48’ de latitude N. et 65° de longitude O. ; elle se trouve à vingt-trois lieues O.-N.-O. d’Antigoa et à trente lieues environ N.-O. de la Guadeloupe, elle fait partie des petites Antilles.


D’Esnambuc rencontra en débarquant quelques Français qui vivaient avec les Caraïbes.

L’aspect général de cette île est d’une beauté remarquable ; elle est dominée par le mont Misère, volcan éteint, d’une hauteur de trois mille cinq cents pieds, qui en occupe toute la partie N.-O. et descend graduellement en chaînes inférieures, jusqu’à ce qu’il se perde au S. dans les plaines de la Basse-Terre.

La stérilité des montagnes forme un contraste frappant avec la fertilité des plaines.

Les vallées sont d’une richesse de végétation réellement extraordinaire, tandis que les montagnes ne présentent à l’œil qu’un chaos confus de roches brisées, dont les interstices sont remplis d’une matière argileuse qui arrête toute végétation.

Les eaux sont rares et d’assez mauvaise qualité, car les quelques sources qui descendent du mont Misère sont fortement imprégnées de particules salines, auxquelles les étrangers ne s’habituent que difficilement.

Mais, chose précieuse pour les flibustiers, Saint-Christophe possède deux ports magnifiques, bien abrités, faciles à défendre, et ses côtes sont dentelées d’anses profondes où en cas de danger leurs légers navires trouveraient aisément un refuge.

D’Esnambuc rencontra, en débarquant, quelques Français réfugiés qui vivaient en bonne intelligence avec les Caraïbes et qui non seulement le reçurent à bras ouverts, mais encore se joignirent à lui et le choisirent pour chef.

Par un hasard singulier, le même jour où les Dieppois abordaient à Saint-Christophe, des flibustiers anglais, commandés par le capitaine Warner, maltraités aussi dans un combat avec les Espagnols, venaient s’y réfugier sur un autre point.

Les corsaires des deux nations, qui ne pouvaient être séparés par aucune idée de conquête, d’agriculture ou de commerce, et qui poursuivaient le même but, combattre les Espagnols et se créer un refuge contre l’ennemi commun, s’entendirent facilement ; puis, après s’être partagé l’île, ils s’établirent les uns à côté des autres et vécurent dans une bonne harmonie que rien ne troubla pendant longtemps.

Une fois même ils réunirent leurs forces contre les Caraïbes qui, effrayés des progrès de leur nouvel établissement, essayèrent de les chasser.

Les flibustiers firent un carnage horrible des Indiens et les réduisirent à implorer leur clémence.

Quelques mois plus tard, Warner et d’Esnambuc reprirent la mer ; le premier se rendait à Londres, le second à Paris ; chacun d’eux allait solliciter la protection de son gouvernement pour la colonie naissante.

Comme toujours, ces hommes, qui d’abord n’avaient cherché qu’un refuge provisoire, éprouvaient maintenant le désir de voir se développer un établissement créé par eux et qui en peu de temps avait pris une importance réelle.

Le cardinal de Richelieu, toujours disposé à favoriser les projets tendant à augmenter au dehors la puissance de la France, accueillit le flibustier avec la plus grande distinction, entra dans ses vues et forma une compagnie nommée Compagnie des Îles, pour l’exploitation de la colonie.

Le fonds social était de quarante-cinq mille livres dont Richelieu pour sa part souscrivit personnellement une somme de dix mille.

D’Esnambuc fut investi du commandement suprême.

Parmi les clauses stipulées dans sa commission il en est une que nous devons rapporter à cause de son étrangeté, qui constitue pour les blancs en Amérique un esclavage temporaire plus dur encore que celui imposé aux noirs.

Voici cette clause dont nous verrons les sinistres conséquences se développer dans le cours de cette histoire :

« Nul travailleur destiné à la colonie ne sera admis à s’embarquer s’il ne s’engage à rester pendant trois ans au service de la Compagnie, qui aura le droit de l’employer à tous les travaux qu’il lui plaira sans qu’il ait la faculté de se plaindre ou de rompre le traité passé par lui. »

Ces travailleurs furent nommés engagés, terme honnête pour ne pas dire esclaves.

Le retour du nouveau gouverneur ne fut pas heureux. Assailli par une suite non interrompue de tempêtes, les maladies décimèrent ses équipages et il ne débarqua que quelques hommes agonisants.

Le capitaine Warner, plus favorisé, était revenu avec de nombreux colons. Cependant la bonne intelligence se maintint pendant quelque temps entre les deux nations ; mais les Anglais, plus nombreux, profitèrent de ce que les Français, vu leur faiblesse, ne pouvaient s’opposer à leurs usurpations pour empiéter sur leurs droits et fonder un nouvel établissement sur l’île de Nièves, voisine de Saint-Christophe.

Cependant d’Esnambuc ne désespéra pas du sort de la colonie, il se rendit de nouveau en France et sollicita du cardinal des secours d’hommes et d’argent pour repousser les entreprises de ses incommodes voisins.

Richelieu lui accorda sa demande.

Sur son ordre, le chef d’escadre de Cussac arriva à Saint-Christophe avec six grands navires fortement équipés ; il surprit en rade même dix bâtiments anglais, en prit trois, en fit échouer trois autres et mit le reste en fuite.

Les Anglais épouvantés n’essayèrent plus de sortir de leurs limites et la paix fut rétablie.

M. de Cussac, après avoir fourni la colonie d’hommes et de provisions, remit à la voile et alla fonder un établissement à Saint-Eustache, île située à quatre lieues nord-ouest de Saint-Christophe.

Cependant les Espagnols qui, depuis l’apparition des flibustiers dans les mers américaines, avaient eu tant à souffrir de leurs déprédations, les virent avec une inquiétude extrême se fixer définitivement sur les îles des Antilles.

Ils comprirent de quelle importance il était pour eux de ne pas les laisser former des établissements stables dans ces régions, s’ils ne voulaient voir leurs colonies détruites et leur commerce ruiné.

Ils résolurent donc d’agir vigoureusement contre ceux qu’ils considéraient comme des pirates, et d’anéantir à jamais leurs repaires qui déjà avaient pris des proportions formidables.

En conséquence l’amiral don Fernand de Tolède, que la cour de Madrid avait mis à la tête d’une puissante flotte expédiée en 1630 au Brésil pour combattre les Hollandais, reçut l’ordre de détruire en passant les nids de vipères fondés par les flibustiers à Saint-Christophe.

L’apparition subite de cette force immense devant l’île remplit les habitants de stupeur. Les forces réunies des aventuriers français et anglais, leur courage désespéré ne suffirent pas pour conjurer le danger qui les menaçait et repousser une aussi formidable attaque.

Après un combat acharné où un grand nombre de flibustiers, particulièrement français, furent tués, les autres montèrent dans leurs légères pirogues et se réfugièrent sur les îles voisines, à Saint-Barthélemy, à l’Anguille, à Antigoa, à Saint-Martin, à Montserrat, enfin partout où ils espérèrent trouver un refuge provisoire.

Les Anglais, nous sommes malheureusement contraints de le constater, avaient honteusement lâché pied dès le commencement du combat et finalement demandèrent à capituler.

La moitié d’entre eux fut renvoyée en Angleterre sur les vaisseaux espagnols, le reste s’engagea à évacuer l’île le plus tôt possible, promesse qui naturellement fut mise en oubli aussitôt après le départ de la flotte espagnole.

Du reste, cette expédition fut la seule que l’Espagne tenta sérieusement contre les flibustiers.

Les Français ne tardèrent pas à quitter les îles sur lesquelles ils s’étaient réfugiés et à revenir à Saint-Christophe où ils s’établirent de nouveau, non pas sans avoir maille à partir avec les Anglais qui avaient profité de l’occasion pour s’emparer de leurs terres, mais qu’ils contraignirent à rentrer dans leurs anciennes limites.

Observation singulière et qui prouve que les flibustiers n’étaient pas des bandits et des gens sans aveu comme on s’est efforcé de le faire croire, c’est que les habitants de Saint-Christophe se faisaient remarquer entre tous les autres colons par la douceur de leurs mœurs et l’urbanité de leurs manières ; les traditions de politesse laissées par les premiers Français qui s’y établirent se sont conservées même jusqu’à aujourd’hui ; au xviiie siècle on la nommait l’Île Douce et il y a un proverbe aux Antilles qui dit : « La noblesse était à Saint-Christophe, les bourgeois à la Guadeloupe, les soldats à la Martinique, et les paysans à la Grenade. »

Les choses demeurèrent pendant assez longtemps dans l’état que nous venons de rapporter ; les flibustiers, s’enhardissant de plus en plus devant la couardise espagnole, élargirent le théâtre de leurs exploits et, conservant un amer souvenir du sac de leur île, redoublèrent de haine pour les Espagnols qui les avaient flétris du nom de ladrones (voleurs). Ils ne gardèrent plus aucune mesure, et, montés sur leurs légères pirogues qui composaient toute leur marine, ils épiaient les riches convois du Mexique, sautaient résolument à bord, s’en emparaient et retournaient à Saint-Christophe gorgés de butin.

La colonie prospérait, les terres étaient bien entretenues, les plantations faites avec soin.

Car ces hommes auxquels, pour la plupart, il ne restait au cœur aucun espoir de rentrer un jour dans leur patrie, avaient accompli leur œuvre avec l’ardeur fébrile de gens qui se créent une nouvelle nationalité et se préparent un dernier asile, si bien que quelques années à peine après la destruction de la colonie par les Espagnols, Saint-Christophe était de nouveau devenue une colonie florissante, grâce d’abord à sa fertilité, à l’énergique initiative et à l’intelligence de ses habitants, mais surtout au travail incessant des engagés de la Compagnie.

C’est ici le moment de faire connaître ce que c’était que ces pauvres gens et le sort qui leur était fait par les colons.

Nous avons dit plus haut que la Compagnie envoyait aux îles des hommes qu’elle engageait pour trois ans.

Tout lui était bon : ouvriers de tous états, chirurgiens même, qui, se persuadant qu’on les destinait à aller exercer leur profession dans les colonies, se laissèrent séduire par les belles promesses que la Compagnie ne se faisait pas faute de prodiguer.

Mais une fois leur consentement donné, c’est-à-dire signé, la Compagnie les considérait comme des hommes lui appartenant corps et âme ; et lorsqu’ils arrivaient aux colonies, ses agents les vendaient pour trois ans aux planteurs moyennant trente ou quarante écus par tête, et cela à la face du soleil, devant le gouverneur.

Ils devenaient ainsi de véritables esclaves soumis aux aventuriers de la colonie et condamnés aux corvées les plus rudes.

Aussi les pauvres misérables, si indignement abusés, roués de coups, accablés de fatigue sous un climat meurtrier, succombaient-ils pour la plupart avant d’avoir atteint la troisième année qui devait les rendre à la liberté.

Ceci fut poussé si loin qu’il arriva que les maîtres prétendirent prolonger au delà des trois ans l’esclavage stipulé. Vers la fin de 1632, la colonie de Saint-Christophe courut d’extrêmes dangers, parce que les engagés dont le temps était fini et auxquels leurs maîtres refusaient la liberté prirent les armes, organisèrent la résistance et se préparèrent à attaquer les colons avec cette énergie du désespoir à laquelle aucune force ne résiste. M. d’Esnambuc ne parvint à leur faire mettre bas les armes et à éviter l’effusion du sang qu’en faisant droit à leurs réclamations.

Plus tard, lorsqu’enfin on connut en France la triste condition faite aux engagés par les agents de la Compagnie, il devint à ceux-ci presque impossible de trouver des hommes de bonne volonté, si bien qu’ils furent contraints de s’en aller par les places et les carrefours recruter les vagabonds qu’ils enivraient et auxquels ils faisaient ensuite signer un engagement qu’il leur était impossible de rompre.

Nous n’insisterons pas davantage sur ce chapitre, d’autant plus que pendant le cours de cette histoire nous aurons à revenir souvent sur les engagés ; nous n’ajouterons qu’un mot à propos des malheureux que l’Angleterre expédiait aux îles dans les mêmes conditions.

Si le sort des engagés français était affreux, il est prouvé que celui des engagés anglais était horrible.

Ils étaient traités avec la barbarie la plus atroce, contractaient un engagement de sept années, puis au bout de ce temps, lorsque le moment de recouvrer leur liberté était enfin arrivé, on les enivrait et, profitant de leur abrutissement, on leur faisait signer un second engagement pour le même laps de temps.

Cromwell, après le sac de Drogheda, lit vendre plus de trente mille Irlandais pour la Jamaïque et la Barbade.

Près de deux mille de ces malheureux réussirent à se sauver à la fois sur un navire que dans leur ignorance de la navigation ils laissèrent aller à la dérive et que le courant drossa jusqu’à Saint-Domingue ; les pauvres diables, ne sachant où ils se trouvaient, étant sans vivres et sans ressources, moururent tous de faim. Leurs os amoncelés et blanchis par le temps demeurèrent plusieurs années sur le cap Tiburon, dans un endroit qui fut appelé à cause de cette horrible catastrophe l’anse aux Ibernois, nom qu’il porte encore.

Le lecteur me pardonnera d’être entré dans d’aussi grands détails sur l’établissement des flibustiers à l’île Saint-Christophe ; mais comme c’est sur ce coin de terre que la terrible association de ces aventuriers prit naissance et que nous entreprenons aujourd’hui de raconter leur histoire, il nous fallait mettre le lecteur bien au courant de ces faits afin de ne pas être obligé d’y revenir plus tard. Maintenant nous reprendrons notre récit auquel les chapitres qui précèdent servent pour ainsi dire de prologue, et, franchissant d’un bond l’espace compris entre l’île Sainte-Marguerite et l’archipel des Antilles, nous nous transporterons à Saint-Christophe quelques mois après l’évasion, car nous n’osons dire la mise en liberté du comte Ludovic de Barmont-Senectaire.

  1. De free booters.