Les Aventures du roi Pausole/Livre IV/Chapitre 8

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 360-375).





CHAPITRE VIII


OÙ LES ÉVÉNEMENTS SE PRÉCIPITENT


Il étoit trop poli, trop galant pour desobliger un sexe dont il avoit toujours été l’idole. Dès qu’une jolie femme se présentait, elle était sûre d’être placée.
Le Cosmopolite. — 1751.


— Ma fille est retrouvée ? dit Pausole. C’est fort heureux pour elle. Mais quelle heure singulière vous avez choisie, monsieur, pour une pareille découverte !

— Sire… je suis confondu… Nous ne choisissons guère les…

— Comment voulez-vous que j’aille courir les rues quelques instants avant minuit, un soir de fête, en pleine foule, au milieu des plaisirs et sans doute des excès que toute fête conseille et même facilite, pour une démarche aussi intime, aussi délicate, aussi scabreuse que de pénétrer en personne dans l’appartement clandestin d’une Altesse royale avec le dessein paternel de ressaisir son affection ? La Princesse Aline se couche à neuf heures, monsieur le chef de la Sûreté. Elle est certainement en repos en ce moment. J’arriverais comme un personnage de vaudeville au milieu d’un flagrant délit et cette seule idée m’est odieuse. Vous m’en voyez tout révolté. Allez, monsieur, vous êtes un maladroit !

— Mais, Sire, c’est votre ministre, l’honorable seigneur Taxis, qui m’a conseillé de…

— Encore lui ! Toujours cet homme ! Je n’apprends donc rien de malencontreux, de brouillon, d’impolitique sans qu’il n’y ait sa part de responsabilité ! Il se rendra intolérable, et je ne sais pas vraiment si je ne finirai point par me priver de tels services où je ne recueille que trouble et vicissitude… Allez ! vous dis-je ; je suis très mécontent… Réglez la suite avec mon page. Je ne veux plus m’occuper de rien.

Giguelillot emmena le malheureux.

— Pourquoi venir parler de cela au Roi ? lui dit-il. Si vous m’aviez pris à part, je vous aurais prévenu d’un mot… Voyons, dites-moi ce que vous savez. J’essayerai d’arranger les choses.

Le chef de la Sûreté expliqua que la Princesse Aline avait été retrouvée, non avec un jeune homme, comme on croyait le savoir, mais avec une jeune fille un peu plus âgée qu’elle, hôtel du Sein-Blanc et de Westphalie. Il ajouta que, deux agents restés pendant trois heures aux écoutes derrière la porte avaient fait le rapport le plus singulier de tout ce qu’ils avaient su entendre. Il insista pour obtenir que l’arrestation fût prompte, disant que, à plusieurs reprises, Son Altesse s’était plainte d’une lassitude extrême et que le souci de l’auguste santé devait primer, semblait-il, toute autre considération.

— Ne savez-vous rien de plus ? demanda Giguelillot.

— L’inconnue parlait d’une absence qu’elle avait faite dans le courant de l’après-midi et qui a été confirmée par le portier de l’hôtel.

— Où pouvait-elle aller ?

— Elle refusait de le dire ; mais elle rapportait deux cents francs d’une mystérieuse origine, et une bague qu’elle voulait revendre sans la garder un seul jour.

— C’est tout ce qu’on sait ?

— Demain lundi, de quatre à huit, elle sortira une seconde fois.

— Ah ! Ah ! c’est très intéressant.

Giglio remercia le policier, lui ordonna de faire cesser la surveillance le lendemain à quatre heures précises, et surtout de renoncer à toute communication avec Taxis, d’une part, avec Pausole de l’autre.

Il achevait à peine, lorsqu’un grand mouvement se fit autour de lui.

Le Roi venait de manifester au préfet qu’il lui était agréable de se retirer dans ses appartements avec la jeune femme qu’il avait épousée le matin même.

Giguelillot traversa vivement le salon, s’approcha de Diane à la Houppe et prit en penchant la tête sur l’épaule un air suppliant et doux…

Diane fronça les sourcils sans pouvoir en même temps s’empêcher de sourire, et, le visage tendu en avant, elle articula nettement :

— Oui.

Puis, dans un rire silencieux, elle murmura non sans bravade :

— Tu ne diras plus, petite horreur, que tu n’as jamais entendu ce mot-là.


Il la rejoignit une heure plus tard. Elle l’attendait sur une chaise longue ; ses cheveux noirs ondulaient largement sur chacune de ses joues et la recouvraient jusqu’à la hanche. Il ne vit de son expression que deux yeux très brillants et une bouche humide…

— Ah ! bien, madame, dit-il, je vous ai obéi. La Princesse Aline n’est pas arrêtée.

— Oh ! tu es gentil tu es si gentil !

— Quelle récompense aurai-je ?

— Toutes celles que tu aimes.

Elle ferma doucement le verrou, tandis qu’il éteignait toutes les lampes électriques, sauf une qu’il posa sur le sol, afin de laisser le sommet du lit dans une demi-obscurité. Il retira son costume jaune et bleu dans le cabinet de toilette. Un flacon de parfum s’offrait : il le reconnut aussitôt et s’en versa par attention.

Mais lorsqu’il frissonna enfin dans les bras de la jeune femme, il se sentit presque humilié, ou, si l’on peut dire, inutile. Son gracieux talent ne lui servait à rien. Diane obéissait aux caresses avec un tel empressement que toute subtilité devenait ruse perdue. Déjà, elle avait ressenti ce qu’il s’occupait de lui suggérer avec plus de méthode qu’elle n’avait de patience. Ainsi plusieurs fois de suite, elle le déconcerta.

Au milieu de la nuit, comme pour le dominer et le maintenir au moment où elle attendait de lui des réponses presque solennelles, Diane à la Houppe s’étendit avec un soupir sur celui qu’elle chérissait tant, s’accouda de chaque côté, le frôla régulièrement de ses seins gonflés et souples dont la caresse passait tiède et lui dit avec effort :

— Tu m’aimes ?

— Oui.

— Combien de temps m’aimeras-tu ?

— Toujours.

— Alors… je peux te confier… un secret ?

— Tu peux.

— Le Roi m’a dit qu’il songeait à permettre aux pages… d’entrer dans le harem… et qu’il fermerait les yeux sur… ce qui se passerait… très probablement.

— Admirable inspiration !

— Oh ! ne ris pas !… Je suis si contente !… Nous pourrons nous revoir… Maintenant cela m’est bien égal que la blanche Aline soit prise… puisque cela ne nous sépare plus…

— Amour…

— Mais tu vas me jurer quelque chose.

— Tout ce que tu voudras.

— Il y a tant de femmes au harem… Sais-je seulement si quelqu’une ne te fera pas la cour ? Souviens-toi, Djilio, souviens-toi que je me suis soumise la première… et jure-moi que les autres n’obtiendront rien de ta bouche… Jure-moi que personne ne t’étreindra comme je t’étreins… avec mon corps et mon âme !… Jure, Djilio ! Donne-toi comme je me donne !

Giguelillot ne fit aucune difficulté. Il jura selon les traditions et prit le ton qui convenait à la circonstance. Puis il quitta la belle Diane « afin de ne pas la compromettre », ainsi qu’il le lui fit comprendre, — et aussi pour dormir tranquille, mais il ne dit rien de cette raison-là.



Le lendemain, comme il passait dans le corridor préfectoral, un appel murmuré mais pressant lui fit retourner la tête.

Le petit visage de Philis se hasardait, timidement, derrière une porte entre-bâillée.

La porte s’ouvrit tout à fait, puis se referma sur eux deux.

— Le Roi dort, dit Philis. Restons là… Nous ne serons pas surpris.

— Comment ! à midi et demi, le Roi dort encore ? — Pas depuis longtemps ! expliqua la petite avec une certaine fierté.

— Et vous ?

— Moi je n’ai pas sommeil quand je pense à vous. Il y a une heure que je vous attends derrière cette porte. — Que vouliez-vous de moi ?

Elle prit un air penché :

— Une petite leçon, monsieur… Vous ne m’en avez donné qu’une et je l’ai vite apprise par cœur, mais je ne ferai jamais de progrès si vous ne m’enseignez qu’une règle sur quatre…

Giguelillot la félicita de ses dispositions studieuses. Toutefois, comme il ne trouvait ni agréable ni décent le rôle qu’on voulait lui faire jouer, il décida que dans l’intérêt même de l’élève, la seconde leçon devait être plus expérimentale que théorique, et, consultant ses fantaisies plutôt que les devoirs de sa tâche, il abusa diversement de l’acceptation préalable que Philis exprimait toujours à l’étourdie, avec un jeune élan de confiance et parfois de curiosité.

Philis apprit les quatre règles. Son esprit s’ouvrait peu à peu à toutes les lumières nouvelles d’une science qui la ravissait, et qui n’était jamais trop difficile, prétendait-elle, pour ses jeunes compréhensions. Cependant, après une heure et quart, Giguelillot lui dit en ami que son petit cerveau délicat, avait assez travaillé.

Elle le retint :

— Vous vous en allez ?

— Jusqu’à ce soir.

— Vous sortez en ville ?

— Oui.

— Puis-je vous donner une commission ?

— Laquelle ?

— Écoutez… Ma sœur n’a pas toujours été gentille pour moi… mais je l’aime bien tout de même… et je suis triste qu’elle soit partie… Vous êtes si adroit, petit ami… Vous pourrez peut-être découvrir son adresse… et la voir un instant… et lui parler de moi… Cherchez-la, vous me ferez plaisir… Gardez son secret, je n’en veux pas… mais dites-moi si elle va bien… Je ne vous demande pas autre chose…

— Vous le saurez ce soir, dit Giguelillot.

— C’est gentil… Encore un petit mot… Vous lui parlerez… vous lui parlerez de tout près… Ne l’embrassez pas…

— Je vous le promets.

— Même si elle a l’air d’en avoir envie ?

— Les jeunes filles n’ont jamais cet air-là, mademoiselle.

— Oh !… alors on voit bien que vous ne les connaissez pas !



Giguelillot déjeuna fort tranquillement, fit à plusieurs amis l’aveu confidentiel de son départ pour une enquête, afin que cela fût immédiatement répété au Roi. Puis il sortit, seul et sans canne.

Devant l’hôtel de la préfecture, sur la planche d’un banc public, il aperçut la belle Thierrette, qui, les deux mains croisées en poing et le corps courbé en cerceau, posait, sans en avoir conscience, pour la statue monumentale du Découragement silencieux.

Il la releva par le menton.

— Eh bien, pauvre Thierrette, cela ne va pas ? dit-il.

— Ah ! monsieur je ne peux pas suffire… Ce n’est pourtant pas faute de bonne volonté… J’y mets tout mon cœur, vous savez… je me mets en quatre pour contenter… mais il y a trop d’ouvrage… Je vais demander mon compte.

— Déjà ? Déjà ? Comment, toi, une forte fille, avec tes muscles et ta santé, tu ne peux pas crier : « Vive l’armée ! » pendant deux jours de suite ?

Qui est-ce qui m’a flanqué-une mauviette pareille, sacré nom d’un chien ?

— Mauviette ? Je voudrais bien en voir une autre à ma place !… Monsieur, ils amènent leurs amis, maintenant !… Un régiment, passe encore, mais toute la ville, je ne peux pas… Alors je viens vous prier… pour si vous connaissiez une maison plus tranquille… même avec plusieurs maîtres… pourvu qu’ils ne soient pas plus de cinquante…

— Allons, console-toi. Je sais ce qu’il te faut. De ma propre autorité, je te nomme ribaude ordinaire à la suite du corps des pages. Nous sommes quinze à peine…

— Oh ! si ce n’est que cela !

— … Et nous avons tous beaucoup d’amies ; mais il nous manquait… comment dirai-je… quelqu’un qui fût à portée… Les soubrettes du Roi, ne sont jamais seules à l’heure où on leur rend visite… On ne peut compter sur elles… Toi, tu seras notre petit harem particulier. C’est entendu. Sèche tes larmes.

La paysanne se confondit en remerciements et resta clouée sur la place.

La quittant avec un geste d’encouragement et d’entrain, Giguelillot fut d’abord s’acheter des cigarettes, puis il se rendit vers les lieux où il savait pouvoir rencontrer Galatée.

C’était un petit hôtel blanc, fort convenable d’aspect, et dont rien ne décelait la vie intérieure.

Le page sonna. On l’introduisit auprès d’une grande dame âgée qui avait de parfaites façons et qui s’enquit tout de suite de ses préférences, c’est-à-dire qu’elle lui demanda s’il fallait faire prévenir en ville Mme  X…, femme d’un magistrat, personne blonde très effarouchée, ou plutôt Mme  Y…, dont la photographie était sur la cheminée.

Mais Giglio, sans y toucher, fit en quelques mots précis le portrait d’une jeune fille idéale qui ressemblait à Galatée comme Galatée à son miroir.

On le laissa seul dans une chambre, et, après vingt minutes d’attente pendant lesquelles on fit semblant d’aller quérir l’ingénue chez elle, il vit entrer Mlle  Lebirbe qui venait simplement de la chambre voisine.

Dès qu’elle l’aperçut, elle poussa un cri et, détournant la tête, se mit à pleurer.

Au lieu de triompher par un « Je vous l’avais bien dit ! » qui ne lui eût pas apporté les consolations indiquées, Giglio s’approcha d’elle et lui prit la main :

— Qu’avez-vous ?

— Ah ! vous êtes gentil d’être venu !

Ses larmes redoublèrent. Elle reprit :

— Vous aviez raison… vous m’avez parlé comme un ami… J’ai eu tort de ne pas vous croire… On a été si grossier pour moi, si vous saviez !… Je ne suis pas plus heureuse que dans ma famille…

— Vous retourneriez chez votre père ?

— Oh ! Non ! mais je veux sortir d’ici.

— Personne n’a le droit de vous retenir. Où irez-vous quand vous serez sortie ?

— Je ne sais pas…

Puis, de plus en plus désespérée, elle sanglota :

— Je suis amoureuse.

Giglio ne comprenait plus.

— Vous dites ?

Elle ne répondit rien.

— Amoureuse de qui ?

Elle hésita encore, sourit légèrement, soupira, et dit enfin :

— De votre amie.


Très sérieux, le page hasarda :

— Est-ce que vous ne pourriez pas désigner plus clairement ?…

— Votre amie de l’hôtel du Coq… L’aînée des deux… Elle est venue ici… Elle avait besoin d’argent paraît-il… Ah ! si vous aviez vu ma joie quand je l’ai aperçue… N’est-ce pas qu’il y a des hasards providentiels et que nous étions prédestinées à nous retrouver un jour, peut-être pour longtemps ?

— Ce n’est pas douteux, dit Giguelillot qui entrevit des machiavélismes.

— Vous savez que j’en suis folle ? reprit Galatée. Je comprends maintenant tout ce que j’ai vu par ma fenêtre, au bout de ma lorgnette qui tremblait… Nous sommes restées seules une demi-heure dans un salon d’attente… Je crois bien qu’elle en aime une autre et néanmoins elle m’a aimée… pour se purifier, disait-elle, de ce qu’elle allait faire dans l’horrible endroit où je suis encore. Quand je pense qu’elle va revenir dans une demi-heure et que peut-être nous ne nous reverrons pas…

— Vous vous reverrez, dit Giguelillot, ce soir même, et pour longtemps.

— Je le lui ai demandé. Elle ne veut pas.

— Elle voudra… Croyez-moi aujourd’hui puisque vous regrettez de ne m’avoir pas cru avant-hier… Venez ici écrire une lettre. Demandez ce qu’il faut pour cela.

Un esclave en bonnet apporta un buvard.

— Vous allez, dit Giguelillot, écrire à la jeune fille que vous espérez, que vous attendez ici même.

— Pourquoi ?

— Pour lui dire d’abord ce que vous pensez d’elle…

— Elle le sait.

— Elle ne le sait pas. Rien ne vaut une déclaration écrite… Dites-lui par lettre tout ce que vous lui avez dit en pensée depuis que vous l’avez quittée… Et enfin…

— Mais puisqu’elle va venir ?

— Oh ! il ne faut pas lui en parler. C’est très important. Vous gâteriez tout.

— Soit…

— Dites-lui donc ce que vous pensez d’elle, et donnez-lui rendez-vous pour ce soir au Jardin-Royal, sous le monument de Félicien Rops.

— Elle y sera ?

— Elle y sera. Je m’y engage. Mais dépêchez-vous. Le temps presse.

Galatée écrivit sa lettre, puis, la tendant :

— À quelle adresse ?

— Je me charge de la faire parvenir.

— Et le résultat ?

— Ce soir, vous serez toute seule avec cette jeune personne et vous l’emmènerez où il vous plaira… Je vous conseille d’aller en France. — Vous ne vous moquez pas de moi ?

— Voulez-vous me dire pourquoi je me moquerais de vous ?… et si jusqu’à présent je vous ai laissé croire que je faisais de fines mystifications autour de votre personne ?

— Pardonnez-moi, mon ami. Merci… Merci de tout cœur… Vous reverrai-je ?

— Non… ou du moins… pas cette semaine… On se revoit toujours : le monde est si petit. Mais je vous chasse d’où vous êtes, et ne vous donne aucun rendez-vous. C’est la meilleure preuve que je puisse vous offrir de ma respectueuse amitié.