Les Aventures du roi Pausole/Livre IV/Chapitre 4

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 321-325).





CHAPITRE IV


COMMENT TAXIS APPRIT ENFIN LA VÉRITÉ SUR TOUTE
L’AFFAIRE


J’ai dans mon répertoire plusieurs
remèdes, Pulsatilla, Natrum muriati-
cum, Belladona
, efficaces chez les gens
qui se croient damnés.
Dr  Gallavardin (de Lyon). — 1896.


Les deux petits paysans mis en liberté, tout le cortège s’ébranla de nouveau dans la direction de Tryphême.

Giguelillot n’aurait point voulu mystifier le Roi Pausole, car il l’aimait très sincèrement, malgré qu’il l’eût fait cocu. Mais ses scrupules étaient moins vifs à l’égard du seigneur Taxis ; et comme il lui fallait pallier le fâcheux épisode des lettres, il rejoignit le Grand-Eunuque et lui dit en confidence :

— Monsieur, pour ma part je mènerai l’enquête d’une façon impitoyable ; mais je crois devoir vous annoncer que l’inculpé est par malheur un de vos coreligionnaires.

— Que dites-vous ? Quel scandale !

— Ne vous effrayez pas. Sa voie est droite et ne l’égare qu’en apparence. Voici la vérité sur toute cette affaire : un jeune homme, choisi parmi les plus chastes d’une société qui en compte beaucoup, a été chargé d’une mission morale à Tryphême par un groupe de protestants qui habite Alais.

— Alais, est une ville sans tache, dit Taxis.

— Vous le savez, monsieur, je ne partage pas vos idées, reprit Giguelillot imperturbable, mais je trouve malgré moi une certaine grandeur, un généreux désintéressement aux visites que font vos amis chez les courtisanes de nos grandes villes, à l’effet, sans doute, de les purifier.

— N’en doutez point.

— Tel était précisément le but du jeune homme que nous recherchons. Depuis cinq mois, si j’en crois ses propres paroles, il a passé toutes ses nuits et souvent même ses journées dans les lits des filles perdues, allant sans cesse de couche en couche, de répulsion en répulsion.

— Le noble enfant !

— Sa méthode particulière consistait à montrer sa propre personne, qui est en effet sans charmes, déplaisante et mal tenue. Il quittait ses vêtements, s’approchait de la pécheresse et articulait d’une voix lamentable : « Voilà ce que c’est que la chair ; comment n’es-tu pas écœurée ? »

— Il en a converti beaucoup ?

— Aucune. La plupart protestaient aussitôt qu’elles n’avaient jamais rien touché de plus tentateur que son corps, et qu’elles aimaient beaucoup les blonds (car il est blond). D’autres lui expliquaient avec un sourire qu’elles n’étaient pas moins aimables envers les beautés de second rang et qu’en échange d’un double prix elles donnaient double tendresse. Celles même qui restaient assez franches pour dire de lui ce qu’elles en pensaient se refusaient à injurier dans le sursaut d’un égal mépris le reste de leurs amants. Celles-là étaient les plus jeunes. Bref, il allait partir très découragé lorsque, ayant appris que la Princesse Aline habitait non loin du harem, il jugea que nulle âme n’était plus en péril que la sienne, et eut la gloire de la sauver.

— Comment s’y est-il pris ?

— C’est un secret. Concurremment, monsieur, il extirpait encore du sein du péché une pauvre danseuse nommée Mirabelle.

— Ah ! nous y voilà donc !

— Mais cette danseuse manquait d’argent pour retourner dans son pays et oublier là sa jeunesse d’orgies. Son conseiller ne se souciait point de lui en remettre, car il avait en horreur toutes les prodigalités. La Princesse Aline s’en chargea. Et c’est ainsi qu’elle put le même jour, non seulement se préserver elle-même, mais tirer du gouffre une autre brebis. Voilà pourquoi elle écrivit et fit porter où vous savez, par la main d’une dame d’honneur, la lettre qui vous alarmait.

— Tout s’explique, en effet ! Et ces billets trouvés…

— Ce sont les derniers témoins d’une folle existence. Mirabelle voulait les détruire tout d’abord ; puis elle en a fait don à son bon pasteur pour prouver un repentir sincère.

— Et ces vêtements eux-mêmes… ce veston bleu… cette robe verte…

— Une libéralité à de pauvres paysans. La Princesse Aline et son compagnon ne veulent plus s’habiller que de noir.


Taxis regarda fixement le petit page.

— Monsieur, dit-il (et je m’excuse à l’avance de ce que je vais présumer), j’ai des raisons de penser que vous vous moqueriez de moi si je vous en donnais l’occasion. Mais aujourd’hui je vous crois, oh ! je vous crois ! La Vérité illumine ce que vous venez de m’apprendre. Je le sens ! Je le sais ! Je le crie !… On n’invente pas cela !… Désormais une lutte effrayante va se livrer en mon cœur entre mon devoir moral et mon devoir public… Si je protège la Princesse, je trahis le Roi… Si je la livre, j’arrache une âme à la vertu… D’un côté, c’est le forfait ; de l’autre, c’est la coulpe… Dans les deux cas, l’enfer me guette… Que faire ? Où aller ? Que devenir ?… Sentinelle ! Sentinelle ! Que dis-tu de la nuit ?

Le poney de Philis se rua au milieu de ce désespoir. Pourpre et haletante, la petite criait :

— Mais vous ne voyez donc rien ! Regardez devant vous… Tenez ! Tenez !… Là-bas, sur la route…