Les Aventures du roi Pausole/Livre III/Chapitre 9

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 260-270).





CHAPITRE IX



COMMENT GIGUELILLOT COMPRENAIT LES DEVOIRS
DE L’HOSPITALITÉ ANTIQUE



Il est d’usage que les jeunes filles per-
mettent les attouchements jusqu’à un
certain point ; mais la décence des
mœurs actuelles ne me permet pas de
vous dire lequel.
Fischer. Ueber die Probe-
nachte
…, etc. — 1780.


Diane à la Houppe et le Roi, guidés par leurs hôtes, gagnèrent les appartements qui attendaient depuis tant d’années l’honneur d’une visite souveraine.

Taxis avait peut-être l’intention de séparer les deux époux ; mais le trouble qu’il ressentit à la suite de sa dispute fit qu’il en oublia jusqu’aux règles fondamentales de sa politique courante.

Le sort déjouait ainsi les calculs du petit page qui en resta tout surpris. Ce fut pis encore lorsque, en entrant avec Pausole dans la chambre où elle allait vivre sa troisième nuit conjugale, Diane jeta vers son mari des regards de pardon et de renaissant amour.

Alors Giguelillot se sentit mordu par le petit serpent d’une petite jalousie. Cette femme qu’on lui enlevait (car on la lui enlevait) acquit à ses yeux aussitôt des séductions fascinatrices. Inquiet de lui-même, soucieux d’enterrer son souvenir sous une bonne réalité, il se résolut à faire diversion.

En jeune homme pratique et déterminé, il avait ses armes sur lui.

L’étui où il enfermait ses plaquettes était un nécessaire complet pour aventures et habitudes, une triple trousse indispensable divisée en trois poches d’inégale importance.

La première contenait :


Un tire-bouton ;

Six lacets de corset ;

Des sels ;

Un poison inoffensif ;

De la poudre blanche, de la poudre Rachel, de la poudre rose (en petites boîtes de poche) ;

Trois bâtons de rouge tout neufs ;

Des épingles noires, blanches et à tête ronde.

Des épingles à cheveux de différentes formes ;

Des épingles doubles ;

Un petit peigne à fermoir ;

Une glace à main ;

Plusieurs produits pharmaceutiques ;

Enfin divers objets curieux, sinon véritablement usuels.


La deuxième renfermait les trois volumes de vers où Giguelillot avait fait entrer, sous forme, de dédicaces, de titres ou d’acrostiches quatre cents prénoms féminins ou noms d’animaux diminutifs rangés par ordre alphabétique afin que la recherche en fût plus facile au milieu des émotions.

— Lisez ! Lisez !… cette élégie… à Miquette***… c’était vous, Miquette ! Je vous aimais comme un fou ! Et vous ne le saviez pas !

Le dernier compartiment était le plus précieux des trois.

Giguelillot y conservait une collection de trente billets, déclarations simples ou déclarations demandant rendez-vous. Ces billets répondaient par leur variété à tous les caractères, et par leur provision à toutes les urgences : on n’a jamais ce qu’il faut pour écrire dans ces cas-là. Il y en avait de tendres, de respectueux, d’enflammés, de littéraires, de timides, de fort inconvenants, de désespérés et de pratiques. Certains disaient « Ne m’abandonnez pas ! » D’autres « Eh bien ! oui, je vous aime ! » D’autres encore : « Faites trois courses avant de venir pour avoir un emploi du temps. » Certains étaient presque illisibles tant l’encre y nageait dans les gouttes de larmes.

Sitôt que l’un d’eux avait passé de sa case dans une main, toujours curieuse et tremblante même en cas de refus arrêté, Giguelillot le recopiait de mémoire pour une occasion future et la collection n’y perdait rien. Des enveloppes de couleurs diverses, rangées dans un ordre connu, rappelaient aisément le sujet de la lettre sans qu’il fût besoin de l’ouvrir pour en vérifier le choix ni les termes soigneusement vagues.

Dans ce précieux nécessaire, Giguelillot prit à l’écart le troisième et le quatrième billet bleu, qui, avec des nuances, développaient ce thème « Je vous adore. J’aurai la folie de venir cette nuit jusqu’à votre chambre. Ouvrez-moi, ne fût-ce que pour me renvoyer ! »

Et, avant de quitter ses hôtes, il put glisser aux mains de leurs filles, secrètement, l’un et l’autre pli, afin d’avoir deux chances contre une d’oublier Diane à la Houppe.

Il monta dans sa chambre, défit ses bagages, en tira des objets de toilette et s’occupa longuement de son joli physique par un sentiment de politesse bien plutôt que de suffisance, car il n’était à vrai dire ni vaniteux ni modeste lorsqu’il parlait avec lui-même et prenait aussi peu de plaisir à s’adresser des compliments qu’à se dire des choses désagréables.

Si les dames avaient eu quelques bontés pour lui, ce n’était point, pensait-il, par l’effet d’un charme, mais parce qu’il les avait beaucoup entreprises, et, pour peu que l’on ait su rendre les circonstances favorables, deux sexes faits pour s’unir oublient vite les mauvaises raisons qu’ils croyaient avoir trouvées de ne pas se rendre leurs devoirs.

En une heure, les derniers bruits s’éteignirent aux derniers étages ; Giguelillot, ouvrant avec précaution la serrure de sa porte épaisse, se glissa dans le long corridor, monta silencieusement un escalier de marbre…


Philis vraiment n’avait pas assez d’expérience pour jouer les rôles d’amoureuse : elle l’attendait sur la dernière marche.

— Chut dit-elle. Oh ! que je suis contente ! Venez vite !

Ils entrèrent. Elle se retourna vers lui :

— Vous êtes amoureux de moi ? Comment cela se fait-il ?

Giguelillot n’eut pas le courage de jouer son rôle ordinaire, d’ailleurs parfaitement inutile cette fois. Il prit sous les bras la petite Philis, rouge et riante de plaisir, il lui mit un baiser dans l’œil et un autre au coin de la bouche, mais vivement et en camarade.

— Vous êtes très gentille, lui dit-il.

— C’est vrai ?

— Mais oui.

— Qu’est-ce que j’ai de gentil ?

— Vous ne le savez pas ?

— On ne m’a jamais dit…

— Eh bien, ceci, et ceci encore ! et cela, ceci, tout vous !

Elle se remit à rire, puis pensivement :

— Mais les autres jeunes filles sont mieux que moi.

— Vous vous trompez bien.

— Malheureusement non. J’ai une cousine qui vient déjeuner ici tous les dimanches et, quand elle ôte sa robe dans ma chambre pour aller à table, j’ai envie de la battre tant elle est plus belle que moi. C’est vilain, ce sentiment-là, n’est-ce pas ?

— Oui, vous êtes d’une modestie ridicule, fit Giglio avec tendresse. Comment vous croyez-vous donc faite ?

— Moi ? Comme une allumette-bougie…

— Parce que vous avez la tête rose et le corps blanc ?

— Surtout parce que je suis maigre. Vous ne direz pas non.

— Je dirai non tout de suite Vous, une maigre ? Vous êtes mince comme il faut être. Les jeunes filles de quinze ans qui ressemblent à des poussahs trouvent quelquefois des maris parce que leur double surface donne l’illusion de là bigamie ; mais des amants, c’est une autre affaire : elles sont trop difficiles à enlever.

Philis, qui avait le rire facile, fit une vocalise, puis demanda très sérieusement :

— Vous avez enlevé des jeunes filles, déjà ?

— Tout un pensionnat.

La petite le regardait avec admiration :

— Racontez-moi, dites ?

— Impossible, c’est un grand secret.

— Alors, sans les noms !… Où cela se passait-il ?

— En France. Je ne peux pas en dire plus…

— C’étaient des grandes ou des petites, dans cette pension-là ?

— Des deux.

— Combien en tout ?

Giguelillot chercha un chiffre extraordinaire et admissible :

— Trente et une, répondit-il.

— Aucune ne vous a boudé ?… Oh ! je comprends ça, par exemple ! Vous êtes si joli garçon… Je vous ai dit oui comme elles, vous voyez… Et encore, elles savaient peut-être ce qu’elles faisaient en vous suivant, tandis que moi je ne sais pas du tout. Ou presque pas.

— Vraiment ?

— Ma sœur ne veut jamais me répondre quand je lui demande des renseignements. Tout ce que j’ai appris, c’est par ma cousine. Mais elle ne m’a pas dit ce qu’il y a de plus important, j’en suis sûre.

— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

Philis hésita en souriant.

— Vous allez vous moquer de moi si je vous le répète.

— Certainement non.

— J’ai retenu tout de travers, je m’en doute. Et puis je ne sais pas tous les mots. Enfin, tant pis, vous me reprendrez ; voilà.

Et, comptant sur ses doigts pour ne rien oublier, Philis énuméra ses petites connaissances, d’une voix basse, lente et circonspecte, levant parfois un œil alarmé, comme une élève incertaine qui redoute le fatal zéro.

Giguelillot l’écoutait avec une estime croissante. Dès qu’elle eut achevé de parler, il lui dit en joignant les mains :

— Mais pardon, mademoiselle Philis, qu’est-ce que vous croyez ignorer ?

— Ce qui est mal, dit-elle simplement.

Elle s’expliqua :

Il paraît que c’est très honteux de recevoir un jeune homme dans sa chambre… On fait donc le mal avec lui ?

— Mais non, mais non, fit Giguelillot.

— Si. Papa nous le défend. Il ne reçoit jamais de jeunes gens, et quand on lui demande pourquoi, il répond qu’il a des filles. Tout ce que je viens de vous dire, évidemment, ce sont des façons de jouer qui ne font de mal à personne ; alors ce n’est pas cela qu’on défend.

— Bien entendu… Et je suis sûr que M. Lebirbe vous protège contre : « certains » jeunes gens ; ceux qui ne savent pas jouer, vous me comprenez bien. Mais s’il apprenait que vous jouez avec moi…

— Vous ? Mais vous surtout, grand Dieu ! Ce soir je ne sais pas ce que vous lui avez dit, il vous craignait comme le diable, et il avait fait coucher une bonne sur un matelas dans le corridor, entre la porte de ma sœur et la mienne. Vous savez que ma sœur dort là-bas tout au fond ? Elle a horreur des domestiques, Galatée, et elle n’aime pas être surveillée. Elle a donné de l’argent à la bonne en la priant d’aller coucher dans les communs comme d’habitude. Quelle chance, dites ? sans cela je n’aurais pas pu vous voir.

Cette confidence intéressa vivement Giglio. On avait dit oui des deux côtés. Il regarda la petite Philis et sentit un scrupule devant elle. Il pensa qu’attendu par l’aînée, résolu à la connaître, il n’avait guère le droit de conduire la plus jeune à d’irréparables imprudences, et qu’il valait mieux aborder la plus responsable des deux.

Discret, il se borna donc à donner les éclaircissements que lui demanda la petite Philis sur un certain sujet dont elle était curieuse. Il lui donna aussi des conseils, des méthodes de rêverie et des leçons faciles, mais il ne lui suggéra rien dont elle ne sût les éléments.

Il fut même si réservé qu’au moment où elle le pria de tenter avec elle une fatale expérience, il répondit qu’au sein d’une maladie grave il avait formé le vœu de ne jamais accomplir quoi que ce fût d’approchant, et que d’ailleurs, selon l’avis général, ces violences n’amenaient que déception.

Deux heures après il se retira, feignit de descendre l’escalier, mais revint bientôt à pas sourds et frappa deux légers coups sur la porte de Galatée.

La jeune fille ouvrit elle-même en robe de chambre très boutonnée. Elle referma soigneusement la porte, s’y appuya des épaules et dit du ton le plus froid :

— Monsieur, je sais tout ce que vous avez fait ce soir dans une chambre de l’hôtel du Coq…

— Comment ? s’écria Giguelillot stupéfait.

— Et je suis décidée à ne pas le taire si vous m’approchez sans ma permission. Maintenant, écoutez bien. J’ai à vous parler.