Les Aventures du roi Pausole/Livre III/Chapitre 7

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 241-251).





CHAPITRE VII



OÙ L’ON FAIT DES RÉCITS DE VOYAGE
SUR UN PAYS BIEN SINGULIER



« Je vous diray quelques Sonnets et
croy que vous ne doutez du sujet.
— Non, respondirent ces Bergères,
ils seront de l’Amour. »
Remy Belleau.


À cet instant, une petite voix joyeuse et presque émue osa crier du fond de la pièce :

— Maman ! Maman ! quel bonheur ! monsieur est un poète !

— Un poète, Philis, est-il vrai ?

— Un poète ! répéta Diane à la Houppe, Oh ! Dites-nous des vers, voulez-vous ?

Giglio s’approcha, s’inclina, et répondit avec déférence :

— Madame, il suffit que vous m’en ayez exprimé le désir pour que je manque à tous mes serments, car je m’étais bien juré de ne jamais dire mes vers moi-même ; mais je sais que vous n’ordonnez rien qui ne soit agréable au Roi et je voudrais être sûr de ne pas lui déplaire en troublant son entretien…

— Vous ne troublerez rien du tout, monsieur Djilio regardez le Roi : il vous écoute.

— Dis-nous tes vers, mon petit, fit Pausole. Cela vient fort à propos rompre ma conférence de politique intérieure, car M. Lebirbe et moi nous commencions à ne plus nous entendre, bien que courtois l’un envers l’autre. Mais choisis un poème court et dont tu te souviennes bien, car les lacunes de la mémoire me font une pénible impression.

— Sire, dit Giglio modestement, j’ai mes œuvres complètes sur moi.

Il porta la main à sa ceinture, y fit sauter le bouton d’une courte poche de cuir qui ressemblait à une cartouchière, et il en tira trois petits volumes du format in-trente-deux jésus.

L’un était édité au Mercure de France, tiré à cent quatre-vingt-trois exemplaires, dont quatre sur satin flamme de punch, huit sur chine gris poussière, neuf sur papier d’emballage tirant vers le caca d’oie, sept sur vieux buvard écrevisse, et le reste sur vergé des Indes. Cela s’appelait le Mannequin d’opale.

L’autre avait été déposé à la librairie Fischbacher. Le portrait de l’auteur, reproduit par le curieux procédé de la photogravure, ornait la page du titre, et le titre était celui-ci : Larmes d’une âme.

Le troisième était publié par un éditeur israélite. Sur la couverture, une jeune veuve très gaie, le voile sur l’oreille, levait sa jupe noire jusqu’à la ceinture, probablement pour montrer qu’elle n’avait pas de pantalon, et le titre était si scabreux que je ferais peut-être bien de le taire.

(Car, après tout, ce roman n’est pas lu que par des dames.)


Giguelillot sembla hésiter, il regarda ses hôtes, le Roi, Philis, Galatée et Diane à la Houppe… Puis il remit à leur place les deux premières plaquettes et ouvrit la troisième à la page 59.

— Quel joli volume ! fit Diane à la Houppe. Il s’intitule ?…

Oui.

— Charmant.

Oui tout court ? demanda Philis.

— Que veux-tu donc de plus ? s’écria Galatée.

— Oh ! cela dit tout ! soupira Diane.

Et, lançant un regard voilé, elle ajouta :

— C’est un mot que vous avez entendu, monsieur ?

— Jamais, madame. Il ne s’emploie qu’en poésie.

— Comment dit-on en prose ?

— On dit « Non. »

— Cela revient au même ?

— Heureusement.

— Alors, c’est une convention ?

— Une délicatesse.

— Pourquoi ?

— En effet, madame, vous ne pouvez pas savoir… Une très vieille coutume, chez les peuples chrétiens, veut qu’un homme ne puisse rencontrer une dame sans être obligé de lui offrir un appartement meublé, avec des fleurs, de la poudre, des épingles à cheveux et des émotions. La dame répond toujours : « Non. » Si le monsieur se retire, elle comprend qu’il a été très poli. S’il insiste, elle réprime son trouble. Et s’il déclare qu’il en va mourir, elle fait tout ce qu’il faut pour lui sauver la vie. Voilà, madame, ce que veut dire un « non ».

— Je ne dirai jamais ce mot-là, sourit malicieusement Philis.

Mais Pausole battait de la main le bras de son fauteuil évasé.

— Lis donc tes vers, mon petit. Il ne faut jamais répondre aux dames. Un homme pose des questions d’élève : il interroge sur ce qu’il ignore. Mais une femme pose des questions de maître et seulement sur les pages qu’elle connaît à fond.

— Alors, monsieur, fit Galatée, qu’est-ce que la pudeur, dites-moi ?

— À propos de quoi cette… question d’élève ? dit en riant la petite Philis.

— M. Djilio semble croire que les femmes disent : « Non » par discrétion d’abord, puis par miséricorde, si ce n’est par entraînement. Je lui demande ce qu’il sait de notre pudeur et j’espère qu’il me répondra.

— « Pudeur », mademoiselle (nous sommes en classe, n’est-ce pas ?), « pudeur » est un mot latin qui signifie « honte ». C’est le sentiment particulier qu’éprouve une dame lorsque, ayant reconnu par un impartial examen la valeur exacte de ses formes, il lui faut révéler à d’autres ce qu’elle aimerait mieux déplorer toute seule. Et rien n’est plus naturel.

Philis et Galatée se consultèrent du regard ; mais tandis que l’aînée restait immobile, la cadette sortit en silence, piquée d’honneur, et sensible au défi.

Pausole tendait la main du côté de son page.

— Gilles, montre-moi ton livre, dit-il. Qu’est-ce que je vois donc sur la couverture ?

Et comme le page lui remettait le volume :

— Oh ! que c’est vilain ! fit le Roi. Peux-tu publier des vers sous une pareille estampille ? M. Lebirbe me disait à l’instant que ces sortes d’excitations s’adressaient à quelques vieillards dont nous haïssons tous deux l’hypocrisie et la sottise.

— À Tryphême, répondit Giglio, il en est, peut-être ainsi. Mais en France, où les vieillards dirigent les mœurs et font les lois, elles s’adressent au peuple entier. Le retroussé est le costume national des Françaises. On le produit partout, dans les bals publics, au café-concert, au théâtre, à l’Élysée et même dans le monde. Au milieu des caricatures étrangères, le retroussé désigne la France entre le lion anglais et l’aigle d’Allemagne. Si j’ai fait graver sur mon livre une dame entièrement vêtue de noir excepté vers le haut des jambes, c’était pour qu’on vît tout de suite que je parlais des Parisiennes.

— Quelle singulière mode ! fit Diane rêveuse. Pourquoi plaire aux vieillards et non aux jeunes gens ?

— Les Parisiennes veulent plaire à tout le monde et elles ont un respect très particulier pour les vieux messieurs… Il s’exprime différemment selon la femme et selon l’heure du jour…

— Oh ! Dites-nous ! C’est si curieux, ces mœurs des pays sauvages…

— Dans les classes inférieures, la femme exprime sa déférence envers l’homme âgé en levant le pied à la hauteur de son œil. Ce geste est généralement accompagné d’une exclamation ironique ou injurieuse ; mais le septuagénaire est enchanté. Si la scène se passe dans un bal public, la police et la tradition veulent que la femme montre en même temps des dessous multiples, beaucoup de fausses dentelles et de madapolams sales. L’habitué du Moulin-Rouge ou du Casino de Paris n’aime que l’élégance de la cuisse, et il distingue assez mal le linon de la cotonnade : plus il y a de linge, plus il est content. Si, au contraire, nous sommes au cabaret ou dans la rue le soir, ou dans les familles simples, il ne faut porter de linge nulle part pour ravir le septuagénaire par ce salut de bas en haut. Les ethnologues constatent, sans les expliquer, ces contradictions du goût français.

— Vous avez vécu dans ce pays-là ?

— J’y suis né, madame.

— Oh ! pardon. Je vous croyais Italien. Vous disiez ?… continuez donc… cela me passionne.

— Dans les milieux bourgeois, le geste est différent. Sur un trottoir, par exemple, une dame se sent suivie par un membre de la Chambre Haute pour qui elle ne peut avoir qu’une vénération toute filiale ; elle la lui témoigne par une manœuvre assez difficile à réussir et qui consiste à tirer la jupe et à la relever de façon à mouler les formes en arrière, tout en dévoilant le mollet gauche. Ce n’est pas intéressant du tout, mais le septuagénaire est enchanté.

— Je ne comprends pas…

— Moi non plus… Dans les classes dites supérieures, le retroussé est plus en faveur du côté du décolletage. Voici comment on l’obtient : le vieillard étant debout et la jeune femme assise, celle-ci se penche en serrant les bras et en bombant les épaules ; la posture est disgracieuse, mais le corsage flotte, s’élargit ; l’œil du vieux monsieur s’y darde, et quand le sein de la dame est assez complaisant pour laisser voir la forme, la nuance et les curiosités de sa pointe, le septuagénaire ne se sent pas de joie.

— Mais que pensent les jeunes gens de tout cela ?

— Les jeunes gens ? la plupart pensent comme leurs grands-pères… Ils obtiennent des retroussés plus complets, voilà tout… Les autres n’osent pas protester…

— Et les dames ?

— Oh ! les dames en ont tellement l’habitude ! Et puis c’est la mode : on ne peut rien contre elle… Tout à l’heure, j’entendais M. Lebirbe dire au Roi que, sur son théâtre, les amoureuses se mettaient nues avant de chanter « Extase ! Ivresse ! » Mais à Paris, monsieur Lebirbe, personne n’y comprendrait rien. L’uniforme des courtisanes, c’est le corset noir et les bas noirs avec ou sans pantalon ; autrefois, cela se gardait même au lit, disent, les bons auteurs ; maintenant cela ne se porte plus qu’à la chambre, et voilà un point de gagné, mais le public des petits théâtres le sait-il ? Pour lui, toutes les femmes nues représentent la même personne, la seule qu’il ait jamais vue dans les journaux illustrés : c’est la Vérité sur M. Dreyfus. Si on la faisait venir en scène, il y aurait des manifestations.

— Ha ! Ha ! dit Pausole, tu exagères un peu.

— Je crois même qu’il invente, fit Diane inquiète. Des mœurs pareilles ne peuvent exister nulle part.

— Plût à Dieu ! soupira M. Lebirbe. Mais elles ont pénétré jusqu’ici, madame, et cachent leur insanité dans le secret de nos intérieurs.

— À Tryphême ?

— À Tryphême !

— Pas chez vous, du moins, fit Diane avec un sourire.

Philis rentrait sans autres voiles que ceux dont la nature elle-même commençait à la fournir. Derrière elle, un domestique en livrée noisette apportait des citronnades avec des sorbets à la mandarine.

Elle s’assit auprès de sa sœur dans une causeuse à deux places, et Giglio eut des distractions.

Galatée vérifiait de la main l’ordonnance de sa coiffure.

Philis du bout du doigt estompait sur sa hanche un peu de poudre superflue.

— Eh bien ! s’écria Pausole, voyons, finissons-en, mon petit ! Lis-nous tes vers ; tout le monde t’écoute. Mais choisis-les plus convenables que la couverture de tes œuvres. Tu parles devant deux jeunes filles.

— Oh ! Sire, nous pouvons tout entendre, maman le permet, dit Philis.

Et Mme Lebirbe sortit de son silence pour émettre cet aphorisme qu’elle avait lu certainement quelque part :

— Quand les jeunes filles comprennent… on ne leur apprend pas grand’chose… Et quand elles ne comprennent pas… on ne leur apprend rien du tout.

Mais, comme Giglio rouvrait son livre, le dernier coup de minuit sonna…

Taxis, toujours ponctuel, se fit annoncer.