Les Aventures du roi Pausole/Livre III/Chapitre 11

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 287-294).





CHAPITRE XI



COMMENT LES PROJETS DE PAUSOLE ET LES RÊVES DE
DIANE À LA HOUPPE S’ACCORDAIENT EXACTEMENT.



On dit qu’il vaut mieux, sur des feuilles de bananier,
Coucher avec deux hommes à la fois
Que de dormir seule.

Chanson populaire annamite.
(Trad. Dumoutier. — 1890.)


Pausole, debout dans sa chambre, se croisa les bras et secoua la tête :

— Que suis-je venu faire si loin ? dit-il tout haut. Dans quelle escapade me suis-je lancé ? Me voilà sur les grandes routes, moi aussi, à plus de trois kilomètres de mon palais, prêt à dormir dans un lit de hasard, sans aucune de mes aises ni de mes habitudes familières. Quelle folie que cette aventure !

Mais Diane, qui avait bien des raisons de souhaiter que l’aventure parût bonne et durât le plus longtemps possible, conduisit le Roi vers un vaste fauteuil et s’accroupit à ses pieds.

Elle opposait un esprit simple aux complexités de la vie, et c’eût été la méconnaître que voir en elle une cérébrale ; mais elle était, par intuition, experte à régler sa politique sur la psychologie de l’amour, seule partie de la sagesse où elle eût acquis des lumières. Nul autre conseil que le sien n’avait amené le Roi à retarder son départ au moment où elle désirait qu’il ne quittât point le palais. Il lui fallait maintenant prolonger l’excursion, mais surtout y prendre part, c’est-à-dire se faire pardonner sa poursuite importune et contraire aux règlements.

Sur ce dernier point, elle pensa que le silence lui serait d’un meilleur secours que la contrition, car les excuses rappellent la faute plus certainement qu’elles ne l’atténuent, et elles provoquent le ressentiment même lorsqu’elles obtiennent les mots du pardon.

Diane ne s’excusa donc en aucune manière. Elle compta sur la seule influence de son bonheur personnel pour apaiser l’esprit du Roi, et elle leva vers lui un visage dont le calme n’était troublé que par l’éclat d’un noir regard.

— Que je me sens bien ici, dit-elle, et quel souvenir adorable je rappellerai en moi plus tard en songeant à cette chambre étrangère ! Voyez : notre hôte a disposé toutes choses selon vos goûts particuliers. Il fait confortable et frais entre ces murs. Voici un divan bas : un autre plus haut et moins ferme ; et celui-ci qui est si large, et celui-là qui est si bien placé dans l’air libre de la grande fenêtre. Voici des citrons et du sucre. Et voici de votre porto sec. J’en avais pris avec moi de peur qu’on ne l’eût oublié.

— Est-il vrai ? fit Pausole.

— En voulez-vous maintenant ?

— Non. Il suffit que je le sache à ma portée. Mais cela m’aurait fort contrarié de ne pas le voir avant de m’endormir.

— Demain matin vous aurez votre chocolat espagnol, que j’ai recommandé que l’on fît noir et d’une épaisseur très égale, car l’Écuyer des cuisines ne l’avait pas dit avec autorité.

— Cela est bien.

— J’ai demandé surtout que le château gardât un silence de cathédrale tant que vous n’auriez pas daigné annoncer votre réveil.

— C’est, en effet, très important. — Votre camérière est ici. Demain, à l’heure où je sonnerai pour vous, c’est elle qui se présentera, et je lui ai fait dire de se taire ; elle vous a ennuyé ce matin, m’a-t-on dit. Enfin, j’ai demandé pour vous à Mme Lebirbe deux oreillers de crin, parce que je sais que la plume vous est désagréable.

— Ah ceci est parfait. Je veux t’embrasser, ma Houppe. Viens sur ce divan bas. Les sièges sont, en effet, très confortables ici, et cela me réconcilie avec ma nouvelle chambre. Dis-moi : tu as donc beaucoup parlé avec Mme Lebirbe ?

— Beaucoup. Nous sommes un peu parentes. Sa sœur, qui a épousé un médecin, a été la maîtresse de papa pendant trois ans. Mme Lebirbe m’a rappelé cela tout de suite.

— Elle est veuve, cette sœur ?

— Non. Elle a eu d’abord un enfant de son mari et puis deux fils de mon père.

— Je n’aime pas cela, dit Pausole. Pourquoi n’a-t-elle pas franchement divorcé ?

— Parce que mon père était marié aussi ; et maman avait le caractère très difficile. La polygamie, avec elle, il ne pouvait pas en être question. Je me souviens que quand papa ramenait des maîtresses chez lui, c’étaient des scènes interminables. Il n’a jamais pu en garder une plus de huit jours.

— Tu tiens de ta mère, dit Pausole, car tu avais bien cruellement griffé cette pauvre Denyse que j’ai vue ce matin…

— Et que vous avez renvoyée, Sire Oh ! que j’ai été contente quand je l’ai vue revenir au harem ! Je me souviendrai aussi de cette joie-là… mais celle que j’ai ce soir est plus douce.

Pausole lui mit la main sur l’épaule.

— Tu mènes donc au harem une vie bien triste, ma Houppe ? Je vois cela derrière toutes tes paroles.

— Oh ! oui, bien triste l’an dernier. Bien heureuse depuis deux jours.

— C’est désolant… Que faire ? Je ne veux pas te contraindre, petite, ni toi ni aucune de mes femmes… Si je fais garder le harem avec tant de rigueur, c’est parce qu’il me serait personnellement très désagréable d’être trompé. Mais je ne retiens personne par la force…

— Pouvez-vous me parler ainsi ? Vous m’aimez donc bien peu ? fit Diane très pâle.

— Houppe, je t’aime bien, et c’est pour cela que je te donnerai la liberté le jour où tu me la demanderas.

— Je ne vous la demanderai jamais.

— Et tu prévois que tu resteras malheureuse ?

— Oui. Mais moins malheureuse d’un jour chaque année.

— C’est désolant, reprit Pausole. C’est désolant.

Diane, mécontente du point où elle avait conduit la conversation, se demandait déjà comment elle allait persuader au Roi de consentir à voir en elle seule trois cent soixante-cinq femmes diverses ; mais le bon Pausole remuait dans son esprit des scrupules de tout autre sorte :

— Je devrais peut-être, fit-il, aller plus loin… J’y ai déjà songé… Eh ! qu’il est parfois délicat d’accorder son propre bonheur et sa propre liberté avec la liberté et le bonheur des autres ! C’est un idéal impossible : il faut toujours aller jusqu’au sacrifice. Et alors la question se pose de savoir qui doit se sacrifier… Je veux bien la résoudre contre moi, cette question, si elle se rapproche ainsi de l’équité…

— Contre vous ?

— Eh ! Oui ! Je me rends compte qu’en obligeant ces jeunes femmes à une continence absolue pendant presque toute leur adolescence, je leur fais acheter trop cher les satisfactions que le titre de reine peut donner à leur tendresse ou plus souvent à leur vanité. Elles s’en accommodent. Je le sais bien. Cela est pourtant contre la nature, et je me suis demandé parfois si je ne devrais pas lâcher le corps des pages nuit et jour dans le harem en fermant les yeux sur ce qui se passerait très probablement… Je ne m’y suis pas résolu ; mais je n’en repousse pas non plus l’idée… Ce sont des enfants sans barbe dont on ne saurait être sainement jaloux… Et si je prévois que leurs jeux m’apporteraient quelques soucis, du moins m’y résignerais-je comme à la solution la moins choquante de toutes et avec le contentement d’avoir donné un peu de joie aux petites captives volontaires qui battent de l’aile autour de moi… Houppe, il se fait très tard. J’ai beaucoup marché à dos de mule, et je suis las. Prenons du repos.



Vers six heures du matin, un rayon de soleil déjà chaud réveilla Diane à la Houppe.

Pausole dormait sur les épaules, le nez haut et la bouche en volcan.

Elle se retourna ouvrit les jambes, s’étira en serrant les poings et en tendant la poitrine, puis retomba, les sourcils froncés.

Rêvait-elle encore ? c’est presque certain, car l’esprit hanté sans doute par les dernières paroles du Roi, elle eut la vision suivante :

La porte, restée entre-bâillée pour maintenir un courant d’air au milieu de cette nuit trop chaude, tournait lentement sur elle-même… Un page entrait, d’abord timide, puis rassuré, puis entreprenant… Deux mains légères passaient délicieusement sur toute sa peau chaude et moite… Une douce joue câline lui frôlait le sein gauche… Puis un sourire licencieux vint effleurer le sien et se mêler à lui… Elle murmura (de la voix des songes) : « Prenez garde… » Et elle crut qu’on lui répondait : « Rien n’éveille le Roi, madame… » Alors, comme elle se retournait sur le côté gauche, pour mieux surveiller le sommeil qu’elle appréhendait d’interrompre, il lui sembla que le page se comportait envers elle beaucoup plus en mari qu’en fidèle servant… Elle tressaillit trois fois, perdit toute conscience et tomba du haut de son rêve dans l’anéantissement noir.


FIN DU LIVRE TROISIÈME