Les Aventures du roi Pausole/Livre II/Chapitre 7

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 148-167).





CHAPITRE VII



COMMENT GIGUELILLOT, APRÈS PLUSIEURS AVENTURES
PENDABLES, INVENTA UN STRATAGÈME ET RETROUVA
LA BLANCHE ALINE.



Les chutes des honnêtes femmes sont souvent d’une rapidité qui stupéfie.
Octave Feuillet.


La ferme où pénétrèrent Pausole et son page, pendant que les quarante tulipes montaient la garde sous le porche, avait été bâtie par un architecte qui savait peut-être Théocrite par cœur, mais ne s’en laissait point absorber.

Les bâtiments et le sol de la cour, recouverts et dallés de céramique, s’unissaient au pied des murs par des encoignures arrondies où le moindre bacille, le dernier des thallophytes, le microcoque le plus micro, la bactérie humble entre toutes ne pouvaient mener une vie paisible, aimer et faire leurs petits, comme au temps où Kléarista osait glisser le long de ses lèvres une syrinx infectée de germes pathogènes.

L’odeur champêtre du phénol et le parfum du sulfate de cuivre s’échappaient des étables avec la senteur du foin coupé. Au fond de la cour, sous un auvent métallique, une trentaine d’abreuvoirs particuliers recevaient chacun l’eau d’un filtre et attendaient le mufle d’un bœuf qui avait aussi sa baignoire à lui, prophylactique envers et contre tout.

— Ah ! Sire où sommes-nous entrés ? fit Djilio avec désespoir.

— Dans une fabrique de lait, de beurre et de poulets gras, répondit Pausole. Je la trouve de fort bon aspect et me voici rassuré dès l’abord sur le repas que nous allons y faire. Cette ferme est exactement celle que les Grecs auraient construite s’ils avaient su ce que nous savons. Elle est propre et géométrique.

Le zèbre se cabra au soleil.

— D’ailleurs, continua Pausole, les Grecs prenaient mille précautions que nous inventons depuis dix-huit mois. J’ai lu dans les traités d’un médecin d’Éphèse qu’ils faisaient bouillir, refroidir et rebouillir l’eau qu’ils buvaient. Ils savaient que l’eau des fleuves est la pire de toutes, que les puits sont dangereux dans le voisinage des thermes, et que les accoucheurs doivent se laver les mains immédiatement avant de puiser. Petit, ce qu’on appelle « progrès » n’est jamais qu’un retour aux Hellènes ou un développement de leurs principes. La métairie où nous entrons est plus près d’eux qu’elle n’en a l’air. Holà ! voici le métayer.

Un vieil homme accourait, le chapeau de paille à la main, tremblant, ému, orgueilleux, réjoui… Laissons au lecteur le soin de trouver toutes les épithètes qui décrivent un vieillard rural recevant le Roi et son page.

Himère et Macarie, en bêtes de la couronne, furent conduites à des stalles de choix. Pausole s’appuya familièrement sur l’épaule de son sujet, car il ne savait jamais garder les distances, et Giguelillot, très éveillé, s’intéressa aux filles de ferme.

Il en vint une, deux, sept, dix, douze, les laides portant cotte et fichu, mais les jolies sans vêtement, à la mode de Tryphême.



Giguelillot remarqua l’une d’elles qui, nue entre ses petits sabots et le foulard de son chignon, semblait fort propre à occuper les loisirs d’une journée de repos.

Et, tandis que le Roi Pausole demandait bonnement au fermier ses prévisions sur la récolte et les cours du marché aux grains, le page s’approcha de la laitière qui le considérait d’ailleurs avec le plus gentil sourire.

— Tu sais traire les vaches, lui dit-il.

— Je ne sais même que cela, répondit la jeune fille.

Le timbre de sa voix était vif et chaud.

— Eh bien ! fit Gilles, conduis-moi. Nous allons emplir un bol de lait pour Sa Majesté qui a soif et un pour moi qui l’imite par esprit de courtisanerie.

Elle courut en avant, les seins dans les mains.

Il la rejoignit dans une étable reluisante qui semblait une écurie de cirque.

— Comment t’appelles-tu ?

— Thierrette, seigneur.

— Thierrette, tu as les seins dorés comme deux mottes de beurre frais. Porte au Roi le lait que tu voudras ; mes lèvres ne veulent que du tien.

— Je n’en ai pas, dit la brune en riant, et je ne fais rien pour qu’il m’en vienne.

— Tu n’en as pas ? Je saurai si c’est vrai.

— Essayez.

Il en fit l’épreuve, à droite et à gauche, avec une insistance qui ne paraissait pas déplaire. Il tétait en creusant les joues, comme un petit enfant goulu et les seins augmentaient de la pointe entre ses lèvres aspirantes ; mais il n’amena que de longs frissons et, des rougissements satisfaits.

— Rien encore, fit-il enfin. Tu me fais attendre. Approche-toi ; tu m’en donneras dans un an.

— C’est bien tard si vous avez soif. Buvez d’abord celui-là.

Elle s’assit auprès d’une vache blanche, soupesa la peau douce et tremblante du pis, et, tirant l’épaisse tétine molle entre le pouce et les deux doigts, elle darda obliquement le rayon blanc du lait.

Giglio restait à distance, attendant qu’elle revînt à lui ; mais elle sortit d’un pas droit et lent, tenant à la main devant sa poitrine la coupe de porcelaine où tremblait la crème lourde.

— Je vais porter cela au Roi, dit-elle. Attendez, votre tour viendra.

On ne l’attendit pas un instant.

À peine était-elle entrée du fond de l’obscure étable dans la grande lumière de la porte où ses cheveux noirs prirent des valeurs bleues, le page était déjà parti par l’autre issue de la grande salle.

Il traversa des couloirs clairs, des vestibules aérés, des magasins qui ressemblaient à des expositions agricoles et qui lui parurent disposés par le plus mauvais esprit.

Giguelillot qui ne ressentait pas d’admiration particulière pour le patient labeur de l’homme, et traitait les choses les plus graves avec une déplorable légèreté, demeurait intransigeant sur la décoration des pièces où l’on travaille, comme de celles où l’on ne travaille point. Là-dessus, ses principes étaient d’autant plus fixes qu’ils étaient plus récents et s’il trouvait à certains désordres une grâce dans l’imprévu, rien ne l’exaspérait davantage que le « rangement », c’est-à-dire la succession régulière.

Avec un zèle très actif, il dérangea tout ce qu’il put remuer.

Il jeta les rouleaux dans les moissonneuses, les lochets et les hourres d’acier dans les machines aratoires ; il fit entrer les fourches fines, les pelles minces, les binettes robustes dans la chaudière et la cheminée d’une malheureuse locomobile. Traitant le carrelage comme une simple terre de labour, il l’effondra d’un coup de pioche…

Et le sol rouge apparut.

— Ah ! s’écria-t-il. Voilà un joli ton.

Il recula, ferma les yeux à demi, regarda comment la salle s’éclairait, d’où venait le jour, où se massait l’ombre ; puis, choisissant, non sans intention, un autre point de l’allée centrale, il y fit, d’un second coup de pioche, un « rappel de vermillon ».

Il continua ainsi, très intéressé par son petit travail, et pendant plus d’un quart d’heure s’efforça de modifier la décoration de la salle, sans se préoccuper des règles d’Owen Jones. Certaines faux enlevées de leur manche et disposées à plat sur le sol avec sobriété, justesse, équilibre ornemental, répandirent leurs longues feuilles bleues qui rejetèrent le vermillon dans la gamme des tons orangés. Des lignes arborescentes de bâtons bout à bout donnèrent à la composition une sorte de solidité. Deux faucilles, réunies par les pointes et les douilles autour d’une fondrière de couleur, imposèrent à l’ensemble un centre artificiel, un foyer de rousse argile, que balançait à l’autre coin un second foyer plus petit, mais également indispensable.

— Ah ! ah ! fit-il encore, ça n’est pas vilain. Maintenant, on peut entrer ici. Les objets sont à leur place. Puis, animé par ce labeur de vingt minutes, il continua sa promenade à travers la métairie.

Un fruitier tout rouge de fraises et de framboises s’ouvrait un peu plus loin.

Il y entra.

— Bonjour, seigneur, dit une petite voix.

Et Giglio aperçut, derrière des claies de pourpres, la ligne blanche d’un corps de femme que relevaient des touches de blond.

Celle-ci peut-être allait se montrer plus tendre ou moins artificieuse que la jeune Thierrette.

Il ne s’attarda pas à lui demander son nom, ni même à faire avec les figues, les bananes et les mandarines des fantaisies décoratives.

S’approchant, il déclara :

— Rose, ou Liliane, ou Marguerite, ou quel que soit le nom floral que vous portiez entre vos sœurs, si j’étais le maître du lieu, je ne voudrais pas d’autres fruits que ceux de votre corps velouté comme une prune. Donnez-moi vos oranges, vos fraises et vos prunelles, et ce cœur de grenade qui est si bien fermé.

À genoux devant l’une de ses lectrices, le jeune poète eût, sans doute, cherché des comparaisons plus rares, si tant est qu’il en soit d’inédites entre les fruits de la femme et ceux de la terre ; mais la Tryphémoise à laquelle s’adressaient de telles galanteries n’avait jamais rien entendu qui lui parût de meilleur ton.

Elle rougit en baissant la tête avec un sourire d’enfant, et, comme son premier mouvement fut d’aller fermer la porte, Giglio comprit qu’il pouvait continuer sa ballade jusques et y compris l’envoi.


Il prit la jeune fille debout entre son bras gauche et son pourpoint bleu. D’une main qui semblait indiquer à des spectateurs invisibles une collection d’horticulture, il toucha d’abord la bouche qui devint une fleur de pêcher, puis les seins qui, suivant l’image, furent deux pêches portant leurs noyaux ; puis il osa des métaphores qui venaient peut-être de Chénier, mais certainement pas de Lamartine.

La gardienne des framboises écoutait avec sensualité cette poésie tout orientale. Incapable d’imposer son humble et faible retenue au désir d’un jeune homme qu’elle trouvait plein de génie, elle se laissa conduire sans aucune résistance vers un canapé de jardin, le débarrassa d’une centaine de fruits, et mit un point d’honneur à donner généreusement ce qu’on voulait bien attendre d’elle.

— Quand reviendrez-vous ? soupira-t-elle après beaucoup d’autres soupirs.

Giglio répondit imperturbable :

— Demain. Ce soir. Après-demain. Toujours.

— Mais vous avez des amies ?

— Aucune.

— Vous en aurez ?

— Jamais !

— Jurez-le-moi.

— Je vous le jure.

Rassurée, elle s’abandonna de nouveau à cœur ouvert, et ensuite plus confiante, le laissa partir.


Le page traversa la cour.

Par les fenêtres de la salle où l’on avait conduit le Roi, il vit Pausole endormi près du métayer, dans un large fauteuil de cuir. Comme il se tournait d’un autre côté, il retrouva debout, à l’entrée du vestibule, Thierrette qui, d’un doigt menaçant, lui défendait d’approcher, mais oubliait de ne pas rire.

— Ne me suivez pas ! cria-t-elle en fuyant.

Il accourut.



À la course il monta un escalier, suivit un corridor blanc, pénétra dans une petite pièce éclatante et lisse comme les autres.

Elle se barricada derrière un porte-serviettes :

— Sacripant ! vous voilà dans ma chambre, maintenant ! Voulez-vous sortir, ou j’appelle !

Giglio, comédien, prenant la voix d’une dame qui visite une garçonnière, prononça :

— C’est gentil chez vous ! Oh les jolies fleurs !

Il touchait du doigt le papier peint où d’invraisemblables pensées jaunâtres inclinaient leurs mentons fendus.

Elle fit mine de se vêtir. Il l’arrêta de la main, et tenant sa toque à plume sous l’autre main abaissée, il lui dit avec mille grâces :

— Belle Thierrette, je vous adore.

— Est-ce vrai ?

— Trop. J’en suis fou. Ne le voyez-vous pas à mes yeux ?

Elle vit tout ce qu’elle voulait voir et cependant elle demanda :

— M’aimerez-vous encore demain ?

— Toujours.

— Toujours, c’est bien longtemps. Dites-moi un peu moins pour que je vous croie…

— Quatre-vingts ans.

— Moins encore.

— Soixante-dix-neuf ans et demi… Je vous parle du fond de mon cœur, Thierrette ; si je vous offre un amour très long, c’est que j’espère vivre très vieux et que je vous aime pour toute une vie.

Thierrette se laissa persuader. Son indigne et délicieux amant comprit dès le début pourquoi elle avait refusé pendant près d’une heure la grâce de s’étendre et d’ouvrir les bras. C’était parce qu’auparavant elle n’avait pas jugé décent de l’accorder à personne.


Avait-elle raison de laisser Giguelillot prendre ainsi le premier la place vide auprès d’elle ? Le lecteur ne peut en douter. Thierrette en fut cependant soucieuse, et, cet après-midi de juin, si elle se sentit tout à coup accessible aux caresses de l’homme, la taille molle et les seins durs, ce fut que dans le secret de sa chambre les sens vainquirent sans combat tout ce qu’elle avait d’énergie.

À défaut de force morale, Thierrette montra successivement du courage puis de la passion ; puis du zèle. L’ensemble de ses qualités dépassait et de beaucoup le niveau modeste où se maintenait la jeune fille de la salle aux fruits.

Elle, accepta d’abord sans plainte les épreuves du premier début, allant même au-devant d’elles avec une vigueur qui fut auxiliatrice à propos ; et, peu à peu, se prenant d’enthousiasme pour la révélation qui venait de pénétrer brusquement en elle, Thierrette manifesta qu’on ne l’en frustrerait plus sous aucun prétexte et qu’elle ne permettrait pas même un simple recueillement passager. Giguelillot, prisonnier courtois, fit preuve de solidarité.

Toutefois, au moment même où elle cherchait dans ses prunelles et se croyait certaine d’y voir la flamme d’un amour aussi violent que le sien, le petit page distrait pensait à bien autre chose.

Il se disait, non sans égards mais aussi non sans franchise, qu’il perdait son temps avec une regrettable désinvolture ; qu’il était devenu non seulement le page favori, mais le conseiller du Roi Pausole qu’en cette posture il devait avant tout balancer l’influence de Taxis le néfaste ; que pour cela il ne suffisait pas d’envoyer cet homme grave à six kilomètres en arrière en faisant la nique à son ombre, mais qu’il fallait agir pendant qu’il s’égarait, faire sans lui l’enquête, mener les événements et lui présenter à son retour, d’un geste affligé, l’irréparable.


Ses réflexions eurent tout le temps d’arriver à leur terme et même de porter fruit sous la forme d’une heureuse idée, car les jeunes ardeurs de Thierrette ne mesuraient ni les minutes ni la chute du crépuscule.

L’heureuse idée qui lui vint était une façon de stratagème, lequel lui parut d’abord un peu complexe, un peu fragile et tiré de loin, mais non pas trop pour réussir.

Ce fut ainsi qu’il l’amorça :

— Mon amour, dit-il tout à coup. Je t’ai aimée dès le premier regard, mais maintenant je ne pourrais même plus souffrir de te quitter pour un matin.

— Oh ! non ne me quittez pas !

— Tu sais que je suis page du Roi. Mon costume me fait reconnaître partout. Comment sortir et comment me cacher ?… Écoute-moi. Tu t’habilles l’hiver ; où sont tes vêtements ?

— Pourquoi ?

— Donne-moi une jupe et un fichu, un foulard de chignon pour couvrir mes cheveux courts et le chapeau de paille à larges bords que tu mets pour aller aux champs. Donne-moi encore deux seaux de lait à la main et laisse-moi sortir ainsi. J’attendrai au dehors qu’on ait fait des recherches dans toute la ferme et que le Roi soit parti sans moi ; puis je reviendrai où tu voudras et nous ne nous quitterons plus de la nuit.

— C’est vrai, dit Thierrette. Nous ne pouvons pas nous voir ici. Dans la journée l’étage est vide et aujourd’hui je n’ai rien à faire puisque le Roi est à la métairie ; ce soir, si l’on vous trouvait là !

Elle se leva.

— Habillez-vous ! Vite ! Le soleil est déjà couché.

Elle l’aida, lui passa la jupe, serra des manches de toile fine sur celles du pourpoint bleu, noua le fichu, le gonfla par devant, enroula le foulard de soie au sommet de la tête, fixa le grand chapeau de moissonneuse et dit :

— Allez, maintenant ! les seaux à lait sont dans la première chambre au rez-de-chaussée. Prenez-en deux. Il fait presque nuit. Je suis sûre que personne ne vous reconnaîtra. Ce soir je me sauverai toute seule dans le petit bois d’oliviers, à droite en allant au palais. Et vous ?

— J’y serai.

— Tous les soirs ?

— Tous les soirs.

— Ah ! je vous trouve si beau !

Elle le reprit dans ses bras, et Giglio eut beaucoup de peine à prendre un air assez obtus pour ne pas deviner que ce baiser d’adieu voulait avoir des conséquences.



Il sortit, descendit mollement un escalier qui ne lui parut pas solide et trouva la petite laiterie où la traite du soir attendait, fumante encore et toute mousseuse.

Se baissant, il souleva l’anse du premier seau, tira, fit effort, tendit l’épaule, mais ne put jamais réussir à soulever le seau tout entier avec sa charge de lait et de crème.

Un syllogisme de l’espèce la plus simple et la seule qui fût accessible à son esprit fatigué lui démontra que, « un » étant contenu dans « deux », s’il ne pouvait soulever un seau, il serait encore moins capable de déambuler avec la paire.

Très calme, et toujours résolu aux expédients décisifs, il pencha le bec de fer-blanc du côté de la porte ouverte, et sur le carrelage bleu sombre il répandit une voie lactée.

Il vida de la même manière le seau qui se trouva le plus voisin, puis adapta les couvercles en ayant soin de laisser la mousse blanchir le bord et couler en bave sur les flancs. Ensuite il souleva les cylindres vides avec l’aisance d’un acrobate.

— Pour ce que je veux en faire, dit-il, la couronne de mousse suffit bien.


Impudemment il s’en alla jusqu’à la fenêtre sans rideaux par laquelle il avait surpris le sommeil du Roi Pausole. Le Roi continuait de dormir, le nez un peu plus bas et la barbe en volute.

Il faisait nuit. Dans le Midi, quoi qu’en dise Voltaire, les jours d’été sont moins longs que derrière les arbres d’Auteuil. Il n’était pas encore huit heures quand Giglio en paysanne et portant ses seaux à la main passa entre les quarante gardes qui dressaient toujours sous le porche leurs tulipes un peu flétries.

Au moment où il atteignait la route, Taxis poussiéreux et rogue le croisa.

— Hé ! fit Giglio, monsieur ! hé ! Monsieur !

Taxis ne le reconnut point, car la voix était contrefaite ainsi que le vêtement et l’allure.

— Quoi ? Que me voulez-vous ? cria-t-il.

— C’est-il que vous cherchez le Roi ?

— Cela ne vous regarde pas.

— Sûr que non. Je disais ça… c’est parce que si vous le cherchiez… comme il est rentré au palais…

— Lui ?

— Même qu’il était coléreux à cause que vous n’étiez pas là. Mais ça ne me regarde pas non plus. Bonne nuit, monsieur, Il fait bon, ce soir. Faut prier qu’il repleuve un peu.

Taxis eut un geste qui signifiait :

« Voilà qui est fâcheux ! Fâcheux ! »

Il fit tourner bride au docile Kosmon et pour la seconde fois repartit sur la route.

Cependant Giglio, d’un pas égal et balancé, suivait la rue du petit village. Ses bras étaient aussi rigides que s’il avait porté vingt litres de lait pesant à chacun de ses poings fermés. Il longeait les maisons obscures, il évitait les passants et, pour ajouter un signe décisif à ceux de son nouveau costume, il se tenait en arrière comme une fille qui porte sa faute.

L’hôtel du Coq, où il pénétra, n’était qu’une petite auberge, entourée d’un vieux jardin. On y entrait par la cuisine et, comme l’heure du rôti sonnait, ni la patronne ni les servantes n’eurent le temps de l’examiner.

Après ses premiers saluts auxquels on ne répondit qu’à peine, il expliqua d’une voix stupide :

— Je suis nouvelle à la ferme. Je porte du lait pour la petite dame et le monsieur qui dînent dans leur chambre.

— Montez. C’est au premier. La porte à deux battants, dit une servante affairée.

— C’est bien la petite dame en vert ? répéta-t-il avec calme.

— Oui, qu’on vous dit. Débarrassez !


Giguelillot poussa un soupir de contentement. Ses méditations dans les bras de Thierrette n’avaient pas été mal conduites.

Entre les hypothèses diverses qu’on pouvait indiquer au milieu du doute, il avait mis le doigt sur la vraie : la blanche Aline, confiante dans l’apathie du Roi, n’avait pas quitté l’hôtel de sa première nuit amoureuse. Ceci posé, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner qu’elle se cachait néanmoins dans l’intimité de sa chambre, qu’elle y prenait ses repas en secret et que, dans une auberge de route, cette particularité suffirait à la désigner.

Il s’en allait vers l’escalier quand la cuisinière l’arrêta et, faisant signe du doigt vers les deux seaux : Vous n’allez pas monter tout ça ? dit-elle. Il y en a pour vingt-cinq personnes.

— Laissez donc. Ce n’est pas pesant. La dame prendra ce qu’elle voudra.

— Et puis vous arrivez tard. Ils ont fini de dîner il y a dix minutes. On a enlevé le couvert.

— Tant mieux. Ça sera pour eux la nuit.

Sans s’émouvoir en aucune façon, il monta l’escalier du même pas oscillant et lourd, trouva la porte à deux battants, heurta comme par mégarde ses deux seaux vides l’un contre l’autre et cria en frappant du doigt :

— Madame ! on vient pour faire la chambre !