Les Aventures du roi Pausole/Livre I/Chapitre 4

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 29-35).





CHAPITRE IV



COMMENT LE ROI PAUSOLE RENTRA DANS SON PALAIS
ET CE QU’IL JUGEA BON D’Y FAIRE.



Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée
Les yeux fixés vers terre et l’âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.

Saint-Amant.


Devant les marches du portique, la mule Macarie s’arrêta sur ses quatre pattes frémissantes, profondément offensée d’avoir été contrainte à une course folle qui ne convenait ni à son âge, ni à ses habitudes, ni à son caractère.

Et l’on vit entrer sous les voûtes le Roi Pausole sans couronne, les cheveux en broussaille, la robe poudreuse, les deux mains ouvertes en haut.

Il éternuait. Il pleurait presque. Il était soulevé piteux, suant, poussif et cramoisi.

Personne ne se souciait de lui donner les premières explications. Les couloirs, plus déserts que des galeries de musée, conduisaient à des chambres vides.

Les suisses avaient laissé leurs hallebardes et les dames d’honneur leurs petits ouvrages harponnés d’un crochet hâtif. Pausole donna du pied dans un phonographe resté seul, qui lui bêlait aux oreilles la sérénade de Méphisto.

Il crut que tout le monde était parti à la suite de la Princesse et que la Cour s’était fait enlever pour lui plaire en imitant son gracieux précédent.

Pourtant, dans l’angle d’une fenêtre une blanchisseuse se trouva prise.

Le roi voulut lui demander :

— Est-ce vrai ?

Sa gorge n’articula rien. D’ailleurs, l’attitude effarée de la domestique lui montrait la candeur d’une question si vaine.

Pausole reprit sa marche à travers les appartements.

Il traversa quinze salons où les fauteuils gardaient partout des positions familières. Aucun d’eux n’était occupé.

Il passa dans la salle des portraits et s’arrêta devant celui qui rappelait encore un peu à sa mémoire confuse la très souple Reine Christiane, mère de la Princesse Aline.

Il l’interrogea :

— Malheureuse ! Est-ce donc là ton sang ? ta race ?

Mais la Reine Christiane que le peintre avait représentée sous la figure de Danaé, continua de sourire et d’ouvrir les genoux sans que la moindre honte émût son front si blanc.

Alors le Roi pénétra dans le harem silencieux.

C’était l’heure de la sieste.

La grande salle respirait avec l’haleine de trois cents rêves.


Toutes les femmes gisaient encore où le sommeil les avait prises. Elles couvraient les nattes de jonc froid, elles brochaient sur les étoffes, elles emplissaient de leur croupe des hamacs aux larges mailles. Pausole ne pouvait ni marcher, ni s’asseoir, ni lever la tête sans toucher une dormeuse nue. Un divan seul en portait quinze. Un filet suspendu en réunissait deux et les pressait l’une contre l’autre. Celles qui souffraient de la chaleur s’étaient couchées dans le bassin plat, et, la tête sur le bord de marbre, elles allongeaient leurs jambes sous l’eau jusqu’à la sirène centrale, pistil de la tulipe ouverte que formaient leurs corps rayonnants.

Au milieu de ce vaste silence, Pausole s’apaisa peu à peu. La paix, comme le trouble, est contagieuse. Le calme et l’ombre du harem s’étendirent sur ses pensées.

Jetant les yeux sur sa toilette, il vit qu’elle était déplorable, et déjà son esprit se retrouvait assez libre pour lui conseiller de changer de vêtement.

Ce qu’il fit. Et non sans peine.

Car la blanchisseuse avait eu le temps de répandre par tout le palais le bruit que le Roi était revenu sans couronne, sans voix, sans raison ; qu’il avait failli l’étrangler ; qu’elle en était tombée malade deux jours plus tôt qu’à l’ordinaire. Aussi, le premier valet qui parut dans la fente d’une portière plissée, pour répondre à l’appel du Roi, y vint certes par curiosité au moins autant que par mépris de la mort, mais il défaillit de surprise quand il entendit Pausole, avec sa bonne voix si connue, demander « sa robe de chambre turque et son coffret à cigarettes ».


Le souverain de Tryphême, pour s’être sitôt ressaisi, avait fait ses réflexions.

Il ne suffisait pas de déclarer qu’on poursuivrait la blanche Aline. Et cela même était une décision qu’on ne pouvait prendre à la légère. En admettant qu’on arrivât jusqu’à cette extrémité, comment régler le programme d’une recherche si délicate ?

Qui charger de son exécution ?

Et — toujours en supposant ces difficultés résolues — quelles instructions donner au parlementaire dans le cas, facile à prévoir, où la Princesse refuserait de se rendre aux instances, aux pressants appels, voire aux sommations respectueuses qu’il faudrait sans doute lui adresser ?

Évidemment, tous ces problèmes ne pouvaient se traiter en cinq minutes.

Et, d’ailleurs, rien ne pressait.

Dans quel dessein brusquer les choses ?

Tout faisait croire que, pour protéger la blanche Aline contre le péril le plus fâcheux, il était déjà trop tard.

Mais pour la ramener au palais il serait toujours assez tôt.

Puisqu’on ne pouvait rien changer au fait accompli, puisqu’il était patent, scandaleux, connu de tous, mieux valait ne s’occuper que des suites et en chercher le remède à tête reposée.


Ayant ainsi décidé de ne décider rien sur l’heure, Pausole prit un bain, fuma deux cigarettes et mangea quelques biscuits imbibés de vieux porto.

Une image cependant l’obsédait. Il se disait qu’à l’instant précis où il prenait dans sa chambre ce temps de repos et de réflexion, sa fille accomplissait sans doute l’acte le plus important de sa première adolescence. Il la voyait malgré lui dans une attitude, hélas ! trop facile à imaginer, et toutes les phases de la scène connue se reproduisaient dans sa pensée avec la vraisemblance la plus désagréable.

D’une façon particulière, il était choqué de n’avoir aucun renseignement sur le second des deux personnages qui jouaient un rôle dans l’aventure. On troublait sa vie ; on causait un préjudice capital à sa tranquillité d’esprit, et il ne savait même pas sur qui pester ! Un tel événement n’aurait pas dû se produire sans qu’il y prît au moins une part de conseil. À toute branche d’éducation convient un professeur spécial dont l’aptitude et la compétence ne peuvent guère être appréciées par l’élève lui-même. Pausole ne comprenait pas comment, le jour où sa fille abordait pour la première fois une matière aussi classique, elle avait pris un initiateur de son choix en négligeant toute enquête sur la question de savoir s’il était qualifié pour lui donner des leçons. Oui. C’était bien une faute.

Mais elle ne pouvait plus être réparée.

Il fallait donc l’accepter de bonne grâce.

À critiquer l’irrémédiable, on perd son temps.

Le Roi se remit en mémoire cette maxime et plusieurs autres également fécondes en consolations.

Perdre son temps… — se « pausoler », comme il aimait à dire lui-même, — un autre jour il y aurait consenti sans peine. Ce soir-là, ses rêveries lui parurent déplaisantes.

Il retourna dans le harem.