Les Aventures de l'Abbé Prévost

Les Aventures de l'Abbé Prévost




Les Aventures

de

l’abbé Prévost







La petite ville d’Hesdin, assise dans la vallée de la Canche, eut jusqu’en 1639 de cruelles aventures de guerre : aussi portait-elle prudemment une ceinture de remparts et de fossés. Il n’y avait pas longtemps qu’Hesdin était réuni à la France par le traité des Pyrénées. Ses bourgeois, laborieux comme sont les gens du Nord, fabriquaient du savon, tannaient du cuir ou faisaient des bonnets, puis se promenaient en famille, les jours fériés, dans des chemins verts, entre des champs de froment et de colza. Ceux qui avaient un jardin y plantaient des arbres et faisaient sagement.

Lievin Prévost était procureur du roi dans le baillage. Il maintenait l’ordre public dans l’étendue de son ressort, intervenait dans les causes des églises et des mineurs et était fort entendu en chicane. Ayant épousé demoiselle Marie Duclaie, il eut de ce mariage cinq fils, qu’il éleva de son mieux, occupé qu’il était tout le jour des affaires du roi.

Antoine-François, le second des cinq frères, venu en ce monde, où il devait avoir tant d’aventures, le Ier jour d’avril de l’an 1697, dut être à sa naissance l’occasion de plus d’une épaisse plaisanterie parmi les bonnes gens du bailliage. On ne manquait pas en ce temps-là de donner des poissons d’avril ; le Trévoux le dit. Il grandit et fut mis, quand il eut l’âge, au collège d’Hesdin, qui était alors dirigé par les jésuites. Il apprit tout ce qu’on voulut et usa comme il faut du Novus apparatus et des autres livres du P. Jouvency, alors dans leur nouveauté. Les petits pères, voyant qu’il était intelligent, voulurent se l’attacher. Ils lui enseignèrent les Vies des Saints de l’ordre et l’histoire des Missions, lui remplirent la tête de miracles et de supplices. Ils furent insinuants, persuasifs, selon leur coutume ; ils caressèrent et menacèrent à propos et gagnèrent l’enfant. M. le procureur, qui entendait que son fils fût instruit aussi bien qu’aucun autre, l’envoya à Paris pour qu’il doublât sa rhétorique au collège d’Harcourt. La fleur des écoliers du royaume y venait s’initier aux plus beaux secrets de l’éloquence latine, et ce n’était pas la faute des régents du lieu si tous leurs écoliers ne faisaient pas de petits Quintiliens. Antoine devint quelque chose d’approchant. Il avait quinze ans quand il quitta Paris, emportant toute son innocence, et se rendit à la Flèche pour faire son noviciat, avec l’agrément de son père. Il était de flamme pour le Gésu. Il y a de ces natures ardentes : elles brûlent sans cesse ; mais leur feu change d’aliment. Au bout de six mois, le jeune néophyte partit sans demander son congé et reparut devant son père surpris. La petite ville d’Hesdin ne lui donna probablement pas tout ce qu’il attendait de la vie et des femmes. M. le procureur le traita assez sévèrement, on parla même de démêlés fort vifs qu’ils eurent ensemble. Enfin, à seize ans, il était dégoûté du monde et frappait de nouveau à la porte des jésuites. Ceux de la Flèche ne voulurent pas le recevoir : ils désespéraient de le garder, ou plutôt, le sachant obstiné, ils voulaient affermir sa vocation en y opposant quelques difficultés. Il s’entêta en effet, résolut d’aller demander l’ordre au général et partit bravement pour Rome, tout seul et bien jeune pour un si grand voyage. Il n’était pas encore hors de France qu’il tomba malade. Sa bourse était plate, messieurs les aubergistes l’ayant vidée sans peine. Par l’obligeance d’un officier, il entra à l’hôpital, où, fortifié de quelques bouillons, il redevint bientôt alerte et vaillant. L’officier, le voyant tel, jugea qu’il serait dommage qu’un si beau garçon ne servît pas la patrie. On sait comment les sergents raccoleurs recrutaient alors les hommes pour l’armée. Ils les faisaient boire à la santé du roi, les coiffaient du chapeau du régiment, et leur apprenaient ensuite qu’ils étaient soldats et ne manqueraient pas, s’ils vivaient, de devenir un jour sergents et capitaines. Ils donnaient à la nouvelle recrue l’argent de son engagement et l’invitaient à bien employer cet argent-là en buvant avec eux au drapeau. L’officier qui avait mis Prévost à l’hôpital fit encore moins de façons ; il déclara n’avoir donné d’argent à l’enfant que parce que celui-ci s’était engagé. Prévost, bon gré, mal gré, était soldat. On le fit marcher ; on lui donna l’uniforme blanc ; on lui boucla les cheveux sur l’oreille et on les lui renferma par derrière dans une bourse noire. Il fit l’exercice au mousquet, mangea la soupe dans la gamelle, coucha sur le lit de camp, fut de corvée. On l’eût envoyé en guerre, car on se battait encore. Il était furieux et déserta[1].

La paix faite, le roi mort, le duc d’Orléans régent, le jeune déserteur fut amnistié ; il sortit de sa cachette et rentra au couvent. Il y fut reçu les bras ouverts. Point de reproches, mais des sourires, des caresses et de douces larmes. Les bons pères comprenaient qu’on ne prend pas les mouches du siècle avec le vinaigre de la pénitence. L’enfant prodigue, ému de tant de bonté, pleurait sur le veau gras que ses pères spirituels avaient tué pour lui. Dans le premier élan de son zèle, il composa une ode latine en l’honneur de saint François-Xavier, apôtre des Indes. Assurément il eût composé des odes pour tous les saints de la Compagnie de Jésus, qu’il eût tous non seulement célébrés, mais encore imités ; il eût vécu en apôtre, il fût mort à Siam, à Canton ou plus loin encore, en odeur de sainteté, s’il n’y avait pas eu de femmes dans le royaume. Mais ce gros garçon, de vive humeur et de complexion sanguine, était enclin à l’amour. L’hypocrisie n’était pas son fait ; ne s’accommodant pas de servir en même temps Dieu et les demoiselles, il sauta par-dessus les murs et s’en alla mener joyeuse vie avec toutes les Manons qu’il rencontrait. Il leur plaisait autant qu’elles lui plaisaient, car il avait une belle figure, des yeux noirs fort expressifs et le diable au corps.

Ainsi rentré dans le monde, il jugea, non sans apparence, que décidément l’habit à revers bleu lui convenait mieux que la soutane, et il retourna au régiment. Il servit cette fois, à ce qu’il a dit depuis, avec plus d’agrément et d’avantage que la première. Cela veut dire qu’il était officier ; sa naissance lui permettait de l’être. Il vit le feu, fit la guerre et l’amour ; la fête fut complète. Mais tous les mousquetaires n’étaient pas de bonne compagnie. Plusieurs de ceux qui jouaient avec lui dans les cabarets étaient des coquins, qui lui vidaient sa bourse en deux tours de cartes et s’esquivaient ensuite, le laissant fort embarrassé de payer l’écot. Il se mettait parfois quelque méchante affaire sur les bras. M. le procureur, qui était d’humeur rigide, se fâcha tout rouge de la nouvelle équipée de son fils. Celui-ci ne jugea pas opportun de l’aller trouver et passa en Hollande. Il y rencontra une jeune fille, qui lui parut la plus belle du monde. Il l’aima tout d’un coup avec toute l’ardeur imaginable. Elle le trompa. Il se crut l’homme le plus malheureux du monde, et il l’était en effet, puisqu’il croyait l’être. Il pensa qu’il ne se consolerait jamais, en quoi il se trompait. Dans son désespoir, il renonça à sa maîtresse, aux Hollandaises, à toutes les femmes, aux plaisirs du monde, et courut s’enfermer dans un couvent de l’ordre des bénédictins de Saint-Maur. Il avait vingt-deux ans, avait été deux fois soldat et deux fois jésuite.

Les bénédictins, qui étaient alors en querelle avec les jésuites, le reçurent comme un butin fait sur l’ennemi. Ce fut un cri de joie à son entrée. Songez qu’ils enlevaient une brebis au bercail de saint Ignace. Prévost disait : « Je suis mort. Voici ma tombe. » On ne peut avoir plus de candeur. Il fit un noviciat d’une année, pendant lequel personne n’eut de ses nouvelles. M. le procureur croyait son fils au diable où il l’avait envoyé, pendant que le fils, prosterné dans une cellule, usait ses lèvres sur un crucifix.

Après un an révolu, Antoine Prévost prononça, avec la solennité requise et dans la forme ordinaire, les trois vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté. Il fut couché sous un drap noir, et l’office des trépassés fut récité sur lui. La congrégation de Saint-Maur, dont le général résidait à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, poursuivait depuis longtemps d’immenses travaux d’érudition. Chaque couvent était pourvu d’une bibliothèque ; tous les moines écrivaient, tandis que des frères lais apprêtaient les légumes et nettoyaient les salles. Les plus doctes moines étaient dispensés d’assister régulièrement aux offices, afin qu’ils ne perdissent pas en oremus un temps mieux employé à des recherches savantes. Mais les jésuites jetèrent le trouble dans cette cité des livres, en soutirant, jusque dans les alcôves, des lettres de cachet contre les plus illustres bénédictins.

Le jeune Prévost entra dans la congrégation au moment où le feu de la querelle s’allumait : sa présence l’attisa. N’était-il pas, aux yeux des petits pères, un félon, un transfuge, un apostat passé diaboliquement, du sein, du cœur même de Jésus, dans un atelier de mensonges, dans une officine d’hérésies ? Car les jésuites accusaient de jansénisme leurs rivaux, ce qui était le meilleur moyen de les envoyer pourrir à la Bastille ou tout au moins finir de misère à Cologne ou à la Haye. Mais peut-être, après tout, y avait-il quelque chose de fondé dans cette accusation. L’hérésie est insidieuse, et les docteurs eux-mêmes ne sont pas toujours à l’abri de ses séductions. Tradidit mundum disputationibus eorum. Ce n’est point notre affaire.

Dom Prévost, revêtu du scapulaire noir des enfants de Benoît, fut envoyé par le général à l’abbaye de Saint-Ouen, à Rouen. Il y avait alors dans cette ville un père jésuite nommé Brun, comme l’ours du vieux roman et aussi mal léché. Ce Brun flaira le jeune bénédictin et grogna contre lui. Prévost répondit honnêtement aux libelles malhonnêtes de son adversaire. Ce n’était pas le moyen d’en finir. Le Brun haussa le ton. L’autre, qui avait la tête vive, comme il a déjà paru, se fâcha et répondit avec emportement dans un factum qu’il porta à l’imprimeur. Mais il eut aussitôt regret de sa violence et redemanda son manuscrit au libraire, qui eût bien voulu ne pas le rendre, car les libelles, en tout temps, se vendent bien quand ils diffament bien, et il ne déplaît au prochain d’être scandalisé. Dom Prévost jeta la pièce au feu. C’est ainsi que l’injurieux jésuite, ayant affaire à un honnête homme, parla le dernier et put proclamer qu’il avait réduit son adversaire au silence.

De Saint-Ouen, dom Prévost se rendit à Amiens pour y être ordonné prêtre. Il s’avança vers l’autel vêtu de l’amict, de l’aube, de l’étole et du manipule, la chasuble pliée sur le bras gauche, un cierge dans la main droite. Et l’évêque lui dit : « Recevez le joug du Seigneur, car son joug est doux et son fardeau léger. » « Je suis doucement lié par une chevelure blonde et des bras délicats, » s’écrie un élégiaque latin. Qu’importe le lien ! mais il faut qu’on l’aime, il faut qu’on l’aime toujours.

Dom Prévost fut ensuite envoyé au Bec, près Bernay, pour faire un cours de théologie dans la chaire d’Anselme et de Lanfranc. Au vieux temps d’Anselme, la philosophie était la servante de la théologie : philosophia ancilla theologia. Cette hiérarchie commençait à se défaire quand vint dom Prévost. Si pieux qu’il fût, le nouveau docteur n’était point de force à résister aux entraînements du siècle. Mais peu importe ce qu’il enseigna, dans une abbaye en ruines, à quelques tonsurés. Du Bec, il se rendit au collège de Saint-Germer, où il professa les humanités. Sans doute il mit dans son enseignement cette politesse et cette décence qu’on trouve dans tout ce qu’il écrivit depuis. Les gens d’Évreux, ayant besoin de prédicateur, en demandèrent un aux bénédictins, qui donnèrent dom Prévost. Celui-ci prêcha le carême dans l’église cathédrale. Il parla des voluptés du monde et des faiblesses de la chair en homme qui s’y connaissait, et les dames d’Évreux prirent plaisir à entendre un moine de si bonne mine parler si bien du péché.

C’est ainsi que, pendant la sainte quarantaine, dom Prévost vit du haut de sa chaire tant d’yeux bleus ou noirs, tous attendris, tous humides, se tourner vers lui sous des boucles poudrées, des dentelles, des fontanges. Ce spectacle promettait à un moine fait comme lui plus d’un de ces rêves auxquels on dit que les plus pieux solitaires sont sujets. Il eut dans sa cellule sa part de ces rêves-là. Des images voluptueuses et terribles le hantaient, et plus tard il ne put s’empêcher de raconter ces cauchemars dans ses romans. Jeune, robuste, portant sur l’oreiller monacal le souvenir encore chaud des nuits de Hollande, comment n’eût-il pas vu défiler sur sa couche tout le cortège de la tentation de saint Antoine ?

Les visions impures, c’est, de tout temps, en tout lieu, la terreur du bon moine. Il prie pour les conjurer ; il veut les prévenir par le jeûne, le fouet, le cilice. En vain. Il s’alarme, il se trouble quand vient le soir. Les hymnes du bréviaire expriment cette angoisse. À l’heure de vêpres, quand le soleil décline, les moines supplient ensemble le ciel, dont la lumière visible les abandonne, de leur épargner les tentations de la nuit.


Repelle a servis tuis
Quidquid per immunditiam
Aut moribus se suggerit,
Aut actibus se interserit.


Ces prières ont-elles été entendues ? Non. Les moines se réveillent le lendemain pleins de honte et de dégoût ; ils ont hâte de secouer le coupable sommeil. « Que la pureté revienne ! » C’est le premier souhait, à l’heure de matines :


Ne corpus adsit sordidum.


L’aube seule a pu mettre en fuite l’escadron de l’enfer, caterva damonum. Trempés dans la première fraîcheur, dans la première clarté du jour, les religieux chantent l’hymne des laudes :


Aurora jam spargit pelum,
Terris dies illabitur,
Lucis résultat spiculum :
Discedat omne lubricum,
Phantasma noctis discedat.


Ils secouent les fantômes de l’ombre, mais les fantômes reviendront avec l’ombre. Prévost était chrétien, et, bien que son Cleveland ait passé pour une apologie de la religion naturelle, bien qu’on l’ait accusé de s’être fait protestant en Hollande, je ne crois pas qu’il ait eu en réalité une heure de doute dans sa vie. Ah ! s’il croyait ! sa foi était pleine et d’autant plus solide que la réflexion ne l’avait jamais ébranlée. Avec beaucoup d’imagination, il était le moins réfléchi, le moins philosophe des hommes. Il croyait aux sacrements, aux mystères, aux miracles, à l’enfer ; il croyait tout ce qu’on lui disait ; il était persuadé que les songes contiennent des avertissements du Ciel, il ne doutait pas de la vertu d’un pansement secret qui consistait, entre autres pratiques, à réciter le second verset de l’hymne Vexilla Régis en faisant trois signes de croix aux trois mots mucrone diro lanceœ ; il estimait qu’une certaine poudre peut disposer les yeux de manière à ce qu’ils voient un ours là où il y a un homme ; il était certain qu’on arrête les chevaux avec la cendre d’un foie de loup, enfin il adorait les histoires de revenants et n’en trouvait pas d’assez extraordinaire.

Son carême prêché, il passa aux Blancs-Manteaux de Paris, où il prêcha derechef et fort bien, dit-on. De là, il entra à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, qui était le chef-lieu de l’ordre et où l’on réunissait les moines les plus savants. On l’y employa à rédiger la Gallia Christiana, vaste compilation d’histoire ecclésiastique commencée en 1715 et parvenue alors à son quatrième tome. Il se mit à la besogne avec cette ardeur qu’il dépensait en toute occasion, compulsa, compila, rédigea, usa sa plume jusqu’aux barbes, tarit son encrier et ajouta un volume presque entier à la collection, un de ces in-folio d’impression compacte comme on n’en faisait pas tous les ans, même chez les bénédictins. On ne dit pas que ce tome vaille plus ou moins que les autres. La Gallia Christiana est un fort savant livre.

Prévost se reposait d’écrire du latin en écrivant du français. Il faisait un roman dans sa cellule, ou plutôt vingt romans. Car les Mémoires d’un homme de qualité contiennent assez d’aventures pour remplir vingt romans ayant chacun un commencement et une fin. L’infatigable Prévost ne sentait pas alors qu’il est nécessaire qu’un livre finisse. Il semait dans le sien les louanges les plus hautes de la morale et de la religion ; mais il y accumulait les peintures profanes et y poussait par intervalles de terribles cris de passion. Le goût du monde lui revenait. Ce n’était donc pas assez, pour tuer le vieil homme, de l’avoir enseveli dans la poussière d’une bibliothèque monacale.


Vaines précautions ! cruelle destinée !


comme dit Racine, le poète préféré de l’abbé Prévost. Il s’était fait moine par désespoir ; le désespoir était parti et le froc lui restait.

Sous ces impressions, il écrivit à un de ses frères une lettre où il dit :

« Je connois la faiblesse de mon cœur, et je sens de quelle importance il est pour son repos de ne point m’appliquer à des sciences stériles, qui le laisseraient dans la sécheresse et dans la langueur ; il faut, si je veux être heureux dans la religion, que je conserve dans toute sa force l’impression de la grâce qui m’y a amené. Qu’on a de peine à reprendre un peu de vigueur quand on s’est fait une habitude de sa faiblesse, et qu’il en coûte à combattre pour la victoire quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre ! »

Cela n’est-il point d’un chrétien sincère mais que la grâce abandonne ? Les théologiens disent bien que la grâce est capricieuse et fait de ces coups ; elle lâche son homme. Puis, il faut savoir, et on sait, depuis Pascal, qu’il y a plusieurs sortes de grâce. Il y a notamment la grâce suffisante qui ne suffit pas. Il ne restait plus que celle-là, sans doute, au pauvre Prévost.

Comme il avait le talent d’imaginer des aventures extraordinaires et de les bien conter, souvent, dans les soirées d’hiver, il faisait des récits aux moines pour les divertir. Une fois, le jour vint à poindre que les bons pères l’écoutaient encore. Prévost se livrait à son imagination, Prévost devenait un mauvais moine. Quelque vieux prieur, blanchi sous le froc, s’en aperçut, gronda, châtia et ne fit en somme que dégoûter davantage celui qu’il voulait ramener. S’il était tourmenté par ses pères spirituels, il n’avait pas non plus à se louer de ses frères en religion, qui ne lui épargnaient ni intrigues, ni jalousies, ni espionnages. Ils le prenaient en haine, sentant qu’il n’était pas de leur nature. Il faut le dire, il était trop franc pour eux. Comme vous pensez bien, il ne s’aperçut que fort tard de la malveillance qui l’entourait. Mais, quand il l’eut découverte, le couvent lui devint tout à fait intolérable. Il avoua son état à quelques amis et les consulta sur ce qu’il avait à faire. Ses vœux étaient formels ; il ne pouvait songer à s’en faire relever. Le seul remède qu’on trouva fut d’obtenir que dom Prévost pût passer à Cluny, où la règle était moins sévère qu’à Saint-Maur. On agit à Rome, qui est parfois accommodante. Rome envoya secrètement un bref de translation à l’évêque d’Amiens pour qu’il le fulminât, et il l’eût fulminé. Mais il ne se hâta pas assez. Un jour le pénitencier d’Amiens, homme austère et gallican de vieille roche, étant entré dans le cabinet épiscopal, vit par hasard le bref sur une table, le lut, demanda à quel propos ce bref était là, et, sur la réponse de Monseigneur, il fronça les sourcils : « Rome, dit-il, est prodigue de grâces ; le monde sera rempli de moines dégoûtés de leur état pour peu qu’on les écoute. On connaît le goût de dom Prévost pour l’indépendance et la frivolité. S’il a de meilleures raisons à alléguer, on l’entendra. Mais il ne faut rien résoudre auparavant. » Le pénitencier de Monseigneur ayant parlé très haut, Monseigneur, qui était ennemi des querelles, mit le bref dans un tiroir, où il peut bien être encore.

Pendant ce temps, l’impatient Prévost se disait : « Si le bref n’est pas encore fulminé, il le sera bientôt. Monseigneur d’Amiens est de mes amis. Faisons notre paquet. » Et, sur ce beau raisonnement, il écrivit trois lettres pour donner les raisons de son départ, une au père général, une autre au père prieur, la troisième à un autre religieux. Il les laissa dans sa cellule, traversa le potager sans souci de marcher dans les plates-bandes, sauta par-dessus les murs, rejoignit les amis qui l’attendaient dans le jardin du Luxembourg, ôta sa robe et son scapulaire, revêtit les habits qu’on lui avait apportés, respira et alla se réjouir au cabaret avec les complices de son évasion. Il n’en sortit que le lendemain matin pour aller voir l’évêque d’Amiens, qui était alors à Paris. Monseigneur, qui le reçut avec beaucoup d’embarras, l’instruisit, en douceur, des difficultés que le bref avait soulevées. Il devait à sa mitre d’admonester un moine défroqué. Il le fit avec toute la bénignité de son âme. « On parle en tous lieux de votre humeur légère, mon fils, dit-il ; vous ferez sagement de retourner à Saint-Germain-des-Prés ; en vous observant mieux, vous ferez taire les mauvais propos. » Prévost fut étonné.

Point de bref pour excuser son évasion. Son cas était grave ; il pouvait être appréhendé et puni. Mais, de l’humeur qu’il était, un voyage ne lui coûtait guère. Il fit son sac et s’enfuit en Hollande. Il connaissait déjà cette terre de refuge. Il y vécut comme il put, fut d’abord garçon de café, puis loua une boutique et y donna la comédie. Il était à la fois directeur, auteur et acteur. Voilà un homme de ressources ! Tout son bien se composait alors de ce gros manuscrit qu’il avait fait, pendant les nuits, à Saint-Germain-des-Prés. Il y donna les derniers coups de plume, et les Mémoires d’un homme de qualité furent imprimés à Paris et lus partout. Mlle Aïssé, qui dévora, comme tout le monde, ces six volumes de roman, y pleura du commencement à la fin et dit ensuite que le livre n’était pas bon. Cette jeune sauvage adorait les récits extraordinaires, comme était celui-là, mais Mme du Deffand et de Tencin lui avaient donné des leçons de goût, et la pauvre enfant n’osait plus admirer ce qu’elle aimait. Le public fit comme elle : il lut le livre, mais se refusa, avec quelque raison, à ranger l’auteur parmi les bons écrivains.

Pendant que les Mémoires d’un homme de qualité, plus lus qu’approuvés et décriés par les moines de toute robe, faisaient leur chemin dans le monde, leur impétueux auteur, établi à la Haye, battait le pavé de brique des rues, au son des carillons, et suivait les quais qui bordent les canaux, l’œil en éveil, le nez au vent de la mer. Il fit par hasard la rencontre d’une jolie demoiselle qui se trouva être bien née, sage et spirituelle. Prévost devint amoureux : il le fût devenu à moins. Cette demoiselle était pauvre, et, bien qu’elle s’efforçât de cacher sa détresse à un étranger, il apprit qu’elle venait de perdre une partie de la modique pension dont elle vivait. Il est doux de faire du bien à ce qu’on aime. Il fit des offres en homme qui craint d’être refusé, avec tant d’honnêteté et de délicatesse qu’il ne fâcha point la jeune Hollandaise.

Elle n’osa pas affliger par un refus un homme généreux, pauvre comme elle. Mais comment ne pas aimer un bienfaiteur quand il est aimable ? Et Prévost l’était. Elle ne lui cacha pas ce qu’elle sentait pour lui, et lui dit, un jour, avec beaucoup de candeur : « Épousez-moi. » Étant de la religion réformée, elle trouvait la chose peu embarrassante et fort simple. Un humble ministre, dans un temple de village, les unirait pour le bien comme pour le mal, sans leur demander d’où ils venaient. Mais Prévost, fort songeur, se disait qu’après avoir prononcé des vœux à Saint-Germain-des-Prés et reçu l’ordre de la prêtrise à Évreux épouser une protestante à la Haye serait le fait d’un mécréant. Il fit part de ses scrupules à la demoiselle, ajoutant que s’il l’épousait il se fermerait irrévocablement l’entrée de la France, qui était son pays, qu’il aimait et où il comptait bien mourir. Elle lui répondit : « Vous avez raison. Mais je vous aime et je ne vous quitterai pas. » Et, comme il partait pour l’Angleterre, elle l’y suivit.

Il laissait quelques dettes à la Haye. Il les avait contractées, non pour pourvoir à ses besoins qui n’étaient pas grands, mais pour secourir des compatriotes malheureux. Il n’avait pas manqué d’en connaître en Hollande. Il leur donna ce qu’il avait et plus qu’il n’avait. On le lui reprocha dans les gazettes.

Prévost, débarqué en Angleterre, se sentit dans le pays qui lui convenait. Laborieux comme il était, il trouva à s’employer chez un peuple laborieux. Il était propre à tout emploi : il fut d’abord gouverneur d’un jeune homme de qualité. L’Angleterre lui plut. C’est la patrie des imaginations sombres. Là, des prairies sous un ciel brumeux. La mélancolie flotte avec les vapeurs du matin sur l’herbe épaisse, sur l’herbe des cimetières où le pasteur Hervey promène sa tristesse, où le jeune Thomas Gray crayonne ses élégies. Prévost mène dans ces paysages les songes d’une âme affectueuse et triste, qui ne peut se lasser, mais qui se trouble aisément et s’emplit d’idées noires. La tâche quotidienne, le travail pour la vie le rappellent dans la cité. Il coudoie dans un park un homme déjà mur, ridé, agité d’un tremblement nerveux et insensible à tout ce qui se passe en dehors de sa tête. On le heurte, personne ne prend garde à lui. Il est vêtu comme un marchand, et c’est en effet un pauvre imprimeur de la Cité, mais il porte dans son cerveau des figures qui charmeront tout un siècle ; il imagine Pamela, Lovelace, Clarisse et Clémentine. C’est Samuel Richardson.

Prévost publia à Londres son deuxième roman : Histoire de Cleveland, fils naturel de Cromwell. C’est la plus sombre histoire qu’on ait jamais imaginée. Des cavernes sauvages, des îles affreuses, des festins de cannibales, une vieille femme s’ouvrant la veine du bras avec un mauvais-couteau pour nourrir de son sang une petite fille. Prévost s’effrayait lui-même à créer tant d’horreurs et jouissait de son effroi.

Heureusement, il changea d’humeur et composa peu de temps après, en quelques semaines, un petit roman qu’il ajouta aux Mémoires d’un homme de qualité, apparemment pour le faire lire. Il faisait peu de cas d’un récit aussi simple : c’était l'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Manon aime toute sa vie et reste huit jours fidèle. Il lui faut des chiffons et des soupers ; elle respire la volupté ; jusque dans la charrette qui la transporte à l’Hôpital elle est charmante, et il faut bien l’aimer ! Ce jeune chevalier qui se fait grec pour elle et fait sauter la carte dans sa manchette inspire vraiment de la pitié. Ces deux enfants sont bien fripons, mais ils s’aiment ; attendez qu’ils soient fortement éprouvés, vraiment malheureux, et vous les verrez sublimes. C’est que le même amour fait les héros et les infâmes. Quand la mort frappera dans un désert la jolie tête de Manon, quand il ne restera plus d’elle qu’un souvenir, ce souvenir sera plein de charme et d’attendrissement. Beaucoup diront en fermant le livre : « Oh ! Manon, comme je t’aimerais si tu vivais ! » Tout est naturel, tout est vrai, tout est juste dans ce petit livre. On n’y pourrait pas changer un mot. Quand Prévost eut fait le plus simplement du monde ce miracle d’art, il écrivit deux pages de morale pour les mettre devant. C’est comme un fichu jeté sur les épaules de Mlle Manon. Il se flatte dans ce petit morceau d’avoir écrit un ouvrage utile aux mœurs[2]. Je le veux bien. Mais c’est quand votre livre fut fini, l’abbé, que vous eûtes ces belles idées. En agitant votre plume, vous fûtes seulement inspiré par le souvenir de vos premières ardeurs. C’est ainsi que le romancier grec, ayant vu dans un bois sacré des nymphes, raconta une histoire d’amour.

Mais il faut vivre : c’est à quoi principalement s’occupait l’auteur de Manon Lescaut. Il imagina à cet effet de fonder une gazette littéraire. Les feuilles de ce genre, rédigées, pour la plupart, par un seul auteur, recevaient alors un accueil favorable. On avait vu paraître successivement les Nouvelles de la république des lettres, le Journal de Trévoux, la Bibliothèque universelle de Leclerc, le Journal littéraire de Salengre, l’Histoire des ouvrages des savants de Basnage, la Bibliothèque française de Camusat, le Nouvelliste du Parnasse de Desfontaines, l’Année littéraire de Fréron, etc., etc. L’abbé Prévost intitula sa gazette : le Pour et le Contre. Par ce titre, il promettait d’être équitable : il tint parole, et, bien qu’il eût des ennemis, il ne se laissa induire en aucun excès de langage. La vie ne l’avait pas gâté ; il était encore l’honnête homme qu’on vit à Rouen, quand, insulté par un jésuite, il se tut plutôt que de répondre sur le ton de son adversaire. Mais, s’il avait de la politesse, il n’avait pas de régularité. La gazette en voulait ; il se lassa de la gazette, et, dès le second tome, il chargea Lefebvre de Saint-Marc de l’écrire pour lui. Lefebvre de Saint-Marc avait grand besoin de travailler pour vivre. Pauvre officier, pauvre précepteur, pauvre publiciste, il se remuait et ne faisait que changer de misère. Il n’y avait pas longtemps qu’il rédigeait le Pour et le Contre quand les abonnés, voyant la différence des styles, invitèrent Prévost à reprendre la plume. Il s’exécuta de bonne grâce dès la troisième feuille du tome III, assez content, en somme, de ne pouvoir être remplacé si aisément qu’il avait cru.

Sa gazette ayant réussi, il fut déchiré dans toutes les autres. L’abbé Lenglet Dufresnoy raconta dans la sienne que l’abbé Prévost était un Médor qui enlevait les filles et dupait les aubergistes. Prévost se défendit avec beaucoup de modération et de goût. Il avait alors trente-huit ans et commençait à porter sur son visage les traces de ses fatigues. Il menait une vie retirée, travaillait obstinément et passait quelquefois des semaines entières dans son cabinet. Il avait l’humeur douce, un peu triste. Il fuyait les bals et les fêtes ; une heure d’entretien avec un ami de bon sens était sa plus grande volupté.

Mais il regrettait la France. Il fut tenté plus d’une fois d’y rentrer secrètement ; on lui représenta qu’il risquait d’y être inquiété. Il prit le parti de solliciter ouvertement son retour. Le cardinal de Bissy et le prince de Conti l’appuyèrent, et il fut permis à Prévost de reparaître dans le royaume sous l’habit ecclésiastique séculier. Il n’en demandait pas davantage. Le prince de Conti, voulant l’obliger, le demanda pour aumônier. La place était bonne, mais Prévost eut d’abord scrupule de l’accepter. Il fit part à Son Altesse de l’empêchement qu’il voyait.

— « Je ne dis jamais la messe.

— « Je ne l’entends jamais, » répondit Son Altesse. Prévost accepta. Son ministère, comme on peut croire, lui laissait des loisirs. Il écrivait du soir au matin. Il composa sans relâche des romans et des histoires qui étaient aussi des romans.

Il donna, en 1736, le Doyen de Killerine, qu’il annonça lui-même comme une « histoire ornée de tout ce qui peut rendre une lecture utile et agréable ». L’abbé n’était point fat et ne tirait pas vanité de ses livres ; mais, comme il écrivait beaucoup, il voulait être beaucoup lu. Il avait la conscience d’être un bon ouvrier en littérature, et pendait, ainsi qu’on voit, une belle enseigne à sa boutique, qui était bien pourvue. Il en sortit successivement l’Histoire de Marguerite d’Anjou, l’Histoire d’une Grecque moderne, les Campagnes philosophiques de Moncal, l’Histoire de la jeunesse du commandeur de ***, l’Histoire de Guillaume le Conquérant, une Vie de Cicéron, traduite de Middleton, une traduction des Lettres de Brutus et des Lettres familières, les Voyages de Robert Lade, les Mémoires d’un honnête homme. J’en oublie. Prévost composait si facilement qu’il pouvait prendre part à une conversation sans s’interrompre d’écrire. Sa plume le menait.

Il vivait tranquille, dans son cabinet, quand un folliculaire, dont je ne sais pas le nom, vint lui demander des secours et des conseils. L’abbé, qui ne savait rien refuser, paya de sa bourse et de sa plume. Or, il advint que le journal dans lequel il avait si bonnement trempé déplut au pouvoir et fut saisi. Les gens de police trouvèrent de l’écriture de Prévost dans les papiers du malheureux folliculaire ; ils eussent fort bien mené Prévost à la Bastille s’ils l’avaient trouvé. Le prince de Conti lui fournit les moyens de gagner Bruxelles, où, par bonheur, il n’attendit pas longtemps que cette méchante affaire fût arrangée.

Revenu dans ses foyers et remis de cette dernière tribulation, il commença une grande entreprise. Le chancelier Daguesseau l’invita à rédiger une Histoire générale des voyages. On commençait alors en France à s’intéresser aux découvertes des navigateurs ; on voulait savoir comment vivent les peuples qui ne vivent pas comme nous. Le siècle précédent s’était montré peu curieux à ce sujet : il s’était contenté des notions les plus vagues sur les Levantins, comme on disait. Les Turcs mêmes étaient peu connus. C’est à peine si, dans les dernières années du siècle, les relations de Tavernier, de Bernier et de Chardin firent passer dans le public quelque idée de la Perse et de l’Inde. A l’époque où Prévost vieillissait, on se prit d’amour pour les sauvages. On se sentait vieux et corrompu ; on les croyait innocents et jeunes. On disait : « Ces nègres, ces Indiens n’ont point de gazettes ; ils ne vont point à l’Opéra ; ils sont tout nus : c’est admirable ! Ils ne se marient point par contrat, et ne sont point trompés. Parlez-nous de leurs huttes, de leurs pirogues, de leurs vertus. » On se figurait que l’empereur de la Chine était philosophe ; on eût demandé des lois aux Hurons.

Le bon Prévost n’était pas allé aux grandes Indes, mais son roman de Robert Lade prouvait qu’il savait parler convenablement de marine et de géographie et peindre d’une façon très saisissante les mœurs des peuples barbares. Il se mit à rédiger une Histoire générale des voyages. On en faisait alors une en Angleterre, et, bien que la France fût en guerre avec cette nation et que, sur mer, les deux pavillons ennemis ne se rencontrassent point sans des coups de canon, l’amirauté britannique ne cessa pas de faire tenir à la chancellerie de France les feuilles de l’Histoire des voyages à mesure qu’on les imprimait. Daguesseau les communiquait à Prévost, qui ne faisait guère que les traduire. Malheureusement ce secours lui manqua bientôt. La rédaction anglaise, comme autrefois la muraille de Carthage, resta interrompue. L’abbé dut poursuivre seul ce grand travail : il compila, compila, compila et vint à bout de l’Amérique. Un fermier général faisait les fonds de l’entreprise, qui dévora quatre mille louis d’or. Prévost rédigea quinze volumes in-40 sans accepter un denier. Les biens de la terre ne le séduisaient pas : « Un jardin, une vache et deux poules me suffisent, » disait-il.

Il avait une naïveté d’enfant et s’abandonnait en toute ingénuité à François Didot, son libraire, qui lui payait ses livres à raison d’un louis la feuille. Le prix sans doute était élevé, mais j’aime à croire que François Didot trouvait son compte au marché. On signait les traités dans un cabaret au coin de la rue de la Huchette, qui était le lieu consacré à ces sortes d’affaires, et les livres étaient vendus dans la boutique du quai des Augustins, à l’enseigne de la Bible d’or.

Il paraît que François Didot en usa avec Prévost comme Mme de la Sablière avec La Fontaine. Ce libraire avait une maison de campagne à Saint-Firmin, près Chantilly. Il y recueillit l’abbé et lui épargna le tracas des comptes et les soins du ménage en se chargeant de payer lui-même au boulanger et au boucher ce que son hôte y prenait. La petite maison était isolée, au bord d’un bois. On y pouvait élever des poules : Hoc erat in votis.

Pendant ce temps, le vieux Samuel Richardson avait publié à Londres Clarisse Harlowe et Grandisson. Prévost, familiarisé dès longtemps avec la littérature anglaise, traduisit ces beaux romans, si touchants, qui inspirèrent à Rousseau la Nouvelle Héloise et qui faisaient pleurer Diderot. Ce bon Diderot, on le voyait mélancolique ; on lui demandait : Qu’avez-vous ? Que vous est-il arrivé ? on l’interrogeait sur sa santé, sa fortune, ses parents, ses amis. — C’était Clarisse Harlowe qu’il avait quittée en danger et qui lui donnait de l’inquiétude. Je ne sais si Prévost rendit mieux que Letourneur le texte anglais. Je soupçonne bien un peu l’abbé d’avoir, tout en abrégeant les détails, allongé l’ensemble. Il écrivait d’abondance, et ce qui est écrit vite n’est pas toujours ce qui se lit vite. Il n’importe : Prévost et Letourneur, en faisant connaître Richardson à la France, donnèrent Clarisse et Clémentine pour amantes à tous les hommes capables de lecture, de rêverie, d’émotion pure[3] Clarisse et Grandisson, ces livres d’un vieillard, traduits par un autre vieillard, représentent ce qu’il y a de plus pur dans la jeunesse. Clarisse et Clémentine paraissent plus innocentes, plus aimables, présentées au monde par ces deux vieux parrains, Richardson et Prévost.

Richardson mourut en 1761 ; l’âge venait pour Prévost et la gravité avec l’âge. Il écrivit à soixante-sept ans le Monde moral, livre sérieux que je n’ai pas lu. Il n’abandonna pas la littérature anglaise. C’est à Saint-Firmin qu’il traduisit l’histoire de Miss Radulphe Almo-ran et Hamlet et les Lettres de Mentor. Il préparait des livres de piété, des traités destinés à confondre les incrédules ; car, je l’ai dit, il n’était point du parti des philosophes et n’avait jamais préféré que les femmes à Dieu.

Le 23 novembre 1769, comme il s’en retournait seul à Saint-Firmin, par la forêt de Chantilly, il tomba frappé d’apoplexie. Des paysans, voyant son corps étendu au pied d’un arbre, le portèrent au curé d’un village voisin. Le curé le fit exposer dans son église et appela les gens de justice, qui se hâtèrent de venir avec un chirurgien. Celui-ci, ne doutant point qu’il eût un mort devant lui, s’apprêta, selon la règle en pareil cas, à faire l’autopsie. Il ouvrit le corps, et Prévost, ainsi tiré de sa léthargie, étendit ses bras, roula des yeux épouvantés et retomba. Il était mort, cette fois. Il avait soixante-dix ans, sept mois et vingt-deux jours.






Notes


  1. À cet endroit, je m’en rapporte, non sans quelque défiance, à un donneur de nouvelles : l’auteur du Journal de la Cour de Paris (Revue rétrospective de 1836). Je n’ai pas pris garde à ce que M. Ambroise-Firmin Didot conte, sur la foi de François Didot, son bisaïeul, d’une lutte qu’il y eut dans un escalier entre le procureur et son fils. On ne sait trop à quelle époque placer cette scène ; d’ailleurs François Didot ne connut l’abbé que quand celui-ci était déjà âgé. (Voyez Encyclopédie du XIXe siècle, article Typographie.) J’ai suivi volontiers, dans toute cette notice, l’essai anonyme qui est placé en tête des Œuvres choisies de l’abbé Prévost ; Amsterdam et Paris, 1703. Cet essai est attribué, par Œttinger, à Pierre-Bernard d’Héry, né en 1756 à Auxerre. C’est à l’irréprochable travail de M. Henry Harisse que j’emprunte ce renseignement. (Bibliographie de Manon Lescaut, Paris, D. Morgant et C. Fatout, 1877.)
  2. Voici ce morceau dans tout son entier :

    Le public a lu avec beaucoup de plaisir le dernier volume des Mémoires d’un homme de qualité, qui contient les Avantures du Chevalier des Grieux et de Manon Lescot. On y voit un jeune homme, avec des qualités brillantes et infiniment aimables, qui, entraîné par une folle passion pour une jeune fille qui lui plaît, préfère une vie libertine et vagabonde à tous les avantages que ses talens et sa condition pouvoient lui promettre ; un malheureux esclave de l’amour, qui prévoit ses malheurs sans avoir la force de prendre quelques mesures pour les éviter ; qui les sent vivement, qui y est plongé, et qui néglige les moyens de se procurer un état plus heureux ; enfin un jeune homme vicieux et vertueux tout ensemble, pensant bien et agissant mal ; aimable par ses sentimens, détestable par ses actions. Voilà un caractère bien singulier. Celui de Manon Lescot l’est encore plus. Elle connoît la vertu, elle la goûte même, et cependant elle commet les actions les plus indignes. Elle aime le Chevalier des Grieux avec une passion extrême ; cependant le désir qu’elle a de vivre dans l’abondance et de briller lui fait trahir ses sentimens pour le Chevalier, auquel elle préfère un riche Financier. Quel art n’a-t-il pas fallu pour Intéresser le Lecteur et lui inspirer de la compassion, par rapport aux funestes disgrâces qui arrivent à cette fille corrompue ! Quoique l’un et l’autre soient très libertins, on les plaint, parce que l’on voit que leurs déreglemens viennent de leurs foiblesses et de l’ardeur de leurs passions, et que d’ailleurs ils condamnent eux-mêmes leur conduite et conviennent qu’elle est très-criminelle. De cette manière, l’auteur, en représentant le vice, ne l’enseigne point. Il peint les effets d’une passion violente qui rend la raison inutile lorsqu’on a le malheur de s’y livrer entièrement ; d’une passion qui, n’étant pas capable d’étouffer entièrement dans le cœur les sentimens de la vertu, empêche de la pratiquer. En un mot, cet ouvrage découvre tous les dangers du dérèglement. Il n’y a point de jeune homme, point de jeune fille, qui voulut ressembler au Chevalier et à sa maîtresse. S’ils sont vicieux, ils sont accablez de remords et de malheurs. Au reste, le caractère de Tiberge, ce vertueux ecclésiastique, ami du Chevalier, est admirable. C’est un homme sage, plein de religion et de piété ; un ami tendre et généreux ; un cœur toujours compatissant aux foiblesses de son ami. Que la piété est aimable, lorsqu’elle est unie à un si beau naturel ! Je ne dis rien du style de cet ouvrage. Il n’y a ni jargon, ni affectation, ni réflexions sophistiques : c’est la nature même qui écrit. Qu’un auteur empesé et fardé paroit pitoyable en comparaison ! Celui-ci ne court point après l’esprit, ou plutôt après ce qu’on appelle ainsi. Ce n’est point un stile laconiquement constipé, mais un stile coulant, plein et expressif. Ce n’est par tout que peintures et sentimens, mais des peintures vrayes et des sentimens naturels.

  3. Voyez comme plus tard, tout à la fin du siècle, ces touchantes figures de femmes seront encore vives et fraîches dans les imaginations. André Chénier, peignant en beaux vers les rêves d’un solitaire, y mêlera à Julie les deux héroïnes anglaises et dira :

    Il revoit près de lui, tout à coup animés,
    Ces fantômes si beaux, à nos pleurs tant aimés,
    Dont la troupe immortelle habite sa mémoire :
    Julie, amante faible et tombée avec gloire ;
    Clarisse, beauté sainte où respire le Ciel,
    Dont la douleur ignore et la haine et le fiel,
    Qui souffre sans gémir, qui périt sans murmure ;
    Clémentine adorée, âme céleste et pure,
    Qui, parmi les rigueurs d’une injuste maison,
    Ne perd point l’innocence en perdant la raison.
    Mânes aux yeux charmants, vos images chéries
    Accourent occuper ses belles rêveries ;
    Ses yeux laissent tomber une larme. Avec vous
    Il est dans vos foyers, il voit vos traits si doux.
    A vos persécuteurs il reproche leur crime !
    Il aime qui vous aime, il hait qui vous opprime.
    Mais tout à coup il pense, ô mortels déplaisirs !
    Que ces touchants objets de pleurs et de soupirs
    Ne sont peut-être, hélas ! que d’aimables chimères,
    De l’âme et du génie enfants imaginaires.
    Il se lève, il s’agite à pas tumultueux
    En projets enchanteurs il égare ses vœux
    Il ira, le cœur plein d’une image divine,
    Chercher si quelques lieux ont une Clémentine,
    Et dans quelque désert, loin des regards jaloux,
    La servir, l’adorer et vivre à ses genoux.