Les Aventures de Til Ulespiègle/XXXV

CHAPITRE XXXV.


Comment, à Francfort-sur-Mein, Ulespiègle escroqua
mille florins aux juifs, et leur vendit des
pilules prophétiques.



Il n’y a pas à s’affliger quand il arrive que les juifs, qui sont des fripons, sont trompés à leur tour. En quittant Rome, Ulespiègle s’en alla à Francfort-sur-Mein, à la foire. Il allait çà et là, et voyait ce que chacun avait à vendre. Il vit un homme jeune et fort, proprement vêtu, qui avait une petite provision d’ambre d’Alexandrie, qu’il vendait extrêmement cher. Ulespiègle pensa en lui-même : « Je suis aussi un solide vaurien qui ne travaille pas volontiers. Si je pouvais gagner ma vie aussi facilement que celui-là, cela m’arrangerait bien. » Il passa la nuit sans dormir, cherchant en son esprit quelque moyen de se procurer un gagne-pain. Cependant une puce le mordit au derrière. Il y porta la main, et trouva sous ses doigts quelques boulettes qui ne témoignaient pas en faveur de ses habitudes de propreté. Alors il pensa que cela remplacerait le petit poisson qu’on appelle levul-vonder, d’où l’on tire l’ambre. Le matin il se leva, acheta quelques morceaux de soie grise et rouge, enveloppa les boulettes dedans, prit une petite table de mercier, acheta quelques épiceries, et alla s’installer devant le Rœmer. Il vint beaucoup de gens voir sa marchandise, qui lui demandèrent ce qu’il avait d’extraordinaire, car c’était une marchandise étrange, qui était enveloppée comme de l’ambre et avait une odeur singulière. Mais Ulespiègle ne voulut répondre catégoriquement à personne, jusqu’au moment où trois riches juifs s’adressèrent à lui et lui demandèrent ce qu’il vendait. Il leur répondit que c’était de véritables pilules prophétiques, et que celui qui en prenait une dans sa bouche, et la portait ensuite à son nez, acquérait à l’instant la faculté de deviner. Les juifs se retirèrent à l’écart et tinrent conseil entre eux pendant quelque temps. Enfin le plus âgé dit : « Par ce moyen nous pourrions prédire quand viendra notre Messie, ce qui ne serait pas une petite consolation pour nous autres juifs. » Et ils convinrent d’acheter toute la marchandise, quelque chose qu’il en dût coûter. Ils retournèrent vers Ulespiègle et lui dirent : « Monsieur le marchand, quel est le prix d’une pilule prophétique, au plus bas mot ? » Ulespiègle réfléchit un moment et se dit : « En vérité, le bon Dieu m’envoie des acheteurs selon ma marchandise ; c’est bien là friandise pour des juifs » ; et il leur répondit : « J’en donne une pour mille florins ; si vous ne voulez les donner, chiens, passez votre chemin et laissez là l’ordure. » Afin de ne pas mettre Ulespiègle en colère et d’obtenir sa marchandise, ils lui comptèrent promptement la somme et prirent une des pilules. Puis ils se retirèrent et réunirent tous les juifs, jeunes et vieux, à la synagogue. Là se trouva le doyen des rabbins, nommé Alpha, qui dit que puisqu’ils avaient, par la bonté de Dieu, obtenu une pilule prophétique, l’un d’eux devait la prendre dans sa bouche et prédire la venue du Messie ; et qu’afin qu’il en résultât pour eux salut et consolation, ils devaient tous se préparer par le jeûne et la prière, et qu’au bout de trois jours Isaac prendrait la pilule en grande cérémonie. La chose eut lieu ainsi. Quand il eut la pilule dans la bouche, Moyse lui demanda : « Cher Isaac, quel goût cela a-t-il ? — Serviteurs de Dieu, le brigand de chrétien nous a trompés : ce n’est autre chose que de la fiente humaine. » Alors ils goûtèrent tous à la pilule prophétique, si bien qu’à la fin il n’en resta plus. Quant à Ulespiègle, il était loin, et il banqueta joyeusement tant que dura l’argent des juifs.