Les Aventures de Til Ulespiègle/XXVII

CHAPITRE XXVII.


Comment Ulespiègle fit une peinture pour le Landgrave
de Hesse, et lui fit accroire que les bâtards
ne pouvaient la voir.



Ulespiègle fit des choses étranges dans le pays de Hesse. Comme il avait parcouru le pays de Saxe dans tous les sens, il y était tellement connu qu’il ne pouvait plus se tirer d’affaires avec des friponneries ; c’est pourquoi il se rendit dans le pays de Hesse et s’en alla à Marbourg, à la cour du Landgrave. Le seigneur lui demanda ce qu’il était. Il répondit : « Gracieux seigneur, je suis artiste. » Cela fit plaisir au Landgrave, qui pensait que c’était un artiste en alchimie, car le Landgrave s’occupait beaucoup d’alchimie. Il demanda donc à Ulespiègle s’il était alchimiste, Ulespiègle répondit : « Gracieux seigneur, non ; je suis un peintre, et comme on n’en trouve guère en beaucoup de pays, car mon travail surpasse de beaucoup celui des autres. » Le Landgrave lui dit : « Fais-nous voir un peu de ton ouvrage. – Oui, gracieux seigneur, » dit Ulespiègle. Il avait quelques petites toiles et quelques tableaux qu’il avait achetés en Flandre ; il les tira de son sac et les montra au Landgrave, qui en fut très content, et lui dit : « Cher maître, combien prendrez-vous pour peindre Notre salle, où vous représenterez la généalogie des Landgraves de Hesse, et comment ils sont liés d’amitié avec le roi de Hongrie et autres princes et seigneurs, et combien cela a duré ; et vous Nous peindrez cela avec toute la perfection dont vous êtes capable. – Gracieux seigneur, répondit Ulespiègle, si Votre Grâce me le pardonne, cela coûtera quatre cents florins. – Maître, dit le Landgrave, faites cela bien, Nous vous payerons bien et Nous vous ferons un présent par-dessus le marché. » Ulespiègle accepta, et le Landgrave dut lui avancer cent florins pour acheter de la toile et prendre des aides. Mais, lorsque Ulespiègle voulut commencer la besogne, avec trois compagnons, il dit au Landgrave que personne que ses compagnons ne devait entrer dans la salle pendant qu’il travaillerait, afin qu’il ne fût pas interrompu. Le Landgrave le lui accorda. Alors Ulespiègle s’entendit avec ses compagnons et convint avec eux qu’ils ne diraient rien et qu’ils le laisseraient faire ; qu’ils ne travailleraient pas, et que néanmoins ils seraient payés, et que leur plus grande occupation serait de jouer aux dames et aux échecs. Les compagnons acceptèrent, et furent très contents de gagner de l’argent à ne rien faire. Cela dura trois ou quatres semaines, après quoi le Landgrave désira savoir si ce qu’on peignait serait aussi beau que l’échantillon, et dit à Ulespiègle : « Ah ! cher maître, Nous avons un vif désir de voir votre travail, et Nous vous prions de Nous laisser entrer dans la salle avec vous, afin que Nous puissions voir les peintures. – Oui, gracieux seigneur, répondit Ulespiègle ; mais je dois auparavant prévenir Votre Grâce d’une chose : c’est que ma peinture n’est pas visible pour celui qui n’est pas enfant légitime. » Le Landgrave répondit : « Maître, ce serait une grande chose. » Là-dessus ils entrèrent dans la salle. Ulespiègle avait tendu une grande toile de lin sur la muraille où il devait peindre ; il écarta un peu cette toile, et avec un petit bâton blanc il montrait la muraille, en disant : « Voyez, gracieux seigneur : cet homme, c’est le premier Landgrave de Hesse, qui fut un Colonna de Rome, et qui épousa la fille du doux Justinien, une duchesse de Bavière, lequel depuis fut empereur. Voyez maintenant ici, gracieux seigneur : de lui naquit Adolphe ; Adolphe engendra Guillaume le Noir ; Guillaume engendra Louis le Pieux, et ainsi de suite jusqu’à Votre Grâce. Je sais bien que personne ne peut trouver à redire à mon travail, que j’ai peint avec tant d’art et d’une façon si magistrale, et avec de si belles couleurs et de si beaux visages. » Le Landgrave ne voyait autre chose que la muraille toute blanche, et pensait en lui-même : « Serais-je donc bâtard, que je ne vois que la muraille nue ? » Cependant il dit par bonté d’âme : « Cher maître, Nous sommes content de votre travail, mais Nous ne Nous y connaissons pas assez pour le juger. » Là-dessus il sortit de la salle. Quand il eut rejoint la princesse, elle lui dit : « Ah ! cher seigneur, qu’est-ce donc que peint votre peintre ? Vous l’avez vu ; cela vous plaît-il ? Je n’ai pas grande confiance en lui ; il a l’air d’un fripon. » Le prince répondit : « Ma chère femme, son travail me plaît beaucoup ; soyez juste à son égard. » La dame dit : « Ah ! gracieux seigneur, ne devons-nous pas le voir aussi ? – Oui, avec le consentement du maître. » Elle fit venir Ulespiègle, et demanda à voir sa peinture. Ulespiègle lui dit comme au prince, que celui qui n’était pas enfant légitime ne pouvait la voir. Alors la princesse alla avec huit demoiselles et une folle dans la salle. Ulespiègle souleva la toile comme il avait déjà fait, et se mit à raconter à la princesse la généalogie des Landgraves, pièce par pièce. Mais la princesse et les demoiselles gardaient le silence ; personne ne louait ni ne critiquait la peinture ; chacun était fâché d’avoir quelque chose à reprocher à son père ou à sa mère. À la fin, la folle prit la parole et dit : « Cher maître, dussé-je être toute ma vie une bâtarde, je ne vois rien là de peint. » Alors Ulespiègle pensa en lui-même : « Cela tourne mal ; si les fous se mêlent de dire la vérité, je n’ai qu’à décamper, » et il se mit à rire. Cependant la princesse alla rejoindre son mari, qui lui demanda si la peinture lui plaisait. Elle lui répondit : « Gracieux seigneur, elle me plaît aussi bien qu’à votre Grâce ; mais elle ne plaît pas à notre folle, non plus qu’à nos demoiselles, et je crains qu’il n’y ait de la friponnerie là-dedans. » Cela toucha le prince au cœur, et il se demanda s’il n’était pas trompé. Il fit dire à Ulespiègle qu’il disposât les choses pour que toute la cour pût voir sa peinture. Le prince pensait qu’il verrait qui, parmi les personnes de sa cour, était légitime, et qui était bâtard et devait lui abandonner ses fiefs. Là-dessus Ulespiègle congédia ses compagnons. Puis il demanda encore cent florins au maître des rentes, les reçut et partit. Le lendemain, le Landgrave demanda son peintre, mais il était loin. Il se rendit alors dans la salle avec toute sa cour pour voir si quelqu’un verrait de la peinture. Mais personne ne put dire qu’il voyait quelque chose. Et, comme ils gardaient tous le silence, le Landgrave dit : « Nous voyons bien maintenant que Nous sommes trompé ; je ne me serais jamais inquiété d’Ulespiègle s’il n’était venu de lui-même ; Nous ferons volontiers Notre deuil des deux cents florins ; mais Ulespiègle est un fripon, et il fera bien de ne pas revenir dans Notre principauté. » Ainsi Ulespiègle était parti de Marbourg, et ne devait pas y revenir désormais.