Les Aventures de Til Ulespiègle/XX
CHAPITRE XX.
de la lune.
lespiègle errait dans la campagne, et vint
dans un village appelé Ulsen, où il se fit
encore garçon boulanger. Le maître chez
qui il était se disposant à faire du pain, il dit à Ulespiègle
de tamiser la farine dans la nuit, afin que tout
fût prêt le matin de bonne heure. Alors Ulespiègle
lui dit : « Maître, vous devriez me donner une lumière
pour que j’y voie à tamiser. » Le maître lui répondit :
« Je ne te donnerai point de lumière ; je n’en ai
jamais donné à mes garçons par un temps comme
celui-ci ; ils tamisent sans lumière dans le clair de
lune ; tu feras de même. – S’ils ont tamisé dans
le clair de lune, dit Ulespiègle, je ferai de même. »
Le maître alla se coucher pour dormir une couple
d’heures. Cependant Ulespiègle prit le tamis et se
mit à tamiser par la fenêtre, de façon que la farine
tombait dans la cour où donnait le clair de lune. Le matin de bonne heure, quand le boulanger se leva
pour faire le pain, Ulespiègle était là qui tamisait
encore. Le maître vit qu’il tamisait la farine dans la
cour ; la terre était toute blanche de farine. Alors le
maître dit : « Que diable fais-tu là ? Est-ce que la
farine ne m’a rien coûté, pour que tu la tamises dans
la crotte ? – Ne m’avez-vous pas commandé, dit
Ulespiègle, de tamiser dans le clair de lune sans lumière ?
C’est ce que j’ai fait. – Je t’avais commandé,
dit le maître, de tamiser au clair de la lune. – Eh
bien ! maître, dit Ulespiègle, vous devez être content,
car j’ai tamisé au clair de la lune et dans le clair de
lune ; il n’y a que peu de farine de perdue, seulement
une poignée. Je vais la ramasser ; cela ne fera aucun
tort à la farine. » Le maître dit : « Pendant que tu
ramasseras la farine, on ne fera pas la pâte, et le
pain sera en retard. – Mon maître, dit Ulespiègle,
je sais un moyen pour que nous ayons aussitôt fait
que notre voisin. Sa pâte est dans le pétrin ; si vous
la voulez, je l’irai chercher bien vite, et je mettrai
notre farine à la place. » Le maître se mit en colère
et dit : « Tu iras chercher le diable ! Va-t’en au gibet
chercher le pendu, et laisse-moi la pâte du voisin
tranquille. – Oui, » répondit Ulespiègle. Puis il
sortit de la maison et s’en alla au gibet, au pied
duquel il trouva le squelette d’un voleur qui était
tombé à terre. Il le chargea sur ses épaules, l’apporta
chez son maître, et dit : « J’apporte ce qui était au
gibet ; qu’en voulez-vous faire ? Je ne sais à quoi
cela peut servir. » Le maître dit : « Vois ! n’apportes-tu que cela ? – S’il y avait eu autre chose, dit Ulespiègle,
je vous aurais apporté davantage ; mais il
n’y avait que cela. » Le maître fut furieux et dit :
« Tu as volé la justice de monseigneur, et volé son
gibet ; je vais m’en plaindre au bourgmestre, et tu
verras ! » Le maître sortit et se rendit au marché ;
Ulespiègle le suivit. Le maître se hâtait tellement,
qu’il ne se retourna pas, et ne remarqua point qu’Ulespiègle
le suivait. Le bourgmestre était sur la place
du marché. Le boulanger s’avança vers lui et commença
sa plainte. Ulespiègle était tout près de lui et
ouvrait de grands yeux. Quand le boulanger l’aperçut,
il fut si interdit qu’il oublia le sujet de sa plainte,
et lui dit en colère : « Que veux-tu ? – Je ne demande
rien, dit Ulespiègle ; vous avez dit que je verrais que
vous vous plaindriez de moi au bourgmestre ; pour
le voir, il faut que j’ouvre les yeux. » Le boulanger
lui dit : « Ôte-toi de mes yeux ! tu es un véritable
vaurien. – C’est ce qu’on m’a dit souvent, répondit
Ulespiègle ; si j’étais dans vos yeux, je serais obligé
de sortir par les narines, si vous fermiez les yeux. »
Là-dessus le bourgmestre les laissa là tous les deux,
car il vit bien que c’était une folie. Voyant cela,
Ulespiègle dit au boulanger : « Maître, quand ferons-nous
le pain ? Voilà que le soleil paraît. » Puis il
s’enfuit et laissa là le boulanger.