Les Aventures de Til Ulespiègle/LVIII

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 141-143).

CHAPITRE LVIII.


Comment Ulespiègle, qu’on voulait pendre à Lübeck,
se tira d’affaire au moyen d’une bonne malice.



Lambert le sommelier remarqua les paroles qu’Ulespiègle avait dites en sortant du cellier. Il envoya un messager après lui, qui l’atteignit dans la rue, l’arrêta et le trouva porteur de deux cruches, l’une vide et l’autre pleine de vin. Il le fit arrêter comme voleur et conduire en prison. Les uns disaient qu’il avait mérité la potence ; d’autres disaient que ce n’était qu’un tour subtil, et ils pensaient que le sommelier aurait dû fermer l’œil, puisqu’il avait dit que personne ne pourrait le tromper, et qu’Ulespiègle l’avait fait pour le punir de sa jactance. Mais ceux qui en voulaient à Ulespiègle dirent que c’était un vol, et qu’il fallait le pendre. En effet, l’arrêt qui fut rendu le condamna au gibet. Quand vint le jour de l’exécution, qu’on devait mener Ulespiègle au supplice, il y eut dans toute la ville un grand mouvement de gens à pied et à cheval, et le Conseil de Lübeck craignit qu’on ne voulût lui enlever son prisonnier et le traduire devant un autre tribunal, pour qu’il ne fût pas pendu. Plusieurs étaient curieux de voir comment il finirait, après avoir eu pendant sa vie tant d’aventures. D’autres pensaient qu’il était sorcier et qu’il se tirerait d’affaire par la magie ; la plupart désiraient qu’on lui fît grâce. Pendant la route Ulespiègle se tint bien tranquille et ne dit mot, de sorte que chacun s’émerveillait et croyait qu’il était désespéré. Cela dura jusqu’au gibet. Là il prit la parole et invoqua le Conseil tout entier, et pria Messieurs du Conseil, en toute humilité, qu’ils voulussent bien lui accorder une chose qu’il avait à leur demander, ajoutant qu’il ne leur demanderait ni la vie, ni argent, ni biens, ni messe à perpétuité, ni rien qui pût coûter quelque chose ; qu’il ne demanderait qu’une chose sans conséquence, qui ne ferait de tort à personne, et que l’honorable Conseil pouvait lui accorder sans qu’il lui en coûtât un denier. Les conseillers se réunirent et entrèrent en délibération selon l’usage ; ils tombèrent d’accord de lui accorder sa demande, puisqu’il avait dit à l’avance les choses qu’il n’entendait pas demander. Il y avait plusieurs d’entre eux qui étaient impatients de savoir ce qu’il demanderait. Ils lui dirent que ce qu’il désirait aurait lieu, pourvu qu’il ne demandât pas les choses qu’il avait exceptées ; que, s’il acceptait ainsi, ils lui accorderaient sa demande. Ulespiègle dit : « Les articles que j’ai exceptés, je ne les demanderai point ; mais, si vous voulez me tenir la promesse que vous m’avez faite, levez la main. » Ils levèrent la main tous à la fois, et jurèrent de tenir leur promesse. Quand cela fut fait, Ulespiègle dit : « Honnêtes seigneurs de Lübeck, comme vous me l’avez juré, je vous prie, lorsque je serai pendu, que le sommelier vienne tous les matins pendant trois jours de suite, qui vous versera à boire, ainsi qu’au bourreau qui m’aura pendu, après quoi vous me baiserez le cul. » Alors ils se mirent à cracher et dirent que ce n’était pas une demande convenable. Ulespiègle dit : « Je crois l’honorable Conseil de Lübeck trop honnête pour ne pas tenir ce qu’il m’a juré. » Ils entrèrent en délibération là-dessus, et, par faveur et autres considérations, il fut décidé qu’on lui rendrait la liberté. Ulespiègle s’en alla de là à Helmstedt, et jamais plus on ne le vit à Lübeck.