Les Aventures de Télémaque/Huitième livre

Didot (p. 151-169).
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LIVRE VIII.


Vénus, toujours irritée contre Télémaque, demande sa perte à Jupiter ; mais les destins ne permettant pas qu’il périsse, la déesse va solliciter de Neptune les moyens de l’éloigner d’Ithaque, où le conduisait Adoam. Aussitôt Neptune envoie au pilote Achamas une divinité trompeuse, qui lui enchante les sens et le fait entrer à pleines voiles dans le port de Salente, au moment où il croyait arriver à Ithaque. Idoménée, roi de Salente, fait à Télémaque et à Mentor l’accueil le plus affectueux : il se rend avec eux au temple de Jupiter, où il avait ordonné un sacrifice pour le succès d’une guerre contre les Manduriens. Le sacrificateur, consultant les entrailles des victimes, fait tout espérer à Idoménée, et l’assure qu’il devra son bonheur à ses deux nouveaux hôtes.


Pendant que Télémaque et Adoam s’entretenaient de la sorte, oubliant le sommeil, et n’apercevant pas que la nuit était déjà au milieu de sa course, une divinité ennemie et trompeuse les éloignait d’Ithaque, que leur pilote Achamas cherchait en vain. Neptune, quoique favorable aux Phéniciens, ne pouvait supporter plus longtemps que Télémaque eût échappé à la tempête qui l’avait jeté contre les rochers de l’île de Calypso. Vénus était encore plus irritée de voir ce jeune homme qui triomphait, ayant vaincu l’Amour et tous ses charmes. Dans le transport de sa douleur, elle quitta Cythère, Paphos, Idalie, et tous les honneurs qu’on lui rend dans l’île de Chypre : elle ne pouvait plus demeurer dans ces lieux où Télémaque avait méprisé son empire. Elle monte vers l’éclatant Olympe, où les dieux étaient assemblés auprès du trône de Jupiter. De ce lieu, ils aperçoivent les astres qui roulent sous leurs pieds ; ils voient le globe de la terre comme un petit amas de boue ; les mers immenses ne leur paraissent que comme des gouttes d’eau dont ce morceau de boue est un peu détrempé : les plus grands royaumes ne sont à leurs yeux qu’un peu de sable qui couvre la surface de cette boue ; les peuples innombrables et les plus puissantes armées ne sont que comme des fourmis qui se disputent les unes aux autres un brin d’herbe sur ce morceau de boue. Les immortels rient des affaires les plus sérieuses qui agitent tes faibles mortels, et elles leur paraissent des jeux d’enfants. Ce que les hommes appellent grandeur, gloire, puissance, profonde politique, ne paraît à ces suprêmes divinités que misère et faiblesse.

C’est dans cette demeure, si élevée au-dessus de la terre, que Jupiter a posé son trône immobile : ses yeux percent jusque dans l’abîme, et éclairent jusque dans les derniers replis des cœurs : ses regards doux et sereins répandent le calme et la joie dans tout l’univers. Au contraire, quand il secoue sa chevelure, il ébranle le ciel et la terre. Les dieux mêmes, éblouis des rayons de gloire qui l’environnent, ne s’en approchent qu’avec tremblement.

Toutes les divinités célestes étaient dans ce moment auprès de lui. Vénus se présenta avec tous les charmes qui naissent dans son sein ; sa robe flottante avait plus d’éclat que toutes les couleurs dont Iris se pare au milieu des sombres nuages, quand elle vient promettre aux mortels effrayés la fin des tempêtes, et leur annoncer le retour du beau temps. Sa robe était nouée par cette fameuse ceinture sur laquelle paraissent les grâces ; les cheveux de la déesse étaient attachés par derrière négligemment avec une tresse d’or. Tous les dieux furent surpris de sa beauté, comme s’ils ne l’eussent jamais vue ; et leurs yeux en furent éblouis, comme ceux des mortels le sont, quand Phébus, après une longue nuit, vient les éclairer par ses rayons. Ils se regardaient les uns les autres avec étonnement, et leurs yeux revenaient toujours sur Vénus ; mais ils aperçurent que les yeux de cette déesse étaient baignés de larmes, et qu’une douleur amère était peinte sur son visage.

Cependant elle s’avançait vers le trône de Jupiter, d’une démarche douce et légère, comme le vol rapide d’un oiseau qui fend l’espace immense des airs. Il la regarda avec complaisance ; il lui fit un doux souris ; et, se levant, il l’embrassa. Ma chère fille, lui dit-il, quelle est votre peine ? Je ne puis voir vos larmes sans en être touché : ne craignez point de m’ouvrir votre cœur ; vous connaissez ma tendresse et ma complaisance.

Vénus lui répondit d’une voix douce, mais entrecoupée de profonds soupirs : Ô père des dieux et des hommes, vous qui voyez tout, pouvez-vous ignorer ce qui fait ma peine ? Minerve ne s’est pas contentée d’avoir renversé jusqu’aux fondements la superbe ville de Troie, que je défendais, et de s’être vengée de Pâris, qui avait préféré ma beauté à la sienne ; elle conduit par toutes les terres et par toutes les mers le fils d’Ulysse, ce cruel destructeur de Troie. Télémaque est accompagné par Minerve ; c’est ce qui empêche qu’elle ne paraisse ici en son rang avec les autres divinités. Elle a conduit ce jeune téméraire dans l’île de Chypre pour m’outrager. Il a méprisé ma puissance ; il n’a pas daigné seulement brûler de l’encens sur mes autels : il a témoigné avoir horreur des fêtes que l’on célèbre en mon honneur ; il a fermé son cœur à tous mes plaisirs. En vain Neptune, pour le punir, à ma prière, a irrité les vents et les flots contre lui : Télémaque, jeté par un naufrage horrible dans l’île de Calypso, a triomphé de l’Amour même, que j’avais envoyé dans cette île pour attendrir le cœur de ce jeune Grec. Ni sa jeunesse, ni les charmes de Calypso et de ses nymphes, ni les traits enflammés de l’Amour, n’ont pu surmonter les artifices de Minerve. Elle l’a arraché de cette île : me voilà confondue, un enfant triomphe de moi !

Jupiter, pour consoler Vénus, lui dit : Il est vrai, ma fille, que Minerve défend le cœur de ce jeune Grec contre toutes les flèches de votre fils, et qu’elle lui prépare une gloire que jamais jeune homme n’a méritée. Je suis fâché qu’il ait méprisé vos autels ; mais je ne puis le soumettre à votre puissance. Je consens, pour l’amour de vous, qu’il soit encore errant par mer et par terre, qu’il vive loin de sa patrie, exposé à toutes sortes de maux et de dangers ; mais les destins ne permettent, ni qu’il périsse, ni que sa vertu succombe dans les plaisirs dont vous flattez les hommes. Consolez-vous donc, ma fille : soyez contente de tenir dans votre empire tant d’autres héros et tant d’immortels.

En disant ces paroles, il fit à Vénus un souris plein de grâce et de majesté. Un éclat de lumière, semblable aux plus perçants éclairs, sortit de ses yeux. En baisant Vénus avec tendresse, il répandit une odeur d’ambroisie dont tout l’Olympe fut parfumé. La déesse ne put s’empêcher d’être sensible à cette caresse du plus grand des dieux : malgré ses larmes et sa douleur, on vit la joie se répandre sur son visage ; elle baissa son voile pour cacher la rougeur de ses joues, et l’embarras où elle se trouvait. Toute l’assemblée des dieux applaudit aux paroles de Jupiter ; et Vénus, sans perdre un moment, alla trouver Neptune pour concerter avec lui les moyens de se venger de Télémaque.

Elle raconta à Neptune ce que Jupiter lui avait dit. Je savais déjà, répondit Neptune, l’ordre immuable des destins : mais si nous ne pouvons abîmer Télémaque dans les flots de la mer, du moins n’oublions rien pour le rendre malheureux, et pour retarder son retour à Ithaque. Je ne puis consentir à faire périr le vaisseau phénicien dans lequel il est embarqué. J’aime les Phéniciens, c’est mon peuple ; nulle autre nation de l’univers ne cultive comme eux mon empire. C’est par eux que la mer est devenue le lien de la société de tous les peuples de la terre. Ils m’honorent par de continuels sacrifices sur mes autels ; ils sont justes, sages et laborieux dans le commerce ; ils répandent partout la commodité et l’abondance. Non, déesse, je ne puis souffrir qu’un de leurs vaisseaux fasse naufrage ; mais je ferai que le pilote perdra sa route, et qu’il s’éloignera d’Ithaque où il veut aller.

Vénus, contente de cette promesse, rit avec malignité, et retourna, dans son char volant, sur les prés fleuris d’Idalie, où les Grâces, les Jeux et les Ris, témoignèrent leur joie de la revoir, dansant autour d’elle sur les fleurs qui parfument ce charmant séjour.

Neptune envoya aussitôt une divinité trompeuse, semblable aux songes, excepté que les songes ne trompent que pendant le sommeil, au lieu que cette divinité enchante les sens des hommes qui veillent. Ce dieu malfaisant, environné d’une foule innombrable de Mensonges ailés qui voltigent autour de lui, vint répandre une liqueur subtile et enchantée sur les yeux du pilote Achamas, qui considérait attentivement à la clarté de la lune le cours des étoiles, et le rivage d’Ithaque, dont il découvrait déjà assez près de lui les roches escarpés. Dans ce même moment, les yeux du pilote ne lui montrèrent plus rien de véritable. Un faux ciel et une terre feinte se présentèrent à lui. Les étoiles parurent comme si elles avaient changé leur course, et qu’elles fussent revenues sur leurs pas ; tout l’Olympe semblait se mouvoir par des lois nouvelles. La terre même était changée : une fausse Ithaque se présentait toujours au pilote pour l’amuser, tandis qu’il s’éloignait de la véritable. Plus il s’avançait vers cette image trompeuse du rivage de l’île, plus cette image reculait ; elle fuyait toujours devant lui, et il ne savait que croire de cette fuite. Quelquefois il s’imaginait entendre déjà le bruit qu’on fait dans un port. Déjà il se préparait, selon l’ordre qu’il en avait reçu, à aller aborder secrètement dans une petite île qui est auprès de la grande, pour dérober aux amants de Pénélope, conjurés contre Télémaque, le retour de celui-ci. Quelquefois il craignait les écueils dont cette côte de la mer est bordée ; et il lui semblait entendre l’horrible mugissement des vagues qui vont se briser contre ces écueils : puis tout à coup il remarquait que la terre paraissait encore éloignée. Les montagnes n’étaient à ses yeux, dans cet éloignement, que comme de petits nuages qui obscurcissent quelquefois l’horizon pendant que le soleil se couche. Ainsi Achamas était étonné ; et l’impression de la divinité trompeuse, qui charmait ses yeux, lui faisait éprouver un certain saisissement qui lui avait été jusqu’alors inconnu. Il était même tenté de croire qu’il ne veillait pas, et qu’il était dans l’illusion d’un songe. Cependant Neptune commanda au vent d’orient de souffler pour jeter le navire sur les côtes de l’Hespérie. Le vent obéit avec tant de violence que le navire arriva bientôt sur le rivage que Neptune avait marqué.

Déjà l’aurore annonçait le jour ; déjà les étoiles, qui craignent les rayons du soleil, et qui en sont jalouses, allaient cacher dans l’Océan leurs sombres feux, quand le pilote s’écria : Enfin, je n’en puis plus douter, nous touchons presque à l’île d’Ithaque ! Télémaque, réjouissez-vous ; dans une heure vous pourrez revoir Pénélope, et peut-être trouver Ulysse remonté sur son trône ! À ce cri, Télémaque, qui était immobile dans les bras du sommeil, s’éveille, se lève, monte au gouvernail, embrasse le pilote, et de ses yeux encore à peine ouverts regarde fixement la côte voisine. Il gémit, ne reconnaissant point les rivages de sa patrie. Hélas ! où sommes-nous ? dit-il ; ce n’est point là ma chère Ithaque ! vous vous êtes trompé, Achamas ; vous connaissez mal cette côte, si éloignée de votre pays. Non, non, répondit Achamas ; je ne puis me tromper en considérant les bords de cette île. Combien de fois suis-je entré dans votre port ! j’en connais jusques aux moindres rochers ; le rivage de Tyr n’est guère mieux dans ma mémoire. Reconnaissez cette montagne qui avance ; voyez ce rocher qui s’élève comme une tour ; n’entendez-vous pas la vague qui se rompt contre ces autres rochers, lorsqu’ils semblent menacer la mer par leur chute ? Mais ne remarquez-vous pas le temple de Minerve qui fend la nue ? Voilà la forteresse, et la maison d’Ulysse votre père.

Vous vous trompez, ô Achamas, répondit Télémaque ; je vois au contraire une côte assez relevée, mais unie ; j’aperçois une ville qui n’est point Ithaque. Ô dieux ! est-ce ainsi que vous vous jouez des hommes !

Pendant qu’il disait ces paroles, tout à coup les yeux d’Achamas furent changés. Le charme se rompit ; il vit le rivage tel qu’il était véritablement, et reconnut son erreur. Je l’avoue, ô Télémaque, s’écria-t-il : quelque divinité ennemie avait enchanté mes yeux ; je croyais voir Ithaque, et son image tout entière se présentait à moi ; mais dans ce moment elle disparaît comme un songe. Je vois une autre ville ; c’est sans doute Salente, qu’Idoménée, fugitif de Crète, vient de fonder dans l’Hespérie : j’aperçois des murs qui s’élèvent, et qui ne sont pas encore achevés ; je vois un port qui n’est pas encore entièrement fortifié.

Pendant qu’Achamas remarquait les divers ouvrages nouvellement faits dans cette ville naissante, et que Télémaque déplorait son malheur, le vent que Neptune faisait souffler les fit entrer à pleines voiles dans une rade où ils se trouvèrent à l’abri, et tout auprès du port.

Mentor, qui n’ignorait ni la vengeance de Neptune, ni le cruel artifice de Vénus, n’avait fait que sourire de l’erreur d’Achamas. Quand ils furent dans cette rade. Mentor dit à Télémaque : Jupiter vous éprouve ; mais il ne veut pas votre perte : au contraire, il ne vous éprouve que pour vous ouvrir le chemin de la gloire. Souvenez-vous des travaux d’Hercule ; ayez toujours devant vos yeux ceux de votre père. Quiconque ne sait pas souffrir n’a point un grand cœur. Il faut, par votre patience et par votre courage, lasser la cruelle fortune qui se plaît à vous persécuter. Je crains moins pour vous les plus affreuses disgrâces de Neptune, que je ne craignais les caresses flatteuses de la déesse qui vous retenait dans son île. Que tardons-nous ? entrons dans ce port ; voici un peuple ami ; c’est chez les Grecs que nous arrivons : Idoménée, si maltraité par la fortune, aura pitié des malheureux. Aussitôt ils entrèrent dans le port de Salente, où le vaisseau phénicien fut reçu sans peine, parce que les Phéniciens sont en paix et en commerce avec tous les peuples de l’univers.

Télémaque regardait avec admiration cette ville naissante, semblable à une jeune plante, qui, ayant été nourrie par la douce rosée de la nuit, sent, dès le matin, les rayons du soleil qui viennent l’embellir ; elle croît, elle ouvre ses tendres boutons, elle étend ses feuilles vertes, elle épanouit ses fleurs odoriférantes avec mille couleurs nouvelles ; à chaque moment qu’on la voit, on y trouve un nouvel éclat. Ainsi fleurissait la nouvelle ville d’Idoménée sur le rivage de la mer ; chaque jour, chaque heure, elle croissait avec magnificence, et elle montrait de loin aux étrangers qui étaient sur la mer, de nouveaux ornements d’architecture qui s’élevaient jusqu’au ciel. Toute la côte retentissait des cris des ouvriers et des coups de marteau ; les pierres étaient suspendues en l’air par des grues avec des cordes. Tous les chefs animaient le peuple au travail dès que l’aurore paraissait ; et le roi Idoménée donnant partout les ordres lui-même, faisait avancer les ouvrages avec une incroyable diligence.

À peine le vaisseau phénicien fut arrivé, que les Crétois donnèrent à Télémaque et à Mentor toutes les marques d’amitié sincère. On se hâta d’avertir Idoménée de l’arrivée du fils d’Ulysse. Le fils d’Ulysse ! s’écria-t-il ; d’Ulysse, ce cher ami ! de ce sage héros, par qui nous avons enfin renversé la ville de Troie ! qu’on le mène ici, et que je lui montre combien j’ai aimé son père ! Aussitôt on lui présente Télémaque, qui lui demande l’hospitalité, en lui disant son nom.

Idoménée lui répondit avec un visage doux et riant : Quand même on ne m’aurait pas dit qui vous êtes, je crois que je vous aurais reconnu. Voilà Ulysse lui-même ; voilà ses yeux pleins de feu, et dont le regard était si ferme ; voilà son air, d’abord froid et réservé, qui cachait tant de vivacité et de grâces ; je reconnais même ce sourire fin, cette action négligée, cette parole douce, simple et insinuante, qui persuadait sans qu’on eût le temps de s’en défier. Oui, vous êtes le fils d’Ulysse, mais vous serez aussi le mien. Ô mon fils, mon cher fils, quelle aventure vous mène sur ce rivage ? Est-ce pour chercher votre père ? Hélas ! je n’en ai aucune nouvelle. La fortune nous a persécutés lui et moi : il a eu le malheur de ne pouvoir retrouver sa patrie, et j’ai eu celui de retrouver la mienne pleine de la colère des dieux contre moi. Pendant qu’Idoménée disait ces parole, il regardait fixement Mentor, comme un homme dont le visage ne lui était pas inconnu, mais dont il ne pouvait retrouver le nom.

Cependant Télémaque lui répondait les larmes aux yeux : Ô roi, pardonnez-moi la douleur que je ne saurais vous cacher dans un temps où je ne devrais vous témoigner que de la joie et de la reconnaissance pour vos bontés. Par le regret que vous témoignez de la perte d’Ulysse, vous m’apprenez vous-même à sentir le malheur de ne pouvoir trouver mon père. Il y a déjà longtemps que je le cherche dans toutes les mers. Les dieux irrités ne me permettent ni de le revoir, ni de savoir s’il a fait naufrage, ni de pouvoir retourner à Ithaque, où Pénélope languit dans le désir d’être délivrée de ses amants. J’avais cru vous trouver dans l’île de Crète : j’y ai su votre cruelle destinée, et je ne croyais pas devoir jamais approcher de l’Hespérie, où vous avez fondé un nouveau royaume. Mais la fortune, qui se joue des hommes, et qui me tient errant dans tous les pays loin d’Ithaque, m’a enfin jeté sur vos côtes. Parmi tous les maux qu’elle m’a faits, c’est celui que je supporte plus volontiers. Si elle m’éloigne de ma patrie, du moins elle me fait connaître le plus généreux de tous les rois.

À ces mots, Idoménée embrassa tendrement Télémaque ; et, le menant dans son palais, lui dit : Quel est donc ce prudent vieillard qui vous accompagne ? Il me semble que je l’ai souvent vu autrefois. C’est Mentor, répliqua Télémaque, Mentor, ami d’Ulysse, à qui il avait confié mon enfance. Qui pourrait vous dire tout ce que je lui dois !

Aussitôt Idoménée s’avance, et tend la main à Mentor. Nous nous sommes vus, dit-il, autrefois. Vous souvenez-vous du voyage que vous fîtes en Crète, et des bons conseils que vous me donnâtes ? Mais alors l’ardeur de la jeunesse et le goût des vains plaisirs m’entraînaient. Il a fallu que mes malheurs m’aient instruit, pour m’apprendre ce que je ne voulais pas croire. Plût aux dieux que je vous eusse cru, ô sage vieillard ! Mais je remarque avec étonnement que vous n’êtes presque point changé depuis tant d’années, c’est la même fraîcheur de visage, la même taille droite, la même vigueur : vos cheveux seulement ont un peu blanchi.

Grand roi, répondit Mentor, si j’étais flatteur, je vous dirais de même que vous avez conservé cette fleur de jeunesse qui éclatait sur votre visage avant le siège de Troie ; mais j’aimerais mieux vous déplaire, que de blesser la vérité. D’ailleurs je vois par votre sage discours, que vous n’aimez pas la flatterie, et qu’on ne hasarde rien en vous parlant avec sincérité. Vous êtes bien changé, et j’aurais eu de la peine à vous reconnaître. J’en conçois clairement la cause ; c’est que vous avez beaucoup souffert dans vos malheurs : mais vous avez bien gagné en souffrant, puisque vous avez acquis la sagesse. On doit se consoler aisément des rides qui viennent sur le visage, pendant que le cœur s’exerce et se fortifie dans la vertu. Au reste, sachez que les rois s’usent toujours plus que les autres hommes. Dans l’adversité, les peines de l’esprit et les travaux du corps les font vieillir avant le temps. Dans la prospérité, les délices d’une vie molle les usent bien plus encore que tous les travaux de la guerre. Bien n’est si malsain que les plaisirs où l’on ne peut se modérer. De là vient que les rois, et en paix, et en guerre, ont toujours des peines et des plaisirs qui font venir la vieillesse avant l’âge où elle doit venir naturellement. Une vie sobre, modérée, simple, exempte d’inquiétudes et de passions, réglée et laborieuse, retient dans les membres d’un homme sage la vive jeunesse, qui, sans ces précautions, est toujours prête à s’envoler sar les ailes du Temps.

Idoménée, charmé du discours de Mentor, l’eût écouté longtemps, si on ne fût venu l’avertir pour un sacrifice qu’il devait faire à Jupiter. Télémaque et Mentor le suivirent, environnés d’une grande foule de peuple, qui considérait avec empressement et curiosité ces deux étrangers. Les Salentins se disaient les uns aux autres : Ces deux hommes sont bien différents ! Le jeune a je ne sais quoi de vif et d’aimable ; toutes les grâces de la beauté et de la jeunesse sont répandues sur son visage et sur tout son corps : mais cette beauté n’a rien de mou ni d’efféminé ; avec cette fleur si tendre de la jeunesse, il paraît vigoureux, robuste, endurci au travail. Mais cet autre, quoique bien plus âgé, n’a encore rien perdu de sa force : sa mine paraît d’abord moins haute, et son visage moins gracieux ; mais quand on le regarde de près, on trouve dans sa simplicité des marques de sagesse et de vertu, avec une noblesse qui étonne. Quand les dieux sont descendus sur la terre pour se communiquer aux mortels, sans doute qu’ils ont pris de telles figures d’étrangers et de voyageurs.

Cependant on arrive dans le temple de Jupiter, qu’Idoménée, du sang de ce dieu, avait orné avec beaucoup de magnificence. Il était environné d’un double rang de colonnes de marbre jaspé ; les chapiteaux étaient d’argent. Le temple était tout incrusté de marbre, avec des bas-reliefs qui représentaient Jupiter changé en taureau, le ravissement d’Europe, et son passage en Crète au travers des flots : ils semblaient respecter Jupiter, quoiqu’il fût sous une forme étrangère. On voyait ensuite la naissance et la jeunesse de Minos ; enfin ce sage roi donnant, dans un âge plus avancé, des lois à toute son île pour la rendre à jamais florissante. Télémaque y remarqua aussi les principales aventures du siège de Troie, où Idoménée avait acquis la gloire d’un grand capitaine. Parmi ces représentations de combats, il chercha son père ; il le reconnut, prenant les chevaux de Rhésus que Diomède venait de tuer ; ensuite disputant avec Ajax les armes d’Achille devant tous les chefs de l’armée grecque assemblés ; enfin sortant du cheval fatal pour verser le sang de tant de Troyens.

Télémaque le reconnut d’abord à ces fameuses actions, dont il avait souvent ouï parler, et que Nestor même lui avait racontées. Les larmes coulèrent de ses yeux. Il changea de couleur ; son visage parut troublé. Idoménée l’aperçut, quoique Télémaque se détournât pour cacher son trouble. N’ayez point de honte, lui dit Idoménée, de nous laisser voir combien vous êtes touché de la gloire et des malheurs de votre père.

Cependant le peuple s’assemblait en foule sous les vastes portiques formés par le double rang de colonnes qui environnaient le temple. Il y avait deux troupes de jeunes garçons et de jeunes filles qui chantaient des vers à la louange du dieu qui tient dans ses mains la foudre. Ces enfants, choisis de la figure la plus agréable, avaient de longs cheveux flottant sur leurs épaules. Leurs têtes étaient couronnées de roses, et parfumées ; ils étaient tous vêtus de blanc. Idoménée faisait à Jupiter un sacrifice de cent taureaux pour se le rendre favorable dans une guerre qu’il avait entreprise contre ses voisins. Le sang des victimes fumait de tous côtés : on le voyait ruisseler dans les profondes coupes d’or et d’argent.

Le vieillard Théophane, ami des dieux et prêtre du temple, tenait, pendant le sacrifice, sa tête couverte d’un bout de sa robe de pourpre : ensuite il consulta les entrailles des victimes qui palpitaient encore ; puis s’étant mis sur le trépied sacré : Ô dieux, s’écria-t-il, quels sont donc ces deux étrangers que le ciel envoie en ces lieux ? Sans eux, la guerre entreprise nous serait funeste, et Salente tomberait en ruine avant que d’achever d’être élevée sur ses fondements. Je vois un jeune héros que la sagesse mène par la main. Il n’est pas permis à une bouche mortelle d’en dire davantage.

En disant ces paroles, son regard était farouche et ses yeux étincelants ; il semblait voir d’autres objets que ceux qui paraissaient devant lui ; son visage était enflammé ; il était troublé et hors de lui-même ; ses cheveux étaient hérissés, sa bouche écumante, ses bras levés et immobiles. Sa voix émue était plus forte qu’aucune voix humaine : il était hors d’haleine, et ne pouvait tenir renfermé au-dedans de lui l’esprit divin qui l’agitait.

Ô heureux Idoménée ! s’écria-t-il encore, que vois-je ! Quels malheurs évités ! quelle douce paix au dedans ! mais au dehors quels combats ! Quelles victoires ! Ô Télémaque, tes travaux surpassent ceux de ton père ; le fier ennemi gémit dans la poussière sous ton glaive ; les portes d’airain, les inaccessibles remparts tombent à tes pieds. Ô grande déesse, que son père… Ô jeune homme, tu verras enfin… À ces mots, la parole meurt dans sa bouche, et il demeure, comme malgré lui, dans un silence plein d’étonnement.

Tout le peuple est glacé de crainte. Idoménée, tremblant, n’ose lui demander qu’il achève. Télémaque même, surpris, comprend à peine ce qu’il vient d’entendre ; à peine peut-il croire qu’il ait entendu ces hautes prédictions. Mentor est le seul que l’esprit divin n’a point étonné. Vous entendez, dit-il, le dessein des dieux. Contre quelque nation que vous ayez à combattre, la victoire sera dans vos mains, et vous devrez au jeune fils de votre ami le bonheur de vos armes. N’en soyez point jaloux ; profitez seulement de ce que les dieux vous donnent par lui.

Idoménée, n’étant pas encore revenu de son étonnement, cherchait en vain des paroles ; sa langue demeurait immobile. Télémaque, plus prompt, dit à Mentor : Tant de gloire promise ne me touche point ; mais que peuvent donc signifier ces dernières paroles : Tu verras… ? Est-ce mon père, ou seulement Ithaque ? Hélas ! que n’a-t-il achevé ! il m’a laissé plus en doute que je n’étais. Ô Ulysse, ô mon père, serait-ce vous, vous-même que je dois voir ? Serait-il vrai ? Mais je me flatte. Cruel oracle ! tu prends plaisir à te jouer d’un malheureux ; encore une parole, et j’étais au comble du bonheur.

Mentor lui dit : Respectez ce que les dieux découvrent, et n’entreprenez point de découvrir ce qu’ils veulent cacher. Une curiosité téméraire mérite d’être confondue. C’est par une sagesse pleine de bonté, que les dieux cachent aux faibles hommes leur destinée dans une nuit impénétrable. Il est utile de prévoir ce qui dépend de nous, pour le bien faire ; mais il n’est pas moins utile d’ignorer ce qui ne dépend pas de nos soins, et ce que les dieux veulent faire de nous. Télémaque, touché de ces paroles, se retint avec beaucoup de peine.

Idoménée, qui était revenu de son étonnement, commença de son côté à louer le grand Jupiter, qui lui avait envoyé le jeune Télémaque et le sage Mentor, pour le rendre victorieux de ses ennemis. Après qu’on eut fait un magnifique repas, qui suivit le sacrifice, il parla ainsi en particulier aux deux étrangers :

J’avoue que je ne connaissais point encore assez l’art de régner quand je revins en Crète, après le siège de Troie. Vous savez, chers amis, les malheurs qui m’ont privé de régner dans cette grande île, puisque vous m’assurez que vous y avez été depuis que j’en suis parti. Encore trop heureux si les coups les plus cruels de la fortune ont servi à m’instruire, et à me rendre plus modéré ! Je traversai les mers comme un fugitif que la vengeance des dieux et des hommes poursuit : toute ma grandeur passée ne servait qu’à me rendre ma chute plus honteuse et plus insupportable. Je vins réfugier mes dieux pénates sur cette côte déserte, où je ne trouvai que des terres incultes, couvertes de ronces et d’épines, des forêts aussi anciennes que la terre, des rochers presque inaccessibles où se retiraient les bêtes farouches. Je fus réduit à me réjouir de posséder, avec un petit nombre de soldats et de compagnons qui avaient bien voulu me suivre dans mes malheurs, cette terre sauvage, et d’en faire ma patrie, ne pouvant plus espérer de revoir jamais cette île fortunée où les dieux m’avaient fait naître pour y régner. Hélas ! disais-je en moi-même, quel changement ! Quel exemple terrible ne suis-je point pour les rois ! il faudrait me montrer à tous ceux qui règnent dans le monde, pour les instruire par mon exemple. Ils s’imaginent n’avoir rien à craindre, à cause de leur élévation au-dessus du reste des hommes. Hé ! c’est leur élévation même qui fait qu’ils ont tout à craindre ! J’étais craint de mes ennemis, et aimé de mes sujets, je commandais à une nation puissante et belliqueuse : la renommée avait porté mon nom dans les pays les plus éloignés : Je régnais dans une île fertile et délicieuse ; cent villes me donnaient chaque année un tribut de leurs richesses : ces peuples me reconnaissaient pour être du sang de Jupiter, né dans leur pays ; ils m’aimaient comme le petit-fils du sage Minos, dont les lois les rendent si puissants et si heureux. Que manquait-il à mon bonheur, sinon d’en savoir jouir avec modération ! Mais mon orgueil, et la flatterie que j’ai écoutée, ont renversé mon trône. Ainsi tomberont tous les rois qui se livreront à leurs désirs, et aux conseils des esprits flatteurs.

Pendant le jour je tâchais de montrer un visage gai et plein d’espérance, pour soutenir le courage de ceux qui m’avaient suivi. Faisons, leur disais-je, une nouvelle ville, qui nous console de tout ce que nous avons perdu. Nous sommes environnés de peuples qui nous ont donné un bel exemple pour cette entreprise. Nous voyons Tarente qui s’élève assez près de nous. C’est Phalante, avec ses Lacédémoniens, qui a fondé ce nouveau royaume. Philoctète donne le nom de Pétilie à une grande ville qu’il bâtit sur la même côte. Métaponte est encore une semblable colonie. Ferons-nous moins que tous ces étrangers errants comme nous ? La fortune ne nous est pas plus rigoureuse.

Pendant que je tâchais d’adoucir par ces paroles les peines de mes compagnons, je cachais au fond de mon cœur une douleur mortelle. C’était une consolation pour moi, que la lumière du jour me quittât, et que la nuit vint m’envelopper de ses ombres pour déplorer en liberté ma misérable destinée. Deux torrents de larmes amères coulaient de mes yeux, et le doux sommeil leur était inconnu. Le lendemain, je recommençais mes travaux avec une nouvelle ardeur. Voilà, Mentor, ce qui fait que vous m’avez trouvé si vieilli.

Après qu’Idoménée eut achevé de raconter ses peines, il demanda à Télémaque et à Mentor leur secours dans la guerre où il se trouvait engagé. Je vous renverrai, leur disait-il, à Ithaque, dès que la guerre sera finie. Cependant je ferai partir des vaisseaux vers toutes les côtes les plus éloignées, pour apprendre des nouvelles d’Ulysse. En quelque endroit des terres connues que la tempête ou la colère de quelque divinité l’ait jeté, je saurai bien l’en retirer. Plaise aux dieux qu’il soit encore vivant ! Pour vous, je vous renverrai avec les meilleurs vaisseaux qui aient jamais été construits dans l’île de Crète ; ils sont faits du bois coupé sur le véritable mont Ida où Jupiter naquit. Ce bois sacré ne saurait périr dans les flots ; les vents et les rochers le craignent et le respectent. Neptune même, dans son plus grand courroux, n’oserait soulever les vagues contre lui. Assurez-vous donc que vous retournerez heureusement à Ithaque sans peine, et qu’aucune divinité ennemie ne pourra plus vous faire errer sur tant de mers ; le trajet est court et facile. Renvoyez le vaisseau phénicien qui vous a porté jusqu’ici, et ne songez qu’à acquérir la gloire d’établir le nouveau royaume d’Idoménée pour réparer tous ses malheurs. C’est à ce prix, ô fils d’Ulysse, que vous serez jugé digne de votre père. Quand même les destinées rigoureuses l’auraient déjà fait descendre dans le sombre royaume de Pluton, toute la Grèce charmée croira le revoir en vous.

À ces mots, Télémaque interrompit Idoménée : Renvoyons, dit-il, le vaisseau phénicien. Que tardons-nous à prendre les armes pour attaquer vos ennemis ? Ils sont devenus les nôtres. Si nous avons été victorieux en combattant dans la Sicile pour Aceste, Troyen et ennemi de la Grèce, ne serons-nous pas encore plus ardents et plus favorisés des dieux quand nous combattrons pour un des héros grecs qui ont renversé la ville de Priam ? L’oracle que nous venons d’entendre ne nous permet pas d’en douter.

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