Les Aventures de Télémaque/Fables/35

Didot (p. 519-524).
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XXXV. Les Aventures de Mélésichthon.




Mélésichthon, né à Mégare, d’une race illustre parmi les Grecs, ne songea dans sa jeunesse qu’à imiter dans la guerre les exemples de ses ancêtres : il signala sa valeur et ses talents dans plusieurs expéditions ; et comme toutes ses inclinations étaient magnifiques, il y fit une dépense éclatante qui le ruina bientôt. Il fut contraint de se retirer dans une maison de campagne, sur le bord de la mer, où il vivait dans une profonde solitude avec sa femme Proxinoé. Elle avait de l’esprit, du courage, de la fierté. Sa beauté et sa naissance l’avaient fait rechercher par des partis beaucoup plus riches que Mélésichthon ; mais elle l’avait préféré à tous les autres, pour son seul mérite. Ces deux personnes, qui, par leur vertu et leur amitié, s’étaient rendues mutuellement heureuses pendant plusieurs années, commencèrent alors à se rendre mutuellement malheureuses, par la compassion qu’elles avaient l’une pour l’autre. Mélésichthon aurait supporté plus facilement ses malheurs, s’il eût pu les souffrir tout seul, et sans une personne qui lui était si chère. Proxinoé sentait qu’elle augmentait les peines de Mélésichthon. Ils cherchaient à se consoler par deux enfants qui semblaient avoir été formés par les Grâces : le fils se nommait Mélibée, et la fille Poéménis. Mélibée, dans un âge tendre, commençait déjà à montrer de la force, de l’adresse et du courage : il surmontait à la lutte, à la course, et aux autres exercices, les enfants de son voisinage. Il s’enfonçait dans les forêts, et ses flèches ne portaient pas des coups moins assurés que celles d’Apollon ; il suivait encore plus ce dieu dans les sciences et dans les beaux-arts que dans les exercices du corps. Mélésichthon, dans sa solitude, lui enseignait tout ce qui peut cultiver et orner l’esprit, tout ce qui peut faire aimer la vertu et régler les mœurs. Mélibée avait un air simple, doux et ingénu, mais noble, ferme et hardi. Son père jetait les yeux sur lui, et ses yeux se noyaient de larmes. Poéménis était instruite par sa mère dans tous les beaux-arts que Minerve a donnés aux hommes : elle ajoutait aux ouvrages les plus exquis les charmes d’une voix qu’elle joignait avec une lyre plus touchante que celle d’Orphée. À la voir, on eût cru que c’était la jeune Diane sortie de l’île flottante où elle naquit. Ses cheveux blonds étaient noués négligemment derrière sa tête ; quelques-uns échappés flottaient sur son cou au gré des vents. Elle n’avait qu’une robe légère, avec une ceinture qui la relevait un peu, pour être plus en état d’agir. Sans parure, elle effaçait tout ce qu’on peut voir de plus beau, et elle ne le savait pas : elle n’avait même jamais songé à se regarder sur le bord des fontaines ; elle ne voyait que sa famille, et ne songeait qu’à travailler. Mais le père, accablé d’ennuis, et ne voyant plus aucune ressource dans ses affaires, ne cherchait que la solitude. Sa femme et ses enfants faisaient son supplice. Il allait souvent sur le rivage de la mer, au pied d’un grand rocher plein d’antres sauvages : là, il déplorait ses malheurs ; puis il entrait dans une profonde vallée, qu’un bois épais dérobait aux rayons du soleil au milieu du jour. Il s’asseyait sur le gazon qui bordait une claire fontaine, et toutes les plus tristes pensées revenaient en foule dans son cœur. Le doux sommeil était loin de ses yeux : il ne parlait plus qu’en gémissant ; la vieillesse venait avant le temps flétrir et rider son visage : il oubliait même tous les besoins de la vie, et succombait à sa douleur.

Un jour, comme il était dans cette vallée si profonde, il s’endormit de lassitude et d’épuisement : alors il vit en songe la déesse Cérès, couronnée d’épis dorés, qui se présenta à lui avec un visage doux et majestueux. Pourquoi, lui dit-elle en l’appelant par son nom, vous laissez-vous abattre aux rigueurs de la fortune ? Hélas ! répondit-il, mes amis m’ont abandonné ; je n’ai plus de bien : il ne me reste que des procès et des créanciers : ma naissance fait le comble de mon malheur, et je ne puis me résoudre à travailler comme un esclave pour gagner ma vie.

Alors Cérès lui répondit : La noblesse consiste-t-elle dans les biens ? Ne consiste-t-elle pas plutôt à imiter la vertu de ses ancêtres ? Il n’y a de nobles que ceux qui sont justes. Vivez de peu ; gagnez ce peu par votre travail ; ne soyez à charge à personne : vous serez le plus noble de tous les hommes. Le genre humain se rend lui-même misérable par sa mollesse et par sa fausse gloire. Si les choses nécessaires vous manquent, pourquoi voulez-vous les devoir à d’autres qu’à vous-même ? Manquez-vous de courage pour vous les donner par une vie laborieuse ?

Elle dit : aussitôt elle lui présenta une charrue d’or avec une corne d’abondance. Alors Bacchus parut couronné de lierre, et tenant un thyrse dans sa main : il était suivi de Pan, qui jouait de la flûte, et qui faisait danser les Faunes et les Satyres. Pomone se montra chargée de fruits, et Flore ornée des fleurs les plus vives et les plus odoriférantes. Toutes les divinités champêtres jetèrent un regard favorable sur Mélésichthon.

Il s’éveilla, comprenant la force et le sens de ce songe divin ; il se sentit consolé, et plein de goût pour tous les travaux de la vie champêtre. Il parle de ce songe à Proxinoé, qui entra dans tous ses sentiments. Le lendemain, ils congédièrent leurs domestiques inutiles ; on ne vit plus chez eux de gens dont le seul emploi fût le service de leurs personnes. Ils n’eurent plus ni char ni conducteur. Proxinoé avec Poéménis filaient en menant paître leurs moutons, ensuite elles faisaient leurs toiles et leurs étoffes ; puis elles taillaient et cousaient elles-mêmes leurs habits et ceux du reste de la famille. Au lieu des ouvrages de soie, d’or et d’argent qu’elles avaient accoutumé de faire avec l’art exquis de Minerve, elles n’exerçaient plus leurs doigts qu’au fuseau ou à d’autres travaux semblables. Elles préparaient de leurs propres mains les légumes qu’elles cueillaient dans leur jardin pour nourrir toute la maison. Le lait de leur troupeau, qu’elles allaient traire, achevait de mettre l’abondance. On n’achetait rien ; tout était préparé promptement et sans peine. Tout était bon, simple, naturel, assaisonné par l’appétit inséparable de la sobriété et du travail.

Dans une vie si champêtre, tout était chez eux net et propre. Toutes les tapisseries étaient vendues : mais les murailles de la maison étaient blanches, et on ne voyait nulle part rien de sale ni de dérangé ; les meubles n’étaient jamais couverts de poussière : les lits étaient d’étoffes grossières, mais propres. La cuisine même avait une propreté qui n’est point dans les grandes maisons ; tout y était bien rangé et luisant. Pour régaler la famille dans les jours de fête, Proxinoé faisait des gâteaux excellents. Elle avait des abeilles, dont le miel était plus doux que celui qui coulait du tronc des chênes creux pendant l’âge d’or. Les vaches venaient d’elles-mêmes offrir des ruisseaux de lait. Cette femme laborieuse avait dans son jardin toutes les plantes qui peuvent aider à nourrir l’homme en chaque saison, et elle était toujours la première à avoir les fruits et les légumes de chaque temps : elle avait même beaucoup de fleurs, dont elle vendait une partie, après avoir employé l’autre à orner sa maison. La fille secondait sa mère, et ne goûtait d’autre plaisir que celui de chanter en travaillant, ou en conduisant ses moutons dans les pâturages. Nul autre troupeau n’égalait le sien : la contagion et les loups même n’osaient en approcher. À mesure qu’elle chantait, ses tendres agneaux dansaient sur l’herbe, et tous les échos d’alentour semblaient prendre plaisir à répéter ses chansons.

Mélésicthon labourait lui-même son champ ; lui-même il conduisait sa charrue, semait et moissonnait : il trouvait les travaux de l’agriculture moins durs, plus innocents et plus utiles que ceux de la guerre. À peine avait-il fauché l’herbe tendre de ses prairies, qu’il se hâtait d’enlever les dons de Cérès, qui le payaient au centuple du grain semé. Bientôt Bacchus faisait couler pour lui un nectar digne de la table des dieux. Minerve lui donnait aussi le fruit de son arbre, qui est si utile à l’homme. L’hiver était la saison du repos, où toute la famille assemblée goûtait une joie innocente, et remerciait les dieux d’être si désabusée des faux plaisirs. Ils ne mangeaient de viande que dans les sacrifices, et leurs troupeaux n’étaient destinés qu’aux autels.

Mélibée ne montrait presque aucune des passions de la jeunesse : il conduisait les grands troupeaux ; il coupait de grands chênes dans les forêts ; il creusait de petits canaux pour arroser les prairies ; il était infatigable pour soulager son père. Ses plaisirs, quand le travail n’était pas de saison, étaient la chasse, les courses avec les jeunes gens de son âge, et la lecture, dont son père lui avait donné le goût.

Bientôt Mélésichthon, en s’accoutumant à une vie simple, se vit plus riche qu’il ne l’avait été auparavant. Il n’avait chez lui que les choses nécessaires à la vie ; mais il les avait toutes en abondance. Il n’avait presque de société que dans sa famille. Ils s’aimaient tous ; ils se rendaient mutuellement heureux : ils vivaient loin des palais des rois, et des plaisirs qu’on achète si cher ; les leurs étaient doux, innocents, simples, faciles à trouver, et sans aucune suite dangereuse. Mélibée et Poéménis furent ainsi élevés dans le goût des travaux champêtres. Ils ne se souvinrent de leur naissance que pour avoir plus de courage en supportant la pauvreté. L’abondance revenue dans toute cette maison n’y ramena point le faste : la famille entière fut toujours simple et laborieuse. Tout le monde disait à Mélésichthon : Les richesses rentrent chez vous ; il est temps de reprendre votre ancien éclat. Alors il répondait ces paroles : À qui voulez-vous que je m’attache, ou au faste qui m’avait perdu, ou à une vie simple et laborieuse qui m’a rendu riche et heureux ? Enfin, se trouvant un jour dans ce bois sombre où Cérès l’avait instruit par un songe si utile, il s’y reposa sur l’herbe avec autant de joie qu’il y avait eu d’amertume dans le temps passé. Il s’endormit ; et la déesse se montrant à lui comme dans son premier songe, lui dit ces paroles : La vraie noblesse consiste à ne recevoir rien de personne, et à faire du bien aux autres. Ne recevez donc rien que du sein fécond de la terre et de votre propre travail. Gardez-vous bien de quitter jamais, par mollesse ou par fausse gloire, ce qui est la source naturelle et inépuisable de tous les biens.