Les Aventures de Placidie, épisode du Ve siècle

Les Aventures de Placidie, épisode du Ve siècle
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 863-879).

AVENTURES


DE PLACIDIE


EPISODE DU CINQUIEME SIECLE.




Dans la nuit à jamais mémorable du 24 août 410, où le roi des Visigoths, Alaric, prit et saccagea Rome ; parmi l’or, les pierreries, les riches étoffes, les vases ciselés, les statues de bronze et de marbre, dépouilles de la cité reine du monde, il lui tomba entre les mains un trésor qu’il jugea plus précieux que tous ces trésors amoncelés : c’était une jeune sœur d’Honorius, qui, à l’approche du danger, était venue s’ensevelir sous les ruines de la ville éternelle avec le peuple et le sénat romain, tandis que son frère se cachait derrière les remparts inaccessibles de Ravenne. Elle se nommait Galla Placidia, et elle était d’une merveilleuse beauté. Alaric fut au comble de la joie, non pas d’avoir à sa discrétion tant de jeunesse et de charmes (son cœur ne s’ouvrait guère à de pareils sentimens), mais de tenir un gage qui lui permît de renouer avec Honorius les négociations interrompues. Il avait obéi enfin à cette voix intérieure qui l’obsédait depuis tant d’années en lui criant d’aller piller Rome, et, maintenant que son instinct barbare était assouvi, il ne savait plus que faire de sa conquête, qu’il n’osait pas détruire, et qu’il ne pouvait pas garder. Alaric aspirait à jouer dans le monde un plus noble rôle que celui d’un chef de pillards, à moins toutefois d’attacher son nom à quelque acte audacieux qui effrayât les hommes et rendît sa mémoire immortelle. Sa constante ambition avait été de se faire dans l’empire romain une place digne de lui, à l’instar d’Arbogaste, de Stilicon, ou même de Gaïnas[1], de devenir comte, généralissime, patrice, et il avait entrepris la dernière guerre pour réclamer le titre de maître des milices qu’on lui avait promis, et une indemnité qu’on lui devait. L’indemnité, il venait de se la payer cruellement de ses propres mains ; mais les charges, mais les dignités romaines, comment oser les réclamer tout fumant du carnage et de l’incendie de Rome ? Il espéra que Placidie serait pour lui un moyen de regagner le terrain qu’il avait perdu, et quand il partit, après trois jours de dévastations, il eut soin d’emmener sa captive, qu’il fit traiter d’ailleurs avec tout le respect auquel aurait eu droit une reine barbare. Il emmenait également dans les bagages de son armée, et avec des marques de considération tant soit peu ironiques, un autre personnage qui doit tenir une place assez importante dans notre récit.

Priscus Attalus (c’était son nom), riche citoyen d’Ionie, promu au sénat romain, pouvait passer pour le type parfait des nobles de son temps, brillans, spirituels, incrédules au fond pour la plupart, et païens par mode. Il composait de petits vers érotiques qu’il chantait en s’accompagnant de la lyre, en même temps qu’il correspondait sur des matières assurément plus graves avec le grave Symmaque, qui l’appelait son fils. Ce patricien accompli, bienveillant et affable pour tous, était devenu l’idole du sénat ; on l’avait vu successivement préfet de la ville et intendant des largesses sacrées. Lorsque le sénat, en 409, voulut intervenir comme pacificateur entre l’empereur et Alaric, il ne crut pouvoir mieux faire que de confier en grande partie à Attale la conduite d’une négociation si délicate ; mais Attale était rongé secrètement de l’ulcère qui dévorait cette société : la passion du pouvoir suprême, ce désir fiévreux d’endosser la pourpre, qui faisait passer le manteau des Césars, comme par un mouvement perpétuel, sur de si nombreuses et si indignes épaules. Quelques caresses du roi barbare suffirent au négociateur pour lui faire déserter la cause d’Honorius et l’enrôler dans la sienne. Leurs conventions faites et l’intrigue montée dans l’intérieur de Rome, Attale, imposé par les Visigoths comme le seul gage possible de paix, fut proclamé empereur par le sénat, et aussitôt il prit Alaric pour son maître des milices, et pour comte des domestiques, c’est-à-dire commandant de ses gardes, le beau-frère d’Alaric, Ataülf[2], que celui-ci avait fait venir de Pannonie avec une nouvelle armée. Le parti polythéiste, dans tout cela, appuya chaudement Attale, qui était païen, et qui lui procurait une satisfaction ardemment désirée en renversant la maison de Théodose, le grand empereur catholique ; mais les Visigoths, chrétiens de la secte d’Arius, répugnaient à soutenir un prince païen. Alaric, pour tout concilier, imagina de faire baptiser Attale par l’évêque arien Sigesaire, chef du clergé goth et patriarche de cette église ambulante qui roulait d’Orient en Occident, au gré des caprices de la guerre. Il faut dire que, sous le point de vue politique, on mettait alors peu de différence entre un arien et un païen, attendu que toutes les sectes religieuses persécutées par Théodose au profit de l’unité catholique s’étaient donné la main secrètement et se coalisaient pour former un grand parti d’opposition. C’est ce qui fit qu’Attale ne s’aliéna ni les païens de Rome ni le sénat qui les protégeait, en suivant le conseil d’Alaric et recevant le baptême de la main d’un arien.

Quoique pourvu d’un diplôme romain, Alaric n’était pas encore content. Ce qu’il lui fallait, c’était tenir ces dignités de l’empereur légitime, fils du grand empereur Théodose, reconnu seul Auguste par la majorité de l’Occident, car presque partout on repoussait avec indignation l’usurpateur, ou, comme on disait alors, le tyran imposé par les Goths. Il se remit donc à négocier, gardant son empereur à l’attache, près de lui, comme un épouvantail ; et, quand les réponses de la cour de Ravenne prenaient une tournure favorable, il arrachait la pourpre à ce mannequin pour l’en affubler de nouveau, sitôt qu’il recommençait à désespérer. Ce jeu continua quelque temps ; lassé enfin d’attendre toujours, irrité surtout d’avoir été assailli et battu pendant une trêve par son compatriote Sâr, commandant des auxiliaires goths au service de l’empire, il se décida à forcer les portes de Rome. Attale l’y accompagnait, et put contempler de ses yeux les exploits de son maître des milices. Alaric, qui, malgré tout, ne renonçait point au rêve favori de son ambition, emmena donc avec lui et conserva soigneusement sous sa main deux instrumens dont il pouvait se servir suivant les cas, Placidie et Attale, la fille de Théodose et l’ennemi de sa maison.

L’armée wisigothe se dirigea d’abord vers la Campanie, puis vers le Bruttium, pillant tout sur sa route, et menaçant d’un débarquement la Sicile et l’Afrique ; mais Alaric, je l’ai déjà dit, n’était point un vulgaire brigand à qui le butin pût suffire : il lui fallait mieux pour les besoins de son génie ; ce qu’il voulait avant tout, c’était sa place dans cette société régulière, dont il était, bon gré, mal gré, le destructeur. Las de ravager ainsi sans but, il revenait sur ses pas, quand la mort le surprit près de Consentia dans le Bruttium. Ses visigoths firent halte pour lui chercher une tombe. Dans la crainte que des mains romaines, excitées par la curiosité ou la haine, ne violassent la cendre du violateur de Rome, ils creusèrent sa fosse dans le lit d’une rivière appelée le Barentin, qu’ils avaient détournée et qu’ils rendirent ensuite à son cours ; celui qui avait traversé le monde avec la violence et le fracas d’un torrent entendit gronder éternellement sur sa tête les eaux déchaînées de l’Apennin. Ses derniers désirs, qui lui donnaient pour successeur Ataülf, son beau-frère et son second dans le sac de Rome, reçurent leur accomplissement, et cette nation errante, privée du chef qui avait été quinze ans son ame et sa pensée, se remit en marche, sous un chef nouveau, vers des aventures inconnues.

Ce chef nouveau était Balthe[3] comme Alaric, qui avait épousé sa sœur ; lui-même, quoique fort jeune encore, était veuf et avait plusieurs enfans, confiés aux soins de l’évêque Sigesaire. Resté jusqu’alors dans les cantonnemens de sa nation en Pannonie, il n’avait point servi l’empire romain ; il ne s’était point mêlé avec les Romains, et il n’avait aperçu ce gouvernement et cette société qu’à travers les querelles d’Alaric et d’Honorius ; en un mot, c’était un pur barbare, malgré sa vive intelligence et la douceur naturelle de son caractère enthousiaste et naïf. En voyant par ses propres yeux cet empereur misérable, ce sénat sans grandeur, et cette maîtresse du monde qu’on prenait si facilement, il ressentit un profond dédain pour toutes ces choses, et ne comprit pas comment le grand Alaric y regrettait une place, quand il pouvait les balayer d’un revers de son épée. Quant à lui, il se proposait bien de relever les Goths d’une humiliation qui le choquait ; il les destinait, non à servir la domination romaine, mais à la remplacer, à faire, comme il disait dans son langage figuré, que Romanie devînt Gothie. Et comme, depuis qu’il était arrivé en Italie, il avait entendu beaucoup parler de César-Auguste, il se promettait de fonder, à son exemple, un empire universel, et d’être le César-Auguste des Goths[4]. Tel était le projet qu’il roulait dans sa tête, et la formule dont il le revêtait lorsqu’il s’en ouvrait à ses confidens. En lançant ainsi ses terribles bandes vers des chimères qu’avait rejetées l’expérience d’Alaric, et dont lui-même devait plus tard sentir le néant, ce jeune homme semblait fait pour tout bouleverser stérilement et ne laisser après lui que le chaos.

Il est vrai que beaucoup de barbares avaient passé par une phase de sentimens analogue, sauf à s’adoucir ensuite : cela se rencontra fréquemment lorsque l’empire était encore imposant et fort, comme au temps de Théodose. Plus d’un enfant du Nord arrivait alors sur le sol romain, fier et arrogant, pour s’en retourner fasciné et vaincu. D’autres, de peur de se renier eux-mêmes, s’interdisaient prudemment toute visite dans l’empire, témoin cet Athanaric, un des prédécesseurs d’Ataülf au trône des Visigoths, qui, après avoir juré, sous la foi du serment le plus redoutable, qu’il ne toucherait jamais du pied la Romanie, et avoir tenu trente ans sa promesse, attiré enfin à la cour de Théodose, s’écriait dans l’ivresse de son admiration : « L’empereur est un dieu sur la terre, et quiconque lève la main contre lui mérite de payer ce crime de tout son sang. » Il fallut à Ataülf, qui avait vu Rome dégradée, plus de temps pour se laisser gagner, pour comprendre le spectacle auquel il assistait en aveugle, pour reconnaître que la force matérielle n’était pas seule au monde, et que du sein des ruines qu’il avait faites il s’élevait une autre force insaisissable, plus puissante que l’autre, et capable de l’asservir lui-même. Cette éducation se fit pourtant, et, comme on le verra, la captive que le sort des batailles lui avait livrée ne fut pas inutile à sa métamorphose.

Placidie n’avait guère plus de vingt ans. Soeur consanguine d’Honorius, elle était née du second mariage de leur père avec Galla, cette impérieuse fille de Valentinien Ier, qui vint en Orient se faire aimer de Théodose et mettre sa main au prix d’une guerre civile. Placidie résumait dans un caractère à la fois gracieux et viril les traits saillans de sa race : la séduction féminine de sa mère, l’enthousiasme religieux de son père et quelque chose de l’inflexibilité, parfois cruelle, de son aïeul Valentinien, le dur justicier. Son enfance avait été bercée de querelles religieuses, de complots, d’intrigues politiques. Elle travailla, du fond de son gynécée, à la chute de Stilicon, qui n’était pour cette sœur d’Honorius qu’un ambitieux et un traître à sa religion et à sa famille ; elle alla même à Rome poursuivre la veuve du ministre tombé, Sérène, sa propre tante, qui lui avait long-temps servi de mère, et l’accuser devant le sénat d’intelligences secrètes avec Alaric, à la suite de quoi Sérène avait été étranglée comme criminelle d’état. Tel fut le début de Placidie dans la vie politique ; elle le fit pourtant pardonner aux entraînemens de son fanatisme, quand on la vit, en 410, venir s’enfermer dans les murs de Rome, qu’Alaric menaçait de brûler, et confondre sa destinée avec celle du peuple romain. On put reconnaître alors la fille et la petite-fille des grands empereurs. Devenue captive des Goths, elle supporta son malheur avec résignation et dignité. Ses grossiers vainqueurs la respectaient et l’admiraient ; Ataülf ne se lassait pas de l’interroger, de l’entendre, de la consulter à tout propos : on l’eût crue plutôt la souveraine que l’esclave de cette horde vagabonde qui la traînait dans ses chariots.

Les Visigoths passèrent l’année 411 en courses, en pillages, en essais infructueux d’établissement. Ataülf, qui avait fini par renouer les négociations d’Alaric, demandait des terres pour lui et son peuple. Mais où les placer ? L’Italie ne pouvait recevoir en amis ses déprédateurs, et la bonne intelligence qui régnait alors entre les deux empires d’Orient et d’Occident ne permettait plus qu’on les jetât, comme autrefois Alaric, sur les provinces de l’Illyrie orientale. Cependant la cour de Ravenne promettait, mais à condition qu’on lui remettrait d’abord Placidie, et, de son côté, Ataülf jurait qu’il remettrait Placidie aussitôt qu’il aurait des terres. Au fond, Honorius ne voulait rien donner, et Ataülf ne voulait rien rendre.

Une occasion favorable à la négociation parut enfin se présenter. La Gaule, après avoir été envahie en 1406 par les Alains, les Vandales et les Suèves, qui de là avaient passé en Espagne, s’était séparée de l’Italie. Cet essai de gouvernement indépendant qui dura quatre années, malgré de violentes dissensions intérieures et les guerres des usurpateurs entre eux, menaçait de se consolider ; les troupes romaines, un instant victorieuses, avaient fini par battre en retraite, et, au commencement de l’année 412, la domination italienne ne conservait plus en Gaule qu’une partie de la Narbonnaise. Ce fut alors que, désespérant de reconquérir autrement ces vastes provinces, Honorius proposa au roi visigoth d’y passer avec son armée, lui assurant un bon et fertile cantonnement dans quelque région de la Transalpine, pour prix du service qu’il rendrait à l’empire. Ataülf ne se le fit pas dire deux fois : il franchit les Alpes, et, arrivé dans la vallée du Rhône, il demanda au préfet du prétoire, qui résidait à Narbonne, un lieu d’établissement pour son peuple et du blé dont il avait un pressant besoin, le pays qu’il parcourait étant complètement dévasté ; mais il ne reçut de ce haut personnage, qui avait nom Dardanus, que des réponses évasives. Cependant la disette de vivres se faisait sentir de plus en plus, et Dardanus n’en envoyait point. L’idée lui vint alors qu’on le jouait et qu’Honorius peut-être ne l’avait jeté dans ces aventures lointaines que pour le perdre plus sûrement.

Ses perplexités s’accrurent par la nécessité où il se trouva bientôt de tirer l’épée. Un membre de la haute aristocratie gauloise, nommé Jovinus, venait de se faire proclamer empereur à Mayence, avec l’appui du roi des Burgondes, Gunther, et de Goar, chef d’une bande d’Alains restée dans ces parages depuis l’année 406 : il marchait sur Narbonne pour en chasser Dardanus. Apprenant l’arrivée d’Ataülf dans la vallée du Rhône, il s’arrêta à Valence afin de l’observer, de sorte que l’armée gauloise et l’armée wisigothe stationnaient à quelques lieues seulement l’une de l’autre. Ce voisinage fit travailler l’imagination d’Attale, qui ne se repaissait que d’intrigues, et pour qui les complications et les embarras n’étaient qu’un moyen tout simple de sortir de sa nullité. Il conseilla au roi goth de quitter l’alliance romaine sans plus d’hésitation, et d’aller se joindre à Jovinus avec toutes ses forces, garantissant d’avance les bonnes dispositions de l’empereur gaulois. Ata£uf se laissa persuader, et, suivi de son armée, il se fit conduire par Attale au camp de Valence, comme s’il y eût été attendu. Jovinus, stupéfait de cette étrange visite, s’en expliqua à mots couverts, mais rudes, avec Attale, devant le roi goth, qui devina aisément le sujet de leur querelle et pouvait s’en montrer blessé ; mais la terrible épée qui avait forcé Rome était là, et, sans balancer plus long-temps, il fallait que Jovinus l’eût pour lui ou contre lui. Le Gaulois se radoucit donc, et l’on signa un traité qui stipulait, selon toute apparence, que les Visigoths, après avoir aidé Jovinus à expulser les Romains de la Gaule, partageraient le pays avec lui ; selon toute apparence encore, une réserve fut faite pour Attale, ou du moins quelque espérance lui fut laissée de reprendre un jour le titre d’empereur.

Une pareille alliance était de sa nature prédestinée aux orages, et bientôt on les vit éclater. Quelques jours après son arrivée au camp de Valence, Atalle apprit qu’on y attendait son compatriote Sâr, que les Romains appelaient Sarus, naguère commandant de la division des Goths auxiliaires au service d’Honorius, aujourd’hui brouillé avec l’empire, et qui, pour se venger, avait offert son épée à Jovinus. Celui-ci n’avait eu garde de refuser une coopération si utile et si brillante, car Sarus, comme homme de coup de main, était réputé un des premiers généraux de son temps, et Jovinus lui réservait probablement la direction supérieure de cette guerre. Mais le compatriote d’Ataülf s’était montré constamment l’ennemi personnel d’Alaric et le sien ; il les avait combattus en toute rencontre avec l’acharnement de la haine ; c’était même lui, ainsi que je l’ai dit, qui, par une attaque déloyale en pleine paix, avait décidé Alaric à sa dernière et funeste marche sur Rome. L’idée de se trouver face à face avec l’ennemi de sa famille, d’être obligé de s’entendre avec lui, de lui obéir peut-être, fit bondir le Visigoth de fureur, et réveilla dans son ame la soif de vengeance et les instincts féroces du barbare. Son parti fut bientôt arrêté. Prenant avec lui dix mille hommes d’élite, il entra dans les Alpes et alla se poster sur le chemin que devait suivre Sarus. On ignorait comment celui-ci arrivait, s’il venait seul ou accompagné de troupes : il était seul, ou du moins escorté de dix-huit à vingt compagnons seulement. Tombé dans l’embuscade d’Ataülf, il devina à qui il avait affaire, et ne songea plus qu’à bien vendre sa vie. Avec la force prodigieuse qui s’unissait chez lui à une taille gigantesque, il se fut bientôt fait, à coups d’épée, un rempart de cadavres à l’abri duquel il se tenait comme dans un fort. Nul n’osait plus approcher le géant furieux, lorsque Ataülf se fit apporter un de ces filets que les cavaliers barbares savaient jeter à distance sur leur ennemi pour l’emmaillotter, et le fit lancer sur Sarus. Celui-ci eut beau se débattre, le lacet fatal l’enveloppa et le fit trébucher. On le prit vivant, mais pour peu de temps, car la vengeance d’Ataülf était impatiente. Tel fut le premier acte de subordination du roi visigoth envers l’empereur dont il venait de se faire l’allié et le soldat.

Ce début renfermait des leçons dont Jovinus aurait dû profiter ; il n’en tint compte, et peu de temps après un dissentiment de la nature la plus grave éclata entre lui et son allié. Il ne s’agissait pas moins que d’élire un second empereur. Jovinus prétendait s’associer Sébastianus, son frère ; Ataülf, poussé sans doute par Attale, s’y opposait vivement : Jovinus passa outre, et Sébastianus fut proclamé. Ataülf se tut ; mais il offrit secrètement à l’empereur Honorius de lui envoyer les têtes des deux tyrans, s’il voulait se réconcilier : Honorius, comme on le pense bien, se répandit en promesses, en flatteries, en assurances d’oubli ; les sermens furent échangés de part et d’autre, et une nouvelle alliance conclue avec l’empire. Observateur scrupuleux de sa parole, Ataülf dépêcha d’abord en Italie la tête de Sébastianus dûment empaquetée ; puis il assiégea Valence, où Jovinus s’était réfugié, la prit d’assaut, et fit remettre l’empereur gaulois, à Narbonne, entre les mains du préfet du prétoire Dardanus. C’était le remettre au bourreau. Bientôt, en effet, les têtes des deux frères allèrent figurer, l’une près de l’autre, sur les piloris de Rome et de Carthage. Ataülf, assurément, avait acquitté sa dette avec conscience ; il réclama ce qu’on lui devait, c’est-à-dire un bon établissement pour son peuple, et, en attendant qu’il se fut régulièrement cantonné, des vivres tirés des magasins publics, sans quoi il serait obligé de piller.

On était en 413, la récolte de l’année précédente avait manqué, et la famine régnait dans ce malheureux pays de la Gaule, d’ailleurs si foulé, si pressuré par la guerre civile et la guerre étrangère. Ataülf demandait, suppliait, exigeait, et Dardanus, à qui l’empereur avait donné ses instructions, protestant toujours de sa bonne volonté, le promenait de délai en délai, et, quand il était à bout de raisons, il lui redemandait Placidie. Nul n’égalait le préfet Dardanus dans ces luttes de l’astuce contre la force. C’était un homme aimable, instruit, spirituel, pieux avec les évêques, incrédule et libertin avec les gens du monde, et réunissant en lui seul, dit un contemporain, les vices de tous les tyrans qui l’avaient précédé. Son système était de plier sous les obstacles, sans rompre ni se décourager jamais, et grace à ce système, qui le laissait toujours content, toujours affable et serein, il suivait invariablement, tantôt la ligne de son intérêt personnel, tantôt celle du gouvernement qui l’employait. Il avait servi plus que tout autre à brouiller Ataülf avec Jovinus par des avis détournés ou directs, par de prétendues révélations, par des ombrages de toute sorte dont il remplissait cet esprit irritable. Après s’être débarrassé de la rivalité de Jovinus au moyen des Visigoths, il cherchait maintenant à se délivrer de l’amitié de ceux-ci en les laissant mourir de faim. Ataülf, las de réclamer en vain, prit le parti de passer en Aquitaine, où il se mit à piller.

Grace aux succès politiques de Dardanus, la Gaule, plus qu’à moitié déblayée, pouvait se renouer au gouvernement central. Le maître des milices, Constantius, envoyé d’Italie avec des pouvoirs très étendus, vint s’installer dans le palais d’Arles et y ramena les administrations dispersées. Les recherches commencées par Dardanus contre les nobles gaulois complices des dernières usurpations furent poursuivies avec un surcroît d’activité, et plusieurs notables de l’Arvernie et du Lyonnais périrent dans les supplices. Quant aux affaires de la guerre, qui regardaient plus particulièrement Constantius, il les dirigea avec intelligence. Les bandes mi-gauloises, mi-barbares qu’avait amenées Jovinus finirent par se dissoudre ; les Burgondes de Gunther regagnèrent la Transjurane, où ils s’étaient installés l’année précédente, et quant aux Alains de Goar, ne possédant pas un pouce de terre en Gaule, ils se joignirent aux Goths, qui cherchaient comme eux un établissement. La mission de Constantius regardait surtout ces derniers ; il avait reçu l’ordre de les pourchasser à outrance, malgré l’apparence d’amitié que la cour de Ravenne voulait conserver avec eux, et surtout de faire cesser, par tous les moyens possibles, cette captivité de Placidie, humiliante pour l’empereur, déshonorante pour l’empire.

Constantius, Pannonien de naissance, était du petit nombre des généraux romains d’alors qui pouvaient se vanter de n’avoir pas dans les veines une goutte de sang barbare ; et comme à cet avantage il joignait un mérite secondaire et beaucoup de bonheur, la réaction opérée dans les affaires de Rome par la chute de Stilicon, et qui avait pour but d’écarter les fonctionnaires barbares, l’éleva subitement au premier rang. C’était un homme honnête, rangé, régulièrement brave, mais vulgaire. Fier de sa belle prestance, il aimait à paraître à cheval en public, à parader devant les troupes, se courbant, se penchant à droite et à gauche, se redressant pour déployer ses graces militaires et montrer sa haute taille[5]. Dans les cérémonies, il marchait ou siégeait avec une gravité compassée ; mais le soir, à table, rejetant toute prétention à la dignité, il devenait joyeux compagnon, ami du vin, de la bonne chère et des gais propos, qu’il poussait parfois jusqu’à la bouffonnerie. Au reste, tel qu’il était, on l’aimait ; Honorius lui croyait du génie, et sa constante fortune lui avait appris à ne douter de rien. Cette mission, moitié politique, moitié domestique, de reconquérir la fille du grand Théodose, exalta son amour-propre outre mesure et lui fit concevoir une idée devant laquelle tout autre aurait reculé. Il imagina qu’il obtiendrait aisément d’Honorius la main de la princesse, quand il l’aurait délivrée, et il ne doutait pas que, d’un autre côté, celle-ci n’acceptât avec reconnaissance son libérateur pour époux ; mais, lorsqu’il put soupçonner, aux refus persistans d’Ataülf et au peu d’empressement de Placidie, que ce barbare cachait peut-être un rival, son orgueil humilié se souleva, et il commença la guerre pour son propre compte.

On vit alors un étrange spectacle : le frère d’Alaric, le second auteur du sac de Rome, le jeune barbare irritable, effréné dans ses vengeances et si prompt à ressentir l’injure, évitant maintenant de riposter aux attaques et se payant des plus vains prétextes. On eût dit qu’il n’avait plus qu’un souci, celui de désarmer, par la soumission, l’empereur qui violait si outrageusement leur traité, et de ménager le lieutenant qui le harcelait en son nom. Une métamorphose analogue à celle de son caractère s’était opérée dans ses idées politiques. Ce n’était plus le fier barbare qui voulait que Romanie devînt Gothie par la vertu de son épée ; le César-Auguste des Goths, se dérobant à la lutte avec sa captive, prenait bien plutôt les allures d’Antoine. Il se vantait de comprendre à présent la beauté du monde romain, cette obéissance volontaire, ces lois, ces arts, cette société universelle, et il s’écriait, avec l’accent du regret, que ses Goths étaient trop sauvages pour subir le joug d’un pareil gouvernement, que leur domination n’apporterait avec elle que des ruines, qu’il valait donc mieux qu’ils servissent Rome et se consacrassent à l’affermir. « Ne pouvant être le fondateur d’un nouveau monde, disait-il dans son naïf enthousiasme, il voulait être le restaurateur de l’ancien. » Tel était le langage qu’il tenait aux Romains et aux barbares qui l’approchaient. Il ajouta plus tard, dans les confidences de l’amitié qu’il devait le changement de ses idées aux leçons de Placidie, qui lui avait appris à voir Rome avec d’autres yeux et à soutenir ce qu’il voulait briser autrefois. Noble et touchant enseignement de la fille de Théodose dans les fers, convertissant le frère d’Alaric à l’amour de Rome et conjurant, par la puissance même de sa faiblesse, les maux que la folie déloyale de son frère pouvait déchaîner sur l’empire ! Les Goths, qui ne voyaient dans les ménagemens de leur chef qu’une dégradation inexplicable, s’indignaient d’abord en secret, et ne cachèrent bientôt plus leurs murmures.

Il fut enfin obligé de tirer l’épée, car son peuple mourait de faim, et la jactance de Constantius devenait de moins en moins tolérable. Traversant l’Aquitaine dans sa largeur, Ataülf enleva Toulouse qu’il pilla, franchit la limite de la province narbonnaise et marcha sur Narbonne, où il entra, dit un chroniqueur, au temps des vendanges. Son but, en se rapprochant de la côte, était de se procurer une flotte au moyen de laquelle il pût tirer des vivres de l’Espagne ou de la Sicile, ou même de l’Afrique, et voyant non loin de là Marseille, la plus grande station commerciale de la Méditerranée, dont le port devait être bien garni de vaisseaux et l’arsenal d’approvisionnemens de toute espèce, il résolut de la surprendre ; mais la vieille ville phocéenne, avec ses hautes murailles flanquées de tours nombreuses et sa redoutable artillerie de machines, résista sans peine aux faibles moyens d’attaque qu’apportaient les Visigoths. Elle était d’ailleurs commandée par un homme, depuis bien célèbre, qui joua un grand rôle dans la destinée de Placidie et devint la fatalité de l’empire romain sans cesser d’en être l’orgueil : je veux parler du comte Bonifacius, celui qui plus tard ouvrit l’Afrique aux Vandales. Dans une sortie qu’il fit à la tête des assiégés, il s’attacha aux pas d’Ataülf, le blessa, et le roi goth eut beaucoup de peine à regagner son camp. Ses soldats, découragés, levèrent le siége, et rentrèrent en toute hâte à Narbonne, ramenant leur roi à demi-mort de sa blessure.

Nous suivons à la lettre les chroniques contemporaines, les plus sèches et peut-être les moins intelligentes chroniques sur lesquelles on ait jamais rédigé l’histoire, et pourtant nous semblons écrire un roman. C’est qu’il y a dans ces faits une immense poésie qui en sort d’elle-même et déborde, malgré l’aridité des lambeaux de récits qui la déguisent. Toute cette époque en est pleine. Elle vivifie dans l’imagination de l’historien les moindres incidens du grand cataclysme social qui vint, au Ve siècle, jeter la barbarie au milieu de l’extrême civilisation, et confondre dans un incroyable pêle-mêle les conditions, les races, les empires, les mondes. Elle colore surtout de reflets bizarres et inattendus le tableau des sentimens tendres du cœur humain, quand ils y éclatent et se révèlent mêlés au désordre des commotions sociales.

L’événement de Marseille, ce danger couru par Ataülf, et dont Placidie était la cause indirecte, puisque c’était son obstination à ne la vouloir point rendre qui le poussait à tout braver et à tout souffrir, précipita un dénoûment, prévu peut-être par les spectateurs, mais que les acteurs se cachaient à eux-mêmes. Un de ces Romains propres à, tout, qui ne manquaient pas plus à la cour des rois visigoths qu’à celle des empereurs, se chargea de les éclairer l’un et l’autre sur leurs sentimens mutuels, car ils s’aimaient, et il leur conseilla de se marier. L’idée d’un mariage romain, d’une alliance avec quelque noble matrone, se présentait fréquemment à l’ambition des barbares attachés à l’empire, comme le couronnement de leur fortune et le complément nécessaire de la romanité. Quoique les lois prohibassent ces unions mixtes dans les rangs inférieurs de la population romaine, la politique des empereurs les facilitait dans une sphère plus élevée. Plus d’une fois les Césars accordèrent au chef étranger qu’ils voulaient récompenser magnifiquement la main de quelque noble héritière de Grèce ou d’Italie, et plus d’un traité politique contint une de ces clauses de mariage dont les empereurs garantissaient l’exécution[6]. C’était là une espérance à laquelle un barbare haut placé pouvait se livrer sans folie ; mais entrer dans la maison impériale, épouser une fille née sur la pourpre, s’allier à l’éternité des Césars, c’est à quoi mil n’eût osé aspirer. Stilicon, il est vrai, était devenu le mari de Sérène ; mais Sérène n’était qu’une nièce de Théodose, et Stilicon, fils d’un père arrivé aux plus hauts emplois, n’avait de barbare que son origine ; pour tout le reste, il était un Romain accompli. Quelle différence avec Ataülf, tout récemment échappé de ses forêts pour saccager Rome ! Ces réflexions assiégèrent sans doute l’esprit du frère d’Alaric, quand on vint lui parler d’épouser la sœur d’Honorius, la fille du grand Théodose, et, de son côté, Placidie n’éprouva pas, à ce qu’il parait, de moindres perplexités, car il fallut, nous dit l’histoire, tout le zèle et les bons avis de Candidianus (c’était le nom du négociateur) pour conduire à fin cette entreprise délicate.

Enfin les noces se célébrèrent, le 1er janvier 414, dans la maison d’Ingenuus, riche citoyen de Narbonne. Attale, homme de ressources, et, suivant l’occasion, empereur, bouffon ou poète, entonna un épithalame qu’il avait composé pour la fête, et dont il chanta les passages les plus galans, laissant à deux poètes gaulois, Rustacius et Phoebadius, le soin d’achever ses vers ou de réciter les leurs, devant cet auditoire mélangé de toges et de peaux de mouton. Placidie, parée de la pourpre des impératrices, était à demi couchée sur un lit drapé à la manière romaine ; près d’elle s’assit Ataülf, portant le manteau et le reste du costume romain. Il était petit, mais bien fait et d’une figure agréable. Parmi les présens offerts par l’époux à l’épousée, on remarqua cinquante jeunes garçons vêtus de soie, qui tenaient chacun dans leurs mains deux plateaux remplis, l’un de pièces d’or, l’autre de joyaux et de pierres précieuses enlevés au pillage de Rome. Tels furent les cadeaux de noce d’une fille et sœur d’empereur romain, dans la première cité romaine fondée à l’occident des Alpes : les vieux colons de Narbo-Marcius durent tressaillir d’horreur au fond de leurs sépulcres. Les chrétiens, à qui il fallait une explication surnaturelle pour tout ce qui les étonnait en ce monde, feuilletèrent avec soin les prophéties, et ils trouvèrent dans le livre de Daniel qu’un jour viendrait « où le roi de l’Aquilon épouserait la fille du roi du Midi, et que de leur union il ne sortirait pas de postérité. » La prédiction (si c’en était une) s’accomplit à la lettre.

Iils étaient mariés, mais ils voulurent encore que leur mariage fût agréé par l’empereur Honorius. Ataülf, qui se flattait d’y parvenir à force de soumission, ne rencontra, pour prix de ses efforts, que morgue et que dureté. La naissance d’un fils, qu’ils nommèrent Théodose, leur donna quelque espoir de rapprochement ; c’était encore une illusion qui ne fut pas longue à se dissiper. Grossissant la colère d’Honorius de toutes ses rancunes jalouses, Constantius ne leur laissait ni paix ni trêve. Il finit par les chasser de Narbonne et leur enlever la flotte au moyen de laquelle ils se ravitaillaient sans pressurer la Gaule. Tant d’outrages irritèrent le frère d’Alaric, qui, recourant aux procédés de la politique visigothe, tira de ses bagages l’oripeau impérial, en revêtit Attale, et le proclama de nouveau Auguste et empereur ; puis, avec sa vaillante armée, il lui eut bientôt fait un empire. Les deux Aquitaines, la Novempopulanie et quelques parcelles de la Narbonnaise formèrent le domaine commun des Visigoths et d’Attale sous deux grandes métropoles, Toulouse et Bordeaux. Attale, reprenant son rôle avec un sérieux que ses alliés ne partageaient guère, se composa une cour, nomma des ministres, et mit en réquisition, à cet effet, de riches et notables Gaulois, qui n’osèrent refuser par crainte des barbares. C’est ainsi qu’un citoyen de Bordeaux, Paulinus, petit-fils du poète consul Ausone, devint à son insu, comme il le disait lui-même, comte des largesses d’un prince sans argent et ministre d’un empereur sans soldats. Cette vie toujours guerroyante contre un peuple qu’il eût préféré servir ne tarda pas à dégoûter Ataülf. Il résolut de passer en Espagne, où du moins il ne trouverait en face de lui que des barbares ; car, depuis l’année 408, les Vandales, les Suèves et une horde d’Alains s’étaient partagé ces belles provinces et en avaient effacé le nom romain : le roi goth voulait les restituer à l’empire, en s’y ménageant une place qu’il aurait bien légitimement gagnée. On ne peut guère douter que ces idées ne lui vinssent de Placidie, qui voyait avec douleur, dévastée et perdue pour les Romains, l’Espagne, patrie de Théodose et berceau de sa famille, qui se vantait de remonter à Trajan. Une fois décidé, Ataülf envoya à tous ses Visigoths l’ordre d’évacuer la Gaule et de se tenir prêts à partir au printemps de l’année 415.

Une aventure, dont Paulin, fut l’auteur principal et le narrateur, nous peint assez bien la double anarchie qui régnait au sein de ces bandes féroces, ou que l’excès de la misère développait tout à coup parmi les populations gauloises. La garnison visigothe de Bordeaux, peu soucieuse de s’en aller les mains vides, résolut de piller la ville à son départ ; toutefois quelques Goths, plus humains que les autres, prévinrent leurs hôtes dont ils prirent la demeure sous leur sauvegarde. En sa qualité d’intendant des largesses d’Attale, Paulin comptait être épargné ; mais il en fut tout autrement : les Goths se firent un malin plaisir de tourmenter le ministre de leur protégé ; ils dévastèrent sa maison de fond en comble, l’en chassèrent et y mirent le feu en le félicitant du bonheur qui lui restait de sauver sa tête. Le malheureux Paulin gagna, comme il put, avec sa vieille mère, ses serviteurs et ses servantes, la ville de Bazas, sa patrie d’origine ; mais Bazas se vit à son tour assiégée par une armée composée des sujets d’Ataülf et des Alains du roi Goar, qui s’étaient joints aux Visigoths, en 412, après la mort de Jovinus. Il existait entre ces confédérés une défiance et une aversion secrètes ; les Alains, fatigués de la suprématie arrogante des Goths, répugnaient à passer en Espagne, et guettaient une occasion de se débarrasser de leurs tyrans, de sorte que les deux bandes campaient séparément devant la ville, s’observant l’une l’autre avec soupçon. Instruits par l’exemple de Bordeaux, les habitans de Bazas faisaient bonne contenance, quand un complot intérieur vint compromettre leur sûreté. Les esclaves, excités par quelques jeunes gens de condition libre, qui n’avaient rien à perdre et tout à gagner au désordre, projetèrent de faire main-basse sur les nobles, de les égorger tous et de les piller. Paulin devait figurer dans ce massacre comme la première victime ; il allait être frappé, quand une main inconnue frappa son assassin, et mit les magistrats sur la voie du complot. Plus effrayé que jamais, il quitta Bazas pendant la nuit, et se rendit au camp de Goar, espérant s’y procurer toutes les facilités possibles pour gagner la campagne.

Ce pêle-mêle de gens civilisés et de barbares, qui faisait depuis sept ans l’état habituel des Gaules, donnait naissance à des rapports d’amitié ou d’inimitié qui eussent passé pour fabuleux un demi-siècle auparavant. C’est ainsi que le petit-fils du consul Ausone, poète comme lui, quoique fort mauvais poète, était l’ami de Goar. Il appelait son cher roi ce sauvage du Caucase, qui mettait pour housse à son cheval la peau tannée de ses ennemis, mais dont le caractère, à ce qu’il parait, était facile et bon. Paulin, contre son attente, le trouva soucieux et froid. Après lui avoir confié que les Goths seraient fort heureux de le tenir entre leurs mains pour le tuer, le cher roi lui déclara que non-seulement il ne s’esquiverait pas au dehors, comme il l’avait espéré, mais qu’il ne rentrerait pas dans la ville, à moins de l’y introduire avec lui ; car le chef alain, dans son ardent désir d’échapper aux Goths, voulait s’entendre avec les magistrats de Bazas et les aider à préserver leur ville. Paulin se récria ; mais le barbare, une fois la confidence faite, ne voulut pas se démentir, et il fallut que, bon gré, mal gré, le ministre d’Attale le mît en rapport avec les magistrats. Ceux-ci, hommes de bon sens, consentirent sans hésiter ; on régla les mouvemens qui devaient avoir lieu la nuit même, et l’on échangea des otages. Goar livra sa femme et son fils. « La troupe des Alaines, dit le poète, spectateur de ces événemens, sauta des chariots qui lui servaient de demeure, et vint se mêler aux guerriers armés[7]. » La horde se mit en marche et prit position sous les murs de la ville. Tout cela se fit sans bruit ni désordre, et au point du jour les Goths aperçurent, avec étonnement les créneaux garnis d’une foule innombrable, et au pied de la muraille, dans le pomoerium, une seconde enceinte formée des lancés et des chariots des Alains. Ils comprirent ce qui se passait, et levèrent le siège.

La terre natale des Théodose ne porta pas bonheur à Placidie. En arrivant à Barcelone, elle perdit son enfant, ce double gage d’amour et d’une réconciliation toujours espérée. Ataülf et elle, inconsolables, l’enfermèrent dans un cercueil d’argent qu’ils firent déposer dans un oratoire voisin de la ville. Ce fut bientôt le tour du père. Il y avait dans l’écurie du roi goth un palefrenier petit et difforme nommé Vernulf, dont il faisait son jouet : un jour, soit que les railleries eussent été plus amères que de coutume, soit que le raillé fût devenu moins patient, il assaillit son maître à l’improviste et lui enfonça un couteau dans le flanc. D’autres racontent l’affaire autrement : ils disent que cet homme, nommé Dobbie, était un esclave dont Ataülf avait fait mourir l’ancien maître, et qui couvait depuis longues années son projet de vengeance. La suite de ce récit fera voir que les inimitiés politiques purent aussi avoir dirigé ou provoqué le bras de l’assassin. Quoi qu’il en soit, la blessure était mortelle, et Ataülf, avant d’expirer, exprima le vœu qu’on lui donnât son frère pour successeur ; faisant même venir ce frère, il lui dicta ses dernières volontés : c’était de faire remettre Placidie à l’empereur et de conclure avec l’empire une paix solide qui serait plus aisée, croyait-il, après sa mort. Rien n’arriva comme il l’avait souhaité. Les chefs visigoths élurent, en haine de lui, le propre frère de Sâr, nommé Sigeric, et Sigeric, pour premier acte de son autorité, arracha des mains de l’évêque Sigesaire, qui les élevait, comme nous l’avons déjà dit, les enfans qu’Ataülf avait eus d’un mariage antérieur, et les égorgea ; pour second, il contraignit Placidie à marcher à pied devant son cheval pendant l’espace de douze milles, au milieu d’une troupe de captifs[8].

Au bout de sept jours, cet homme féroce disparaissait, renversé à son tour comme trop favorable à l’alliance romaine, et Vallia, son successeur, inaugurait son règne par le serment d’une guerre éternelle aux Romains ; mais Vallia, homme prudent et expérimenté, laissa les passions se calmer, et devint bientôt un fidèle lieutenant de l’empire contre les hordes qui infestaient l’Espagne. Il offrit de rendre, moyennant six cent mille mesures de blé, Placidie, qu’il avait toujours traitée avec tout le respect possible. La cour de Ravenne reçut cette ouverture avec joie, et envoya un haut personnage, nommé Euplucius, conclure le marché. Les choses se passèrent comme pour un marché ordinaire ; Euplucius fit mesurer le blé, et prit livraison de la fille de Théodose.

Rendue au palais de son frère, Placidie n’y trouva point la paix dont elle avait besoin. Constantius, admiré plus que jamais de l’empereur, promu tout récemment à la dignité de patrice et destiné au prochain consulat, l’y vint poursuivre de ses assiduités, qui avaient l’assentiment du maître, et, quelque répugnance qu’elle lui témoignât, rien ne pouvait l’en délivrer. Enfin, le 1er janvier 417, comme elle abordait le prince pour lui souhaiter, suivant l’usage, une année prospère et un règne éternel, celui-ci la prit par la main, l’attira vers Constantius, et mit de force cette main dans celle du patrice. La fille de Théodose n’était plus que la veuve rachetée d’un roi barbare : elle se soumit, et son second mariage fut célébré à Ravenne, trois ans, mois pour mois, après le premier ; mais elle ne voulut jamais revoir la Gaule, que le patrice alla gouverner avec les pouvoirs d’un vice-empereur.

Son ancien compagnon de captivité, Flavius Priscus Attalus, tomba, cette année même, dans une croisière romaine, pendant qu’il fuyait d’Espagne par mer, allant on ne sait où, et non moins désireux d’échapper aux Goths que de ne point rencontrer les Romains. Ce misérable était devenu l’objet d’un tel mépris, qu’Honorius l’épargna : après l’avoir exposé, dans une cérémonie triomphale, aux huées de la populace, il lui fit couper deux doigts de la main droite, de manière à l’empêcher d’écrire, dit un historien[9], puis il le relégua dans l’île de Lipare avec une pension suffisante pour vivre. C’était précisément le traitement qu’avait promis à Honorius Attale lui-même, au temps de ses grandeurs de théâtre, quand il se croyait maître de la puissance et de la vie des autres.

Telles sont les aventures qu’une fille du grand Théodose vint courir, au Ve siècle, dans notre patrie, et elles y laissèrent après elle comme une odyssée de curieux et émouvans souvenirs. Long-temps on visite, dans les murs de Narbonne, la maison d’Ingenuus ; long-temps on raconta, d’après des confidences semblables à celles qui allèrent jusqu’à Bethléem trouver Jérôme, ces scènes d’amour mêlées aux scènes de carnage, ces soupirs s’exhalant parmi les craquemens du monde ébranlé. Transmis de génération en génération et poétisé, le récit des amours d’Ataülf et de Placidie donna naissance aux princesses errantes de nos romans du moyen-âge, ces beautés captives, ravies et reconquises à grands coups d’épée, apprivoisant de farouches vainqueurs et se faisant doter avec le pillage des royaumes. Il faut chercher là, et non dans les mœurs mérovingiennes et carolingiennes, qui n’offrent rien d’analogue, le prototype de ces caractères qui eurent, de préférence à tous autres, le privilège de charmer les veillées de nos aïeules ; et c’est ainsi qu’on retrouve, la plupart du temps, dans les. simples faits de l’histoire, la source des conceptions les plus originales de la poésie populaire.


AMÉDÉE THIERRY,

Membre de l’Institut.

  1. Le Franc Arbogaste avait été généralissime des armées romaines sous Eugène, et empereur de fait ; le Vandale Stilicon, régent de l’empire pendant la minorité d’Honorius, avait été le personnage le plus important de l’Occident ; le Goth Gaïnas, à la même époque, était tout-puissant en Orient.
  2. Άδάουλφος, Ataulphus, Atawlfus, en langue gothique Ata-ülf, Ata père, hülf ; secours, secourable à son père.
  3. Balthe, qui signifie hardi, était le nom de la famille sacrée où les Visigoths choisissaient leurs rois. Alaric, Athanaric étaient Balthes, c’est-à-dire de la maison royale. Chez les Ostrogoths, les rois étaient choisis parmi les Amales, et chez les Francs parmi les Merwings.
  4. Ce sont les confidences d’Ataülf lui-même, rapportées à saint Jérôme, dans sa cellule de Bethléem, par un Romain qui avait vécu dans l’intimité du roi goth. Orose n’a fait que les transcrire dans son Histoire, VII, 43.
  5. « Inclinans se omnino in equi, quo vehebatur, collum, et sic hùc, illùc, obliquè torquens oculos, ut, quod veteri verbo dicitur, imperio digna forma omnibus appareret. » - Olymp. ap. Phot.. p. 185. Olympiodore, dont il ne nous reste malheureusement que quelques fragmens recueillis par Photius, était contemporain de Placidie, et, après avoir pris part aux affaires publiques, il en avait écrit l’histoire. La perte de ses ouvrages est à jamais regrettable, à en juger par l’intérêt des fragmens qui ont survécu.
  6. L. un. C. T. de Nupt. Gent. — On peut voir dans Eunape, Excerpt. Leg., comment Théodose maria le Goth Fravitta à une jeune romaine. Cf. Prisc. Leg. ; Script. rer. August. pass.
  7. Ce Paulin, surnommé le Pénitent, petit-fils d’Ausone, ruiné par l’invasion gothique et tombé d’une grande opulence dans la dernière misère, a raconté en vers toutes les vicissitudes de sa vie. Son poème est intitulé Eucharisticon, ou Action de grace. Il y remercie Dieu de toutes les traverses qui ont eu pour résultat de le ramener à la pénitence. Ses vers, incorrects et quelquefois inintelligibles, contiennent des peintures curieuses des événemens auxquels il a pris part. C’est à lui que nous empruntons tous ces détails.
  8. Ipsam Placidiam reginam, in Adaulphi scilicet contumeliam, pedibus ante equum unà cum caeteris captivis ambulare coegit… (Olympiodor).
  9. Philosborg., XII, 3.