Les Aventures de Nono/IV. Au pays d’Autonomie

P.-V. Stock (p. 53-71).


IV

AU PAYS D’AUTONOMIE


Le soleil continuait sa course. S’il ne voulait pas de laisser surprendre par la nuit dans sa solitude, il ne fallait pas que notre égaré se laissât abattre par le chagrin. Il lui fallait, au contraire, rappeler à lui toute son énergie et se remettre en route.

Secouant donc la tête, en signe de résolution et comme pour chasser les idées importunes, il se mit debout, pour reprendre sa marche, non sans avoir noué dans son mouchoir deux des corbeilles de fruits, qui lui restaient, et les avoir attachées à son poignet.

Mais, sans qu'aucun bruit lui eût révélé sa venue ni sa présence, une grande et belle femme se tenait devant lui. Son visage et son regard étaient aussi doux que celui de la mère des abeilles, mais on sentait, sous le charme du sourire, une volonté forte, une énergie puissante.

Nono s'arrêta intimidé, regardant curieusement la dame.

— Tu es brave, mon enfant, et c'est ce que j'aime chez les petits garçons ; mais je ne veux pas te laisser plus longtemps dans l'inquiétude. C'est moi qui, t'ayant remarqué depuis longtemps, et t'ayant entendu exprimer le désir d'avoir un livre de contes, ai voulu te donner le plaisir de le vivre toi-même.

J'ai commencé par t'enlever de chez tes parents, sans que tu t'en aperçusse. Sois sans inquiétude à leur égard. Ils savent où je t'ai emmené, et seront tenus au courant de ce que tu feras, et de ce que tu verras. Quant à ce qui t'arrivera, à ce que tu verras, cela dépendra de toi. Je te mettrai aux prises avec les circonstances. Comme tu agiras, elles seront bonnes ou néfastes pour toi. C'est donc toi qui, en définitive, feras tes aventures, et les ornementeras par ta façon de te comporter.

— Madame la fée, je vous promets d'être bien sage, fit Nono, intimidé par ce long discours, où il n'avait guère compris que ceci, c'est qu'il faudrait être sage et obéissant.

— Sage ! obéissant ! c'est, en effet, ce qu'on demande aux habitants du monde d'où tu viens. Ici, que l'on te demandera, c'est d'être d'abord toi-même, d'être franc, loyal, de dire toujours ce que tu penses, d'agir en conformité avec ta pensée, de ne jamais faire à tes camarades ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fissent, d'être à leur égard ce que tu voudrais qu'ils fussent envers toi, le reste ira de soi.

Je te parle peut-être un langage un peu incompréhensible pour ton âge. Mais lorsque, par ignorance et non par mauvais cœur, tu te seras trompé, je serai là pour te venir en aide.

N'aie donc pas peur, viens, je vais te mener près de camarades de ton âge qui t'apprendront, mieux que moi, à être ce qu'il faut. »

Et Nono vit près de lui un beau char attelé de six belles cigognes.

Sur un signe de la dame, muet d'admiration, il prit place près d'elle sur le char, et les cigognes, prenant leur vol, s'élevèrent dans les airs. Le jeune voyageur vit peu à peu disparaître les détails de la campagne qui semblait défiler sous lui, les bois devenant de plus en plus petits, jusqu'à ce que le vert de leur feuillage ressembla au tapis d'une prairie.

Après avoir plané un certain temps, les cigognes abaissèrent leur vol, se rapprochant de terre, Nono vit se dessiner d'abord les collines. les rivières au-dessous de lui, puis il distingua les arbres, puis un bâtiment qui lui sembla

grand d'abord comme un jouet, au milieu d'un jardin immense que l'on devinait à ses pelouses, à ses corbeilles aux couleurs variées. Dans ce jardin se promenaient une foule de personnes qui semblaient se divertir.

C'est vers ce jardin que se dirigèrent les cigognes, venant déposer les voyageurs au pied du perron de la construction entrevue qui était un palais magnifique.

À l'arrivée du char, ceux que Nono avait aperçus dans le jardin et qui étaient des petites filles et des petits garçons dont le plus vieux ne dépassait pas une douzaine d'années, étaient accourus, et lorsque la compagne de Nono en descendit, tous se précipitèrent vers elle avec des acclamations de joie :

— C'est Solidaria, notre amie Solidaria, s'écriaient-ils. Nous vous cherchions sans pouvoir deviner où vous étiez passée ? Vous nous aviez quittés sans nous avertir.

— Là là, fit la dame, qui avait du mal à satisfaire toute cette cohue se cramponnant à elle dans l'espoir d'attraper une caresse, un baiser, ou une bonne parole, si vous vous jetez ainsi sur moi, vous allez me faire tomber.

C'est une surprise que je vous réservais : Voyez, je suis allée vous chercher un nouveau camarade. Je compte sur vous pour le mettre au courant de notre genre de vie, et la lui rendre assez agréable pour qu'il s'y plaise.

Mais, une dernière recommandation, ajouta-t-elle, en se tournant vers Nono, ne t'éloigne jamais trop de tes camarades. Notre ennemi, Monnaïus, roi d'Argyrocratie, envoie ses émissaires rôder dans les bois qui entourent notre petit domaine ; ses janissaires s'emparent, pour les mener en esclavage, des imprudents qui se mettent hors de portée d'être secourus. »

Puis, ayant adressé un dernier sourire d'encouragement aux enfants, elle disparut dans un nuage qui la déroba à leurs yeux.

Les enfants s'étaient dispersés ; quelques-uns pourtant étaient restés à examiner le nouvel arrivant.

— Comment t'appelles-tu ? fit, en s'adressant à Nono, une petite fille à l'air futé, jeune personne paraissant avoir au plus huit ans.

— Nono, fit notre héros tout intimidé de voir tous les yeux braqués sur lui.

— Moi, je m'appelle Mab, reprit l'espiègle, si tu veux nous serons camarades, tu as une figure qui me plaît. Je te montrerai à quoi nous jouons. Tu verras, on s'amuse ici. Pas de maîtres pour vous mettre en pénitence, ou vous ennuyer tout le temps pour vous faire tenir tranquille. Et puis, je te ferai faire connaissance avec mes amis Hans et Biquette. Ce sont mes meilleurs camarades, mais il y en a d'autres, tu feras connaissance avec tous.

N'est-ce pas, Hans, tu veux bien être camarade avec le nouveau ? fit la fillette.

— Moi, certainement, je veux bien, fit le personnage, qui pouvait bien avoir dix ans, à condition que ce soit un bon zigue. Quel âge as-tu ? fit-il en s'adressant à Nono.

— Neuf ans !

– D'où viens-tu ? fit une autre petite fille, une blondinette de sept ans.

— Oh, cette Sacha, ce qu’elle est curieuse ! fit Mab.

— Demande-lui donc ce que ça peut lui faire ? fit un autre.

» Ici on ne s’occupe pas d’où l’on vient. Pourvu que l’on soit de bons camarades, c’est suffisant.

Allons nous amuser, plutôt. »

Et prenant Nono par la main.

— Nous allons visiter le jardin, veux-tu !

— Oui, je veux bien.

— Tu oublies qu’il va être l’heure d’aller faire la cueillette pour notre souper », fit une autre demoiselle de neuf ans ; c’était la Biquette dont avait parlé Mab.

— Ah ! oui, j’oubliais. Du reste, tu auras le temps de le voir demain. Allons chercher nos corbeilles. »

Et la bande se dirigea vers une pelouse où se tenait un homme de haute taille à l’aspect vigoureux. Ses bras musculeux étaient à nu ; son visage aux traits énergiques, encadré d’une barbe noire soyeuse, respirait la force et l'énergie ; des yeux très doux corrigeaient ce que l'expression du visage aurait pu avoir de trop sévère.

Entouré par les enfants, il leur distribuait de petites corbeilles et de petits sécateurs appropriés à leurs forces. Tous tendaient les mains, criant : Moi ! moi, Labor !

— Et ma sœur Liberta n'aura donc personne pour l'aider aujourd'hui ? fit Labor en souriant et montrant une jeune femme en grande robe flottante, couleur vert d'eau, la chevelure dénouée retombant sur les épaules.

— Moi j'y suis allé ce matin, firent plusieurs garçons et filles.

— Oh ! moi, je veux bien y aller, fit Biquette.

— Moi aussi, moi aussi, firent plusieurs autres, et s'emparant de petits seaux que la jeune femme leur tendait, ils la suivirent vers un bâtiment situé à l'extrémité de la pelouse.

Nono regardait sans rien dire, se tenant près de Mab et de Hans, qui étaient restés près de Labor.

— Prends donc une corbeille, fit Hans, en poussant Nono du coude, Labor ! une corbeille pour le nouveau.

— Ah ! c'est toi que Solidaria a pris sous sa protection, fit Labor. Approche, mon garçon. Je vois que tu t'es déjà fait des amis. Crois-tu que tu te plairas ici ?

— Je crois que oui, fit Nono en prenant la corbeille et le sécateur que lui tendait Labor.

— Moi, j'en suis certain. Va avec tes camarades qui t'attendent. Ils t'apprendront ce qu'il faut faire. »

La distribution des corbeilles terminée, les jeunes espiègles s'étaient divisés par groupes, se répandant dans le verger qui attenait à la pelouse dont il était séparé par des murs soutenant des treilles aux fruits dorés, et toutes sortes d'arbres à fruits.

— Viens, fit Sacha, les autres sont partis avec Liberta, ils vont traire les vaches. Moi j'aime bien le lait, mais ça ne m'amuse pas d'être derrière les vaches, j'ai toujours peur qu'elles m'envoient quelque coup de pied. C'est plus amusant de grimper sur les arbres.

— Oh ! moi, reprit Hans, j’aime bien travailler aux étables. Il n’y a pas de danger que les vaches vous fassent de mal, ce sont de bonnes bêtes, bien tranquilles, mais j’y suis
allé ce matin, et je n’aime pas à faire deux fois de suite la même chose.

Quelques autres enfants s’étaient joints au groupe Nono, Hans et Sacha.

— Qu’est-ce que vous allez cueillir ! fit l’un d’eux.

— Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu aimes, toi ? fit Hans en s’adressant à Nono. Tu vois, il y a des raisins, des pêches, des poires, des prunes, des bananes, des ananas, des groseilles, des fraises. Tu n’as que l’embarras du choix. »

Et du geste, il montrait à Nono, le vaste verger où se trouvaient réunis, non seulement les fruits de toutes les latitudes, mais où murissaient en même temps les fruits de toutes les saisons ; où les arbres de la même espèce se montraient à tous les degrés de maturité, depuis la fleur en bouton, jusqu’au fruit mûr et succulent prêt à être cueilli.

Ils étaient en ce moment au pied d’un superbe cerisier portant de belles « guignes » noires et dodues.

— Oh ! des cerises, il y a longtemps que je n’en ai pas mangé, fit Nono, alléché par les fruits qui pendaient au-dessus de sa tête.

— Eh bien, grimpe, je vais te faire la courte échelle. »

Et s’étant adossé à l’arbre, il entrelaça ses deux mains, faisant signe à Nono d’y mettre le pied, puis de grimper sur ses épaules.

Mais, hélas ! Il n’était pas encore assez haut pour atteindre les branches les plus basses, et, élevé à la ville, il n’avait jamais appris à grimper à un arbre.

— Tiens, regarde, fit un des enfants, gros garçon roux et trapu, qui était resté avec le groupe, voilà comment on fait. »

Et, ayant embrassé l’arbre, il grimpa comme un singe, et fut bientôt installé entre deux branches d’où il ne tarda pas à faire pleuvoir une avalanche de fruits dans le tablier d’une camarade, jeune personne de six ans, que l’on nommait Pépé, à cause du jouet qu’elle avait toujours en ses bras.

Nono regardait d’un œil d’envie le garçon dans l’arbre.

— Attends, fit Hans, je reviens à l’instant. Et il courut vers une sorte de hangar d’où il ne tarda pas à rapporter une échelle légère qu’il appliqua contre le cerisier.

— Maintenant tu peux aller rejoindre Sandy.

Mais tu n’aimes pas que les cerises ? As-tu goûté aux bananes, aux ananas ?

— Non, je n’en ai jamais vu, fit Nono déjà installé dans l’arbre, la bouche pleine de cerises.

— Eh bien, je vais en cueillir pour notre dîner. »

Mab, elle, s’était attachée à de superbes groseillers à grappes, qui croissaient en buissons touffus près du cerisier.

— Hein ! fit Sandy, c’est amusant de cueillir soi-même son dîner.

— Oui, c’est très agréable » fit Nono, en engouffrant une poignée de guignes qu’il venait de cueillir, sa main prenant plus souvent le chemin de sa bouche que celui de son panier. Mais comme les branches pliaient sous les fruits, il put amplement satisfaire sa gourmandise, et, malgré cela, emplir sa corbeille et celle de Sandy qui était descendu, il y avait déjà longtemps, s’étant rappelé que personne n’avait parlé d’aller cueillir des feuilles. Il en fallait pour décorer les fruits à table. Il avait laissé sa corbeille à Nono pour aller vers les treilles où il choisit les plus belles feuilles.

Comme Nono s’attardait à picorer de ci, de là, quelques groseilles, Mab qui avait fini sa récolte depuis longtemps, le prit par la main, l’entraînant vers la place où Nono avait aperçu Labor et où chacun des enfants rapportait sa moisson, qu’il versait sur la pelouse pour la ranger ensuite en pyramide dans les corbeilles.

Personne, en effet, n’avait pensé à faire provision de feuilles, aussi Sandy fut-il acclamé de tous lorsqu’il arriva avec une ample provision.

Quand les corbeilles furent garnies, et bien parées, les enfants se dirigèrent vers le château que Nono n’avait fait qu’entrevoir à sa descente du char.

Toto, Mab, Biquette et Sacha qui, décidément, l’avaient pris sous leur protection, marchaient avec lui.

Nono s’étonnait qu’ils fussent abandonnés à eux-mêmes, Solidaria, Liberta, Labor, à part les courtes apparitions où il n’avait fait que les entrevoir, avaient disparu sans plus donner signe d’existence.

— Cela t’étonne, répondit Hans, c’est tous les jours comme cela. Nous ne les apercevons que lorsque nous avons besoin d’eux. Alors, pas besoin de les chercher. Nous les voyons à côté de nous, comme s’ils devinaient que nous avons besoin de leur aide.

— Et lorsqu’on n’est pas sage, comment vous punit-on ? Qui est-ce qui vous punit?

— Personne, fit Mab. Comment veux-tu que l’on ne soit pas sage, quand on n’a personne sur le dos pour vous empêcher de vous amuser, ou pour vous forcer à faire ce qui ne vous plaît pas.

— Oui, mais qu’est-ce qui prend soin du jardin et des arbres, et des vaches qui donnent le lait que vous buvez ?

— Nous, donc ! c’est très agréable, tu verras, de bêcher, d’arroser, de semer, surtout que, s’il est nécessaire, Labor est là pour nous aider avec sa troupe de petits lutins qui n’ont qu’à mettre la main au travail le plus dur pour qu’il se fasse sans effort.

Mais tu auras tout le temps de voir cela puisque tu vas rester avec nous. Nous voici arrivés.