Les Aventures d’une âme en peine - Mrs Annie Besant

Les aventures d’une âme en peine – Mrs Annie Besant
Pierre Mille

Revue des Deux Mondes tome 130, 1895


LES AVENTURES
D'UNE AME EN PEINE

Mrs ANNIE BESANT

Annie Besant : An Autobiography ; Londres, Fisher Unwin, éditeur, et The Seven Principles of Man, Reincarnation, Death and After. — A. P. Sinnett : Esoteric Buddhism. — W. Judge : The ocean of theosophy. — H.-P. Blavatski : The Voice of the silence et The Secret Doctrine, Theosophical Publishing Society, London. Proceedings of the Society for Psychical Researches. — Isis very much unveiled by Emund Garret, Westminster Gazette office.

Il y a déjà quelques années, j’ai raconté ici même la campagne énergique et curieuse que Mme Annie Besant avait menée, en Angleterre, en faveur des doctrines malthusiennes. À ce moment même, elle venait d’abjurer l’athéisme dont elle avait fait une profession de foi sonore, se déclarait théosophe, et retirait de la circulation la Loi de la population, cet étrange petit livre dont la destinée avait été si tapageuse. Aujourd’hui, dans une autobiographie volumineuse, elle nous fait l’histoire de ses variations ; elle entreprend de nous démontrer qu’elle a « évolué », non changé ; et comme elle est fort éloquente, d’une conviction indéniable et d’une imagination vigoureuse, son plaidoyer ne manque pas d’intérêt. Ajoutez que six mois après le moment où elle publiait dans ses mémoires, un peu prématurés, qu’elle était passée « de l’orage à la paix », il devenait clair comme le jour qu’elle avait été tout simplement la victime d’une immense mystification.

I

Annie Wood, qui devint plus tard Mme Besant, naquit mystique, pour ainsi dire, ou du moins elle le fut dès que ses yeux purent voir et sa bouche parler ; et la partie la plus neuve, la seule, peut-être vraiment originale de son livre, est celle où elle nous rappelle, avec un accent de vérité sincère, combien l’imagination, à une époque de l’existence dont nous gardons à peine la mémoire, est puissante et créatrice. On a rarement décrit, d’une façon plus frappante et plus délicieuse, la singulière facilité, l’immense joie de l’enfant à se créer des dieux. Tout l’inanimé a des voix si claires, pour lui ! C’est vraiment à croire qu’en avançant en âge l’homme perd un sens dont, si l’âme est éternelle comme le croient les théosophes, elle avait la possession avant de naître, et qui, dans sa vie nouvelle, lutte encore pour ne pas mourir. Pour Annie, quand elle était toute petite, les fleurs même qu’elle cueillait étaient des personnes, l’air apparemment vide était plein d’êtres vivans, et qui parlaient. Et n’était-ce pas une chose affreuse qu’on vînt lui dire quand elle errait dans ces beaux espaces musicaux et peuplés : « Il ne faut pas conter de si vilaines histoires, miss Annie, vous nous donnez le frisson, et votre mère vous grondera ? » Mais ces tyrans heureusement reconstruisent presque sans le vouloir ce qu’ils viennent de détruire. Certains livres sont remplis d’événemens merveilleux ; l’enfant y retrouva ses amis aperçus, les êtres surnaturels dont la primitive humanité avait vu l’action animer la nature, les géans, les dieux, les monstres. Cependant qu’elle imaginait ainsi l’invisible, ceux qui l’instruisaient lui en apportèrent la révélation chrétienne, mais la Bible et les contes de fées disaient les mêmes histoires de miracles. D’ailleurs, ce dieu d’Israël, qui tour à tour punit, récompense, brûle, foudroie, bénit, protège, répand sa colère en longs éclats de fureur, en nappes de feu, en exterminations ; paternel aussi pourtant, prenant un peuple sous sa protection, le guidant à travers le monde dans des voyages qui durent des siècles, parmi des Egyptiens cruels et sorciers, des espaces calcinés, des Amalécites pillards, adorateurs de dieux terribles à qui l’on sacrifie des hommes ; pardonnant vingt fois à ce peuple ses erreurs et ses crimes, dictant ses commandemens, d’une voix forte, sur l’Horeb, au milieu des flammes, visible, — car Moïse le vit, et Samuel, et Hélie, et tous les prophètes l’ont entretenu, — ce Dieu n’avait pas besoin qu’on lui élevât des idoles, le livre sacré lui a donné une bouche, des mains, des passions : on le voit, et nul autre dieu jamais n’eut une figure plus humaine. Lui en haut, le diable est en bas ; et il a aussi sa bible, que Milton a écrite. Pour Annie Wood, Milton valait Moïse, elle croyait à l’un aussi fermement qu’à l’autre, et, juchée en sauvage sur la haute branche d’un vieil arbre, en un jardin près d’Oxford, elle chantait tour à tour, durant des heures, des versets et des vers. Un jour, Milton lui apprit que Satan n’avait pas de cornes, que ses pieds n’étaient pas fourchus, et que, de tous les archanges tombés, il était resté le plus pâle, le plus triste et le plus beau. « Alors, ô divin Jésus, mon prince idéal, tu le sauveras bien, à la fin, n’est-ce pas ? » De vagues et brumeuses formes l’entouraient, la sollicitaient, elle craignait de les voir et les appelait, les sentait vraiment entrer dans la pièce… Beaucoup d’enfans ont sans doute vécu de cette étrange vie ; peu en ont gardé la mémoire aussi vive et aussi vibrante.

Nous nous sommes habitués à confondre l’idée de religion et l’idée de morale. Les âmes primitives et l’imagination active et visionnaire de cette petite fille n’allaient point aussi vite. Elles y voyaient d’abord une explication du monde, la description et l’histoire des volontés mystérieuses qui font apparaître et changer les choses. Annie s’imaginait fort bien la lutte de Dieu et du démon, chacun ayant son armée, enrôlant les hommes. Quand on appartient à Dieu, on a un bouclier blanc, avec une croix rouge dessus, et le Prince lumineux, le divin Héros, vous donne un talisman qui vous avertit de l’approche des dragons. Quand un arbre porte des pommes défendues, il y a un serpent dessous, mais le moyen de savoir qu’il est défendu de manger la pomme quand il n’y a pas de serpent ! Aussi la morale courante l’étonnait-elle beaucoup.

Miss Marryat, la sœur du romancier populaire, qui s’était chargée bénévolement de l’éducation d’Annie, s’efforça de lui donner ce « sens du péché » qui lui manquait. Vieille fille intelligente, charitable, d’un évangélisme austère, elle enseigna à sa pupille de froides et terribles doctrines : l’homme puni pour l’éternité, naissant damné, racheté seulement par la volonté du Christ, mais à la condition d’avoir le repentir vrai, de sentir toute l’humiliation, non seulement d’avoir péché soi-même, mais d’appartenir à cette race humaine qui ne peut être sauve que par un miracle. Mais comme tout cela était difficile à comprendre, abstrait et sans formes ! Le sens du péché ne germa point.

Le Nouveau Testament ne parlait pas de cette affreuse chose. Il n’était plein que de l’histoire de Christ, le Dieu vivant, l’adorable idéal humain. Ce n’était plus le gentil Jésus de l’enfance, pasteur de brebis blanches, mais l’Homme-Dieu, mélancolique parce qu’il porte les tristesses du monde, héroïque, car il est au prix de son sang l’universel sauveur. Comme il est mort pour nous, on brûle de mourir pour lui, comme il est Dieu, il couvre la terre de miracles, comme il est homme, il parle à tous les cœurs purs. Sainte Agnès l’a vu, le fiancé céleste, et des anges qu’il envoya, à sainte Cécile la musicienne murmurèrent les chants faits par lui. Il est si impossible de ne pas l’aimer, si triste de ne pouvoir tout de suite mourir pour lui ! Ce fut un jour de délices que celui de la confirmation, dont les douces cérémonies, dans l’Église anglicane, sont très semblables à celles que connaissent les catholiques de France : on renouvelle les vœux du baptême, on renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, on est comme un petit oiseau blanc, tout frissonnant d’attente, et le léger soufflet de l’évêque vous semble le vent des ailes de la colombe céleste.

C’est à Paris qu’eut lieu cette confirmation. On était en 1862, Annie avait alors quinze ans. Elle vit passer dans les Champs-Elysées l’empereur Napoléon III, alors à l’apogée de sa fortune ; elle connut la grande ville au moment où elle s’affolait de fêtes, et cependant elle ne vit rien de plus beau que les églises catholiques. Toute leur gloire sensuelle pénétra dans son âme. Il y a à Saint-Germain-l’Auxerrois un vitrail dont elle parle avec des mots plus chauds et plus colorés que ce verre pourtant brûlant ; et le Louvre, en face, était une autre église peuplée de saintes et de madones. Elle les reconnut : c’étaient les portraits de ses visions.

Dans cet air voluptueux, le froid évangélisme qu’elle n’avait jamais d’ailleurs, elle l’avoue, complètement assimilé, fondit comme une neige. Peu inquiète de développement moral, de scrupules de conscience, pleine d’un mysticisme complexe, esthétique, sensuel, érudit — dont la peinture fait de sa biographie un livre utile à consulter pour celui qui voudra étudier l’état de l’âme moderne en face du problème religieux — elle aperçut tout à coup la beauté propre du catholicisme, ce qui le rend supérieur à un déisme quelconque ou à un froid appareil de morale tiré d’un livre révélé. Elle vit qu’il était une œuvre d’art, et un système. Il ne s’agissait pas cependant du catholicisme romain, avec sa forte et harmonieuse hiérarchie terrestre, mais de celui qu’ont retrouvé les docteurs de la haute Église anglicane, et qui, restant plus purement spirituel, paraît plus archaïque et plus poétique peut-être. Bâtie sur les fondations des apôtres et des martyrs, faite des matériaux qu’accumulèrent et polirent les Pères, Clément, Jérôme, Chrysostome, Hermas, Ignace, Augustin, « vieille parce qu’elle est éternelle, immuable parce qu’elle est vraie, » légère et solide elle monte, des jours de Jésus à nos jours. Ainsi la théologie, que ceux qui l’ignorent croient triste et stérile, se présente sous la l’orme d’une grande image sensible, d’une cathédrale antique et sonore ; et les longues avenues des colonnes, les rais changeans qui tombent des fenêtres, les incantations des fidèles, tout converge vers le Christ, tout n’a été fait qu’en instrument pour le voir et parvenir à lui. au-delà de sa pure morale, au-delà des prières, de tout un entraînement spirituel et logique, savant et mesuré, on pénètre dans le mystère, on distingue le sens de sa tri ni té, le Père générateur des formes, la Raison qui les mène, et l’Esprit d’où ils émanent, et qui les contient, consubstantiel à eux : en définissant Dieu, sa nature, ses attributs, l’Église a jeté une étrange lumière sur le fond obscur de nous-mêmes, et la récompense de ces sévères études, c’est la pure extase. De cette théologie qui semble aride, le mysticisme, le don qui rend visible l’invisible, qui personnalise le divin, sort à flots canalisés, réguliers et profonds… Annie communia chaque semaine, observa les jeûnes, et se flagella. Elle avait dix-sept ans ! Ses prières se multiplièrent, et pour les offrir à son Seigneur, cherchant les plus tendres parmi les plus tendres, elle chanta :

«… Mon Amour crucifié, élève en moi de fraîches ardeurs d’amour et de consolation, que ce soit désormais le plus grand des tourmens que je puisse endurer de t’avoir offensé, que ce soient mes plus grandes délices de te plaire… Fais que je me souvienne de ta mort, ô Monseigneur Jésus ! fais que je te désire et pantelle après toi, fais que je m’abîme en ta gracieuse présence. O très doux Jésus-Christ, moi la pécheresse indigne et pourtant rachetée par ton sang précieux, tienne je suis, et tienne je serai, et dans la vie et dans la mort. Jésus, bien-aimé, plus beau que les fils des hommes, attire-moi jusqu’à toi par les cordes de ton amour, baise-moi des baisers de ta bouche, ton amour est meilleur que le vin… Voici que le Roi m’a portée dans ses chambres. Puissé-je, ô Seigneur, goûter combien tu es doux, et que ta force brûlante et chère — je t’en supplie — me dévore l’âme ! »


II

« Ma mère ne me permettait pas de lire des romans d’amour, nous dit aujourd’hui Mme Resant du haut de ses quarante-sept ans, et faute d’un homme, j’ai aimé le bon Dieu ! » Moralité : un peu de littérature légère n’est pas pour nuire à l’éducation des jeunes personnes. Ceci est peut-être un peu trop simple. Elle devrait ajouter qu’elle avait une belle imagination, une activité d’intelligence insatiable et entraînée par l’éducation de miss Marryal, — elle parlait le français, l’allemand, l’italien, et le latin — et avec tout cela, je soupçonne qu’elle était femme, très femme. Elle pensa un instant à se convertir au catholicisme et à se faire sœur de charité ; mais si elle était catholique, au sens de Pusey, elle avait hérité de ses ascendans anglais une instinctive antipathie pour le papisme. Aussi, ne pouvant satisfaire son rêve, et se donner à Dieu même, elle voulut au moins, comme pis aller, épouser un de ses ministres. Elle voyait le prêtre entouré d’une auréole, vivant d’une vie extra-humaine dans son sacerdoce sublime, loin des banalités, en plein ciel bleu. Et voilà pourquoi elle prit pour mari le révérend Frank Besant, de l’Église anglicane. Elle a bien soin de nous dire qu’elle épousa l’office et non l’homme, qu’elle voulut approcher son âme des choses sacrées, et non sa chair : arrangez cela, si vous pouvez, avec ses jolies phrases sur ses sensations à l’aurore de sa féminité. Et pourtant, il y a un fait bien singulier. Quand, plus tard, cette femme indomptable eut rompu avec tout ce qu’elle ne croyait pas vrai ; quand elle fut entrée dans un parti qui contenait certainement des personnes respectables, mais aussi, comme tous les partis jeunes, un certain nombre d’autres qui se souciaient assez peu de ce qu’on appelle parfois les préjugés sociaux ; lorsqu’elle fut devenue le premier lieutenant et l’inséparable de M. Bradlaugh, son mari fit des efforts désespérés pour la convaincre d’adultère. En Angleterre, c’est une conviction qui rapporte. Ce fut alors, entre lui, M. Bradlaugh et Mme Besant une lutte singulière et tragi-comique. Housemaids délurées, garçons d’hôtel astucieux, cochers de fiacre à l’œil aigu, détectives psychologues, il mit tout en œuvre, et perdit son temps. Jamais M. Bradlaugh ne vit son amie qu’en présence de témoins ; il laissait même, quand il allait chez elle, la porte de la rue ouverte. L’opinion publique, qui s’était intéressée à ces péripéties, finit en général par accorder à Mme Besant un brevet de vertu. La vérité, qui transparaît dans ses mémoires, et qui peut-être éclaire le reste de sa vie, est que, née pour aimer, et pour être aimée, elle fut initiée à l’amour d’une façon qui la remplit d’une horreur dont jamais depuis elle ne s’est défaite. Cette horreur lui a inspiré des aveux peu déguisés sur ses relations avec son mari, et, plus tard, toute une doctrine de surhumaine pureté. On est porté à croire, d’après le portrait qu’elle a tracé de lui, que le révérend Frank Besant n’était pas un homme aimable : brandissant des certificats médicaux, elle l’accuse de brutalité. Peut-être au fond n’était-ce qu’un pauvre homme maladroit ; en tous cas, dès le lendemain de leur mariage, un abîme les sépara. L’homme qu’elle avait pris pour époux lui inspirait une insurmontable répugnance ; elle n’eut pour ses devoirs de maîtresse de maison qu’une condescendance dédaigneuse. Et puis, elle avait une peur atroce de ses domestiques, elle était poursuivie de l’idée insupportable que sa cuisinière se moquait d’elle toutes les fois qu’elle lui donnait un ordre. Toute petite, quand son lacet de soulier se dénouait dans la rue, elle sentait sur ce malheureux lacet les yeux railleurs de tout l’univers. On ne guérit, jamais complètement de cette maladie-là.

Deux enfans lui vinrent pourtant, un fils et une fille, et elle les aima, mais le sentiment maternel n’emplissait pas son âme. Il lui fallait ces grands élans de cœur, qui ravissent et qui brûlent, et que peuvent seuls donner une passion humaine ou l’amour de Dieu ; il lui fallait aussi l’apostolat, l’activité sans frein, la lutte dans la foule, à la condition de mener cette foule, et voilà qu’elle était tout simplement la femme d’un mince curé de campagne. Sans qu’elle s’en rendît compte, ayant épousé Dieu dans son époux, et trouvant l’époux médiocre, elle en vint confusément à songer que ce Dieu pouvait n’être qu’un petit personnage. Cela ne se fit point d’un coup : elle lutta contre elle-même, soigna les malades, écrivit des contes pour les enfans, joua à prêcher toute seule dans l’église vide où son mari parlait le dimanche, et sans doute trouva qu’elle s’en tirait beaucoup mieux que lui. Le révérend, j’en ai peur, lui rendait mépris pour mépris ; il la croyait folle, trouvait, qu’elle n’avait point le respect que doit une honnête ménagère anglaise à son seigneur et maître, et raccommodait fort mal les chausses. Le ménage devint un « enfer ». Mme Besant eut des idées de suicide, contempla d’un œil tragique des fioles de chloroforme. Son fils avait été à l’agonie, elle venait de lutter, durant des semaines, contre la mort, et l’avait vaincue, mais elle restait énervée. Sa mère avait été volée parmi homme d’affaires ; les pauvres qu’elle soignait étaient sales, immoraux, en même temps que malheureux. Et c’est Dieu, qui est tout-puissant et infiniment bon, qui aurait fait ou laissé faire la misère, la maladie, le vol, le vice, la saleté, et les pasteurs terre à terre qui attachent plus d’importance à une bonne soupe qu’au salut d’une âme !

Ne riez point. Elle était vraiment croyante, et souffrit horriblement. Ce Jésus homme et Dieu, toute bonté, tout amour, toujours présent, écoutant toutes les prières, voilà qu’elle perdait confiance en lui, et elle l’adorait. « Ce fut une agonie, dit-elle, et la plus effroyable souffrance de ma vie. Ces bonnes âmes au cerveau creux, qui n’ont jamais pensé, qui prennent leur croyance comme on prend une mode, parlent de l’athéisme comme du produit fatal d’une vie souillée et d’impurs désirs. Oh ! s’ils savaient l’angoisse d’entrer dans la pénombre de l’éclipse de foi, l’horreur de cette grande obscurité où l’âme orpheline crie dans le vide infini : « Est-ce toi, Satan, qui as fait le monde ? Est-il vrai, l’écho que j’entends : « Mes enfans, vous n’avez plus de père ! » Tout est-il chance aveugle, force sans conscience, ou sommes-nous le jouet d’une toute-puissance qui s’amuse de nos douleurs et dont l’affreux éclat de rire sonne seul en réponse à notre désespoir ? On ne sort pas du dilemme : Si Dieu peut empêcher le mal, et qu’il ne le fasse pas, il n’est pas bon ; ou s’il désire l’empêcher et qu’il ne le puisse, il n’est pas tout-puissant. » Tout s’écroulait et devenait absurde. Il y avait des damnés prédestinés, un Judas destiné de toute éternité à trahir et à brûler pour que le Christ pût être livré, crucifié, et racheter ainsi les hommes, un Dieu qui acceptait le sacrifice de ce fils qui n’avait rien fait de mal, en paiement du mal fait par d’autres. Injustice suprême, et l’esprit nous crie que rien de ce qui est injuste ne peut être vrai !

Peut-être, si elle eût connu plus tôt Stanley, le doyen de l’abbaye de Westminster, eût-elle été sauvée, mais elle ne le rencontra que trop tard, lorsqu’elle avait déjà rompu publiquement avec le christianisme. Sa mère était mourante et ne voulait point communier sans elle, aimant mieux, disait-elle naïvement, se damner avec sa fille que d’aller au ciel toute seule. Mais communier lorsqu’on n’a pas la foi, n’était-ce pas à la fois une lâcheté et un sacrilège ? « Je ne crois pas à la divinité du Christ, » disait Annie aux pasteurs qui visitaient sa mère. El ceux-ci lui refusaient l’hostie. L’idée lui vint d’aller trouver Stanley. Chef religieux de l’antique abbaye, ce prêtre fin, délicat, homme de cour et homme de lettres, jouissait d’une situation qui lui donnait une indépendance spéciale, et ne croyant plus aux dogmes anglicans que comme à des symboles, il les respectait pourtant, et les enseignait. « Pourquoi Jésus ne serait-il pas le fils de Dieu dans un certain sens, lui dit-il, et de quoi vous inquiétez-vous ? Croyez-vous donc percer avec des mots humains le mystère de la divinité ? Aimez Dieu, et sacrifiez-vous aux hommes, peu importe le reste. Quant à la communion, j’irai vous voir et vous la donner de ma main. Et sachez qu’elle n’a pas été instituée pour éprouver et troubler les cœurs simples, mais pour les unir. » Or, comme elle s’étonnait de cette largeur qui faisait craquer le vieil évangélisme, qu’elle ne comprenait pas qu’il demeurât dans le sein de l’Église établie, il lui montra sa vieille et merveilleuse abbaye, lui parla de l’harmonie des rites, de la sublimité des chants ; et dans toutes ses paroles on entendait discrètement que les choses sont vraies dans la mesure où elles sont belles.

Cette philosophie un peu mélancolique et très raffinée qui soumet la raison à s’incliner devant la beauté, la femme qui jadis avait eu de la théologie catholique une impression quasi musicale eût été capable de la comprendre, mais il n’était plus temps pour elle, et déjà le grand Pusey l’avait maudite. Ne jugeant plus possible de s’enfermer dans le cadre anglican, elle avait voulu passer toutes ses croyances au crible, elle avait lu les docteurs de la large Église, Stopford Brook, Robertson, Grey, et avec désespoir voyait que le protestantisme libéral n’était que la pitoyable évasion des difficultés, que toutes les poutres de l’édifice se commandaient, que l’une pourrie, le reste tombait en pièces. Ce fut, de sa part, une singulière idée que d’aller consulter là-dessus Pusey, l’homme qui a le mieux senti cette nécessité de concevoir la doctrine chrétienne comme un bloc indivisible. Lui, d’ailleurs, n’avait jamais hésité, jamais songé à hésiter. Au premier mot qu’elle lui dit de son doute sur Jésus : « Vous parlez de votre juge, répondit-il, vous blasphémez ! » Il ne voulut voir en elle qu’une pécheresse à confesser, et ne comprit pas, parce que ce n’était pas dans sa nature, l’affreuse maladie du doute métaphysique. « Priez », lui dit-il. — « Je ne veux pas prier, j’ai prié, rien n’est venu. Je veux savoir. J’ai tout à gagner à vous suivre, tout à perdre à chercher la vérité toute seule, je le sais… Eh bien ! j’irai dans ma route ! » — « Tout à perdre, oui, car vous êtes damnée. O orgueil, orgueil ! Croyez-vous donc savoir vous-même ce qu’on doit croire ou ne pas croire ? On ne fait pas des conditions à Dieu ! »

Et comme dans ce mot elle avait aperçu l’abîme infranchissable qui les séparait, elle se leva et lui dit sa résolution prise à cette heure de tout quitter, sa maison, sa famille, ses espoirs terrestres, son Dieu, publiquement, et d’aller dans le noir, dans le froid, jusqu’à ce qu’elle trouvât, s’il en était, une lumière vraie, et un Dieu qui ne se contredit point. Alors, pour la première fois depuis qu’ils se parlaient, il sortit de son calme paisible, il eut horreur du scandale, parce que l’Église en a horreur, et cria solennellement : « Je vous défends, je vous défends, entendez-vous, âme damnée, d’entraîner dans votre damnation vos frères pour qui le Christ a saigné : Allez-vous-en, malheureuse ! » Mais elle ne pouvait plus faire plier son âme. Elle abjura sa foi, son état dans le monde, sa fortune terrestre, quitta sa religion conventionnelle, son époux conventionnel, et si pauvre qu’elle dut se placer comme cuisinière, elle s’en alla, comme elle l’avait dit, suivre sa route, dans le noir.


III

Chez la vieille tante irlandaise qui éleva la mère de Mme Besant, — une tante demoiselle très pauvre et très noble, comme doivent l’être les vieilles demoiselles irlandaises qui se respectent, — il y avait un bel arbre généalogique dont le tronc plongeait jusqu’aux « Sept Rois de France ». De ces rois de France vous ne trouverez le nom dans aucune histoire. « C’étaient des pirates, sans doute, dit négligemment Mme Besant, qui, chassés de Normandie, avaient échoué sur le sol d’Irlande où ils continuèrent leur vie de pillage et de meurtre. Mais la roue du temps a des tours étranges ! Ces barbares et malfaisans vagabonds étaient devenus une sorte de thermomètre moral dans la maison d’une « gentille femme » irlandaise de la première moitié de ce siècle, et quand ma mère avait été méchante, la tante demoiselle disait par-dessus ses lunettes : « Emilie, votre conduite est indigne des Sept Rois de France. » Et alors Emilie, avec ses beaux yeux celtes, ses doux yeux gris bleus, et ses masses bouclées de sombres cheveux noirs, pleurait de honte et de repentir sur son indignité, avec la vague idée que ces royaux ancêtres, très authentiques pour elle, allaient la mépriser, et qu’elle avait démérité, elle frêle et pur bouton de rose, de ces malhonnêtes majestés. » Et c’est pourquoi Mme Wood, quand elle fut devenue une femme, une femme délicate, ardemment religieuse, sensible comme la corde tendue au bois chanteur d’un violon, garda dans l’existence un idéal de fierté très haute. « Une femme noble peut mourir de faim, disait-elle, mais non s’endetter ; ou de douleur, mais avec un sourire. » Et quant à l’opinion du monde, il ne faut point la mépriser, mais l’ignorer, ne pas profiter de ce qu’on est condamnée par les hommes pour se permettre une action vile, si inconnue qu’elle puisse être, mais qui vous dégraderait à vos propres yeux ; car il n’y a qu’un tribunal et qu’un maître, la conscience, et c’est lui seul qui juge et qui commande.

Était-il donc si apocryphe vraiment, cet arbre généalogique qui faisait descendre Mme Besant des vieux rois de la mer, aventureux, volontaires, incapables d’un maître, et ne reconnaissez-vous pas dans ces paroles l’accent d’indépendance farouche, l’instinct du « devoir envers soi » qui fait fuir du seuil conjugal, dans une pièce d’Ibsen, la petite Norah aux yeux dessillés ? « Une fois libre, écrit Mme Besant, je fus heureuse. » Et je ne crois pas que ce soit une phrase. Elle connut pourtant la vraie misère. Après avoir fait la cuisine chez un vicaire, elle travailla, pour quelques guinées par mois, à ces obscures besognes que de pauvres et patiens manœuvres littéraires accomplissent dans les bibliothèques publiques. Elle connut la faim ; il lui arriva plus d’une fois de dire, en laissant chez elle quelques sous pour donner à ses enfans, qu’elle avait emportés dans sa fuite, la pitance du jour : « Je dînerai au British Muséum, » et elle ne dînait point. Qui dira l’orgueil, les visions glorieuses qu’engendre l’ivresse du jeûne, quand le jeûne est librement voulu ? La passion de la lutte, le besoin sans bornes de se donner à quelque chose de grand et de difficile, d’affirmer son mépris à ce monde de convention, gonflaient ce cœur traversé de courans irrésistibles et furieux. C’est à ce moment qu’elle rencontra M. Bradlaugh. M. Augustin Filon a conté ici même avec son talent accoutumé, les luttes politiques soutenues par cet homme au tempérament vigoureux et têtu, l’un des caractères les mieux dessinés qu’ait connus l’Angleterre contemporaine. Il avait pris, dès lors, la direction du National Reformer, et commencé cette agitation antireligieuse, comme sous le nom de mouvement séculariste, qui rendit réellement en Angleterre quelques services à la liberté de pensée. Mme Besant se prit pour ce géant obstiné d’une passion qui, si elle resta intellectuelle, n’en fut alors que plus exclusive et plus exaltée. Elle avait été écouter les conférences antireligieuses qu’il faisait au Hall of Science, et lui écrivit pour s’éclaircir de certains doutes. A la conférence suivante, après avoir parlé il descendit de sa chaire, traversa les rangs des fidèles qui tous souhaitaient l’orgueil d’emporter un mot particulier du maître. Au premier rang, il aperçut cette jeune femme, qu’il n’avait pas vue encore, associa sans doute certaines phrases d’une lettre reçue avec ces yeux avides, ce front haut d’inspirée : « Vous êtes Mme Besant, » dit-il. « Oui, » répondit-elle d’un souffle. Et de ce jour, elle lui appartint.

Il était grand, large d’épaules, sanguin, puissant ; et convaincu d’ailleurs qu’on arrive à tout en voulant toujours la même chose, lui qui avait été soldat et clerc de solicitor, deux métiers presque également dédaignés en Angleterre, et qui maintenant menait un parti et agitait un peuple, il ne doutait point de lui et faisait partager cette conviction à ceux qui l’approchaient. Ainsi qu’il arrive fréquemment, cette inébranlable assurance prenait sa source dans une force physique extraordinaire dont il faisait volontiers parade. Aussi passait-il généralement pour un vulgaire émeutier de populace. Mais ces sortes d’hommes rudes et volontaires jouissent d’un singulier privilège auprès des femmes. Elles leur sont reconnaissantes de leur bonté, de la douceur dont ils font preuve à leur égard, et qui leur semble une attention spéciale et flatteuse ; elles les décorent d’une auréole héroïque et chevaleresque. « Il était d’une courtoisie charmante avec les femmes, écrit ingénument Mme Besant, d’une courtoisie étrangère plutôt qu’anglaise, car les Anglais, sauf dans l’aristocratie, sont des gens singulièrement grossiers. » Voici un aveu qu’on ne lui demandait point ! Une intimité passionnée, dévouée d’une part, protectrice de l’autre, s’établit d’autant plus vite, entre lui et elle, que la société, suivant une expression peu respectueuse de Mme Besant, « détournait d’eux son respectable nez. » Chaque matin, M. Bradlaugh, en s’entourant de toutes les prudentes précautions que j’ai dites, venait s’installer chez Mme Besant. Ils travaillaient jusqu’au soir, le plus souvent sans se dire un mot, heureux d’être ensemble, associés dans des travaux communs. Extérieurement, c’était le plus bourgeois des couples ; le dimanche, comme les populaires amoureux de la caricature anglaise, Arry et Arriet, ils couraient les environs de Londres, s’asseyaient sous les vieux arbres, de Richmond ou de Kew, et surtout, délices suprêmes, ils pêchaient à la ligne ! Tel était le repos naïf et pacifique dont ces infatigables travailleurs avaient besoin. Surexcitée par une complète ivresse intellectuelle, par la joie d’avoir trouvé la route qu’elle cherchait, l’activité de Mme Besant dépasse à ce moment toute description. Elle fait d’innombrables conférences en faveur de l’athéisme, prend part aux tentatives répétées de M. Bradlaugh pour se faire envoyer au Parlement par les électeurs de Northampton, — à ses luttes pour soulever l’opinion publique, quand, une fois élu, on lui refuse, parce qu’il est athée, le droit de prêter valablement serment sur l’Evangile, — se jette avec passion dans l’étude des sciences, se fait refuser trois fois pour insuffisance d’habileté pratique dans les manipulations de chimie à l’examen de Bachelor of sciences de l’Université de Londres, et finit par enlever, à la quatrième fois, ce diplôme d’un degré beaucoup plus élevé que celui qui porte en France un nom identique. Elle étudie l’anatomie sous le docteur Aveling, gendre de Karl Marx, traduit des livres français dans l’intérêt de la propagande, rédige et dirige, de concert avec M. Bradlaugh, le National Reformer, soutient devant toutes les juridictions d’interminables procès pour obtenir la séparation judiciaire d’avec son mari, et conserver la garde de sa fille et de son fils, et finit par obtenir en partie gain de cause ; enfin elle livre, en faveur du malthusianisme, la grande et longue bataille dont j’ai jadis conté l’histoire. Et certes, il fallait du courage pour l’entreprendre ! Mme Besant y risquait ce qui lui restait de sa réputation d’honnête femme, M. Bradlaugh son siège au Parlement : leurs mœurs furent calomniées, leurs noms souillés des plus sales injures. Mais là, comme toujours, Mme Besant obéissait à l’impulsion d’une foi aveugle et convaincue. Elle confessait et mettait en dogmes une religion née depuis un siècle, sortie du matérialisme scientifique moderne, et que, en donnant à ce mot un sens qui va se définir de lui-même, on peut appeler la religion de l’humanité. « Devant l’impossibilité de se rendre compte du problème dû mal, l’idée d’un Dieu personnel, infiniment bon, infiniment puissant, s’est en quelque sorte écroulée. Le pur déisme voltairien est une sottise, les religions, avec leur fond de mystères inscrutables, se sont lentement desséchées ; et il semble qu’il ne reste plus rien qu’une tristesse sans remède. Mais voici cependant qu’au monde désolé un immense espoir apparaît, un espoir sûr, clair, patient, sorti de deux principes lentement dégagés par la science moderne, celui de l’unité de la substance et celui de l’évolution. au-delà de l’esprit et de la matière, vieux mots qui n’expriment que des phénomènes, cette substance réside, calme, sereine, impersonnelle, inconnaissable, et l’esprit et la matière, que nous sentons et voyons, indivisibles et égaux sortent d’elle éternellement, s’engendrant sans cesse l’un l’autre, d’un mouvement infini, d’un flux harmonieux. Dans l’étendue de l’espace sans bornes, dans le temps illimité, les phénomènes naissent, meurent et renaissent en se transformant, et la loi rythmique qui les mène se nomme l’évolution.

« Dernier anneau de cette évolution, agrégat lui-même de phénomènes passagers, l’homme disparaît lorsqu’ils se dissolvent. Qu’importe que son âme ne soit point immortelle : il conçoit l’immortalité des causes, et complice conscient de la nature inconsciente, dont il émane et où il rentre, il cherche à deviner où elle va, hésite, tâtonne, se trompe parfois, et finit par triompher. Unissant et compensant dans l’intérêt général la somme des intérêts particuliers, domptant les élémens, luttant patiemment contre la maladie et la misère, il est roi, il passera Dieu.

« Mais combien il faudra qu’il lutte encore contre lui-même ! Son amour du prochain, sa passion de dévouement, son idéal de pureté provenant du fait expérimental que toute la force nerveuse consacrée aux vils instincts est perdue pour le cerveau, toutes ses plus belles conquêtes sont aussi les plus récentes, et par conséquent les moins assurées. Chaque jour encore il fait des chutes profondes. Il n’a pas tué encore en lui la brute originelle, il abuse de sa force contre son frère, il le regarde égoïstement mourir de faim, il se rue à la guerre, il se rue à l’amour sensuel, il applique avec art toute cette intelligence qu’élaborèrent les siècles à satisfaire des désirs d’animal encore inférieur, à détruire les chances d’augmenter cette intelligence. »

Vous avez reconnu les théories que je résume. Elles étaient dans Auguste Comte, dans Spencer, dans Darwin. Peut-être y a-t-il là cependant, quelque chose de plus, la nécessité du renoncement personnel, considéré comme indispensable pour mener l’humanité à sa perfection. Ce fut là un des côtés intéressans du mouvement séculariste tel que Mme Besant prétend l’avoir conçu. Je dis « prétend », car il est bien possible qu’elle mêle inconsciemment ses idées actuelles à l’exposé de celles qu’elle n’a plus. Mais il est certain qu’elle donna au nouvel évangile l’attrait raffiné d’un enthousiasme mystique, qu’elle éleva les dogmes positivistes soutenus par elle en insistant sur la nécessité d’épurer encore l’idéal que nous ont légué dix-huit siècles de christianisme. Elle renia toujours avec énergie les doctrines de l’amour libre que quelques-uns de ses amis auraient voulu lui faire défendre. Pour elle, l’humanité semblait au contraire marcher vers une forme toujours plus pure de la monogamie ; elle prêchait dans le mariage une association d’esprits se complétant et travaillant au même objet. Et si le mariage est ainsi un frein mis par l’intelligence et par la raison à la passion brutale, il en est ainsi, à plus forte raison, du malthusianisme. Le devoir de restreindre les naissances est imposé par les principes les plus élémentaires du positivisme. C’est l’un des plus puissans remèdes du paupérisme, et, surtout, du moment que la santé morale de la race dépend, et ne dépend, que de sa santé physique, que la seule misère engendre le vice et le crime, une malheureuse femme tombée sous la domination d’un homme ivre et débauché n’a pas d’autre moyen de se soustraire au résultat d’appétits funestes, dont le contrecoup va frapper les plus lointaines générations.

Dans toutes ces luttes, livrée à l’impression du moment, qui chez elle emportait tout, elle eut des heures de pleine joie, et de grands triomphes. Longtemps son union d’esprit et d’opinion avec M. Bradlaugh fut complète. On courait les grèves, on remuait le district de Northampton, on répandait pas mal de vérités, on disait aussi quelques bonnes sottises, on faisait l’éloge éclectique des bienfaiteurs de l’humanité, Jésus, Bouddha, Malthus, qui devaient être fort étonnés de se trouver présentés les uns aux autres ; et parfois quand un interrupteur s’obstinait par trop à injurier la jeune femme, M. Bradlaugh retroussait ses manches et le « sortait » à coups de poing de la salle du meeting. Jours de bohème, d’aventures et de gaieté ! Puis peu à peu un dissentiment grandit entre les deux associés. « Je fus l’amie des mauvais jours, » écrit amèrement Mme Besant. L’homme auquel elle s’était consacrée avait pris au Parlement la place que méritait son talent, et les rêveries de sa compagne le laissaient de plus en plus froid et étonné.

Une fois lancée dans l’extraordinaire, rien à celle-ci ne semblait plus assez extraordinaire. D’autres réformateurs l’entouraient, la sollicitaient, l’appelaient à de nouveaux combats : le docteur Aveling, ce curieux érudit du socialisme, qui promène dans les réunions populaires une étrange et caricaturale tête de vieux jockey réformé ; le révérend Headlam, pasteur de l’Église anglicane, qui, rêvant de réformer le christianisme par le théâtre, fréquente plus assidûment Drury-Lane et Covent-Garden que les églises ; Herbert Burrows, à la fois collectiviste et théosophe ; Stead, l’un des journalistes les plus entreprenais d’Angleterre, et qui, par un étrange assemblage, joint à l’esprit le plus pratique une âme mystique et inquiète : tout ce peuple agité lui dessina plus fortement son rêve. Croyait-elle donc avoir assez fait en préparant la destruction d’une Chambre des lords déjà pourrie et l’élargissement du cens électoral ? N’allait-on pas enfin créer le véritable humanisme, cette fraternité universelle qui doit supprimer la misère et le mal ? M. Bradlaugh ne comprit plus, craignit d’être compromis, força Mme Besant de renoncer à la direction du National Reformer, et l’abandonna. Ainsi croulait, devant l’égoïsme résolu d’un homme politique, une affection de dix ans ! Elle le regarda de ses yeux tristes et dessillés, et dès qu’elle ne vit plus en lui qu’un étroit et énergique logicien, elle aperçut du même coup la platitude, les erreurs, toute l’insuffisance de sa foi.

Oui, le positivisme avait raison en dressant un autel à l’homme, dieu futur, mais en édictant les dogmes de cette religion ne s’est-il pas trompé, n’a-t-il pas, en posant les prémisses, oublié la conséquence, qui seule importe. De la brute, l’homme va vers l’ange, c’est bien ; mais c’est de l’ange qu’il faut pousser la croissance. Contente d’avoir démontré que nous venons de la bête, la science s’arrête là, et croit avoir tout fait en nous préparant un bonheur de bête heureuse. Et reste encore à savoir si le fameux « inconnaissable » est vraiment inconnaissable ; si aux « pourquoi ? » l’homme ne peut répondre que par d’éternels « comment » : si jamais, jamais, il n’arrivera à la cause. Déjà cette science s’étonne devant l’infinie complexité de la conscience humaine ; elle trouve en un même cerveau de multiples personnalités ; elle constate que dans ce cerveau, réduit au coma, presque mort par conséquent, l’activité mentale grandit d’une façon démesurée et mystérieuse. Alors elle s’effare, ou risque des explications dont un enfant rirait. Ah ! si elle s’était trompée, pourtant, si c’était l’enfant seul qui eût raison, en peuplant l’univers de formes brumeuses et vivantes, s’il y avait une dryade derrière l’écorce des chênes, un être derrière cette tache colorée et mouvante qu’on appelle l’homme, et si, par des moyens nouveaux, en s’affranchissant des sens, on pouvait voir, de la fumée des apparences et du flottement des phénomènes, surgir, — fût-ce en mourant — le moi du monde, le Réel nu, infini et solitaire !


IV

Ce ne doit pas être un phénomène bien rare qu’un positiviste qui se convertit à la métaphysique, et adore ce qu’il a brûlé. Mais l’agent de la conversion de Mme Besant ne pouvait pas être un vulgaire savant à lunettes : ce fut Mme Blavatski, thaumaturge, théosophe, charmeuse d’âmes, accusée par les uns de charlatanisme dans l’exercice de ses miracles, vénérée par d’autres comme un être surnaturel ; à tout prendre, une âme forte jusqu’à la tyrannie et douée du don mystérieux qui fascine les hommes. La Société des Recherches psychiques de Londres a publié, en décembre 1885, les résultats d’une enquête fort longue d’où il semble résulter fort clairement qu’on la doit mettre au rang des imposteurs célèbres, et que la « théosophie » est une des pires plaisanteries du siècle. Presque aucun de ses amis ne l’abandonna. Elle magnétisait. Je connais de Mme Blavalski un portrait qu’on ne regarde pas sans inquiétude, et dont on a peine à détourner la vue. Elle apparaît avec un anneau magique à la main, vieille, sans sexe, sans forme, la tête roulée dans une mantille de laine, la bouche large et mince sous un nez puissant et lourd, mais avec des yeux extraordinaires, indéfinissables, qu’on voudrait fuir, et qui vous lient. Telles ces mégères de Frans Hals, dont la figure est hideuse, et qui vous arrêtent au passage, paralysent la volonté, vous enchantent, au sens profond du mot, parce que sous leurs paupières brûlées éclate une étincelle d’un feu non humain.

L’ancienne apôtre du matérialisme, bachelière de l’Université de Londres, fut bientôt entre les mains de Mme Blavatski comme un petit enfant. Aux enseignemens du vieux panthéisme oriental l’initiatrice faisait succéder les émerveillemens psychiques, frappait sur la tête de son élève, de loin et sans la toucher, de petites lapes dont le contre-coup descendait, dit celle-ci, jusqu’au fond de son corps. Ne croyez point que ces chiquenaudes spirituelles n’eussent aucune valeur philosophique ! Sganarelle pensait convaincre Marphurius de la réalité des apparences en lui donnant des coups de bâton ; mais qu’eût dit Sganarelle si on lui avait prouvé en retour qu’on peut donner des coups de bâton sans bâton ? Ces petites tapes firent leur trou dans le cerveau de Mme Besant, et bien des choses étonnantes y pénétrèrent avec elles. En deux ans son admirable intelligence, son imagination d’enfant passionnée de miracle furent pleinement conquises. Mme Blavatski put mourir, en 1891, rassurée sur le sort de la petite et curieuse église qu’elle avait fondée ; son élève, avec autant d’ardeur, plus d’éloquence, une réputation d’honnêteté et de conviction moins discutée, en a repris la direction. Toutes les luttes, tous les déchiremens qui avaient précédé la rupture de Mme Besant avec le christianisme, elle eut à les subir une seconde fois. Une autre se serait abîmée sous le ridicule, aurait succombé sous le poids de sa double abjuration : elle se retrouva debout, écoutée, sinon crue, objet de curiosité bien plus que d’aversion, à la tête d’un groupe et prêchant toujours !

Désormais elle a passé, — c’est elle qui nous le dit, — de l’orage à la paix. Ardemment, comme elle avait été chrétienne, comme elle avait été athée, elle est théosophe, ou, si vous voulez, bouddhiste ésotérique. Ce n’est point ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point ceux qui se disent bouddhistes ésotériques sont renseignés sur le vrai boudhisme. Le titre même dont ils veulent se parer est bien près d’être un contresens, et l’adjectif y jure avec son substantif. S’il est vrai que presque toutes les religions de l’Inde ont toujours eu, en effet, des parties restées secrètes, le boudhisme, dans sa pureté primitive, faisait pourtant exception, et rien ne semble moins ésotérique que la façon dont cette religion ou plutôt cette discipline morale et monacale fut enseignée et répandue. Elle était un guide vers la paix de l’âme, une doctrine dont le caractère essentiel paraît avoir été de pouvoir se prêcher à tous. L’objection a frappé l’un des écrivains de la petite église théosophique, M. Sinnett, et il prend beaucoup de peine pour expliquer que son bouddhisme, — écrivez avec deux d, s’il vous plaît, — doctrine des saints, des grandes âmes, des mahatmas, n’a presque rien de commun avec celui de Çakya-Mouni, lequel selon lui ne doit prendre qu’un seul cl. Je me suis conformé aux exigences orthographiques de cet auteur pour éviter une confusion que pour d’autres motifs que les siens je trouverais regrettable : est-il permis maintenant d’ajouter que, si quelques positivistes européens en mal de mysticisme ont adopté une étiquette qu’ils savaient fausse, c’est surtout parce que l’athéisme fondamental de la doctrine du Boudha s’accordait avec leurs propres désirs ? Etablir une religion qui paraît, au moins superficiellement, une véritable religion, avec une cosmogonie, une définition de la nature de l’homme et de sa fin, des révélations mystérieuses, une morale, et qui pourtant se passât d’un Dieu personnel, telle est l’œuvre difficile que Mme Blavatski et ses amis ont voulu accomplir. Il est donc assez naturel qu’ils se soient sentis en sympathie avec le boudhisme, né, lui aussi, d’un très ancien naufrage métaphysique. Et puis l’étiquette était connue, ce qui est bien quelque chose. Mais ce n’est nullement à la littérature boudhiste, dont le style, dit Barth, « est le plus affreux et le plus insupportable de tous les styles, » c’est, avec un bel éclectisme, aux anciens upanishads, à des traités philosophiques plus modernes, à une encyclopédie thibétaine, à toutes les religions de l’Inde en somme, çivaïsme, vishnouïsme, krishnaïsme, etc., que Mme Blavatski a fait des emprunts. Elle ne s’en est pas tenue à l’Inde : les philosophes alexandrins, la kabbale juive, le spiritisme, ont été mis par elle à contribution, et de tout cela il est résulté de gros volumes d’une langue souvent assez belle, d’une imagerie orientale suffisante, et d’une composition nulle.

Il s’agissait de supprimer Dieu comme personne individuelle et créatrice. Alors, au lieu de le placer à l’origine des choses, on l’a mis à la fin, et c’est l’homme qui est chargé d’en fournir la matière première. A travers de longues séries de luttes qui se continuent durant des milliers d’existences, les meilleurs d’entre nous se spiritualisent, s’épurent, et chacun devient un dieu. Etrange dieu ! Plus il sent en lui le feu du centre divin dont il émane, plus il devient semblable aux autres âmes arrivées au même point que lui, et plus il agit, en toute liberté, comme s’il n’était qu’une cellule d’un grand corps frémissant. Une cellule, en effet, mais divine, rayonnante, intelligente ! Avec ses sœurs elle forme « l’esprit planétaire, » le cerveau de la terre. Le monde a pris conscience de lui-même ; une volonté savante roule dans ses mers, anime ses fleuves, illumine les courans qui vont d’un pôle à l’autre, et, sans bouger de sa place marquée dans l’absolu sans bornes, de même que l’homme d’aujourd’hui sait qu’il est un homme, ce monde intelligent sait qu’il est un monde.

Ceci est emprunté aux livres de magie gréco-hébraïques. On l’a mis à la mode du jour, en se servant peut-être de quelques pages de M. Renan dont les lecteurs de cette Revue se souviennent encore. Mais si l’homme peut ainsi arriver à la divinité, il faut que la somme de ses efforts ne se perde point à la mort ; il faut de plus qu’il puisse accumuler ces sommes. Pour les théosophes, il y aura donc dans l’homme un principe immortel, et ce principe devra se désincarner et se réincarner durant des millions de siècles avant d’arriver à sa perfection. Ici nous retournons dans l’Inde pour lui prendre sa doctrine de la métempsycose, bien plus vieille que le boudhisme. Après avoir posé en commençant l’inanité de la distinction entre la matière et l’esprit, les théosophes oublient ce point de départ, rétablissent leur dualité, en divisant l’homme en une sorte de gamme de sept élémens dont quatre matériels et trois spirituels. Ainsi, après tout cet étalage d’alchimie métaphysique, on rétablit tout simplement la vieille distinction de l’âme et du corps, et l’on nous dit que l’une demeure, tandis que l’autre se corrompt. Nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant ! Il est vrai que, pour nous consoler, on nous offre la fameuse théorie du Karma, qui doit résoudre le problème de la responsabilité humaine : sur le plan terrestre, le moi impérissable a agi, peiné, pensé, commis le bien et le mal, s’est avili ou élevé ; un monde s’est amassé autour de lui, formé de ses actes, de ses efforts moraux, de ses passions, de l’idée qu’il s’est formée des choses, des vérités qu’il a conquises, des rythmes de couleurs et de sons qu’il aimait, et ce monde est immortel ; quand l’homme meurt, il en reste enveloppé. Dans une espèce d’extase, dont la durée se prolonge durant des milliers d’années, cet univers revient, l’entoure, et il en jouit, car rien de ce qu’il a commis de mal, aucune des douleurs qu’il a éprouvées, ne transparaissent sur ce voile changeant et sublime. On ne souffre pas, dans cet état de Dévachan, on est plus ou moins heureux, suivant la richesse des sensations accumulées, voilà tout. C’est plus tard, dans sa réincarnation, que l’homme devra payer les fautes commises dans ses existences antérieures. Il lui faudra vaincre ses mauvais instincts, s’améliorer sans cesse, pour arriver enfin, après de nouvelles morts, à l’expansion de sa conscience, jusqu’à la cause éternelle d’où jaillit un jour le songe vrai qu’il a été : c’est l’état de Nirvana. Mais si on ne veut pas s’y absorber, on peut entrer dans la phalange des esprits planétaires, ou bien on se réincarne encore une fois pour rendre par ses vertus surhumaines, sa puissance surnaturelle, service à l’humanité : on devient un Mahatma, et, en général, on habite le Thibet. Vous m’embarrasseriez beaucoup, par exemple, en me demandant pourquoi cette contrée jouit d’un si beau privilège : il est impossible de s’empêcher de penser que les Pères Huc et Gabet, les seuls européens qui aient jamais visité Lassa, la Terre des Esprits, capitale de ce Thibet auquel on bâtit aujourd’hui une si remarquable réputation, ne trouvèrent dans ses habitans que de très bonnes personnes, n’ayant que le petit défaut d’empoisonner de temps à autre leur Boudha vivant, lequel se laissait faire avec une douce naïveté et peu de prescience. Toujours est-il que lorsqu’un de ces mahatmas commande, il n’y a plus qu’à obéir. Mais comme on ne les a jamais vus, et qu’ils ne parlent, par des procédés mal connus, qu’aux initiés supérieurs, c’est à ces initiés, lisez à Mme Blavatski, et depuis sa mort à Mme Besant, au colonel Olcott, etc., que vous devez abandonner le soin de guider votre âme sur cette terre. Voilà le résultat final de tant de discours sur la liberté et la fraternité universelles, coupés de déclamations contre la tyrannie des religions chrétiennes.

Si la doctrine de Mme Blavatski n’avait pour défaut que d’être une mosaïque peu neuve et mal faite, on pourrait encore lui pardonner par égard pour la façon brillante dont elle adapte parfois certains fragmens de la littérature mystique orientale : les livres de cette thaumaturge, mélange bizarre et mal classé de doctrines gnostiques, mystiques, swedenborgiennes, de fragmens d’une encyclopédie thibétaine, de livres magiques de source occidentale, sont déjà un fort étrange fatras ; mais si vous saviez ce que les Américains, et même certains Anglais en ont tiré ! L’évolution étant de nos jours un dogme, la théosophie s’est crue obligée de nous fournir sur celle-ci des aperçus nouveaux que Darwin ne soupçonna jamais. Le pauvre grand homme n’avait pu résoudre convenablement le problème du passage d’espèce à espèce et de genre à genre. Ce fameux animal qui doit servir de transition du singe à l’homme n’a pas encore été découvert. Les théosophes ne sont pas embarrassés pour si peu : par un raisonnement très ingénieux, et qu’il serait un peu long d’expliquer, ils vous démontrent que chaque espèce prend un certain développement sur une planète, et que de là les monades qui constituent chaque individu d’une espèce passent sur une planète voisine et y prennent un nouveau développement. Après quoi, elles passent sur une troisième pour s’y développer encore, et ainsi font le tour de sept globes avant de revenir à leur point de départ. Et voilà pourquoi votre fille est muette, pourquoi les infortunés darwinistes n’ont pas trouvé leur homme-singe ! Qu’ils ne le cherchent pas sur la terre, il est dans la planète à côté ; de là, il est allé sur une autre ; et enfin, ayant fini sa ronde, il est revenu ici-bas, où il est apparu comme un miracle, étonnant par sa présence les orangs-outangs les plus distingués. Mme Besant passe le plus légèrement possible sur ces hypothèses épineuses, mais il faut lire ses confrères de la Société théosophique de New-York, MM. Sinnet et Judge ! Ils ne se contenteront pas de vous indiquer, à quelques centaines d’années près, le temps qui s’écoulera entre chacune de vos incarnations, la date où la noble sous-race américaine remplacera la vieille sous-race européenne honteusement usée, il vous apprendront ce que c’est que les « coquilles », des êtres bien pernicieux ! Ce sont des formes invisibles, mais matérielles, provenant des personnes mortes de mort violente, les suicidés, les condamnés à mort. Elles ne meurent vraiment qu’après avoir terminé sur la terre le laps d’existence auquel elles avaient droit, et gardent généralement une attitude très rancunière, à cause de leurs malheurs. Elles rôdent sur la terre en se livrant à une foule de méfaits sournois, et se font incubes ou succubes, suivant leur sexe et le dévergondage de leurs caprices. En somme ces condamnés à mort mènent une vie de bâton de chaise. Ils hantent aussi les séances de spirites ; ce sont eux qui, sous le nom de Victor Hugo, Platon, et Marie Alacoque, y profèrent tant de choses imbéciles. Il leur arrive même parfois, la séance terminée, de s’offrir le plaisir d’étrangler le médium. Les réincarnations s’opèrent aussi d’une façon bien bizarre. Charlemagne transmigra dans Napoléon Ier, et Clovis dans l’empereur Frédéric d’Allemagne, qui mourut d’un mal de gorge. Je vais vous dire une chose encore plus extraordinaire : sur les planètes où ils habitaient avant de passer sur la terre, les hommes étaient gigantesques, mais gazeux, flottans, et dépourvus d’âme. A une époque plus ancienne, ils n’avaient pas de sexe, et affectaient la forme d’une boule. Dans cet état, ils se roulaient au hasard sur un globe mal consistant. C’est une conception gaie. Pourtant, à la place de Mme Besant, je trouverais que c’est encore un peu plus difficile à croire que les mystères du christianisme.

La partie sérieuse de la théosophie venait de vingt sources diverses ; celle qui ne l’est point, semble bien à lui : on avouera qu’elle n’est pas pour inspirer une confiance illimitée dans cette nouvelle religion. On peut du reste considérer le tout comme une tentative de vulgarisation d’une métaphysique qu’il n’était pas besoin d’aller chercher aux Grandes Indes. Pour la rendre moins rébarbative, on y a joint des explications sur l’origine et la fin des mondes dont une bonne part procure une douce gaieté, puis on nous a affirmé qu’il existait une science expérimentale de la métaphysique comme il existe une science expérimentale de la physique, et qu’en exerçant son âme par des procédés spéciaux, on arrivait à la saisir, de même qu’en exerçant ses sens à l’aide de la raison, et en les prolongeant par des instrumens, on arrive à saisir les causes des phénomènes. Tout cela n’était pas neuf, et n’avait encore ému violemment personne. Alors, pour nous ôter certaines méfiances, on nous a dit le plus grand mal des médiums, spirites, et autres nécromans, et quand on nous a crus rassurés, on nous a présenté, pour nous prouver l’existence de l’âme, de la volonté spirituelle, et de la substance, exactement les mêmes phénomènes que produisent les médiums, spirites et autres nécromans, mais émanant de personnes dont la moralité surhumaine est garantie par la hauteur de l’Himalaya, l’élévation de leur but, et leurs incarnations successives dans des individualités de plus en plus pures. On prend bien soin de nous dire que nous arriverons aussi à cet état de sainteté et de clairvoyance, mais non pas probablement dans cette vie, à moins de dons spéciaux. En attendant, que sera pour nous la théosophie ? Exactement une vérité « révélée » comme les vérités révélées de la Bible, de l’Evangile ou du Coran. Toute la différence est que le révélateur, au lieu d’être mort et de s’appeler Moïse, Jésus ou Mahomet, répondra tout vif au nom de Rathapâla, yoghi, arhât, mahatma, etc., — traduisez adepte de la Grande Loge, et thaumaturge distingué ; — et une de nos grandes raisons pour le croire sera qu’il a renoncé, paraît-il, à son Nirvana pour le bénéfice de l’humanité, et qu’il fait des miracles. Les gens graves vont se froisser d’entendre raconter sans rire tant de contes de nourrice, d’autres se demanderont pourquoi Mme Besant a renié son ancien Dieu pour revenir, en somme, à « croire », au lieu de « savoir » ; d’autres diront qu’elle est folle. Pourquoi abuser de si gros mots ? C’est tout simplement une femme qui s’est toujours fait à elle-même son univers extérieur. Comme théosophe, elle nous parle de l’état de béatitude où nous serons après la mort, entourés des rêves que nous aurons su édifier, et qui seront pour nous comme des réalités ; elle peut en parler savamment, elle a été toute sa vie dans cet état délicieux, elle s’est toujours créé un monde en harmonie avec elle-même. Elle a retrouvé les imaginations de son enfance, vit dans son rêve, entourée des esprits qui peuplent la nature, président à l’ordre du monde, combattent pour le bien de l’humanité, lui racontent des histoires merveilleuses sur les destinées de la terre et des étoiles, et lui donnent des talismans avec lesquels elle prend part à leurs luttes : elle mêle le figuré au réel et prend toutes choses en métaphore. Ce n’est pas de la folie, sans doute, mais c’est une condition d’esprit très exceptionnelle, intéressante, et il faut lui savoir gré d’avoir écrit des mémoires qui rendent compte d’un phénomène aussi curieux.

Au moment où j’écrivais ces lignes, elle passait justement par Paris en revenant des Indes, où elle avait accompli un long voyage, en compagnie du colonel Olcott et de la comtesse Wachtmeister, « qui est une clairvoyante ». Elle y avait prêché la bonne nouvelle, s’était fait conter la divine aventure par des fakirs étonnans qui reconnaissaient du premier coup, à l’inspection des lignes de sa main, qu’elle aurait de grands succès d’éloquence, ce qui prouve plus leur politesse que leur science divinatoire ; elle avait visité les écoles qu’a fondées la Société théosophique pour empêcher les Hindous d’aller perdre, dans les missions protestantes ou catholiques, leur foi si précieuse et si supérieure au christianisme. Une fois sur le sol de France, elle n’a pas renoncé, on le pense bien, à la prédication, et au cœur de Paris même, entre la Madeleine et la Chambre des députés, elle a donné une conférence. Etrange public que celui qui se pressait là ! D’abord des Anglais tranquilles, solides, avec des figures fermées, de bonnes figures honnêtes et courtoises. Peut-être la plupart d’entre eux étaient-ils venus par patriotisme, pour qu’on ne pût dire qu’une compatriote avait parlé devant des banquettes ; mais s’ils avaient eu cette crainte, la partie française de l’auditoire était encore assez nombreuse pour les rassurer, et elle était diverse et pittoresque à souhait : journalistes, qui écoutaient mal, sans doute parce que c’est leur devoir d’écouter ; curieux d’habitude, romanciers occultistes, il y avait de tout dans cette foule, et surtout des femmes, de celles dont c’est la gloire et la fonction d’aller partout, des désœuvrées, des agitées et des fanatiques. Je crois pourtant que la majorité des assistans regrettait amèrement, à la sortie, que Mme Besant ne leur eût pas montré quelque bon tour de son métier de thaumaturge ; car, au lieu d’évoquer un mort ou de faire pousser en un clin d’œil une touffe de fleurs sur un arbre vert, comme on sait que font les yoghis, elle s’était tenue à quelques considérations sur la fraternité universelle et la nécessité de tuer en nous la sensualité : grave déception !

Quelques mois plus tard, la déception dut être plus forte encore : Mme Besant avouait elle-même qu’elle avait été la victime d’une mystification à laquelle un enfant n’eût pas été pris ! Déjà, aux beaux temps de sa foi en Mme Blavatski, on avait essayé de la mettre sur ses gardes. La Société des Recherches psychiques avait publié une enquête dont les résultats avaient été surprenans : M. Richard Hodgson y démontrait, entre autres choses, que dans l’Inde, près de Madras, lorsqu’un naïf et riche fidèle voulait obtenir une missive du fameux Mahatma, qui guidait Mme Blavatski, c’était un ménage français, les Coulomb, arrivé dans l’Inde à la suite d’où ne sait guère quelles aventures louches, qui était chargé d’envoyer, au moyen d’un tabernacle à double fond, la lettre du Mahatma, fabriquée par Mme Blavatski elle-même ! Mais Mme Besant avait refusé de croire à ces calomnies, après avoir lu l’enquête, sur l’ordre même, raconte-t-elle, de son initiatrice russe. Cette intelligence superficielle et facile, qui eut toujours besoin de se soumettre à une volonté supérieure, était alors sous le charme de la très intéressante sorcière. Du reste, presque aussitôt après la mort de celle-ci, elle fit devant tous les théosophes rassemblés une dramatique révélation : « On a dit, s’écria-t-elle, que c’était Mme Blavatski qui fabriquait elle-même les messages miraculeux : eh bien ! depuis sa mort, j’ai reçu les mêmes avertissemens, par des moyens identiques ! Croyez-vous que les morts puissent encore faire de la prestidigitation ? » Ces messages merveilleux étaient écrits sur du papier de riz, et scellés d’un sceau spécial portant l’initiale d’un des invisibles sages du Thibet.

Hélas ! la discorde se mit au camp des théosophes, et, dans sa fureur de se voir privé, par ces avertissemens d’en haut, d’un des postes éminens de l’église théosophique, un très honnête homme naïf et abusé, le colonel Olcott, découvrit, malgré son aveuglement, que l’empreinte du sceau se rapportait à un cachet qu’il avait fait exécuter lui-même dans l’Inde pour l’offrir à Mme Blavatski ! Ce sceau avait été détourné par un de ses confrères, l’Américain William Judge, le même qui nous a révélé les mœurs étranges de ces individus sphériques, gazeux, et sans sexe, qui se roulaient auparavant sur notre globe ! Cet ingénieux thaumaturge avait voulu se servir du cachet pour déposséder l’infortuné colonel.

Il faut ici rendre justice à Mme Besant. Elle se conduisit avec la franchise la plus courageuse, avoua qu’elle avait été trompée ; que jamais, si funestes que pussent être pour elle et pour sa foi, les résultats de cet aveu, elle ne consentirait à dissimuler quoi que ce fût d’une vérité évidente. Et elle reste théosophe, dit-elle : car s’il y a eu dans toutes les religions des charlatans qui ont tenté de profiter de la crédulité des vrais fidèles, faut-il en conclure que la religion doit être condamnée ? — Une telle attitude est généreuse, mais qui peut dire si au fond la conviction de cet esprit ardent, ondoyant et faible n’est pas ébranlée par un coup aussi rude ? Elle a dit, elle a écrit encore tout récemment, dans sa revue Lucifer, qu’elle restait attachée à sa croyance : mais elle nous a habitués à des retours si brusques ! Mme Besant a été chrétienne, athée, théosophe : que pourra-t-elle être maintenant ? Il ne lui manque que d’avoir été catholique. Mourra-t-elle dans un couvent de filles de la charité ou de carmélites ?

Si toute cette folle aventure démontre quelque chose, c’est qu’il n’est pas commode d’inventer une religion. Après la conférence que fit Mme Besant à Paris, et dont j’ai parlé tout à l’heure, j’écoutai quelque temps quelques-uns des auditeurs qui discutaient en vaguant dans les rues humides. Il y avait là un orientaliste, et, en souriant, il dénonçait l’incohérence des dogmes théosophistes, leur mêlée bizarre, les emprunts faits à l’Égypte, à la kabbale, aux philosophies grecques, en même temps qu’à l’Inde. — « Qu’importe ! répondait un écrivain qui marchait à ses côtés, et que tout ce qui est mystérieux enthousiasme : nous nous inquiétons bien de votre vérité historique et scientifique ! Il nous suffit que l’émotion sentimentale produite sur nous par cet éclectisme mystique soit réelle et neuve, qu’elle puisse engendrer de beaux livres et de beaux rythmes, qu’elle soit, en un mot, matière à littérature. Et puis, qui sait ? il y a peut-être là quelque chose de plus. Une foi nouvelle ? Certes, je ne l’affirme pas, mais ce qu’il y a de sûr c’est que la curiosité qui entraîne les âmes vers ces nouveautés étranges est la plus claire preuve que le positivisme scientifique, le naturalisme littéraire, la négation religieuse, ont fait leur temps. Nescio quid nascitur… » Un très jeune homme l’interrompit : — « Ce qui va être, c’est une religion ! Pour le moment, vous apercevez assez distinctement ce que toutes ont de commun et de nécessaire, et vous établissez théoriquement une religion générale, comme on a fait des grammaires générales. Ce n’est pas assez, cela frise même la banalité : vous êtes omnithéiste, monsieur ! Apprenez qu’en ce moment s’élabore une forme nouvelle de l’éternel besoin d’adoration ; car ce qu’il faut à l’humanité, avant tout et toujours, c’est une prière. » Alors quelqu’un demanda : — « Que dites-vous donc du christianisme ? » Cette question impertinente souleva une discussion fort confuse. Les personnes présentes admirent généralement que le christianisme avait du bon, bien qu’il eût aussi des défauts, et principalement celui de n’avoir pas été inventé par elles.

Je ne sais si cette conversation fut cause que le lendemain j’entrai dans une église. Elle se nomme Saint-Germain-des-Prés, et un prêtre y chantait la grand’messe. Il offrait le calice ; il disait : Veni Sanctificator omnipotens, æterne Deus ! et la pensée me vint et m’obséda que, six siècles auparavant, dans cette même église, un prêtre vêtu d’un costume identique, portant l’amict, l’aube, le surplis et l’étole, avait prononcé les mêmes paroles, avec le même geste, dans la même langue ; que rien, dans ce sacrifice offert, n’avait changé, quand tout changeait ; que, pour avoir l’attitude, les idées sur le fond et la fin de nous-mêmes, pour retrouver un état d’esprit que connurent mes ancêtres oubliés, il y a six cents ans à cette même place, pour communier avec eux, je n’avais qu’à écouter et à répondre naïvement les versets liturgiques comme eux-mêmes l’avaient fait. Oui, dans une antique religion, quelle qu’elle soit, il y a autre chose que ses dogmes acceptés ou non compris, que sa morale usée ou sublime : il y a un sentiment puissant de solidarité avec les morts, ceux qui ne sont plus et d’où nous descendons. Ces vieilles prières, ces vieux rites, ces vieux gestes, c’est le symbole de tout ce que nous avons de commun avec eux ; et voilà pourquoi beaucoup, sans même s’en douter, tiennent instinctivement à ces choses, pourquoi l’idée qu’il peut se créer une religion leur paraît extraordinaire. Pour qu’une race change l’expression de l’instinct religieux qui est en elle, il faut qu’une bien profonde révolution morale l’ait secouée, qu’une raison violente, irrésistible, l’oblige à renoncer à son héritage. Qui dira si c’est le cas à cette heure du monde ? Nous nous intéressons à ces manifestations mystiques parce qu’elles sont un peu folles d’abord, et aussi parce qu’elles tentent un compromis entre la science moderne, pour qui les lois de la nature, étant immuables, ne laissent pas de place à l’action d’un Dieu personnel, et l’obstination de l’humanité à vouloir, malgré cela, prier et être guidée. Seulement, le compromis n’est pas sérieux. On institue une morale positiviste, où il est plus ou moins question de fraternité universelle, et on la prétend dictée par des espèces de bons dieux vivans, mais assez difficiles à voir, car ils habitent très haut et assez loin : c’est au Thibet. Franchement, on a le droit de se méfier et même de s’amuser. En laissant de côté, si l’on veut, la renaissance actuelle du catholicisme, peut-être, après tout, y aurait-il quelque chose de plus curieux à voir de près que ces rêveries sans avenir : ce serait la façon dont le protestantisme anglo-saxon, surtout en Amérique, prétend résoudre le problème dont on vient de parler. Les dogmes semblent ne plus l’intéresser : on dirait vraiment qu’il est disposé à en faire bon marché ; il se fait sur eux, et malgré cela il donne de plus en plus force de loi à sa morale. Il n’en est pas de preuve plus intéressante que le résumé des opérations du Congrès de Chicago, que donnait naguère ici même M. Bonet-Maury. Eviter de discuter les différences des credo ; partir de l’existence du péché, du mal moral dans le monde, cause physique des misères sociales, pour en induire la nécessité des œuvres de charité ; admettre, en la discutant aussi peu que possible, la divinité du Christ, qui sert de point de départ à la prière : la prière, qui fait monter jusqu’à nos lèvres le fond d’intuitif amour qui est en nous, révèle au cœur la communauté de nature qui unit les hommes ; de sorte que, après avoir été intime, muette, personnelle, elle éclate au dehors, devient un chant de gloire, d’enthousiasme ou d’invocation, crée, pour ainsi dire, le sentiment esthétique : telle est la tendance actuelle du protestantisme aux États-Unis, et de plus en plus l’homme d’Angleterre ou d’Amérique semble « un animal religieux. » Il ne se loge pourtant pas dans la coquille que lui offre la théosophie, il modifie l’ancienne : c’est, là qu’est le phénomène important de l’évolution religieuse anglo-saxonne. Le reste n’est guère que matière à curiosité et à pittoresque.


PIERRE MILLE.