Les Aventures acrobatiques de Charlot — Charlot aviateur


Société parisienne d'Édition (15p. PdT-48).


LES AVENTURES ACROBATIQUES DE CHARLOT
XV



CHARLOT


AVIATEUR






SOCIÉTÉ PARISIENNE D’ÉDITION
43, rue de Dunkerque. PARIS-10e.


CHARLOT AVIATEUR

Tout en se rendant à ses affaires, Charlot murmurait en se frottant joyeusement les mains : « Cette fois, c’est la fortune à bref délai ! L’article que je représente est d’une vente facile parce qu’il est bon marché, solide, bien construit et de première nécessité. Quelle ménagère, en effet, n’a rêvé de posséder un épluche-légumes idéal ? » Sa marche rapide l’amena devant une maison où on lui avait signalé un client éventuel. En pénétrant dans l’immeuble, il ne fut pas peu étonné de voir le vestibule encombré de représentants. À la façon dont ils étaient installés par terre, on voyait qu’ils avaient dû dégringoler l’escalier quatre à quatre, poussés par une force indépendante de leur volonté. « C’est à votre tour ! dit un de ces messieurs à Charlot. Mais je ne vous conseille pas d’affronter ce monsieur vociférant. C’est un ours qui a horreur des démonstrateurs. Il les jette dehors. — Bah ! répondit Charlot, laissez-moi tenter ma chance ! »

Il monta l’étage, frappa à la porte du terrible bonhomme et répondit au farouche « qui est là ? » du locataire par cette phrase prometteuse : « C’est le facteur qui vous apporte… » À cette annonce la porte s’ouvrit et Charlot se trouva en présence de l’ennemi des représentants. Sans se laisser intimider, il s’empressa de compléter sa phrase en ajoutant : « … qui vous apporte cette petite merveille. C’est l’Épluche-Tout. Comme son nom l’indique, il épluche navets, carottes, pommes de terre et, grâce à un dispositif breveté S. G. D. G., il les coupe en rondelles, losanges, étoiles, fleurs, animaux et lettres de l’alphabet, » M. Vociférant le laissa débiter sa tirade. En réalité, il attendait que la moutarde lui montât au nez pour rugir, menaçant : « Cela fait le 200e épluche-légumes que l’on me propose depuis huit jours. Si vous ne déguerpissez pas sur l’heure, je vous épluche comme un salsifis et vous découpe en rondelles comme du saucisson ! » Charlot se baissa à temps pour esquiver le coup de poing destiné à ponctuer cette déclaration.

Il dit simplement : « Je repasserai ! » Quelques jours plus tard, une dame se présentait à la porte de M. Vociférant qui, sans méfiance, la pria aimablement d’entrer. Quand ce fut fait, il demanda non moins aimablement : « À qui ai-je l’honneur de parler, madame ? — Au représentant de l’Épluche-Tout », répondit Charlot en se montrant sous son aspect habituel. Il n’était pas plus fier pour cela et s’apprêtait à recevoir le choc de la mauvaise humeur de son hôte. Ce fut inutile. « Je vous attendais, lui dit doucereusement M. Vociférant, — Vous… vous m’attendiez ? balbutia Charlot. — Mais oui ! Sachant que vous ne me refuseriez pas une petite démonstration gratuite de votre merveilleux appareil à éplucher les patates et les découper en rondelles, je me suis engagé à fournir, prêtes à être jetées dans la poêle, à frire, toutes les pommes soufflées des restaurants de Paris. Allons, à l’ouvrage ! Quand vous aurez fini de décortiquer ces 3 000 kilos de pommes de terre, vous serez libre. Pas avant ! » Contre la force, pas de résistance. Charlot dut s’exécuter.

« Quel métier ! Non, mais… quel métier que celui de représentant-démonstrateur ! Profession envahie, clients durs à la détente ! Bref, si je ne réussis pas dans la vente de ce nouvel article, je laisse tout tomber ! C’est le dernier essai que je tente ! » Ainsi pensait Charlot tout en vantant à la Cuisinière de M. Gazouillis les mérites de son « économiseur de gaz ». Oui, mademoiselle, déclamait-il, avec mon Économiseur, vous brûlez deux fois moins de gaz. Donc, 50 % d’économies. C’est mathématique ! À ce moment. M. Gazouillis fit irruption dans la cuisine : » Dites donc, mon garçon, hurla-t-il, auriez-vous l’intention de me ruiner ? — Moi ? Je… Au contraire ! Deux fois moins de gaz, deux fois moins à payer. — Je dis bien : vous voulez me ruiner ! Car je suis administrateur de la Compagnie du Gaz, mon garçon. Si l’on use deux fois moins de gaz je gagne deux fois moins d’argent. C’est mathématique aussi !

— Alors, ça ne gaze pas ? » fit Charlot en prenant congé sur un ordre impératif. Nous le retrouvons dans l’humble mansarde de la veuve Merluche, où il s’est présenté en déclarant : « Ma pauvre femme, je vous apporte la fortune. — Soyez le bienvenu et déposez-la par terre : j’ai balayé y’a cinq minutes ! » répondit la brave ménagère qui se méprenait. Charlot du reste, remit-vite les choses au point en spécifiant : « Je vous apporte la fortune sous forme d’une économie de 50 % à réaliser journellement dans la consommation du gaz. Assistez-vous et écoutez-moi bien : grâce à ce petit appareil. » Charlot ouvrit les robinets du gaz, adapta au tuyau de caoutchouc son fameux Économiseur et continua de pérorer sans avoir pris le soin de refermer tous les robinets. Il parla longtemps, si longtemps que son auditrice sembla perdre connaissance « Hé là ! faut pas dormir ! » dit-il. Mais lui-même se sentait la tête lourde. Que se passait-il ? Par une fatalité déplorable, Charlot était enrhumé du cerveau et ne sentait pas l’odeur du gaz répandu dans la pièce. Quant à la veuve Merluche, il y avait belle lurette qu’un catarrhe nasal lui avait Supprimé l’odorat. Charlot, qui ne se rendait pas compte de ce fatal concours de circonstances, craqua une allumette afin d’enflammer les brûleurs du fourneau pour achever sa démonstration. Ce fut la catastrophe ! Charlot fut projeté dans les airs et se retrouva sur le toit de d’immeuble. Quand on put le tirer de sa position désagréable, il apprit avec plaisir que la veuve Merluche n’avait pas une égratignure. « C’est égal ! soupira-t-il, en fait d’économie je lui ai bien fait perdre dix mètres cubes de gaz ! Drôle d’Économiseur ! »

Certain soir, Charlot se promenait sur les quais à peu près déserts qui bordent la Seine. Tout à coup, une grosse dame larmoyante s’approcha de lui : « Sauvez mon mari ! implora-t-elle. — Il n’est pas assez grand pour se sauver lui-même ! » murmura Charlot qui n’était pas de très bonne humeur. Un billet de cent francs, discrètement glissé dans la main de notre héros, le rendit plus sociable, « Où est-il, votre mari ? demanda-t-il. — Le voilà, le pauvre cher homme ! » fit la dame en désignant un vieux monsieur qui regardait mélancoliquement l’eau noirâtre du fleuve. Charlot fit remarquer : « On dirait qu’il a le cafard ? — Lui ? Il en a tout un nid dans le crâne ! gémit la dame, Ça grouille, ça grouille… et ça lui donne des idées noires ! Aussi, en le voyant ainsi, j’ai peur qu’il se jette à l’eau… — Ce serait très désagréable, en effet… Surtout qu’il n’est pas en maillot de bain… » plaisanta Charlot, pour dire quelque chose.

Au moment où les deux interlocuteurs y pensaient le moins, le vieux monsieur au nid de cafards enjamba le parapet du quai et se précipita dans le vide en disant, d’un ton lugubre : « Ça n’est pas rigolo, mais il le faut ! » Charlot qui ne le quittait pas de l’œil lui cria, en vain : « Stop ! » Le désespéré ne tint aucun compte de cet ordre impératif. Mais déjà Charlot avait bondi sur lui et le retenait par les chevilles au-dessus de l’abime. « Vous voilà sauvé de la noyade pour cette fois, lui dit-il sévèrement, mais n’y revenez pas ! — Pourquoi ? — Parce que je vous le défends ! — De quel droit ? » Charlot allait répondre : « Parce que votre épouse m’a donné cent francs pour que je sois votre ange gardien ! » Il s’en garda bien. Et, sans autre explication, il prit le bras du rescapé en déclarant : « À partir de ce moment, je ne vous quitte plus ! — À votre aise ! ricana le bonhomme. Puisque vous m’interdisez le lit de la Seine, je vais aller me coucher dans le mien. Puisque vous ne voulez pas me laisser seul, vous dormirez dans un fauteuil. » Dormir ? Charlot n’en avait pas l’intention. Il était payé pour veiller, il veillerait, Cette belle résolution ne l’empêcha pas de s’endormir presque aussitôt.

« Il dort ! constata joyeusement son prisonnier, Que le destin S’accomplisse ! Je vais lui donner l’occasion de ne plus jamais me quitter dans ce monde et dans l’autre ! » Charlot, plongé dans le plus profond sommeil, ne vit pas son hôte faire ses funèbres préparatifs. Mais, au petit jour, une suffocation l’éveilla : « De l’air ! De l’air ! » commanda-t-il. Il bondit et ouvrit la fenêtre toute grande, en s’écriant : « Malédiction ! Ce vieux toqué a allumé un réchaud de charbon de bois, pour se faire périr, et moi avec ! » La porte étant fermée et la clé introuvable, Charlot sauta par la fenêtre. À peine venait-il d’atterrir sur le trottoir que le vieux monsieur, désireux d’en finir de cette façon, lui tombait sur la tête. Charlot ronchonna : « Et puis, j’en ai assez de ce métier ! Je vais rendre à votre femme les cent francs qu’elle m’a donnés… — Elle vous a donné cent francs ! s’exclama le vieillard. Moi, si j’ai le cafard, c’est qu’elle ne me laisse pas un sou d’argent de poche… Cent francs ! Partageons… La vie est belle ! »

Parmi les nombreux dons que la nature, a généreusement accordés à Charlot, il convient de mettre en première ligne celui de la musique. Qui ne l’a pas entendu souffler dans la contrebasse en cuivre ne peut se douter de ce qu’un pur artiste peut obtenir de délicat pour l’oreille, rien qu’en faisant : « Poum ! Poum ! » Eh bien, malgré les duos qu’il fait avec le violoniste Labémol, son co-équipier, dans les cours les plus aristocratiques, les affaires ne sont pas brillantes pour les deux musiciens. « C’est la crise ! soupire Charlot. — C’est la crise ! » approuve Labémol avec résignation. Et, quand il est l’heure de s’aller coucher, quand le concert finit faute d’auditeurs, le vieux racleur de violon conseille à Charlot : « Ne t’en fais pas ! Et, surtout, tâche de dormir. On prétend que, parfois, la fortune vient en dormant… Vois-tu que ça soit vrai ? » Rentré chez lui, en rangeant son instrument dans un porte-parapluies, Charlot se répète : « Demain, ça ira mieux ! »

Or, ce Soir-là, Charlot se coucha de bonne heure. Comme il faisait très chaud, il laissa sa fenêtre ouverte. Abandonnons le sympathique garçon à ses rêves de richesse et occupons-nous d’un individu peu recommandable surnommé « Graine de Cayenne ». Ce dangereux repris de justice, nous le surprenons au moment précis où il fracture le tiroir-caisse d’une importante crémerie, Nous ne sommes pas seuls à le surprendre. En effet, la crémière, sortant de son arrière-boutique, arrive juste à temps pour assister au cambriolage. Elle se met à hurler : « Au voleur ! Au voleur ! » C’est que le vol est d’importance. Il s’agit d’un gros paquet de billets de mille destinés à payer l’échéance du lendemain. Les cris de sa victime mettent en fuite le larron. Mais il ne part pas seul. Il emporte avec lui le magot ! Les cris de la commerçante : « Arrêtez-le ! » alertent un agent qui se met à la poursuite de « Graine de Cayenne » en vociférant : « Je t’arrête !… — Pas encore ! » répond le malfaiteur.

Ce dernier court plus vite que ceux qui le poursuivent, ce qui lui permet de prendre une sérieuse avance. Mais, comme il n’est pas sûr de ne pas être pris, il décide de se débarrasser momentanément des pièces à conviction. Justement, il passe devant la fenêtre ouverte du logement de Charlot. Il jette un coup d’œil à l’intérieur, voit le porte-parapluies, et y glisse les billets de mille en se disant : « Si je ne suis pas arrêté, je les reprendrai demain ! » Le lendemain matin, Charlot sortit son instrument du porte-parapluies et alla retrouver son co-équipier, le violoniste Labémol, pour de nouveaux duos dans les cours aristocratiques d’un des plus beaux quartiers de Paris. Mais Charlot ne parvenait pas à faire sortir le moindre « Poum ! Poum ! » de sa contrebasse. Que se passait-il ? Il se mit à souffler plus fort, à s’en rompre les veines du cou. Alors, du pavillon de l’instrument s’échappèrent les billets de mille de la crémière. « Je te l’avais bien dit que la fortune nous viendrait en dormant ! » s’écria joyeusement Labémol.

Un proverbe dit : « L’occasion fait le larron. » C’était vrai en ce qui concernait Charlot, contrebassiste émérite, et le distingué violoniste Labémol. Ces deux virtuoses étaient aussi honnêtes que d’autres et n’auraient pas fracturé un tiroir-caisse pour s’emparer de son contenu. « Mais, pourquoi ne profiterions-nous pas de cette aubaine qui nous arrive si miraculeusement ? émit Labémol, — Tu as raison ! approuva Charlot. Du reste, le marasme des affaires, les recettes de famine que nous faisons, nous autorisent jusqu’à un certain point à empocher ces billets de mille. » À ce moment, un policier en civil mit la main sur l’épaule de Charlot : « Hum ! dit-il, voilà une fortune plutôt suspecte ! — C’est un héritage, fit Charlot. — De famille… » ajouta Labémol, Prompt comme l’éclair, Charlot saisit sa contrebasse et en coiffa le policier qui disparut presque entièrement dans le vaste pavillon de cuivre, Ceci pour protéger la retraite de Labémol porteur du magot.

Charlot prit la fuite à son tour. « J’ai quelques minutes seulement pour disparaitre avant que cet énergumène ait pu se dégager, se dit notre héros. Prendre le large est bien, me camoufler est mieux ! » Il entra dans un chantier de construction. Par bonheur, il n’y avait qu’un maçon et cet ouvrier dormait, Charlot en profita pour s’insérer dans un sac vide qui avait contenu du ciment. Du fond de cette cachette, il put narguer à son aise le policier : « Bien malin s’il me trouvé ici ! » marmonnait-il. Il commençait à s’assoupir : un grand coup de pied le fit sursauter, « Doucement ! » laissa-t-il échapper, au risque d’être découvert. Mais il ne fut pas entendu. Une voix forte et colère, celle de l’entrepreneur du chantier, vociférait : « Ce ciment est bien dur ! Il a dû être mouillé. Vous ne vous en servirez pas. — Non, patron ! » Recommandation superflue, car l’ouvrier n’avait pas l’intention de se servir de quoi que ce fût ce jour-là. Dès que son patron fut parti, il reprit son somme interrompu.

Charlot en profita pour changer de cachette, jugeant celle-ci peu sûre. Comme il n’en trouvait pas d’autre, il s’en construisit une. À l’aide de briques, il fit un pilastre creux dans lequel il se glissa. J’en sortirai quand la nuit sera venue, se dit-il. J’irai retrouver Labémol, Nous partagerons le magot. » Il en était là de ses rêves dorés quand la même voix forte et colère le fit tressaillir. C’était l’entrepreneur qui revenait à l’improviste et qui venait de trouver son ouvrier endormi. Après l’avoir secoué, il lui demandait, en lui désignant le pilastre ; « Pouvez-vous me dire ce que c’est que ça ? — Ça… balbutia le maçon, ça, patron… ça n’y était pas tout à l’heure… — Autrement dit, ce chantier est hanté, n’est-ce pas ? — Pourquoi pas, patron ? » À ce moment, Charlot fit voler en éclats sa cachette, dont les briques ne tenaient ensemble que par une mince couche de mortier. Et il s’enfuit, en criant aux deux hommes ahuris : Ne cherchez pas à comprendre !

Donc, Charlot avait réussi à échapper au policier. Il rentra chez lui et se mit à réfléchir à l’extraordinaire aventure qui venait de lui arriver. Ces billets de mille francs qui étaient sortis de sa contrebasse, comment Y étaient-ils rentrés ? Problème ardu dont il eut cependant la solution en trouvant un même billet dans le porte-parapluies qui servait d’étui à son énorme instrument de musique. « J’ai compris ! fit-il, Le voleur poursuivi a jeté les billets volés là dedans pour s’en débarrasser ! » Et Charlot courut chez Labémol afin de lui expliquer l’affaire et de demander le partage du trésor en deux parts égales. Une nouvelle terrible l’y attendait. La concierge du violoniste lui apprit que son locataire était parti sans laisser d’adresse. « Ah ! le bandit s’écria Charlot. Il m’a roulé ! Je suis ruiné ! » Néanmoins, comme il lui restait le billet de mille qu’il venait de trouver, il prit son sac à provisions et alla se ravitailler dans une grande crémerie, voisine de son domicile.

Mais il était dit qu’il jouerait de malheur jusqu’au bout en cette journée néfaste. À peine la crémière eut-elle jeté un coup d’œil sur le billet de banque que Charlot lui tendait qu’elle s’écria : « Mais… ce billet m’appartient ! — Vous… vous croyez ? balbutia Charlot. J’en suis sûre ! Sur tous les billets qui m’ont été volés, j’avais fait une petite croix à l’encre rouge… — Dans ce cas, s’il vous appartient, gardez-le ! » fit Charlot, Il ajouta : « Gardez-le, et daignez accepter mes respectueux fromages ! » C’était hommages qu’il voulait dire et, cependant, ce fut un lot de fromages qu’il offrit à la commerçante pour l’aveugler et protéger sa fuite. D’un coup de pied, il avait fait chavirer une table sur laquelle deux camemberts, trois bondons et un coulommiers, très avancés pour leur âge, faisaient des vers. Le petit commis de la crémerie, voyant sa patronne si mal en point, courut après Charlot fugitif, Et comme il ne pouvait le rattraper, il lui lança dans les jambes une meule de gruyère façon Emmenthal. « Acceptons toujours cette roue de secours ! se dit Charlot.

Ça pourra peut-être servir. » Tout en courant, il atteignit un terrain vague où, parmi les détritus et objets hors d’usage, il eut la chance de trouver une vieille fourche de moto munie de son guidon et une tringle de fer. Il marmonna : « Avec ces deux objets, plus la meule de gruyère façon Emmenthal, je vais fabriquer une trottinette d’une solidité à toute épreuve. Là, voilà qui est fait. Il était temps, du reste, car j’entends la meute lancée à mes trousses, par cette débitante de beurre, œufs et fromages que le diable emporte ! » Charlot sortit du terrain vague en vitesse et grimpa sur son pittoresque engin de locomotion. Comme la rue était en pente, la trottinette alimentaire fit merveille. Et c’eût été un sport charmant, une promenade délicieuse pour Charlot si un agent trop zélé, dans l’espoir de le voir se rendre à merci, ne lui avait tiré des coups de révolver dans les jambes, « L’animal ! Il va crever mes pneus ! ronchonnait Charlot. Il va bien assez de trous dans ce gruyère sans en faire davantage ! »

Charlot, monté sur sa trottinette alimentaire, menait un train d’enfer. Il convient de dire que la rue était en pente très rapide, ce qui fait qu’il n’avait qu’à se laisser porter. Mais il devait faire des prodiges d’équilibre, et cela c’était un jeu pour lui. Arrivé en bas de la côte, il dut freiner pour ne pas renverser un gentleman qui tenait sa gauche, en dépit du code de la route, « N’ayez donc pas peur, poltron ! » cria Charlot au piéton qui sursautait. Quelques instants plus tard, sûr d’avoir dépisté ceux qui le poursuivaient, notre héros déjeunait d’une tranche de fromage coupée dans la meule de gruyère qui servait de roue à sa trottinette. Il fut accosté par le gentleman. Celui-ci lui dit sans préambule : « Je cherche un chauffeur sachant chauffer. À votre façon remarquable de conduire cet engin ridicule, je me rends compte de ce que vous pourriez faire d’une auto grand sport. Avez-vous votre permis de conduire ? — Ma foi non ! — Eh bien, vous l’aurez : c’est moi qui vous l’offre ! Je payerai également les leçons que vous prendrez dans cette Auto-École. »

Charlot démonta sa trottinette, mit en sûreté ce qui restait de la meule de gruyère et suivit son futur patron. Celui-ci le mena dans une Auto-École modèle dont le directeur était un novateur toujours à l’affût du progrès. « Voyez, messieurs, expliqua-t-il à ces nouveaux clients, chez moi on apprend à conduire sans sortir de l’établissement, J’ai divisé mes vastes locaux en deux parties : la campagne et la ville. On y tronve tous les obstacles qui peuvent se présenter à l’automobiliste, soit sur les routes paysannes, soit dans les rues des villes les plus mouvementées ; tas de cailloux, arbres, becs de gaz, volailles, bestiaux, etc, etc. » Puis, s’adressant plus spécialement À Charlot, il lui commanda : « Montez dans cette voiture et mettez-en marche. Parfait ! À présent, promenez-vous à 12 à l’heure sur cette route campagnarde… Roulez en ligne droite, autant que possible ! Allons, bon ! voilà que vous écrasez un goret ! Il expire en laissant échapper tout l’air qu’il a dans le corps ! ne vous en faites pas pour le cochon : on le regonflera ! »

Nos sensibles lecteurs ont deviné que ce cochon était en baudruche extra-forte et gonflé au gaz hydrogène, Comme les petits ballons que les grands magasins donnent en prime. Le professeur dit encore à Charlot : « Cela ne va pas trop mal, encore que vous auriez pu éviter le tas de cailloux… Quittons la campagne et rentrons en ville, Nous y voila. Vous avez, sans aucun doute, entendu parler de la Marche arrière ? — Vaguement ! répondit Charlot. — Eh bien, reprit le moniteur, la marche arrière, c’est juste le contraire de la marche avant. Supposons donc que nous sommes arrêtés par cette « rue barrée ». Nous faisons marche arrière… comme ceci… mais un peu moins brutalement, nom d’un petit bonhomme ! » Charlot venait en effet d’envoyer sa voiture dans un réverbère. Celui-ci, sous le choc, se courba en deux, mais il se redressa aussitôt, obligeant la voiture à progresser en avant d’une façon si brutale que son capot entra dans la dévanture d’une boulangerie. Accident sans gravité, du reste. Car le réverbère était en caoutchouc, et les boutiques qui bordaient cette singulière rue étaient des toiles peintes. Heureusement pour Charlot !

Pendant tout un mois, Charlot s’employa à écraser les cochons en baudruche et à renverser les réverbères de caoutchouc de l’Auto-École, Mais, comme il ne pouvait prendre au sérieux ces obstacles factices, il ne cherchait pas à les éviter. De ce fait, il ne faisait aucun progrès et il n’était pas près de devenir le chauffeur sachant chauffer exigé par son futur patron. Aussi demanda-t-il à passer au plus vite son permis de conduire. Au jour fixé, il vit venir l’ingénieur chargé de l’examiner, C’était un petit bonhomme sévère qui n’avait pas l’air commode. Assis à la gauche de Charlot dans la torpédo sacrifiée qui servait à cette expérience, il sursautait à chaque maladresse du candidat chauffeur. « Trop nerveux, mon garçon ! Trop nerveux ! » bougonnait-il, quand Charlot faisait faire à son auto des bons désordonnés. Mais, ce qui mit le comble à sa rage, ce fut lorsque la voiture, dirigée en dépit du bon sens, monta à l’assaut d’un monticule de sable, à l’entrée d’une rue barrée pour des travaux.

« Ce n’est pas un tank ! hurlait l’ingénieur. Ce n’est pas, un tank ! — Il m’assomme, à la fin, avec ses observations continuelles ! se dit Charlot. Je vais le dresser moi, ce petit bonhomme rageur ! D’abord, j’en ai assez de la ville : il y a trop d’obstacles ! Pour l’auto, rien de tel que la campagne ! Vive la longue route unie et plate comme un ruban ! Vivent les vastes étendues ! Vivent les steppes, les pampas ! » En même temps, Charlot appuyait sournoisement sur l’accélérateur. Et l’auto, qui était sortie de Paris, roulait à une vitesse folle dans la banlieue d’abord, puis dans la brousse, faisant une hécatombe de volailles obstinées à traverser et retraverser la route, comme s’il y avait des passages cloutés, voire un agent muni de son bâton. Naturellement, l’examinateur avait bien essayé de refréner cette ardeur : mais Charlot lui répondit d’un ton sans réplique, qu’il était chargé de la conduite de la voiture et qu’il ne laisserait personne usurper ses fonctions.

Un craquement sinistre et l’auto s’arrêta net, après avoir fendu en deux le tronc d’un châtaignier. « Y a pas de bobo, on le recollera ! blagua Charlot. — Ouais ! ricana l’examinateur. Plaisantez si ça vous chante. Mais ne comptez pas sur moi pour vous signer votre permis ! Au fait où sommes-nous ? » Un écriteau, le renseigna. « Malédiction s’écria-t-il. Paris à 180 kilomètres, la gare la plus proche à 23… et la nuit qui vient ! Qu’allons-nous devenir ? — Vous, je ne sais pas, dit Charlot. Quant à moi, je m’aperçois que le moteur tourne bien, je vais faire demi-tour et rentrer à Paris. — Quoi ? Vous me laisseriez là ? fit l’ingénieur. — Naturellement. À moins que vous me signiez sur-le-champ ce fameux permis. Sinon, je ne vous laisse pas monter dans l’auto ! » Partagé entre son devoir professionnel et la perspective de coucher à la belle étoile, l’examinateur signa la pièce qui devait faire, d’un apprenti-conducteur, le chauffeur sachant chauffer demandé par son futur patron. Mais, tout de même, pour être sûr de rentrer entier dans ses foyers, il demanda à Charlot la permission de prendre le volant.

Avant obtenu son permis de conduire de la façon incorrecte que l’on sait, Charlot alla trouver le gentleman qui désirait l’employer en qualité de chauffeur. Il lui exhiba triomphalement cette pièce officielle munie de tous les cachets, signatures et visas nécessaires. « C’est parfait, mon garçon ! dit le gentleman. Je vous remercie d’avoir si bien répondu à mon attente. Et, puisque vous êtes devenu le chauffeur sachant vraiment chauffer que je réclame à tous les échos, je vais vous montrer la remarquable voiture grand tourisme que je viens d’acquérir pour faire, sous votre habile conduite, de splendides randonnées. Suivez-moi ! » À la vue de l’auto mise à sa disposition, Charlot sursauta de surprise et ne put s’empêcher de s’écrier : « Quel tacot ! » C’était une guimbarde modèle 1895, qui avait eu quelque succès au temps des premières voitures sans chevaux. « Devinez combien j’ai payé ça ? demanda le patron. — Cent sous ! » répondit Charlot sans hésiter.

Mais, voyant que le patron avait pris place sur la banquette, il essava de mettre en marche. Peine perdue. « Elle est gelée ! » ronchonna-t-il. Sans succès, il tourna la manivelle pendant un bon quart d’heure. « Quelle suée ! » s’écriait-il, entre deux essais infructueux. Il se démena tant et si bien que ses efforts réussirent à soulever le tacot de terre. La secousse projeta le gentleman dans les airs. Il vint cogner de la tête contre le mur. Une grosse bosse poussa sur son crâne, aussi rapidement que le champignon pousse au pied du chêne, après une pluie d’automne. Charlot lui fit une friction à l’essence suivie d’un massage savant. Ce qui prouve qu’il était meilleur infirmier que chauffeur. « Vous tenez beaucoup à voyager dans cette bagnole ? demanda-t-il. — Certes ! répondit son maitre. Je n’ai pas fait tous ses frais pour rien ! — Dans ce cas, patron, employons les grands moyens ! » Il sortit et revint un peu plus tard avec une grosse corde munie d’un crochet, « Keksekça ? interrogea le propriétaire du clou, modèle 1895.

— Ça, répondit Charlot, c’est… c’est un économiseur d’essence ! Du reste, vous allez vous en rendre compte tout à l’heure, Nous allons sortir la voiture dans la rue. Aidez-moi seulement à la pousser jusque-là. » Charlot avait attaché la corde en bas du capot. Il tenait en main l’autre extrémité de la corde, celle qui était munie du crochet. En sentinelle auprès de l’antique voiture, il guettait les autos rapides qui passaient à sa portée. Plusieurs fois, il lança son grappin sans succès. Enfin, il parvint à l’accrocher au parechoc arrière d’une voiture aérodynamique du dernier modèle, « Comme ca, c’est gagné ! » s’écria-t-il joyeusement. Et il monta lestement à côté de son maitre et prit le macaron en main. Il lui suffisait, en effet, de celle qui la remorquait à son insu. Travail facile qui exigeait si peu d’attention de Charlot que cet occasionnel chauffeur d’une auto hors d’usage avait encore le loisir de lire, dans l’As le récit de ses propres aventures.

Cette promenade dans la guimbarde modèle 1895 fut la première et la dernière. Remorquée par une puissante aérodynamique, cette ruine perdit successivement une roue, puis l’autre, la boîte de vitesse, le capot. Quand elle ne fut plus qu’un tas de pièces détachées, Charlot et son patron l’abandonnèrent sur à route et chacun s’en fut de son côté. Nous retrouvons Charlot au volant d’une voiture-bébé à usage de taxi-monoplace. Depuis deux heures qu’il était en possession de ce joujou, pas un client ne s’était présenté. Tout à coup, il entendit héler : « Hep ! chauffeur, vous êtes libre ? » Cette question lui était posée par une personne si volumineuse que Charlot hésitait à ré- pondre par l’affirmative. La nécessité de ne pas manquer cette première course lui fit accepter cette cliente encombrante. Par exemple, bien qu’il l’y aidât de la voix et du geste, ce ne fut pas chose commode que de lui faire prendre place dans la voiture. « Y a pas moyen ! disait la dame, — Quel métier ! ronchonnait Charlot. — Tu feras deux voyages ! » conseillait ironiquement un soldat farceur.

Enfin, la cliente réussit à se caser. Mais quand Charlot voulut prendre place à côté d’elle sur le siège, il se rendit compte de la difficulté de l’entreprise. « Décidément, ça ne pourra pas aller ! Il vaudrait mieux que vous descendiez… proposa Charlot. — Pourquoi ? répondit la grosse dame, Moi, je suis très bien… vous n’avez qu’à vous faire tout petit. » Charlot parvint enfin à se caser, lui aussi, et mit en marche. S’il souffrait, la petite voiture souffrait plus encore que lui. Penchant fortement du côté de la cliente, elle ne marchait que sur deux roues. Inquiet sur le sort de ses essieux, Charlot demanda encore à la dame : « Vraiment, vous vous trouvez si bien que cela dans ma voiture ? Vous ne préféreriez pas un camion de transports sur route, dans les 12 ou 15 tonnes ? — Non, mon garçon ! Inutile d’insister ! Vous m’avez chargée, vous me conduirez ! — Ça va ! » fit Charlot pour couper court, Mais il arrêta sa voiture devant un Institut de beauté qui affichait sa prétention d’amaigrir en deux heures les personnes trop grasses, Charlot descendit de son siège et dit : « Madame, nous sommes arrivés.

— Hein ! Ce n’est pas ici que je vous ai dit d’aller ! — Je le sais. Mais, je ne saurais trop vous conseiller d’essayer cette cure d’amaigrissement. Deux petites heures, c’est vite passé ! Après, quand vous ne pèserez plus que la moitié de votre poids actuel, ça gazera et nous rattraperons le temps perdu ! » Au cours de ce discours, la cliente était passée par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Quand Charlot se tut, elle était cramoisie de colère. « En voilà un insolent ! s’écria-t-elle. C’est jaloux parce que c’est plus sec qu’un hareng saur ! — Un hareng saur vaut bien un pachyderme ! » riposta Charlot. Il voulut obliger la grosse dame à descendre de la voiture : ce fut lui qui dut quitter la place. Jeté sur la chaussée, il vit sa voiture-bébé démarrer. « Le pachyderme a son permis de conduire », fui cria ironiquement la cliente. Charlot courut après en clamant : « Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! » Tout à coup, il s’arrêta, sourit et dit : « Qu’elle aille au diable ! À présent, s’il y a des ennuis à voir avec le propriétaire de ce taxi que j’avais trouvé en station au coin d’une, ce sera elle qui les aura ! »

Tout en déambulant sur la grand’route, Charlot murmurait avec humeur : « C’est vraiment malheureux d’être obligé d’aller à pied quand on a en poche son permis de conduire ! Il est vrai qu’un permis de conduire pour qui n’a pas de voiture. » Cette pièce officielle allait cependant lui permettre de rendre service à un chauffeur malade et à lui faire vivre, à lui Charlot, une aventure que peu d’automobilistes ont vécue, Une camionnette semblait abandonnée, en pleine campagne. Son conducteur n’était pourtant pas loin. Assis sur le talus de la route, il avait l’air de souffrir. « Ça ne va pas ? lui demanda Charlot, — Non, répondit l’homme. La trépidation du moteur me donne des palpitations. Impossible de conduire ! Et il faudrait que d’ici une heure ma bagnole et son contenu soient arrivés à la ville et installés sur la place du Marché ! — Ne t’en fais pas ! fit Charlot. J’ai mon permis. Reste assis là. Quand j’aurai livré à ta place, je reviendrai te chercher dans une voiture d’ambulance ! »

Et il s’installa au volant. Quoi qu’en disent les gens qui voient le mal partout, de rendre service à son prochain cela comporte généralement sa récompense. C’était ce que se disait Charlot en constatant qu’il arriverait à la ville beaucoup plus rapidement et sans fatigue. Mais, bientôt, il fut saisi d’une inquiétude vague. Par un trou pratiqué dans la cloison lui arrivaient des relents d’une odeur désagréable qui n’était mi celle de l’essence ni celle de l’huile. Il en sortait aussi de petits bruits inquiétants. « Hum. ronchonna Charlot, on dirait que la cargaison que je transporte est vivante ?… Quelque animal de ferme, sans doute : bœuf, vache, veau, mouton ou cochon ? Je veux en avoir de cœur net ! » Il arrêta sa voiture, ouvrit le panneau arrière et se trouva nez à nez avec un superbe lion adulte à la crinière opulente. Charlot n’en demanda pas davantage, « Excusez-moi si je vous quitte, dit-il au fauve, mais j’ai des haricots sur le feu et j’ai peur qu’ils brûlent ! »

Et il prit ses jambes à son cou. Le lion semblait plus étonné que lui, devant cet homme qui n’était pas le chauffeur habituel de la ménagerie à laquelle il appartenait. Il le laissa d’abord partir sans le poursuivre, Mais c’était une vieille bête fatiguée qui n’aimait pas non plus d’aller à pied. En constatant que ce second chauffeur abandonnait son poste sans avoir, comme le premier, l’excuse de la maladie, il lui courut après pour le rappeler à son devoir. Charlot buta dans une grosse pierre et s’étala de tout son long sur la route. Alors, il se passa ceci qui pourrait sembler invraisemblable, s’il ne s’agissait de notre héros : le lion prit délicatement, mais fermement le bras de Charlot dans sa gueule édentée, transporta ainsi le conducteur défaillant jusqu’à la voiture, l’installa au volant et s’installa lui-même à côté de lui sur la banquette, après avoir refermé fort adroitement le panneau arrière de la camionnette. Une heure plus tard, cet étrange équipage faisait en ville une entrée très remarquée.

En remettant le fauve au propriétaire de la ménagerie, Charlot lui dit : « Votre chauffeur est resté en route. Il est malade. Pourtant, ne comptez pas sur moi pour le remplacer ! Votre lion édenté n’est pas bien dangereux ; mais, s’il vous prenait un jour la fantaisie de lui faire poser un dentier ! » Du reste, si Charlot s’était rendu dans cette grande ville, c’était pour y prendre possession d’un emploi de livreur à la Crémerie Centrale, Cette maison de dixième ordre, malgré son titre ronflant, ne possédait pas encore de camionnette. Un simple triporteur assurait le service de livraison. Il est vrai qu’il était mû par une motocyclette. Pour ses débuts, Charlot eut à faire une livraison importante. La crémière lui commanda : « Vous porterez ces soixante douzaines d’œufs au château de Veaumorné ! Le comte et la comtesse marient leur demoiselle. Ces œufs, c’est pour le repas de noces. Surtout, ne les cassez pas ! — Soyez tranquille, patronne, on connaît le métier ! » assura Charlot.

Et il partit, pleins gaz, cigarette au bec et rêves en tête. « À quoi rêvait-il ? demandera-t-on. — Au triporteur-taxi, » répondrons-nous. « Rien de plus simple, rêvassait Charlot. Le triporteur commercial se mue en triporteur de plaisance, Puisqu’il transporte des marchandises, il peut également transporter des clients, La crémière me paie pour le transport des beurres, œufs et fromages, les clients me paient pour les véhiculer, je touche des deux mains et c’est la fortune. » Le bruit d’une discussion attira son attention. Un vieux couple endimanché venait de héler un taxi : « Combien nous prendriez-nous pour nous conduire au château de Veaumorné ? demandait le vieux monsieur. — Cinquante francs, répondait le chauffeur. — C’est trop cher ! — Vieux pingre ! » L’affaire ne s’étant pas conclue, Charlot vit là l’occasion de réaliser son rêve. « J’y vais justement au château de Veaumorné, dit-il au couple endimanché. Je puis vous y transporter. — Combien ? — Vingt francs ! — Adjugé ! fit le mari. — Vous nous sauvez la vie ! » s’écria la grosse dame.

Cependant, à l’aspect du singulier équipage qui devrait les conduire à la somptueuse demeure du comte et de la comtesse de Veaumorné, les voyageurs au rabais se montrèrent un peu inquiets. « Comment nous installerez-vous ? demanda le mari, — Rien de plus facile, répondit Charlot que rien n’embarrassait jamais. Vous, monsieur, rien qu’à votre allure sportive, on voit que vous ferez très bien sur le porte-bagage, Il y a une poignée pour vous tenir. Aucun danger de vous semer en route, comme les cailloux du Petit Poucet. Quant à vous, madame, je ne saurais installer votre grâce vraiment grasse ailleurs que dans le coffre du triporteur. Vous y serez très bien et moelleusement, bien que le carrossier ait négligé le capitonnage. Mais, dépêchons-nous : il y a loin d’ici au château. » Prenant résolument la grosse dame dans ses bras, Charlot la hissa tant bien que mal et la laissa retomber de tout son poids sur sur les soixante douzaines d’œufs destinés à la confection du repas de noces et dont il avait totalement oublié l’existence. Quelle omelette !

Les soixante douzaines d’œufs n’étant plus qu’une vaste omelette dans le fond du coffre, leur livraison au château de Veaumorné n’avait plus aucune raison d’être. Charlot abandonna donc sur place le triporteur, le vieux monsieur juché sur le porte-bagage et la grosse dame installée parmi les débris des 720 coquilles. Du même coup, il abandonna également sa situation de livreur à la Crémerie Centrale. Et le voilà parti à la recherche d’une nouvelle situation. Il n’allait pas tarder à la trouver. En effet, un industriel le pria poliment d’entrer dans son atelier pour lui faire voir l’auto de course qu’il venait de construire. « C’est un super-bolide lui annonça-t-il. Il est parfaitement au point, et je Cherche un coureur capable de lui faire faire les 200 kilomètres de moyenne horaire. Êtes-vous ce coureur ? — Je le suis ! » répondit Charlot qui se croyait un as du volant. Les essais devaient avoir lieu sur la plage de Troutrou-les-Sables.

Dès le lendemain, le constructeur et Charlot pilotant le super-bolide se trouvaient à pied d’œuvre. « Y êtes-vous ? demanda l’industriel, chronomètre en main. — Pas avant d’avoir accompli cette petite formalité, » répondit Charlot, en lui tendant un pli orné de cinq cachets de cire noire, sur lequel était écrit : « Ceci est mon testament. » Sage précaution, car on n’ignore pas combien sont dangereux ces engins ultra-rapides, Si dangereux même que les baigneurs qui, ce jour-là, prenaient leurs ébats sur la plage de Troutrou-les-Sables n’auraient pas mal fait de courir chez le notaire mettre leurs affaires en ordre. Car l’arrivée, en ce lieu paisible, du super-bolide piloté par un chauffeur aussi peu expérimenté que Charlot promettait de faire de nombreuses victimes parmi les baigneurs. Il n’en fut heureusement rien. Servi par un hasard heureux, l’auto de course ne renversa personne. Elle semblait une grosse bête capricieuse mais consciente de ce qu’elle faisait.

Pourtant, on peut dire que les amateurs de bains de soleil eurent Vraiment chaud, quand le bolide, dont les roues avaient cessé de reposer à terre par l’effet de la vitesse, les survola. Ils s’empressèrent de chercher dans les flots un abri contre le danger. Un après l’autre, ils plongèrent. Il était temps. Charlot, grisé par la folie de la vitesse, ne semblait plus maître de sa direction. Il tournait en rond sur le sable de la plage, à la façon des chevaux de bois. Sa voiture zigzaguait comme si, au lieu d’essence, elle eût consommé du vieux cognac. Enfin, pour couronner cet exploit sportif fort intéressant pour un spectateur éloigné, Charlot lança son auto-bolide sur le plongeoir. Arrivée au sommet, dans l’impossibilité de mettre en marche arrière, le conducteur n’essaya pas de réagir et s’abandonna a son sort. Il se retrouva dans l’eau, parmi les baigneurs effarés. « Cela n’arrive qu’à moi ! » gémit-il. Mais son naturel insouciant reprit vite le dessus et il s’écria : « Un bon bain, rien de tel pour vous remettre d’aplomb, après un violent effort physique et cérébral ! »

La chute de l’auto de course dans les flots n’avait pas fait de dégâts, Aucun accident à déplorer. Charlot était indemne et les baigneurs en avaient été quittes pour la peur. Par exemple, sitôt le juste moment d’émotion passé, ces derniers s’en prirent à l’intrus qui était venu, avec son engin de mort, gâcher leur plaisir et semer la terreur sur la paisible place de Troutrou-les-Sables. C’était à qui l’empoignerait soit par un bras, soit par une jambe, pour le renvoyer à son voisin, à la façon d’un ballon. Bientôt, ce qui avait débuté comme une démonstration punitive dégénéra en jeu. Les quolibets firent place aux invectives et l’hilarité serait devenue générale si celui qui en faisait les frais ne l’avait trouvée mauvaise et ne s’était abstenu de rire. À un moment donné, Charlot fut envoyé si loin qu’il retomba sur la tête de son patron. Sous la violence du choc, le constructeur du super-bolide qui se trouvait sur un Sable mouvant fut enfoncé en terre comme un piquet de tente.

Sans plus s’occuper de l’industriel enlisé, Charlot quitta la plage en proférant cette menace : « Je reviendrai ! — En attendant, bon voyage ! » lui cria-t-on. Charlot se dirigea vers le pays voisin qui s’appelait Bigorneau-sur-Mer. C’était une plage encore plus fréquentée que Troutrou-les-Sables. Il y avait un casino superbe et on y louait des canots automobiles, à l’heure, à la journée, à la semaine, à la quinzaine, au mois et à la saison. Charlot loua un de ces racers pour une heure. C’était tout ce que ses moyens lui permettaient de faire. « Une heure, se dit-il, c’est plus que suffisant pour ce que je veux entreprendre ! En allant pleins gaz, il faut dix minutes pour être à Troutrou-les-Sables. Autant pour en revenir, cela me donne 40 minutes pour évoluer dans les eaux de cette plage ! » Il en fut ainsi fait. Au beau milieu de l’après-midi, à l’heure du bain, le racer de Charlot vint semer la panique parmi les baigneurs, poursuivant l’un, puis l’autre, n’en épargnant aucun. Les plaintes ne tardèrent pas à affluer à la gendarmerie. Celle de Mme Beauminois, la notairesse, fut particulièrement accablante pour Charlot :

« Cet homme est un bolide humain ! Je n’hésite pas à le qualifier d’ennemi public no 1 ! Il doit avoir un tas de crimes sur la conscience, et l’on m’apprendrait qu’il est anthropophage que je n’en serais pas autrement étonnée ! Qu’attendez-vous pour l’arrêter ? — De le trouver ! » répondit le brigadier… sans enthousiasme. Le lendemain, le doyen des baigneurs de la plage rencontrant les gendarmes leur dit : « Dépêchez-vous, messieurs, si vous voulez appréhender le délinquant. Le bolide humain est revenu par ici. — Vous l’avez vu ? — Comme je vous vois ! — Où ? — Sur la route de Bigorneau ! Monté sur une machine d’une puissance inouïe, il s’apprête certainement à faire de la vitesse meurtrière. — Nous y allons ! » dirent en chœur les gendarmes. Sur la route, ils trouvèrent Charlot qui, dégoûté de la vitesse, pilotait à deux à l’heure un rouleau compresseur pour le compte d’un entrepreneur de travaux publics. « C’est un bolide du genre escargot ! dit le brigadier en s’esclaffant. — Brigadier, vous avez raison ! approuva le gendarme.

Chez le coiffeur, Charlot attendait son tour qui tardait à venir, en lisant les journaux. Il avait pour voisin de chaise un client à la chevelure si fournie qu’elle ressemblait à la crinière d’un lion adulte. Cet homme, en attendant que le coiffeur voulût bien élaguer un peu son opulente tignasse, s’était assoupi sur le livre qu’il lisait. Et, pour dormir plus à l’aise, il avait pris l’épaule de Charlot comme oreiller. Charlot le laissait faire, mais il n’était pas sans inquiétude : car, tout en dormant, ce voisin sans gêne se grattait furieusement la tête. Charlot finit par le réveiller pour lui demander : « Qu’avez-vous à vous gratter comme ça ? — Ce sont les poux ! » répondit l’interpellé. Aussitôt, Charlot fit un bond en arrière qui le transporta quatre mètres plus loin. « Si vous avez des poux, passez au large ! rugit-il. Je n’ai pas envie d’en attraper ! À votre âge, vous devriez avoir honte ! Et puis, tenez… je vais vous débarrasser de vos insectes en un tournemain ! »

Charlot empoigna le personnage. Encore à demi endormi, celui-ci n’opposa qu’une dérisoire résistance. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, il était déposé dans un fauteuil, enveloppé du peignoir spécial aux coupées de cheveux et tondu comme il ne l’avait plus été depuis le temps lointain où il était jeune soldat. « Que dites-vous de cela ? demanda Charlot en tendant la glace. — Hum ! un peu courts ! » continua le tondu. Mais il ajouta aussitôt : « Et puis, c’est très bien ainsi : j’aurai les idées plus nettes ! » Il paya la coupe au patron mécontent, comme si c’était lui qui l’eût faite, et, prenant Charlot sous son bras, il l’emmena d’autorité. Chemin faisant, il lui dit : « Vous me plaisez, jeune homme, par votre esprit de décision. J’ai besoin d’un garçon dans votre genre pour expérimenter les poux que je fabrique moi-même et qui ne sont pas du tout ce que vous pensez. Les miens ont des ailes c’est vous dire qu’ils volent, ou plutôt qu’ils voleront. Mais… voici leur cage ! Nous arrivons. Donnez-vous la peine d’entrer. »

La porte ouverte, Charlot se trouva dans un hangar donnant sur un vaste terrain vague. Dans ce hangar, deux avions minuscules semblaient attendre l’ordre de s’envoler. Le tondu les présenta à Charlot. « Voilà, dit-il, mon Pou Volant. Je l’ai conçu pour concurrencer le petit avion de tourisme qu’un ingénieur a lancé sur la place sous le nom de Pou du Ciel. Sur le papier, il est parfait. Mais, dame ! les essais ménagent parfois des surprises !… Aussi, ai-je compté sur vous pour ces essais. Veuillez prendre place dans la carlingue… — Mais, riposta Charlot, je ne suis pas aviateur ! Pourquoi ne l’essayez-vous pas vous-même ? — Parce que, mon petit ami, je n’ai pas envie de me casser la figure… — Moi non plus ! Au revoir ! Veuillez m’indiquer la sortie. » Charlot faisait déjà demi-tour. À ce moment, sortit de la carlingue du Pou Volant, comme un diable sort d’une boite, un grand diable de nègre, fort comme un Turc. « Toi, obéir ! » commanda-t-il à Charlot, en l’installant de force au poste de pilotage.

Installé bien malgré lui au poste de pilotage, du Pou Volant, Charlot n’en menait pas large. « Je ne suis pas pilote ! larmoyait-il. Je ne sais pas du tout comment on fait marcher ces machins-là ! — Bah ! C’est en forgeant qu’on devient forgeron ! » répondit l’inventeur du petit avion de tourisme. En même temps, il faisait signe au nègre herculéen qui lui servait de second de mettre l’hélice en marche. « Adieu ! clama Charlot, d’une voix si forte que le vrombissement du moteur ne parvenait pas à la couvrir. Adieu, homme sans cœur ! Si je suis, par ta faute, victime d’un accident, que ma mort retombe sur ta tête. sur ta tête à poux… À poux volants ! » L’avion n’attendait que la fin de ce discours pour se mettre en marche ; le nègre ayant enlevé les cales. Le Pou Volant commença de rouler sur le sol uni de la grande cour qui continuait le hangar. L’ingénieur et son aide de couleur, figés sur place par l’anxiété, se demandaient ce qu’il allait faire. Tout à coup, l’ingénieur se mit à crier :

« Succès ! Succès ! Il a décollé ! » C’était vrai. Se rendant compte que son rôle n’était pas de ramper sur le sol comme une vulgaire automobile, le vaillant Pou Volant avait bondi et, dédaignant l’appui terrestre, il se mouvait dans l’espace. À vrai dire, c’était du rase-motte qu’il taisait, car il n’arrivait pas à s’élever plus haut que dix centimètres. Nul doute qu’en des mains plus expertes il ne se fût comporté plus brillamment, Mais piloté par Charlot, novice en cet art, il ne pouvait faire mieux. Il n’y aurait eu que demi-mal si la cour n’avait pas été entourée d’un haut mur. Charlot, étant incapable de manœuvrer les différentes commandes, envoya son avion contre ce mur. Ce fut la fin de la brève carrière du Pou Volant. Il se brisa comme verre. Le train d’atterrissage s’en alla rouler d’un côté, le plan de dérive s’envola, les ailes également. Voyant cela, Charlot ne voulut pas être en reste. Puissamment aidé, du reste, par la vitesse acquise, il fut projeté hors de la carlingue, franchit le mur, fila dans les airs à cinquante à l’heure et ne s’arrêta que lorsqu’il trouva un banc pour s’asseoir.

À vrai dire, ce banc si bizarrement perché à 25 mètres de hauteur n’était pas un banc. C’était le plan supérieur du Pou Volant qui s’était posé sur le sommet du toit d’un édifice. Sous le poids de Charlot, ce plan fait de toile tendue sur des lattes de bois se replia en deux. Le pilote malchanceux évita ce peu l’empalement, Il se tint comme il put sur cet incommode perchoir, juste le temps de se fabriquer un parachute avec son mouchoir et de la ficelle. Parachute dérisoire qui ne lui fut, dans la chute volontaire qui suivit, que d’un secours moral, en lui donnant l’illusion qu’il était soutenu. Donc, Charlot s’était bravement lancé dans le vide, cherchant de l’œil un endroit propice à l’atterrissage. La Providence vint à son aide et le fit choir le plus doucement possible dans la carlingue d’un avion d’une école de pilotage. « Un élève qui nous tombe du ciel ! » s’écrièrent en chœur les deux moniteurs de cette école. Ce fut ainsi que Charlot débuta dans l’aviation.

Charlot était arrivé à l’École de Pilotage par la voie des airs. Il fut reçu, à sa descente du ciel, par le monteur chef pilote et son mécanicien. À eux deux, ils formaient tout le personnel de cette école débutante. « Vous voulez sans doute apprendre à piloter ? interrogea le moniteur. — C’est mon plus cher désir ! répondit Charlot. — Parfait ! vous serez notre premier élève. À titre de propagande, l’enseignement sera gratuit pour vous. Mais, au fait… avez-vous de bons réflexes ? — Heu… c’est-à-dire… je n’en ai pas sur moi, mais si ce n’est pas trop cher je puis aller en acheter ! » Les deux aviateurs se mirent à rire de cette naïveté. Quand ils eurent expliqué à Charlot que les réflexes sont des réactions nerveuses inconscientes qui résultent d’oppressions extérieures, ils le conduisirent dans la chambre des épreuves afin de lui faire passer l’examen physique. « Avant de vous confier un avion, il est indispensable que nous sachions comment vous vous comporterez en cours de vol ! » dit sentencieusement le pilote en essayant son élève éventuel dans un fauteuil.

Ce fauteuil était basculant. Charlot s’en aperçut quand il se trouva soudain les pieds en l’air et la tête en bas. Le moniteur s’empressa de lui expliquer : « Ceci, c’est un avant-goût des acrobaties que vous se appelé à exécuter en plein ciel. Figurez-vous que vous êtes, non dans un fauteuil, mais dans une carlingue. Comment trouvez-vous le paysage que vous avez sous vos yeux ? Et, dites-moi. que ressentez-vous ? — L’envie impérieuse de changer de position. — Qu’à cela ne tienne ! » fit le chef pilote en faisant un signé au mécanicien qui se mit à tourner la manivelle du fauteuil basculant à une vitesse folle. Certes, Charlot ne risquait rien, car il était attaché à son siège par une forte ceinture de cuir. Mais il en eut vite assez d’être ainsi secoué comme de la laitue dans un panier à salade. « Somme toute, vous avez bien supporté cette épreuve, lui dit le moniteur, veuillez prendre la peine de passer dans la pièce à côté. »

Charlot obéit et il se trouva aussitôt environné de flammes de Bengale, de fusées, de marrons à feu, et abasourdi par une pétarade effroyable qui tenait à la fois du tir de barrage et de l’explosion dé plusieurs volcans entrés en même temps en éruption. Charlot se mit à hurler pour essayer de couvrir le vacarme : « Et l’édit contre le bruit, qu’est-ce que vous en faites ? » À peine était-il remis de cette émotion qu’il se trouva transporté par les soins du mécano dans une cloche de verre. Il protesta aussitôt : « Je ne suis pas un livarot pour qu’on me mette sous cloche ! Ni un camembert… ni du gorgonzola… » Tout à coup, Charlot sentit qu’il n’avait plus de souffle. L’air lui manquait. Le personnel de l’École de Pilotage s’occupait à faire le vide dans la cloche. « Nous voulons savoir si vous supporterez bien les hautes altitudes, lui expliqua le moniteur. En haute altitude, l’air se raréfie… c’est l’asphyxie… » Charlot s’imagina qu’il se trouvait dans la stratosphère : il fit un formidable effort pour échapper à l’asphyxie annoncée et réussit à briser sa prison de verre et à endommager quelque peu ses examinateurs.

“ L’examen physique a parfaitement réussi ! dit le chef pilote à Charlot. Au cours des différentes épreuves, j’ai remarqué que vous aviez de bons réflexes, Vous en avez même à revendre, car vous pouviez briser la cloche de verre sans m’écraser le nez d’un coup de poing… Passons ! Vous allez faire votre premier vol, sous ma direction, en double commande. Voici l’avion-amiral, si j’ose dire, de notre École de Pilotage. C’est celui que je pilote généralement pour deux raisons : d’abord, parce qu’il est parfait, et ensuite parce que nous n’en avons pas d’autres ! » Charlot, muni d’un parachute, fut hissé dans le deuxième baquet de la carlingue du Pigeon — ainsi s’appelait l’avion — derrière son moniteur qui occupait l’autre baquet, Et la randonnée aérienne commença, Charlot s’en désintéressa aussitôt. “ J’ai passé l’âge d’aller à l’école ! répondait-il au pilote qui lui disait ce qu’il devait faire. Puis il bâilla.

Enfin, il sortit de sa poche un numéro de l’As et se mit à le lire, sans plus s’occuper de ce que lui disait son professeur, « Ça, c’est rigolo ! » s’écriait-il, à la lecture d’histoires en images pleines de verve comique. À la fin, le moniteur, vexé de voir le peu de cas que l’on faisait de sa science, prit une résolution insensée, dictée par la colère. Il sortit de son baquet et se précipita dans le vide, en proférant à l’intention de Charlot : « Tant pis pour lui ! Qu’il se débrouille comme il pourra ! » Charlot essaya bien d’empêcher cette évasion, mais il n’y réussit pas. Penché sur le vide, il put voir l’aviateur descendre en parachute et atterrir normalement dans un champ de pissenlits. « Il m’abandonne ! gémit-il, Que vais-je devenir ? À vrai dire, je pourrais descendre en parachute, moi aussi. Cet ustensile se balance dans mon dos et me gêne même passablement, entre parenthèses ! Mais je n’en ai pas le droit. Puisque, par ma faute, l’avion n’a plus de pilote, je dois le ramener à son hangar, Par exemple, comment m’y prendre ? Ça, c’est une autre histoire ! J’avoue que je n’y connais rien.

Du diable si je reconnaîtrais le baromètre du manche à balai ! C’est bien mal fichu, ces machines volantes ! Ça devrait être comme la T. S. F., un simple bouton à tourner… Et puis, décidément, j’aime mieux ne pas toucher a des instruments dont j’ignore l’emploi ! » Alors, Charlot alla s’installer sur le plan Supérieur de l’avion, il mit son mouchoir au bout de sa canne en guise d’S. O. S. et attendit qu’on vienne le dépanner. Naturellement, il aurait pu attendre longtemps. Il n’en eut pus le loisir. L’avion n’étant plus dirigé piqua du nez vers le sol. Il ne tarda pas à l’atteindre. L’atterrissage fut plutôt brusque. Et Charlot vint tomber dans les bras du mécano de l’École de Pilotage. Car l’avion ne s’appelait pas pour rien Le Pigeon. À l’instar des pigeons voyageurs, ses frères du libre espace, il revenait à son pigeonnier, c’est-à-dire à son point de départ.

Charlot ne pouvait rester sur cet échec. Du reste, l’École de Pilotage avait obtenu aussitôt, d’un généreux mécène, le don gracieux d’un nouvel appareil, destiné à remplacer celui qui avait été cassé, du fait d’un atterrissage un peu brusque. Charlot reprit donc ses leçons. Bientôt, l’acrobatie en plein ciel n’eut pas plus de secrets pour lui l’acrobatie terrestre. Et le brevet de pilote d’avion lui fut remis au cours d’une cérémonie intime mais non sans grandeur. Il le reçut des mains de son moniteur. Aussitôt qu’il eut cette pièce officielle en sa possession, Charlot s’empressa d’aller trouver l’inventeur du Pou-Volant, afin de se mettre à sa disposition. « Le Pou-Volant n’est plus ! lui dit le savant. Je le remplace par un appareil minuscule que j’appelle le Crapaud-Volant. Spécialement étudié pour voler en rase-motte, il passe partout, saute les obstacles, est sobre d’essence comme en dromadaire l’est d’eau. Bref, il possède toutes sortes de qualités dont vous vous rendrez compte par vous-même, puisque je me fie à vous pour le mener à la victoire ! »

Charlot ne pouvait qu’accepter cette proposition flatteuse, susceptible de le conduire à la gloire, ainsi qu’à la fortune. Sa mission consistait à aller le plus loin possible avec l’essence emportée au départ. Il lui était absolument interdit d’acheter du carburant eu cours de route. Donc, par une belle matinée d’été Charlot s’installa dans la carlingue du Crapaud-Volant. Au coup de pistolet de l’inventeur, il manœuvra les commandes. Et le petit avion docile quitta la terre aussitôt et survola la ville, puis la campagne. Le moteur montra bien vite des signes de défaillance « C’était à prévoir ! grogna Charlot. Avec vingt-cinq litres d’essence dans le réservoir et dix gouttes dans mon briquet de poche, on ne saurait aller loin ! Joli record, ma foi ! » Tout à coup le Crapaud-Volant s’immobilisa sur le dos d’une vache qui broutait l’herbe d’un pré.

Dérangé dans ses fonctions masticatoires, le bovidé se mit à ruer comme un pur sang, pour se débarrasser de l’intrus. Ce simple geste eut pour effet de remettre l’hélice en marche. « Merci, pour le coup de main ! » dit Charlot, bien qu’il s’agit plutôt d’un coup de pied. Ce n’était que reculer pour mieux sauter. Bientôt, l’avion s’installait sur le toit d’un gros camion et refusait nettement de poursuivre sa route par ses propres moyens. Le conducteur du camion ne s’était aperçu de rien et continuait son chemin à 60 à l’heure. « Ça c’est une chance ! se dit Charlot. Il va justement dans la même direction que moi ! » Et il ajouta, en voyant que le camion était plein de bidons d’essence : « Et ça, c’en est une autre ! Car, s’il m’est défendu d’acheter du carburant en cours de route, rien ne s’oppose à ce que je m’en procure par ruse ! » Charlot remplit son réservoir, par ce moyen déloyal, certes, mais tout à l’honneur de son initiative. Quelques minutes plus tard, le Crapaud-Volant reprenait sa course aérienne. « Que d’eau ! Que d’eau ! » s’écria tout à coup Charlot en voyant qu’il survolait la mer et se dirigeait vers le large.

Charlot n’aurait pas dû s’étonner de se trouver au-dessus des flots marins, puisque la traversée de cette partie de mer se trouvait dans l’itinéraire qui lui était tracé. Mais, en voyant que le Crapaud-Volant montrait de nouveau des signes de défaillance il ne se sentait pas rassuré sur le succès final de son voyage. « Sûr que je vais prendre un bain ! grognait-il. J’aurais dû emporter mon maillot ! Cet inventeur m’a trompé ! Son avion, qu’il m’annonçait plus sobre que le chameau du désert, consomme déplorablement, c’est l’avion-ivrogne ! » Brusquement, il cessa dé ronchonner, vivement intéressé par le manège de deux gros avions qui s’apprétaient à faire des essais de ravitaillement en plein vol. « Tiens, tiens… Voilà mon affaire ! se dit le pilote du Crapaud-Volant. S’il m’est défendu d’acheter de l’essence en cours de route — où l’achèterais-je ici, du reste ? — il n’a jamais été question de m’interdire le ravitaillement, par des moyens détournés. Et, ma foi, si je parviens à saisir le tuyau que lance cet aviateur à son confrère, je pourrai remplir mon réservoir sans bourse délier, conformément au désir de mon patron… » La manœuvre projetée par Charlot réussit parfaitement, du moins dans sa première partie. Attraper au vol le tuyau de caoutchouc fut pour lui jeu d’enfant. Par exemple, il ne fallait pas qu’il compte remplir son réservoir, Le pilote ravitailleur n’allait tout de même pas envoyer de l’essence à ce resquilleur !

« Ça m’est égal ! lui cria Charlot, comme tu vas dans la même direction que moi, je me ferai véhiculer par toi ! » Un coup de couteau trancha le différend, en même temps que le tuyau de caoutchouc. Et le Crapaud-Volant dut continuer sa route, par ses propres moyens. Ainsi livré à lui-même, le petit avion piqua du nez et rasa les flots, tout en brûlant ses dernières gouttes d’essence. « Cette fois, c’est la fin ! gémit l’infortuné pilote. Pas un bateau, pas la moindre terre en vue !… Perdu dans l’immense solitude, entre le ciel et l’eau, les flots vont m’engloutir ! Pincé par les crabes farceurs, je serai finalement dévoré par les requins ! C’est gai ! » Tout à coup, Charlot sentit que l’avion se soulevait brusquement, sous l’effort d’un palmier qui émergeait de l’eau et grandissait… grandissait.… « Un miracle ! » s’écria le pauvre garçon. C’était un miracle en effet, qu’un palmier naissant et croissant ainsi en pleine mer. Miracle, incomplet encore puisque, presque aussitôt, ce fut une île qui se trouva là, sortie miraculeusement des flots. Charlot n’en croyait pas ses yeux, il allait entonner un cantique d’actions de grâces. Mais il s’arrêta, en constatant qu’il avait seulement changé de trépas. « Car, gémit-il, il y a beaucoup de chances pour que cette île soit déserte !… »

Charlot a beau être philosophe, il prenait difficilement son parti de l’aventure extraordinaire qu’il vivait. « J’ai le cafard ! » déclarait-il à qui voulait l’entendre. Malheureusement pour lui, comme il n’était pas devant le micro et qu’il se trouvait à cent kilomètres de toute côte, personne ne l’entendit. « Ça m’est égal ! fit-il. Je vais toujours prendre mes dispositions pour m’installer le plus confortablement possible. Voyons… Ma chambre à coucher sera, naturellement, la carlingue du Crapaud-Volant. Pour le reste, j’ai à ma disposition tout cet îlot sorti des flots. Il m’appartient. Je le baptiserai : Île Charlot. Le palmier me donnera ses dattes, ce figuier de Barbarie ses fruits. Ici, je planterai des pommes de terre, je sèmerai du blé ; ailleurs. » Il s’arrêta brusquement d’édifier ces projets d’avenir en apercevant un filet de fumée qui s’échappait du sommet du palmier. Et, presque en même temps, un énergique : « Haut les mains ! » le fit sursauter.

Charlot s’étant retourné, se trouva nez à nez avec un personnage sorti du sous-sol de l’île qu’il croyait déserte, Cet énergumène portait une casquette et une vareuse de marin copieusement galonnées. « Que fais-tu chez moi ? rugit-il. — Ben… vous le voyez… je me promène ! balbutia Charlot, plu- tôt désemparé, — Ah ! tu te promènes ? Ne sais-tu pas que cette île m’appartient ? — Première nouvelle ! — Personne ne peut m’en contester la propriété puisque je puis, à volonté, la faire sortir des flots ou l’y précipiter, et la transporter d’un hémisphère à l’autre. Simple question d’essence, d’ailleurs ! »… « Ah ! ah ! pensa Charlot aussitôt, cette question d’essence m’intéresse également ! » Car il avait enfin vu où il se trouvait. En zinc, le palmier et le figuier de Barbarie ! En acier, le sol de cette île, ou plutôt de ce sous-marin ! Un sous-marin avait émergé des flots juste pour le secourir. Hasard heureux ? Peut-être ! Au coup de sifflet du marin galonné, trois matelots sortirent de la coque et bondirent sur Charlot que leur désignait le maître du bord :

« Emparez-vous de cet homme et jetez-le à fond de cale ! ordonna celui-ci. Il pourra ainsi méditer à loisir sur le sort qui attend les mortels assez audacieux pour venir troubler la solitude d’un homme aigri qui a renoncé à la société des humains. — Cause toujours ! murmura joyeusement Charlot en arrivant à fond de cale, un peu brutalement. Il constatait qu’une pompe à essence se trouvait là, munie d’un très long tuyau de caoutchouc. « Veine ! s’écria-t-il, je tombe sur ce que je cherche ! » L’arrivée des trois matelots lui conseilla la prudence. Voyant qu’il avait affaire à des brutes, il leur demanda d’abord s’ils venaient pour le garder. Sur leur réponse affirmative, il leur proposa ceci : « Il y a dans la carlingue de mon avion une bouteille de vieux rhum. Quand votre patron fera la sieste, allez la chercher, nous la boirons ensemble.

Les trois matelots de l’île sous-marine étaient en effet de sombres brutes. C’était à cette absence totale de civilisation qui se remarquait en eux qu’ils devaient d’avoir été embauchés par une espèce d’original fuyant la société des hommes, En qualité de brutes, ils adoraient l’alcool et les lourdes joies qu’il procure. Aussi ne se firent-ils pas prier pour aller Chercher la bouteille de vieux rhum dans la carlingue de l’avion, Pensez donc ! « Nous la boirons ensemble ! » avait promis leur prisonnier. Mais ce que Charlot ne leur avait pas dit, c’est qu’il mélangerait au rhum une dose massive d’un somnifère qu’il avait dans sa poche, En trois lampées — une par homme — la bouteille se trouva vidée. L’alcool et le somnifère agissant à la façon d’un coup de massue, les matelots ne tardèrent pas à s’endormir. Quand leurs ronflements fui apprirent qu’il était désormais libre d’agir à sa guise, Charlot ne perdit pas de temps pour mettre à exécution son projet d’évasion.

Il eut vite fait de découvrir l’échelle de fer qui menait au sommet du palmier métallique. Il avait emporté avec lui le tuyau de caoutchouc servant à conduire l’essence. Après une série d’acrobaties qui étaient pour lui l’enfance de l’art, le pilote parvint à placer ce tuyau dans le réservoir vide du Crapaud-Volant. Quand ce fut fait, il redescendit précipitamment et se mit à pomper. De temps en temps, il était obligé de remonter jusqu’au faîte du palmier pour voir si le réservoir était plein ou s’il avait encore soif. Bref, il mena cette opération rondement et d’une façon parfaite, Puis il s’installa dans la carlingue de l’avion. Au même instant, le patron du sous-marin s’éveillait de sa sieste, Les ronronnements sonores de ses matelots le firent sortir de sa cabine pour voir ce qui se passait. En voyant les trois brutes endormies alors qu’une, au moins, aurait dû être de quart, il flaira quelque événement inattendu. « Où est mon prisonnier ? » rugit-il.

La vue de la bouteille vide de rhum lui mit la puce à l’oreille, car jamais une goutte d’alcool n’entrait dans cet extraordinaire sous-marin, il bondit et arriva sur le pont de son navire juste au moment où Charlot venait de mettre l’hélice en marche. « Ah ! ah ! on veut me fausser compagnie ? rugit-il. On a peur des tortures que je m’apprêtais à faire subir à qui vient troubler ma solitude ? On croit qu’on échappera au juste châtiment ? Ah ! ah ! laissez-moi rire ! » De fait, le personnage se mit à ricaner en roulant des veux furibonds. « C’est un fou ! » se dit Charlot. Et il se félicita d’avoir pris ses dispositions pour s’éloigner d’un tel énergumène. Tout à coup, il sentit le sol se dérober sous lui. Il manœuvra vivement les commandes, et le Crapaud-Volant décolla et prit de la hauteur. Il était temps ! Le fou était redescendu vivement dans la cale. Et après avoir fermé soigneusement toutes les issues, il avait mis son sous-marin en plongée. Ainsi disparut de ce coin du vaste océan une île qui ne figure sur aucune carte.

Charlot avait vu sans regret disparaître sous les flots l’île sous-marine qui, en réalité, était un vulgaire sous-marin aménagé de cette façon pittoresque. Il ne tenait pas à encourir les reproches, et peut-être les représailles de celui à qui il venait de dérober quelques centaines de litres d’essence pour pouvoir continuer sa route. Au bout de quelques heures, le moteur du Crapaud-Volant se mit à montrer des signes de défaillance. Il avait de nouveau soif. Fort heureusement pour Charlot, un îlot était là. Il y atterrit. « Où suis-je ? » se demanda-t-il, en cueillant machinalement un de ces bambous dont le sol était couvert, et que l’on appelle judicieusement des cannacharlots. Cette terre minuscule, perdue en plein océan, ne semblait pas devoir offrir beaucoup de ressources à l’homme obligé d’y vivre. « Ce qui sera mon cas, si je ne trouve pas à me ravitailler en essence ! » ronchonna Charlot. Tout à coup, il poussa un cri d’épouvante. « Un serpent ! » Mais il s’écria aussitôt après : « Tant mieux.

L’île n’est donc pas tout à fait déserte. » Pourtant, à la réflexion, il se dit qu’un serpent ne saurait être une compagnie agréable pour un homme. « Je vais le tuer », décréta-t-il en saisissant le reptile avec un courage d’autant plus méritoire, que personne n’était à pour admirer sa bravoure. À grands coups de cannacharlot, il infligea au serpent une correction soignée, s’écriant après chaque coup : « Morte ta bête, morte le venin ! » Ce qui n’a jamais vécu ne saurait mourir. Tel était le cas de ce tuyau de caoutchouc, muni d’une lance d’arrosage en cuivre, que Charlot s’obstinait à prendre pour un ophidien du genre boa constrictor. Quand il s’aperçut de sa méprise, il daigna en rire. Il était d’autant plus joyeux de sa trouvaille, que cet ustensile de la vie civilisée, échoué dans ce lieu sauvage, dégageait un parfum bien caractéristique, propre à flatter agréablement l’odorat d’un aviateur toujours à la recherche du précieux carburant. Ayant poussé un peu plus loin ses investigations, Charlot se trouva face à face avec le monstre. De ce monstre, tapi dans les hautes herbes, seule la tête était visible, une tête affreuse, au nez boursouflé, aux oreilles énormes, à la peau verdâtre tout hérissée de piquants et surmontée d’une paire de cornes.

« Quel est cet animal ? Et que me veut-il ? » tonna Charlot, dans l’intention d’intimider le monstre. Celui-ci n’ayant pas bougé, notre héros se précipita Sur lui, le saisit par les cornes, et… et il n’eut plus en mains que deux pioches de terrassier d’usage courant chez les peuples civilisés, le reste du monstre étant constitué par un inoffensif figuier de Barbarie. « Hum !… se dit Charlot, la présence de ces outils n’est certainement pas due au seul hasard. Ils ont leur utilité, mais laquelle ? » Machinalement, il donna un coup de pioche. Aussitôt, du sol jaillit une source. Ce n’était pas de l’eau, ni du vin, ni de la limonade, ni du vermouth, ni de la bière, ni de quoi que ce soit qui se boit. « Tiens… en serait-ce ! » se demanda Charlot. C’en était ! Qu’était-ce donc ? De l’essence, parbleu, de cette excellente essence indispensable au pauvre aviateur pour continuer son raid.

Un voyageur qui, seul dans-son-petit avion de tourisme, part de chez lui dans l’intention de faire le tour du monde, ne doit s’étonner de rien. On ne saurait cependant reprocher à Charlot la stupéfaction qu’il éprouva en faisant jaillir, du sol de l’île tropicale où il avait été contraint d’atterrir, une source d’excellente essence minérale. Il creusa un peu plus profondément et vit que cette source avait déjà été canalisée par la main de l’homme. « Hum… se dit Charlot, réfléchissons un peu à cela. » En même temps, il s’appuyait sur un palmier. Ayant posé son bras sur une basse branche de l’arbre, il sentit que celle-ci s’abaissait sous le poids. C’était une branche mobile… en métal. Elle était, en réalité, destinée à actionner le piston de la pompe à essence camouflée en palmier, Dans quel but, pour quels desseins cette installation ingénieuse ? Charlot ne chercha pas à deviner cette énigme. Il n’y vit qu’une chose : la possibilité de se ravitailler en carburant pour continuer son raid, Et le voilà pompant, pompant, jusqu’à ce que le réservoir du Crapaud-Volant fût plein.

Et puis, il s’envola, quittant sans regret cet îlot inhospitalier, auquel il devait cependant une fière chandelle. Deux minutes plus tard, il survolait une autre île, beaucoup plus grande et habitée celle-là — mais habitée par des locataires plutôt indésirables, à en juger par l’horrible scène qui se jouait sous les yeux de Charlot. Un homme blanc, ficelé à un totem faisant office de poteau de torture, servait de cible aux agaceries des sauvages qui gambadaient autour de lui en poussant des hurlements et en prononçant des phrases où il était question de la mort prochaine de l’infortuné prisonnier. Charlot aurait pu continuer sa route sans se mêler de cette affaire. Mais il aimait trop son prochain pour abandonner un de ses semblables à son malheureux sort, sans avoir essayé de lui porter secours. Il atterrit donc à un point de l’île très éloigné du lieu du supplice. L’endroit était planté de cocotiers chargés de fruits. Charlot grimpa dans ces arbres et fit une ample récolte de noix de coco, De ces noix, il remplit la carlingue de son avion. En outre, il constitua un dépôt de ces munitions, pour le cas où un second raid de bombardement serait nécessaire. Car c’était de cette manière qu’il comptait jouer son rôle de sauveteur. Donc, quand la carlingue fut pleine de projectiles, Charlot remit en marche et vint survoler le lieu du supplice. Et, en avant les noix de coco ! Pan ! sur ce roi des sauvages ! Pan ! sur son premier ministre. Pan ! sur le sorcier de la tribu. Il y en eut pour tout le monde. Et, de là-haut, malgré le bruit du moteur, Charlot entendait distinctement celui des noix de coco qui éclataient et de quelques crânes qui en faisaient autant.

Son raid de bombardement terminé, Charlot s’empressa d’atterrir afin de se rendre compte du résultat. « Succès sur toute la ligne ! lui cria le prisonnier blanc. Tous les sauvages de cette île sont exterminés ! Aucune noix de coco n’a manqué son but ! Ah ! c’était du beau travail et je te bombarde à mon tour… Je te bombarde du titre d’« as » des bombardiers ! Et, tu sais, je m’y connais çar je suis de la partie, moi aussi. — Tu es aviateur ? Pilote breveté, six mille heures de vol, douze capotages, vingt blessures de guerre… Assez ! Ces titres sont plus que suffisants pour que je te nomme second pilote du Crapaud-Volant et premier observateur-navigateur de cet avion de grand raid. Naturellement, pendant ce petit colloque, Charlot ne perdait pas son temps et s’empressait de délivrer son nouvel ami, ficelé au totem servant de poteau de torture. Et, par manière de plaisanterie — car l’heure était vraiment à la joie — il se mit à sauter à la corde comme un gamin.

Et puis, tout à coup, la gaîté des deux blancs tomba. Un « Aââââh ! », sinistre ricanement, résonna désagréablement à leurs oreilles. « Qu’est-ce que c’est encore que ceux-là ? interrogea Charlot, à la vue d’une vingtaine de sauvages en armes qui venaient de surgir devant eux. — Ceux-là ? Connais pas ! Sans doute des naturels d’une île voisine qui viennent de débarquer… répondit Nestor (ainsi se nommait le nouvel ami de Charlot). — Qu’ils soient ce qu’ils voudront, vite à l’avion et débarrassons le plancher ! » commanda Charlot, Dix secondes plus tard le Crapaud-Volant décollait, dans un style impeccable. « Retournons d’où tu viens », conseilla Nestor. Charlot vola donc vers l’îlot où il avait fait son plein d’essence. Quand ils eurent atterri, Nestor dit à Charlot : « Je te dois quelques explications. Cette île minuscule est truquée comme un décor de théâtre. Elle sert de lieu de ravitaillement en essence à la Compagnie d’aviation qui m’emploie et j’en suis le gardien.

C’est ma curiosité qui a failli causer ma perte. Hier, je suis allé en pirogue visiter l’île où tu m’as trouvé. Par malheur, elle était habitée par les diables noirs que tu as vus prêts à me torturer. Sans toi, j’étais perdu, et je t’en dois une reconnaissance éternelle. Bien, dit Charlot, j’en suis ému, et l’émotion… ça creusé ! J’ai une faim de loup Et pas le moindre biscuit dans la carlingue du Crapaud-Volant ! — Qu’à cela ne tienne, vieux frère ! répondit Nestor. Tu penses bien que mes patrons ne m’ont pas laissé dans cette île perdue sans quelques provisions de bouche ! Vois plutôt ! » Nestor mena Charlot devant un gros arbre. Il ouvrit une porte ménagée dans le tronc de l’arbre qui était, à l’intérieur, aménagé en garde-manger bien garni. « C’est l’arbre-buffet ! » expliqua Nestor. Les deux blancs firent honneur aux provisions, Mais leur digestion fut coupée net par un spectacle désagréable. Deux pirogues armées en guerre et pleines de sauvages avançaient vers l’île à force de rames.

À la vue des deux pirogues armées en guerre et pleines de sauvages, Charlot dit à Nestor : « J’ai comme une vague idée que nous ne sommes pas au bout de nos tribulations ! Si nous ne quittons pas ces lieux sur-le-champ, nous sommes perdus ! — Ce que tu dis serait vrai, si ces démons parvenaient à débarquer dans notre île, répondit Nestor. — Et. qui les en empêcherait ? riposta aigrement Charlot. Toi ? — Moi ? — Par quel moyen ? — En faisant parler la poudre — Tu as un revolver ? — lieux que ça ! — Un fusil ? — Mieux que ça ! — Une mitrailleuse ? — Mieux que ça ! J’ai l’arbre-canon ! — Où est-il ? — Devant tes yeux ! » Nestor s’approcha d’un palmier poussé parmi les roches de la rive. Il se suspendit au haut du tronc qui s’abaissa. Un obus était placé dans la culasse. « Tu vois que le cas d’une agression était prévu par ma compagnie, expliqua Nestor. C’est plaisir de travailler pour des gens qui pensent à toutes les éventualités ! »

Et, après avoir pointé, il fit partir le coup. L’obus tomba au beau milieu de la pirogue la plus proche de la rive. Elle chavira et il est présumable que tous ses rameurs furent tués ou noyés. Tout eût été pour le mieux si la compagnie, qui pensait à tout, avait prévu que les agresseurs pussent venir dans deux pirogues. Ne l’ayant pas fait, l’armement de l’arbre-canon ne comportait qu’un seul obus. Et voilà les deux blancs à la merci de la seconde fournée de sauvages rendus plus furieux encore par la perte de leurs camarades. « Charlot, dit Nestor, je vais commettre un acte contraire aux engagements qui me lient à mes employeurs. Mais, tant pis ! Il s’agit de notre sécurité. — Que vas-tu faire ? — Une chose qui aura pour conséquence de détruire le dépôt d’essence. — C’est fâcheux, en effet, fit Charlot. Mais puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement… » Nestor mit une mèche au réservoir et l’alluma. Puis, sans attendre le résultat qui ne pouvait être que terrible, il sauta en croupe sur le fuselage du vaillant petit avion que Charlot venait de mettre en marche.

Il était temps ! Le formidable réservoir d’essence avait fait explosion, enflammant toute la végétation de l’île, déjà aux trois quarts grillée par le soleil et ta sécheresse. Et, bientôt, l’île ne fut plus qu’un immense bûcher qui n’était pas près de s’éteindre, le feu trouvant toujours de nouveaux aliments. Quant aux sauvages, atterrés par cet incendie soudain, ils se mirent à accuser le ciel et les dieux malfaisants, représentés pour eux par les deux sorciers blancs qui, déjà hauts, commodément installés dans leur machine volante, semblaient les narguer. Puis, finalement, voyant qu’il n’y avait plus moyen de vivre dans ce brasier, ils n’hésitèrent pas à plonger pour regagner leur pirogue. Hélas ! brûlée leur pirogue ! Aussi, ceux qui ne se noyèrent pas fournirent-ils un excellent déjeuner aux requins. « Somme toute, tout est bien qui finit bien ! fit remarquer Charlot. — Surtout pour moi ! » acquiesça Nestor reconnaissant.

Charlot ayant tait son plein d’essence était tranquille de ce côté-là. Il avait de quoi naviguer un certain nombre d’heures. Et c’était heureux, car le Crapaud-Volant survolait toujours l’océan et aucune terre un peu importante où se poser ne se trouvait dans ces parages. « Ah ! ce qu’on s’amuse ! ne pût-il s’empêcher de s’écrier à l’aube du second jour. — En effet ! répondit Nestor. Ça manque de radio, de théâtre et de cinéma. Encore, moi, j’y suis plus habitué que toi qui viens d’Europe. Et puis, j’ai toujours en poche une bonne ligne de fond montée d’un joli hameçon. En appâtant avec une sardine à l’huile, je suis sûr d’attraper un poisson, On le fera rôtir au soleil et cela nous fera des vivres frais. » Mais Nestor n’eut pas cette chance. Pas une fois cela ne mordit ! Comme il savait passablement piloter un avion, il s’installa dans la carlingue et passa sa ligne de fond à Charlot. Fut-ce science de la pêche, chance ou hasard ? Charlot pour son coup d’essai fit un coup de maître.

« C’est du gros ! » s’écria-t-il en sentant la résistance que faisait le poisson pris qui refusait de se laisser amener à bord. Enfin, Charlot réussit à sortir sa prise de l’eau. Et il ne fut pas peu émerveillé de voir qu’il avait capturé un dauphin de forte taille. « C’est une affaire, c’est un lot ! » s’écria-t-il joyeusement. Il avait tort de chanter victoire, car la docilité du monstre marin n’était que provisoire. Ce dauphin n’aimait pas l’aviation. Plutôt que de monter dans cet appareil volant, il préféra faire un grand effort pour regagner son humide habitat. Cet effort fut si violent, que Charlot, irrésistiblement entraîné, le suivit. Par bonheur, il retomba sur le dos du dauphin. Comme c’est un garçon habitué aux acrobaties, il trouva cela très drôle. « Un peu d’équitation sur dauphin, dit-il, cela rompt la monotonie de cette interminable promenade aérienne ! » Le cétacé goûtait moins ce genre de sport. Servir de monture à un homme n’était pas son affaire.

Il se débarrassa de son cavalier. Un jour quelconque, Charlot fût tombé à l’eau et se fût noyé. Mais il était dans un jour de veine, ne l’oublions pas. Après un impeccable saut périlleux, il retomba sur un banc. Pas un banc de square, en bois ou en pierre. Non. Sur un banc de poissons. Ces poissons étaient si nombreux et en masse si serrée, que Charlot se trouvait soutenu au-dessus des flots. De cet observatoire, il pouvait suivre sans se fatiguer les évolutions du Crapaud-Volant et critiquer les fautes de manœuvre de Nestor, pilote occasionnel, mais qui, plein de bonne volonté, cherchait le moyen de récupérer son camarade et de le faire remonter à bord. El y fut pleinement aidé par les poissons sur lesquels Charlot était assis Ces poissons étaient des poissons volants, ce qui était facile à deviner en voyant leurs énormes nageoires en forme d’ailes. C’étaient, somme toute, les aviateurs de la gent poissonnière. Par solidarité, ils s’employèrent à sortir Charlot de sa position dangereuse, en le portant sur leurs ailes-nageoires jusqu’à l’avion que Nestor l’aida à réintégrer.

Il arriva un moment — moment critique s’il en fut — ou il n’y eut pour ainsi dire plus d’essence dans le résersoir du Crapaud-Volant. Et l’avion était toujours perdu au milieu de l’Océan, entre le ciel et l’eau. Pas une terre n’était en vue. « Nestor, mon ami, nous sommes dans de beaux draps ! gémit Charlot. — Il est évident qu’ils sont plutôt humides ! plaisanta Nestor d’une : voix-enjouée : — Il n’y a pas de quoi rire, imbécile ! reprocha Charlot. — Merci, patron ! Mais il n’y a pas de quoi pleurer, non plus. La situation te paraît désespérée parce que tu ne sais pas que j’ai eu la précaution, en quittant l’île-dépôt d’essence, d’emporter un bidon de ce précieux carburant… — Donne-le vite, dans ce cas ! il n’est que temps : » Nestor s’exécuta, Il sortit de la carlingue le bidon sauveur et le tendit à Charlot. Mais, hélas ! à ce moment l’avion rasait les vagues. Un énorme espadon sortit la tête des flots. Et, d’un coup de l’épée qui terminait son museau, il creva le bidon d’essence dont le contenu gicla et tomba à la mer.

« Saleté d’espadon ! » s’écria Nestor en constatant que sa précaution ne lui servirait de rien. Quant à Charlot, il maugréa : « Cette fausse joie, suivie aussitôt d’une amère déception, il y a de quoi vous faire attraper une bonne maladie de cœur ! Qu’allons-nous faire ? Attendre la noyade finale ? — Charlot, fit Nestor, ne nous laissons pas abattre ! Appelons la Providence à notre secours. Ou plutôt aidons-la à nous sortir du pétrin. Tout d’abord, continue à diriger ton avion dans cette direction, qui est la bonne. Si tu pouvais plafonner un peu plus haut, c’est-à-dire entre 10 et 13 mètres on ne risquerait pas de se faire couper par les lames. Du reste je monte sur le plan supérieur et je ne quitterai pas cette position élevée avant d’avoir découvert une terre… Mais… en voilà une, de terre ! C’est une île… — Hum ! s’écria Charlot, Je n’aime pas beaucoup les îles ! Jusqu’ici, elles ne m’ont apporté que des déboires. Enfin allons-y !

Je fonce sur le nuage qui flotte au-dessus de l’île. Cachés ans cette brume, nous pourrons voir si l’ile est habitée, et par qui. Et nous n’atterrirons qu’à bon escient, comme nous voudrons, dans un fauteuil… » Un sinistre craquement interrompit la tirade de Charlot. C’était le Crapaud-Volant qui rendait son dernier soupir. Faute d’essence, il mourait de soif et aussi de ce que Charlot avait pris pour un nuage, un immense panneau de bois qui, de l’autre côté, portait cette inscription en lettres capitales : « Soyez les bienvenus. » Inscription que les aviateurs purent lire de leurs yeux, vu qu’ils étaient passés à travers le panneau. Aussitôt, de derrière un palmier sortirent deux personnages bizarres et aussi dissemblables l’un de l’autre qu’il est permis de l’être : un nain et un colosse. Et, chose non moins bizarre, c’était le premier qui commandait au second. « Au cachot ! Au cachot ! » criait le nain de sa voix de fausset. Et le colosse d’empoigner docilement et de fourrer dans un sombre réduit Charlot et Nestor qui n’en revenaient pas de cette réception. « Encore heureux qu’on soit les bienvenus ! » ricana Charlot.

Verrouillés dans la masure qui leur servait de cachot, Charlot et son ami et co-équipier Nestor se faisaient des cheveux, selon l’expression consacrée. « Non, mais, on ne va pas nous laisser moisir, ici ? ronchonnait Nestor. — Aucun danger de moisissure, répondit Charlot. Pout provoquer la moisissure, il faut de l’humidité. Or, en ce lieu tout est sec comme amadou, y compris ma gorge ! Nestor, mon vieux frère, j’ai une de ces soifs !… » Ils en étaient là de leurs réflexions plutôt sombres lorsque la porte s’ouvrit pour livrer passage au géant qui les avait emprisonnés. « Allez, ouste ! s’écria cet antipathique personnage. Faut venir trouver le roi, il vous attend pour vous donner ses ordres ! » Le colosse les amena devant le nain. Oui, c’est moi le roi de cette île, expliqua le nabot, de cette île habitée uniquement par des phénomènes. Las des quolibets que nous prodiguaient les êtres normaux, nous avons fui le barnum qui nous exhibait pour venir vivre ici, entre nous, rien qu’entre nous.

Pas d’êtres normaux dans notre île ! C’est vous dire qu’il n’y a pas pour vous d’autre solution que celles-ci : ou vous êtes, d’ici huit jours, devenus des phénomènes, ou l’on vous jette à la mer, puisque, votre avion étant détruit, il ne vous reste que ce moyen de vider les lieux. J’ai dit ! Signé : Mignature Ier. Roi des Phénomènes. Les deux naufragés prirent congé de ce monarque en réduction et se mirent en devoir de parcourir l’île. Leur présence devait être connue de tous, car ils ne firent pas sensation comme ils l’avaient pensé. Chemin faisant, ils virent un spectacle plutôt singulier. Un homme, bossu par devant et par derrière comme Polichinelle, fustigeait à coups de tapette un autre homme dont le corps nu s’ornait de raies transversales d’un brun foncé. « Vous n’êtes pas honteux de rosser ainsi votre semblable ? s’indigna Charlot. — Ce n’est pas mon semblable ! riposta le polichinelle vexé. C’est l’Homme-Tigre qui sert de descente de lit à Sa Majesté.

Faut bien taper dessus pour ôter la poussière… » Une case portait l’inscription : Portier. « Bonne occasion pour demander s’il y a un logement vacant », dit Nestor. Charlot sonna pendant un bon moment. Enfin, un être extraordinaire daigna paraître à la fenêtre de la loge. À la demande de Charlot s’il y avait quelque chose à louer, il se contenta de répondre par des aboiements plus ou moins harmonieux. N’en pouvant rien tirer d’autre, nos amis continuèrent leur chemin. Un peu plus loin, ils rencontrèrent l’Homme Tatoué. Charlot lui expliqua ce qui venait de leur arriver. « Vous avez eu affaire à l’Homme-Chien, dit-il. On l’a nommé portier parce qu’il est bon de garde mais il lui est impossible de donner un renseignement. Pour apprendre ce que vous désirez savoir, consultez plutôt le guide, c’est-à-dire les plan et cadastre de l’île tatouée sur mon dos. » Charlot et Nestor lurent sur cette singulière carte qu’il y avait une chambre à louer chez Mme Capillaire. Ils trouvèrent cette dame occupée à traire la Vache aux 24 Pis, Elle ne les reçut pas très bien : c’était la Femme à barbe !

Et voilà Charlot et Nestor installés chez la Femme à barbe, seul être féminin de cette île singulière, habitée exclusivement par des phénomènes forains, vivant là entré eux loin des êtres normaux, sous la royauté de Mignature Ier, le nain le plus nain de tous les nains passés, présents et à venir. Ils ne sont pas gais, car l’aventure ne peut que mal tourner pour eux. « La perspective n’est pas réjouissante ! répète Charlot, — En effet, acquiesce Nestor, Si, d’ici huit jours, nous ne sommes pas devenus des phénomènes, on nous jette à l’eau pour se débarrasser de notre indésirable présence. — Dans ce cas, essayons de devenir des phénomènes, Qui veut la fin, veut les moyens ! » Charlot avait appris que cette nation d’êtres anormaux ne comptait pas d’Homme-Serpent. En conséquence, et pour combler cette lacune, il se mit à étudier les contorsions d’un ophidien, d’ailleurs inoffensif, dont il avait fait la connaissance.

Quant à Nestor, plus ambitieux encore, il rêvait de devenir l’Homme à Deux Tètes, ni plus ni moins. Hélas ! il n’avait pas un talent de sculpteur suffisant pour se fabriquer une seconde tête taillée dans le bois. Il abandonna ce projet trop ardu. Au cours d’une promenade à l’autre bout de l’île, Charlot rencontra l’Homme aux Trois Bras. Celui-ci, d’une main tenait sa pipe, de l’autre jetait une graine dans un petit trou fait dans le sable et de l’autre encore tenait un sac contenant ces graines. À peine une de ces semences était-elle enfoncée dans le sable qu’elle germait aussitôt et donnait naissance à un arbrisseau qui ne tardait pas à devenir un arbre. « Quelles sont donc ces graines miraculeuses ? demanda Charlot. — Ce sont des graines de poussevite, répondit le phénomène, — Voudriez-vous m’en céder quelques-unes ? — Volontiers ! — Voilà, dit Charlot à Nestor. En avalant quelques-unes de ces graines de poussevite, nous deviendrons, en quelques heures, les géants les plus gigantesques qui soient sur cette planète et même dans la lune où les géants sont encore plus grands puisque la lune est plus haute que la terre ! »

Le résultat escompté ne se produisit pas. Peut-être le terrain ne convenait-il pas à ces graines capricieuses, Toujours est-il que Charlot et Nestor, bien qu’ils en eussent avalé chacun une bonne douzaine, n’accusaient pas un centimètre de plus sous la toise. « Le sort en est jeté ! soupira Charlot. Nous sommes condamnés à rester toute notre vie des êtres normaux. — Toute notre vie ? maugréa Nestor. Elle ne sera plus longue, notre existence, car nous voici arrivés au terme du délai accordé par cet avorton de Mignature Ier. » À peine avait-il dit ces mots que le géant venait les cueillir pour les amener, à bout de bras, à son maître qui se promenait sur le rivage. Ah ! ce ne fut pas long ! Sur un signe du roitelet, le géant précipita Charlot et Nestor à la mer. Ne pleurons pas encore sur cette terrible aventure. Avec Charlot, il y a toujours de la ressource !

L’affreux nain qui régnait sur l’île des phénomènes était un monstre, au moral comme au physique. Quant au colosse qui lui servait d’exécuteur de ses basses œuvres, c’était une si sombre brute qu’il n’y avait rien de bon à en attendre. Aussi Charlot et Nestor, qui barbotaient dans les flots où ils venaient d’être précipités, ne s’attendaient-ils pas à un geste de pitié de la part de ces odieux personnages. Pourtant, ils eurent une lueur d’espoir quand le nain leur lança une corde. Mais, au moment où Charlot allait en attraper un bout, le nain lâcha l’autre bout. « Ah ! je comprends ! s’écria Charlot. C’était par dérision que tu me lançais cette corde. Je ne t’en remercie pas moins, car elle pourra nous servir ! » Et, très courageusement, les deux candidats à la noyade se mirent à nager dans la direction d’un rocher minuscule qui avait pour seuls avantages de ne pas être submersible et de se trouver peu éloigné. Ils ne tardèrent pas à y arriver. « Terre ! s’écria Charlot.

— Pierre ! devrais-tu plutôt dire, ricana Nestor, car cet îlot n’est qu’un caillou… — Pardon ! fit Charlot, il y a un peu de sable et de terre par places. En tout cas, bien qu’elle ne soit pas d’une fertilité excessive, notre nouvelle résidence a du moins l’avantage de ne pas être peuplée de phénomènes. — En attendant, nous allons y périr d’inanition. As-tu quelque chose à manger sur toi ? — Heu… rien… rien que ces quelques graines… — C’est maigre ! » Charlot ayant vidé ses poches, il en tomba effectivement quelques graines… il dédaigna de les ramasser, et il fit bien. Il s’agissait en effet de graines de poussevite. Celles qui tombèrent dans les trous du rocher qui étaient pleins de terre se mirent aussitôt à germer. En quelques instants, le minuscule îlot se garnit d’arbustes dont les tiges, grossissant à vue d’œil, ne tardèrent as à devenir des troncs. Nestor, sur les conseils de Charlot, se dépêcha de les débiter en rondins, pendant qu’il en était encore temps, c’est-à-dire avant qu’ils eussent atteint un trop grand diamètre.

« Et voilà où la corde du nain va nous être de la plus grande utilité, dit Charlot. — Que comptes-tu en faire ? interrogea Nestor qui manquait un peu d’imagination. — Comment ? Tu n’as pas deviné que cette corde va nous servir à lier les rondins ensemble ? — Et… qu’est-ce que ça fera ? — Hein ! Qu’est-ce que ça fera ? Mais, ça fera un radeau ! Pour quoi faire, un radeau ? — Pour quitter ce rocher inculte où nous serions morts de faim avant huit jours ! Nestor, mon ami, il faut tout tenter pour sortir de ce mauvais pas, Quel est le plus grand ennemi de celui qui veut arriver à ses fins ? L’inaction ! Agissons donc. Une fois notre radeau construit, ce qui ne saurait tarder, nous nous laissons porter par lui vers quelque terre plus hospitalière où nous pourrons attendre que l’on vienne nous chercher pour nous ramener dans les pays civilisés. » Deux heures après avoir débarqué à la nage sur cet îlot perdu, Charlot et son compagnon le quittaient sur un radeau presque confortable. Un record !

Il se comportait assez bien sur les flots, le radeau auquel Charlot et Nestor avaient confié leur triste destinée. Du reste, au large et par ce temps calme, il y avait peu de vagues. « C’est une mer d’huile constata Charlot, toujours optimiste. — En effet, ricana Nestor, plus pessimiste. Dommage que dans cette huile ne nagent pas quelques sardines, La sardine à l’huile est un hors-d’œuvre que j’apprécie fort en toutes occasions, raison de plus quand je suis talonné par la faim, comme c’est le cas en ce moment. — Le fait est que voilà maintenant trois jours que nous sommes en pleine mer, sans rien à nous mettre sous la dent ! Si cette situation se prolonge, nous pourrons baptiser notre radeau : Radeau de la Méduse no 2 », en souvenir du premier de sinistre mémoire ! » Au bout du quatrième jour, la faim talonnait si fortement les naufragés qu’il leur vint, à chacun, la même pensée coupable : celle de manger l’autre, le compagnon de misère.

Mais, comme ils n’avaient pas les mêmes goûts, alors que Charlot se serait contenté d’un Nestor en pot-au-feu. Nestor n’imaginait pas Charlot autrement que rôti à la broche, à la façon cannibale. Cette situation intolérable ne pouvait durer plus longtemps. Au matin du cinquième jour, Charlot dit à Nestor : « Il faut en finir ! Qu’en dis-tu ? — C’est aussi mon avis ! — Donc nous allons tirer à la courte paille pour savoir qui… qui… qui sera mangé. — Pour savoir qui… qui… qui sera mangé, ohé, ohé ! — C’est cela ! comme dans la chanson du Petit Navire. » Charlot coupa deux petits morceaux de bois d’inégale longueur, les plaça dans son poing fermé et invita Nestor à choisir. Le sort favorisa ce dernier. Il en fut si content que dans un subit accès de démence il se précipita sur Charlot qui, dès lors, lui appartenait en toute propriété, en s’écriant : « Pour aller plus vite, au lieu de te rôtir, je te mangerai à la croque-au-sel » L’instinct de la conservation incita la victime à se défendre. Charlot se débattit si bien, sur cet étroit plancher mouvant, que tous deux tombèrent à la mer, heureusement peu profonde à cet endroit.

Au fond de l’eau Charlot fit une agréable découverte, Parmi les étoiles de mer et les coquillages, il trouva une caisse de biscuits qu’il s’empressa de transporter sur le radeau où lui et son compagnons avaient réussi à se réinstaller. Cette caisse était très étanche et l’eau de mer n’avait pas encore eu le temps d’abimer les biscuits. Et, dit Charlot, en lisant le prospectus du fabricant, les Biscuits Tromplafaim ne sont pas des biscuits comme les autres. Non seulement, ils nourrissent autant que les biscuits ordinaires, mais ils ont encore l’avantage d’être soporifiques. Ils procurent un sommeil agréable, et prolongé, exempt de rêves et surtout de cauchemars. Recommandés aux personnes dont le ravitaillement en vivres est momentanément suspendu, les Biscuits Tromplafaim, comme leur nom l’indique, trompent la faim, en vertu du proverbe : « Qui dort dîne. » Charlot et Nestor mangèrent tout le contenu de la boîte et ne tardèrent pas à s’endormir. Aussitôt, le temps se gâta et la mer devint agitée. Simple coïncidence, d’ailleurs.

Les biscuits Tromplafaim avaient un pouvoir soporifique si puissant que Charlot et Nestor, sur leur radeau, ne se seraient probablement jamais réveillés sans une circonstance catastrophique qui se produisit le surlendemain. Cette catastrophe eut pour les deux naufragés les plus heureux effets. Elle était due au mauvais état de la mer. Le vent qui soufflait depuis deux jours s’enfla encore, jusqu’à provoquer une véritable tempête. Le Radeau de la Méduse no 2, poussé avec une violence inouïe sur la côte d’une grande île, vint s’y briser. Les cordes qui assemblaient les rondins de poussevite étant pourries par l’eau de mer, chaque rondin s’en alla où il lui plut, selon sa fantaisie. Un heureux hasard voulut que l’un d’eux vint frapper à la tête un pélican de forte taille. Le gros oiseau mourut presque aussitôt, c’est-à-dire après avoir pris seulement le temps de maudire ses assassins, « Nestor, mon ami, je crois que cette fois nous voilà arrivés au pays de Cocagne ! » s’écria Charlot en prenant contact un peu brutalement avec le sol.

En un tournemain, le pélican fut plumé et vidé. Ce fut Charlot qui se chargea de ces soins domestiques. Un travail autrement compliqué incombait à Nestor : celui de faire du feu, sans allumettes et sans briquet. Il y parvint non sans mal, en frottant avec patience deux silex l’un contre l’autre. Trois heures s’étaient à peine écoulées depuis qu’ils étaient arrivés dans l’île que déjà les deux amis étaient installés devant un repas plantureux et relativement succulent. À peine venaient-ils de le terminer, peut-être avaient-ils la dernière bouchée dans la bouche, qu’un visiteur indésirable fit son apparition. « C’est un serpent ! dit Nestor. Et du mornent qu’il sort des flots, c’est un serpent de mer ! fit Charlot. Un jeune serpent de mer, à en juger par sa faible taille, sa vivacité, son allure sportive et son petit air de nous regarder comme si nous lui avions vendu des pois qui n’ont pas voulu cuire… un petit air de se moquer du monde que je n’aime pas beaucoup, mon garçon !

Que je n’aime pas du tout, ah ! mais. » Ceci s’adressait au reptile qui continuait d’avancer dans la direction des deux hommes. « Cette fois, cela devient sérieux ! Il s’agit de se défendre. C’est sa peau ou la nôtre ! » proclama Charlot. Ce fut celle du serpent, comme vous l’allez voir. Charlot ébranla une roche qui se dressait sur le rivage et la fit basculer. La roche se mit à rouler, passant, à la façon d’un rouleau compresseur, sur le serpent qu’elle écrasa. L’animal fut si parfaitement aplati qu’il aurait pu servir de descente de lit. « Il y a mieux à en tirer, conseilla Nestor, Car je suppose que, comme moi, tu n’as pas l’intention de finir tes jours dans cette île, si giboyeuse soit-elle ? — Certainement non ! Bien. Par conséquent, tous nos efforts doivent tendre à nous faire voir d’un navire passant éventuellement au large. Laisse-moi faire ! » Nestor accrocha la peau du serpent de mer à un tronc de palmier. Ce pavillon intrigua un capitaine de bateau à vapeur. Ainsi furent rapatriés Charlot et Nestor.

Après une traversée sans histoire, Charlot et Nestor furent débarqués dans un grand port ultra-moderne, en pleine civilisation. Naturellement, en vertu de cette civilisation intensive, le chômage y sévissait peut-être encore plus que partout ailleurs. La compagnie aérienne de Nestor ayant fait faillite et le patron de Charlot ne donnant pas signe de vie, les deux voyageurs étaient sur le pavé, sans sou mi maille, à la recherche d’une improbable situation sociale, si modeste fût-elle. Ils se désespéraient déjà quand ils virent une petite affiche ainsi libellée : « On demande un robot. S’adresser à Mme Gâtesauce, 153 bis, rue des Babas. » Un robot ? Keksekça ? Tu le sais, toi ? demanda Charlot. — Ma foi non ! Mais voici un agent : nous allons le lui demander. » Cet agent, posté à un carrefour pour réglementer la circulation, ne répondit pas à la question qu’on lui posait C’est-à-dire que de son individu sortit une sonnerie électrique, destinée à changer le sens de la circulation des voitures.

Et, comme l’agent se retournait d’une pièce, Charlot reçut en pleine figure un poing énorme armé d’un bâton blanc. « Brute épaisse ! » s’écria-t-il ! Les deux amis n’insistèrent pas et s’éloignèrent à la recherche d’un indigène plus complaisant qui voulût bien les renseigner sur la signification du mot « robot » dont ils entendaient parler pour la première fois. Ils crurent bien l’avoir trouvé en la personne d’un vieux jardinier qui arrosait les massifs et les plates-bandes d’un grand parc où ils venaient d’entrer. À vrai dire, la physionomie inexpressive de ce préposé à l’arrosage n’était pas très engageante. Charlot ne lui en posa pas moins la question qui lui brûlait les lèvres : « Pardon, mon brave, serait-ce un effet de votre bonté de nous dire ce que signifie le mot robot ? » Pas plus que l’agent, le jardinier ne répondit. Comme le moment était sans doute venu de cesser l’arrosage des massifs de gauche pour entreprendre celui des massifs de droite, il fit un demi-tour sur ses talons et… Charlot fut inondé de la tête aux pieds. Charlot et Nestor quittèrent cet énergumène sans prendre congé et sortirent du jardin public pour entrer dans la rue la plus commerçante de la ville.

« Si je demandais à ce jeune épicier ? proposa Charlot. Pour les besoins de leur négoce, les commerçants sont souvent plus complaisants que les autres citoyens… — Essaye toujours », acquiesça Nestor qui n’y voyait pas d’inconvénient du moment qu’il ne risquait rien en se tenant à distance. Sage précaution, car l’épicier interpellé ne répondit à la question de Charlot que par un mouvement saccadé, lequel eut pour effet d’envoyer une poignée de sel dans la bouche du questionneur qui bayait aux corneilles en attendant la réponse. Enfin, s’étant adressés à une agence de renseignements, les postulants à la place de robot apprirent ceci : « Un robot est un automate, mû mécaniquement, qui accomplit les gestes d’un être humain et qui est capable de mener à bien des besognes très compliquées. Dans cette ville, les robots servent de domestiques ou de fonctionnaires. Les personnes auxquelles vous vous êtes adressées sont des robots. »

Cette fois, Charlot et Nestor étaient fixés sur le sens du mot robot. « Et… qu’est-ce que ça mange, un robot ? avait demandé Charlot au commis de l’agence de renseignements. — Mais. ça ne mange rien, puisque c’est une machine. Le robot est mû, grâce à la cellule photo-électrique et l’utilisation des rayons infrarouges, avait répondu l’employé. — Il me vient une idée ! s’écria Nestor, — Dis-la, fit Charlot, — Puisqu’on demande un robot, tu seras ce robot ! — Tu… je… moi ?… — Pourquoi pas ? Essayons toujours ! » Les deux amis se rendirent au no 153 bis de la rue des Babas. Mme Gâtesauce reçut très aimablement Nestor qui portait Charlot dans ses bras. « Ah ! s’écria-t-elle. Vous m’apportez le robot que je demande ? — Lui-même, madame ! Article soigné, mécanisme inusable, parfaitement au point. Ce sera mille francs, parce que c’est vous ! » Nestor empocha l’argent, fit un petit signe d’adieu à Charlot et s’éclipsa en se frottant les mains d’une si bonne aubaine.

Charlot se mit aussitôt en devoir d’exécuter les ordres de sa patronne. « Suis-moi ! » lui commanda cette dame en lui braquant dans les yeux les rayons d’un petit appareil électrique qu’elle tenait en main. Arrivée dans la cuisine, Mme Gâtesauce dit à Charlot : « Voilà ma domestique-robot tu remplaces, Je suis obligée de m’en séparer parce qu’elle boit, Elle vide sa bouteille de rayons infrarouges dans sa journée. Aussi est-elle, du matin au soir, en complet état d’ébriété. Ton premier travail de robot à mon service va consister en ceci : empoigne-moi cette ivrognesse et jette-la à la ferraille ! » Charlot ne répondit pas, parce que les robots, si perfectionnés soient-ils, ne sont pas doués de la parole. Mais, pour obéir aux ordres de sa patronne, il voulut appréhender la servante-robot, pour aller la jeter sur le tas d’ordures le plus proche. Mal lui en prit. La femme-mécanique qui cuvait ses rayons infrarouges dans un coin de la cuisine se dressa d’un bond et assena un grand coup de bouteille sur le crâne de son remplaçant.

Charlot se retint à temps pour ne pas pousser un cri de douleur intempestif. Il se contenta de s’écrouler sur les carreaux de la cuisine. « Ah ! mon Dieu ! s’écria Mme Gâtesauce. Elle va me l’abimer ! Un robot qui me coûte mille francs ! Si cette enragée continue, cela finira certainement très mal ! » De fait, le robot femelle bondissait dans la pièce, piétinant son successeur. « Heureusement que cette femme en ferraille n’est pas très lourde ! se disait Charlot. Sans cela, elle m’aurait déjà réduit à l’état de galette ! Ah ! je commence à regretter d’avoir accepté l’idée saugrenue de Nestor, Pas si saugrenue que cela, pour lui. Le fourbe a encaissé dix beaux billets de cent francs, et moi rien du tout. Et, où encaisserai-je la part qui me revient dans la combinaison ? Nestor ne m’a pas dit où je pourrais le retrouver… » Pendant qu’il monologuait ainsi en aparté, la domestique-robot s’apprêtait à finir sa carrière en beauté. Survoltée, elle éclata. Et tous les rouages dont elle était formée se dispersèrent dans la pièce.

Les robots étant des automates, c’est-à-dire des simples machines seulement un peu plus perfectionnées que les autres, n’ont pas besoin de confort. Charlot devenu domestique-robot passa donc la nuit dans un cabinet de débarras, entre l’aspirateur de poussière, la cireuse électrique et un vieux fourneau à gaz dont on ne se servait plus. Au matin, ; Mme Gâtesauce, sa patronne, vint le trouver et lui commanda : « Allons, viens déjeuner ! » Charlot se retint à temps pour ne pas s’écrier : « Ce n’est vraiment pas de refus ! » Mais les robots ne parent pas. Du reste, il n’eut pas lieu de remercier la dame du petit déjeuner qu’elle lui offrait, car il s’agissait simplement d’une alimentation électrique obtenue en lui branchant l’estomac sur une prise de courant. Après quoi, ayant encore un peu plus faim qu’avant, il dut servir à sa patronne un repas suffisant pour dix personnes, repas auquel il se trouva, de par son service, contraint d’assister.

Quand la dame fut rassasiée, elle mit son chapeau et, plaçant dans la main de Charlot un sac à provisions, elle lui commanda de la suivre. « Nous allons faire le marché », lui expliqua-t-elle, Charlot suivit docilement, car il avait son plan. Chemin faisant, Mme Gâtesauce dut s’arrêter plus de vingt fois pour présenter son nouveau robot à des commères de sa connaissance. « Oh ! qu’il est mignon ! » disaient les unes. « On dirait qu’il est vrai ! » disaient d’autres, Et toutes de conclure : « Il ne lui manque que la parole ! » ce qui était vrai, en apparence, du moins. À toutes, Mme Gâtesauce conseillait : « Surtout, n’y touchez pas ! » Chez le charcutier, la dame fit l’acquisition de 2 m. 75 de cervelas qu’elle mit dans le sac à provisions. Ah ! ces 2 m. 75 de cervelas, comme ils faisaient loucher Charlot ; à jeun depuis la veille ! Ils lui faisaient venir l’eau à la bouche ! Ils exaspéraient encore sa faim ! Dire qu’il les avait là à portée de sa main et qu’il ne pouvait pas y toucher, mordre dedans, satisfaire sa faim, en un mot ? Parce qu’il perdrait sa situation de robot ?

La belle affaire vraiment ! Il se rendait compte que, de toute façon, il ne pourrait continuer à jouer plus longtemps ce rôle ridicule. Pour faire un bon robot, il faut n’avoir ni estomac, ni entrailles ! Or, Charlot avait tout cela qui le rappelait à l’ordre, Alors ? Alors, il profita de ce qu’il se trouvait dans une rue déserte, seul avec Mme Gâtesauce pour coiffer celle-ci du filet à provisions, dans l’intention de l’aveugler, juste le temps qui lui était nécessaire pour prendre ses jambes à son con et disparaitre. Ce qu’il fit aussitôt, en soutenant ses forces par l’absorption des cervelas. Il en avait déjà mangé 1 m. 92 quand il s’arrêta net devant un monsieur très bien mis qui s’apprêtait à entrer dans un grand restaurant. Ce monsieur, c’était Nestor, habillé de neuf, grâce aux mille francs de Mme Gâtesauce. « Très content de te voir ! dit Nestor, faisant contre fortune bon cœur. — Content ou pas, offre-moi à déjeuner ! Au dessert, nous réglerons nos comptes ! » riposta Charlot.

Charlot dit à Nestor : « Non, non et non ! J’en ai assez du métier de robot. À l’avenir, je ne consentirai à jouer ce rôle ingrat à aucun prix ! Du reste, nulle puissance au monde ne pourrait m’y obliger. — C’est parfaitement exact ! l’interrompit un vieux gentleman qui entrait ainsi, de plain-pied, dans la conversation des deux amis. Mais, ajoutait-il, si la place de majordome chez moi vous convient ; je vous l’offre volontiers. — Entendu ! » accepta Charlot : Et, prenant congé du trop pratique Nestor, il suivit le vieillard. Chemin, faisant, celui-ci lui expliqua : « Ce ne sont pas des domestiques ordinaires que vous aurez à commander… — Ah ! fit Charlot, ils ont deux têtes et quatre mains ? — Non. Maïs ce ne sont pas des êtres humains. — Alors, il s’agit de robots ? — Précisément| Mais, nous voici arrivés ! » Le vieux monsieur appuya, du bout de sa canne, sur le bouton de la porte, en criant : « Sésame, Ouvre-moi ! » Sésame — c’était le portier — obéit.

C’est-à-dire que, d’une violente poussée, il fit sortir la porte de ses gonds et elle tomba sur le maitre. Charlot constata à haute voix : « Ce portier fait bien mal son service. Il est temps que je vienne secouer les puces à ce mauvais serviteur ! » Le robot ne prit pas cette menace au sérieux. Comme il était de fabrication entièrement métallique, il ignorait ce que c’était que d’avoir des puces. Du reste, il avait autre chose à faire que d’écouter des remontrances. Il avait décidé, dans sa tête, pourtant sans cervelle, de se mettre en révolte contre tout commandement, d’où qu’il vint. Et, pour montrer à son patron cette volonté nouvelle, il tomba sur lui à bras raccourcis, Naturellement, Charlot prit de suite la défense du gentleman, comme c’était son devoir. Et les coups de badine se mirent à pleuvoir sur la carcasse métallique du robot : « Ne l’abimez pas ! » protestait le vieux monsieur qui tenait à un personnel… qu’il avait payé très Cher au fabricant. Sans l’écouter, Charlot ne lâcha le robot que lorsqu’il en fut venu complètement à bout. Pour lui faire lâcher prise, il fallut l’intervention de Pulchérie, la cuisinière en acier chromé.

Cette femme-robot — ou ce robot femelle, comme l’on voudra — se solidarisait avec l’homme-robot. Par ses soins, Charlot reçut donc toute une casserolée de soupe aux poireaux en pleine figure. « Encore heureux qu’elle n’est que tiède ! » constata le majordome. Et il empoigna cette virago mécanique par le bout du nez, dans l’intention de lui administrer une volée de coups de badine, histoire de la remettre à la raison. Alors, du fin fond du jardin qui se trouvait derrière la maison accourut le robot-jardinier, suivi du groom-robot-négrillon. Charlot reçut, sur le crâne, un formidable coup de bêche, heureusement amorti par son épaisse chevelure frisée. Quant au groom-robot-négrillon, il prouva à Charlot qu’il n’ignorait aucune des finesses de la boxe. « Mais… c’est une révolution ! » gémissait le maître de la maison qui commençait à reprendre ses sens. Charlot, lui, se contentait de grommeler : « Ah ! mais… je vais me fâcher | Qu’on ne me pousse pas à bout !… »

Il y avait à peine cinq minutes que Charlot était installé dans son nouveau métier de majordome qu’il le regrettait déjà amèrement, Il gémissait : « Commander à des êtres humains, c’est relativement facile. Il suffit de beaucoup d’autorité et d’un peu de doigté. Mais, qu’attendre de bon de serviteurs mécaniques, découpés dans de l’acier chromé, et qui ont, dans la tête, un moteur en guise de cerveau ? Et, quand ce moteur se détraque, ce qui me semble être le cas, comment arriver à leur faire entendre raison ? » En monologuant ainsi n’allez pas croire que Charlot faisait du surplace. Les robots ne lui en laissaient pas le loisir. Comme s’ils avaient compris que ce personnage allait avoir un droit de regard sur leurs faits et gestes, ils s’employaient à le mettre à mal. Charlot dut pénétrer dans un cabinet noir et s’y enfermer. Puis, pour se remettre un peu de tant d’émotions, il alluma une cigarette. Grave imprudence que ce simple geste.

Car, dans ce réduit, il y avait une servante-robot, occupée à s’enivrer avec le contenu d’un bidon d’essence. L’inévitable se produisit. Une violente explosion ébranla jusqu’aux assises de la maison. Charlot fut projeté dans les airs, cependant que la servante-robot, complètement démantibulées, terminait là sa carrière de domestique mécanique. Par solidarité sans doute, les quatre autres robots se détraquèrent à leur tour. Il est vrai que leur patron les y aida puissamment. Cette révolution domestique l’avait mis hors de lui. Il tomba à bras raccourcis sur le portier Sésame, la cuisinière Pulchérie, Larose le jardinier et le petit groom négrillon qui aurait répondu au nom de Bamboula s’il avait été doué de la parole. Bientôt, toutes ces personnalités si intéressantes et qui faisaient si grand honneur au génie humain qui les avait créées ne furent plus qu’un amas de pièces détachées, tout juste bonnes à être vendues à vil prix chez un brocanteur de la foire à la ferraille.

« Retournez au néant d’où vous sortez… et d’où vous n’auriez jamais dû sortir ! » rugissait le vieux monsieur, hors de lui. S’adressant à Charlot, il lui dit : « Votre contrat est rompu. N’ayant plus de personnel domestique, je n’ai que faire d’un majordome. Voici un mois de gages. Avouez que vous n’y perdez pas. Un mois d’appointements pour une demi-heure de travail, ce n’est pas trop mal payé ? — En effet, approuva Charlot. Pourtant, il faut convenir que ce n’est pas un travail ordinaire ? — J’en conviens ! Ah ! au fait… en vous en allant, rendez-moi donc le service de me débarrasser de tont ce matériel inutilisable. Vous en ferez ce que vous voudrez, je vous l’abandonne ! » Charlot mit tout ce qui restait des robots dans une grande caisse et prit congé. Malgré ses talents commerciaux, il ne put parvenir à vendre ses domestiques en pièces détachées. Aucun brocanteur ne voulut de cette ferraille. En désespoir de cause, Charlot se rendit à la mairie et les fit inscrire au chômage, en même temps que lui.

Une fois de plus, Charlot était chômeur et, pour ne pas changer, aussi désargenté qu’on peut l’être quand on n’a pas un sou en poche. Donc, il déambulait à travers la ville, à la recherche d’une situation, lorsqu’il s’entendit héler : « Hep ! jeune homme ! » lui disait une voix toute proche. Charlot en fut d’autant plus intrigué que la rue était déserte. Personne autre que lui n’en arpentait le trottoir, personne non plus ne se voyait sur le banc. Et pourtant, c’était de là que partait la voix qui disait à Charlot : « Asseyez-vous sur ce banc ! » Instinctivement, Charlot obéit. Aussitôt, la voix reprit, d’un ton colère : « Pas sur moi, idiot ! À côté, il y a de la place ! » Notre héros avait eu la sensation, en effet, de s’asseoir sur les genoux d’une personne assise elle-même sur le banc, Et cette personne supposée reprit : « Marchons plutôt et suivez-moi ! Mais faites donc attention, maladroit ! Vous me donnez des coups de pied dans les jambes ! » Charlot, comme tout le monde, avait entendu parler du fameux « homme invisible ».

Mais il supposait qu’il n’existait que dans l’imagination puissante d’un romancier génial. Et voilà qu’il avait affaire à lui, qu’il le suivait, sur son ordre, et qu’il pénétrait à sa suite dans son cabinet de travail. Cela tenait du prodige. Ce qu’il vit par la suite ne l’étonna pas moins. Vous allez voir ce que vous allez voir ! » annonça la voix, Charlot vit un flacon évoluer tout seul au-dessus d’une cuvette remplie d’un liquide incolore. Il entendit le clapotis caractéristique d’un lavage de mains et, tout à coup, il vit distinctement ces mains se promener dans le vide. Second clapotis dans la cuvette, annonciateur d’un débarbouillage de visage. Presque aussitôt apparut la figure hilare d’un homme déjà âgé. « Comment me trouvez-vous, mon garçon ? » demanda cet homme en pièces détachées. Charlot répondit, sans hésiter : « C’est de la magie ! » Rien de plus fantasmagorique, en effet, que cette vision d’une tête sans corps, de deux mains sans bras se promenant dans la pièce.

La tête dit encore : « Je vous ai assez intrigué, mon ami. Comme j’ai l’intention de vous prendre à mon service en qualité de garçon de laboratoire, il est temps que vous sachiez que votre patron est un homme normal, parfaitement constitué de la tête aux pieds, et inversement. Si je puis me rendre invisible à de certains moments, c’est grâce à un secret que j’ai arraché à la nature, au cours de mes travaux de chimie. » Ayant ainsi parlé, la tête se tut et les mains entrèrent en action pour exécuter les mouvements de quelqu’un qui se déshabille. Et le professeur Picrate, car c’était lui, apparut aux yeux de Charlot, vêtu seulement d’un maillot de bain. « Le reste de mon costume, dit-il, c’est cette combinaison que je fais réapparaître, simplement, en la trempant dans ce liquide, le même que celui de la cuvette, liquide ayant la propriété de remettre les choses au point, « C’est prodigieux ! » avoua Charlot, dont Les connaissances en chimie se bornaient à l’effet du sel marin mis sur le bout de la langue.

Avec le professeur Picrate, Charlot n’était pas au bout de ses étonnements. À peine venait-il de prendre auprès lui de ses fonctions de garçon de laboratoire que ce savant génial le conviait à admirer les effets de la puissance du liquide de son invention destiné à rendre invisibles choses et gens. « Voyez, lui dit-il, j’ai rempli de ce liquide cette seringue-vaporisateur. J’en projette un léger nuage sur ce pot de fleurs et voici le résultat. Eussiez-vous la puissante vue du lynx qu’il vous serait impossible de voir l’ornement floral qui garnissait cette commode. — Ça, c’est plus fort que tout ! » s’écria Charlot au comble de l’admiration. Aussi n’eut-il plus qu’un désir en tête : s’emparer de la seringue-vaporisateur afin de l’expérimenter à son tour, à tort et à travers, au gré de sa fantaisie. L’occasion de réaliser son désir ne se fit pas trop attendre, le professeur Picrate s’étant endormi pour sa sieste quotidienne. Charlot prit la seringue et la porte en même temps en proclamant :

« On va rigoler cinq minutes ! » Dans la rue, il vit un monsieur et une dame en grande conversation. « Tentons l’expérience ! » se dit-il. Il s’arrangea pour opérer sans être vu ce qui lui fut assez facile du fait que ses futures victimes étaient si fortement absorbées par les petits potins du quartier qu’elles ne prêtaient aucune attention à ce qui se passait autour d’elles. Quelques coups de la seringue-vaporisateur suffirent à transformer les deux bavards. « Ciel ! que vous est-il donc arrivé ? demanda la dame. — Ben, et à vous ? » S’écria le monsieur. Il est vrai que certaines parties de leur individu étant devenues invisibles, il y avait de quoi s’étonner à la vue de ce qui en restait, Charlot ne s’éternisa pas à contempler ce spectacle et il alla porter plus loin ses expériences. Par la fenêtre ouverte d’un rez-de-chaussée, il lui fut donné d’admirer une scène touchante d’intimité. Il s’agissait d’un neveu qui venait offrir, avec ses vœux de santé et de bonheur, quelques fleurs à sa bonne tante à héritage dont c’était justement l’anniversaire.

Il avait préparé un compliment qui se terminait par ces mots : « Si vous pouviez, ma chère et vénérée tante, vous installer au milieu de ce bouquet, cela ferait une fleur de plus. » D’un coup de seringue-vaporisateur, Charlot réduisit à néant ce beau discours en rendant les fleurs invisibles et, ne voyant que les tiges, et outrés de cette plaisanterie, la tante coiffa son neveu de son mépris et d’un vase destiné à recevoir le bouquet attendu. Charlot s’en alla sur la pointe des pieds. Plus loin, il vit un gangster pris de frayeur à l’idée du châtiment qui l’attendait pour le cas où il serait pris, après le mauvais coup qu’il projetait, « Je joue ma tête ! » laissa-t-il échapper tout haut. Charlot entendit cet aveu. D’un jet du vaporisateur, il rendit invisible cette face de brute. « Malédiction ! je suis décapité d’avance ! » s’écria le gangster en se voyant dans une glace. « C’est très amusant | » dit Charlot.

Charlot était tout guilleret : grâce à la seringue-vaporisateur qu’il avait prise au professeur Picrate, il se payait une pinte de bon sang. Quoi de plus amusant, en effet, que d’envoyer, sur les objets et les gens, un nuage de ce liquide extraordinaire qui avait la propriété de rendre ces gens et ces objets invisibles à tous les yeux. Et voici encore une occasion de se divertir. Cette fois, ce sera aux dépens de ce patron charcutier qui vient livrer à Mme Lacasserole une superbe tête de cochon destinée à être convertie en fromage. Ce commerçant en andouillettes était un farceur : « Comment trouvez-vous ma tête ? » demandait-il à sa cliente, en levant la tête du porc à la hauteur de la sienne. Mme Lacasserole, qui ne manquait pas d’esprit, lui répondit : « Je trouve qu’à force d’exercer votre métier, vous finissez par ressembler à vos victimes ! » Et c’était vrai, Charlot ayant, d’un coup de seringue-vaporisateur, rendu invisible le chef du charcutier, Il devait faire mieux encore.

Vint à passer un cavalier chevauchant un coursier fringant. L’air arrogant de ce cavalier eut le don de porter sur les nerfs de Charlot. « Oh ! là, là ! marmonna-t-il. Il en fait des manières parce qu’il est monté sur un alezan en chair et en os, quand tant de gens doivent se contenter d’un tour de chevaux de bois à la fête ! Attends un peu, mon bonhomme ! Je vais te couvrir de ridicule ! Si, après cela, tu ne te dépêches pas de rentrer à l’écurie, c’est que ton orgueil compte pour rien l’opinion de tes concitoyens | » Un jet du fameux liquide du professeur Picrate suffit à rendre invisibles les pattes de derrière du cheval. Cela causa un grand émoi et un compréhensible mouvement de curiosité parmi les passants. « Vous avez vu, agent ? interrogea une dame. Ce cheval marche sur deux pattes ? — Mais… c’est que c’est pourtant vrai ! constata le policier. M’est avis que cet animal est un phénomène plus phénoménal ! » Charlot ne voulut pas s’en tenir là. Grisé par le succès, il décida de parfaire son œuvre en supprimant tout simplement les pattes de devant du cheval, comme il avait supprimé celles de derrière.

Ainsi les foules émerveillées pourraient-elles contempler un coursier évoluant à travers la ville sans pattes du tout. Pour cela, il suffisait d’un second coup de vaporisateur. Il n’eut pas le temps de le donner. Le cheval était très ombrageux. Sentant quelqu’un derrière lui, ce qu’il détestait par-dessus tout, il se mit à ruer avec violence. « Malédiction ! s’écria Charlot. Si l’on ne voit pas ses pattes, on les, sent ! « Et il se mit à courir pour ne s’arrêter que lorsqu’il fut en dehors de la ville. À l’entrée d’un village, passant sur un pont, il jeta dans la rivière la seringue-vaporisateur. Et, dès qu’il en fut débarrassé, il se rendit compte que ces aventures étaient trop extraordinaires pour être vraies, et qu’il avait rêvé tout cela, y compris l’existence du professeur Picrate, émule du fameux Homme invisible.

Une situation de chômeur qui s’éternisait laissait à Charlot de nombreux loisirs, qu’il utilisait en promenades. Le plus souvent, c’était dans la campagne qu’il passait son temps. Certain jour, il y fut témoin invisible d’une action qui témoignait, de la part de son auteur, de plus d’imagination que d’honnêteté. Une paysanne devant sa porte se lamentait, parce qu’elle venait de trouver le petit cochon qu’elle engraissait pour la Noël, terrassé par une de ces maladies qui ne pardonnent pas. C’était une perte sèche. « Qu’à cela ne tienne ! se dit-elle. Il faudra bien que quelqu’un me dédommage de cette perte ! » La route était en voie de goudronnage. La paysanne peignit, avec du goudron, deux raies parallèles sur le cadavre du défunt goret. Puis elle guetta le passage d’un automobiliste. Dès que celui-ci eut dépassé la bicoque de la vieille, celle-ci plaça le cochon au milieu de la route et cria : « À l’assassin ! » Le chauffeur stoppa, vint aux renseignements et paya sans murmurer ce qu’on lui réclamait pour ce meurtre supposé.

Quand il se fut éloigné, Charlot se montra : « Bien joué ! dit-il à la paysanne. Mais, je suis censé n’avoir pas vu votre petit manège et je ne vous dénoncerai pas. En revanche, s’il me prenait la fantaisie de me faire écraser moi-même — Car je ne possède pas de pourceau — et que vous en soyez témoin, je vous prie de ne pas me faire avoir d’histoires ! » La paysanne promit, et les deux larrons se séparèrent enchantés l’un de l’autre, La vue d’un épouvantail à moineaux donna à Charlot l’idée et l’occasion de mettre sur-le-champ son coupable projet à exécution. Ce mannequin représentait un personnage dé corpulence anormale. Pour le faire, on avait bourré de paille une espèce de combinaison de toile du plus grand format. Charlot s’y inséra, la rembourra de la dite paille, sauf à deux endroits qu’il marqua de deux raies peintes au goudron, de façon à simuler l’écrasement par les quatre roues d’une auto.

Ceci fait, Charlot s’établit derrière un arbre, en bordure de la route nationale. Là, comme l’araignée dans la toile guette la mouche imprudente, il guetta le passage de celui qui devait le couvrir d’or. Charlot le désirait le moins clairvoyant possible, afin de lui faire avaler cette couleuvre, sans contestation possible. Il le trouva en la personne d’un vieux monsieur tout glorieux de ce qu’il croyait faire du cent à l’heure, alors que sa petite voiture marchait à peine à 12 kilomètres. Dès qu’il fut passé, Charlot se coucha en travers de la route et se mit à crier : « Au secours ! À l’écraseur ! À l’assassin ! Qu’on l’emprisonne ! Qu’on le pende ! Qu’on le mette sur la chaise électrique ! — Calmez-vous ! implora le vieil automobiliste accouru à cet appel. Calmez-vous.… je vais vous indemniser ! » Et, sans prendre la peine de constater les blessures qu’il avait pu occasionner à Charlot, il lui mit un billet de mille francs dans la main, en lui disant : « Prenez ceci, et soignez-vous bien ! Oh ! ça va déjà beaucoup mieux ! » l’assura le maître fourbe.

C’était au plein cœur de l’été. « Nom d’une pipe ! s’écria Charlot. Ce qu’il fait soif ! Je m’offrirais volontiers un demi de bière, à la terrasse d’un café, si mes moyens me permettaient cette dépense superflue. Mais voilà… » Ce « voilà » voulait dire que Charlot était, ruiné, une fois de plus. Ah ! il était loin le billet de mille donné par le vieil automobiliste qui l’avait soi-disant écrasé ! À défaut de bière Charlot eût volontiers dégusté un de ces cornets de crème glacée — vanille, framboise ou café — que débitait ce commerçant, moyennant la modique somme d’un franc, Un de ces cornets de crème glacée dans le genre de celui qu’une dame venait d’acquérir en versant ses vingt sous. Et pourquoi pas celui-là même ? Oui, au fait, pourquoi pas ? Charlot prit la friandise des mains du glacier, avala la crème glacée d’un trait, comme il eût fait d’un bock, et coiffa du cornet de pâte le nez de la dame qui réclamait son bien d’une façon tellement insistante, qu’elle en devenait déplacée.

« Vous comprenez, madame, dit Charlot dignement, vous finiriez par me faire remarquer et cela m’est très désagréable ! » Remarqué, il l’était déjà par le glacier. Cet honorable commerçant se jugeait responsable du préjudice causé à sa cliente, à qui il n’avait pas su remettre le cornet en mains propres. Après s’être chargé d’un gros bloc de glace à rafraîchir destiné à la fabrication de ses sorbets, il s’élança à la poursuite du délinquant. « Où est-il ? Où est-il ? » demandait ce brave homme à tous les échos. Naturellement, il ne recevait aucune réponse à sa question. Et il allait renoncer à sa vengeance, quand il aperçut celui qu’il cherchait : « Ah ! ah ! ricana-t-il, puisque tu aimes la glace, en voilà ! » Le bloc d’eau congelée, lancé d’une main sûre, glissa sur la chaussée et vint buter contre les talons de Charlot qui, instinctivement, sauta en l’air.

Charlot retomba sur le bloc de glace qui n’arrêta pas pour cela sa course glissante. Rivé par la semelle de son soulier à ce piédestal frigorifié, Charlot se laissa véhiculer. Il traversa ainsi une rue, à un endroit qui n’était pas muni de clous. De l’autre trottoir, arrivait en sens inverse un gamin plongé dans la lecture de Junior. À ce moment, un motocycliste s’engageait à toute allure dans cette rue où passaient peu de voitures. « Ah, mon Dieu ! Mon pauvre Boby ! » s’écria une jeune femme, la maman du gosse, sans nul doute. Eh bien, elle en fut quitte pour la peur. Grâce à Charlot, celui-ci passa de justesse devant le motocycliste, empoigna le dénommé Boby au passage et le remit à sa maman. Voilà comment notre héros fut amené à faire une bonne action, du fait qu’il en avait commis une mauvaise un peu auparavant.

Mme Landormie, la maman du petit garçon que Charlot avait sauvé par miracle d’un accident véritable, s’enquit de la situation du sauveteur. « Je n’en ai aucune, chère madame, assura Charlot, Et j’accepterais volontiers celle qui se présenterait : cantonnier, garçon de café, ambassadeur — Voulez-vous être bonne d’enfant ? lui demanda cette dame. — Ma foi, je n’avais jamais songé à cela, mais… je n’y vois aucun inconvénient : » Ce fut ainsi que Charlot fut engagé pour veiller sur Boby Landormie, jeune boy de huit ans, docile, mais étourneau, ce Qui lui procurait l’occasion, malgré sa bonne nature, de faire plus de tours que de miracles, Charlot s’en aperçut dès leur première sortie, Boby, ayant voulu jouer au football dans une rue peu passante, envoya son ballon dans un carreau qui ne résista pas à cette accolade. Le ballon en profita pour aller voir ce qui se passait dans cet appartement où son jeune propriétaire l’envoyait.

Charlot décida de l’aller Chercher. Mais il sonna en vain. Personne ne vint ouvrir, malgré les coups de sonnette répétés et les réclamations de Boby qui demandait son bien sur l’air des Lampions : « Mon ballon ! Mon ballon ! Mon ballon ! — Je le vois, ton ballon, assurait Charlot. Il est là, au milieu de la pièce, Ma toi, tant pis ! Puisqu’on ne m’ouvre pas je vais le chercher ! » Charlot ôta les morceaux de verre qui restaient du carreau et il entra dans la maison par cette ouverture. Aussitôt, il se trouva en présence du locataire que le bruit avait réveillé de sa sieste. Une discussion violente mit les deux hommes aux prises, le locataire s’insurgeant contre cette violation de domicile et Charlot réclamant le bien de Boby, en sa qualité de nurse. « Ce ballon, je le confisque ! rugit le locataire. Tout ce qui est chez moi est à moi ! Possession vaut titre. Mieux vaut tenir que courir… »

Mais, pendant que ce monsieur mal éveillé débitait ses proverbes, Charlot s’était emparé du foot, l’avait jeté à Boby et était sorti de l’appartement par où il était entré. Le ballon avait été crevé par un éclat de verre. Boby s’empressa d’aller le remplir d’eau à une fontaine proche. À quel mobile obéissait-il ? N’était-ce pas plutôt Charlot qui lui avait prestement soufflé une idée diabolique, une dernière occasion pour s’amuser encore une fois avec ce jouet hors d’usage ? Toujours est-il que Boby vint placer le ballon sous la fenêtre. À ce moment, le locataire regardait justement à la fenêtre, à l’endroit du carreau cassé. En voyant le foot presque à portée de sa main, il se mit à ricaner. Puis, passant tout le buste par l’ouverture béante, il tomba les paumes en avant sur le ballon. L’eau que contenait celui-ci lui gicla au visage et produisit sur sa colère un effet apaisant, On s’expliqua. Au nom de Mme Landormie, sa patronne, Charlot paya le carreau cassé. Et l’on se quitta bons amis.

FIN
R. Thomen.