Charles Delagrave (p. 173-181).

XXIX

LES HIRONDELLES

Paul. — Des tribus entières d’auxiliaires, pics, sittelles, torcols, grimpereaux, mésanges, troglodytes, roitelets et bien d’autres, s’adonnent à la chasse patiente qui recherche les œufs dans les rides des écorces et les paquets de feuilles, les larves entre les écailles des bourgeons et dans la vermoulure du bois, les insectes au fond des crevasses où ils se tiennent tapis. Dans ce genre de chasse, l’oiseau n’a pas à courir sur un gibier, à rivaliser avec lui de vitesse ; il lui suffit de savoir le découvrir au gite. À cet effet, il lui faut œil perspicace et bec effilé ; les ailes ne viennent qu’en seconde ligne. Voici maintenant d’autres tribus qui se livrent à la grande chasse aérienne, qui poursuivent au vol, dans les plaines de l’air, moucherons, phalènes, teignes, cousins, scarabées. Il leur faut un bec court, mais très largement ouvert, qui happe sûrement les moucherons au passage, malgré les incertitudes d’un élan non toujours maîtrisé, un bec où la proie s’engouffre toute seule sans que l’oiseau ralentisse un instant son essor, enfin un bec visqueux à l’intérieur, et tel qu’un petit papillon ne puisse l’effleurer de l’aile sans rester pris à la glu. La gueule de la chauve-souris, cet autre ardent chasseur au vol, la gueule de la chauve-souris fendue d’une oreille à l’autre, en doit être le modèle pour l’ampleur d’ouverture. Mais il faut avant tout des ailes infatigables, rapides, que ne lasse pas la fuite désespérée d’un gibier lancé à toute vitesse, que ne surprenne pas l’essor tortueux d’une phalène aux abois. Bec démesurément fendu, ailes excessives, tel doit être en résumé l’oiseau des grandes chasses aériennes.

En tête est l’hirondelle, chauve-souris du plein jour, comme la chauve-souris est l’hirondelle des premières ombres de la nuit. L’une et l’autre chassent les insectes volants ; elles les poursuivent en des allées et des venues sans fin, croisées et recroisées de mille façons ; elles les gobent dans leur large gosier et passent outre sans un instant d’arrêt. Mais de combien l’hirondelle l’emporte en grâces de formes, en prestesse de vol, sur son collaborateur nocturne, la triste chauve-souris ! Si la comparaison est possible pour les services rendus et la manière de chasser, sous tout autre rapport elle n’est plus permise.

« Le vol est l’état naturel de l’hirondelle, je dirais presque son état nécessaire. Elle mange en volant, elle boit en volant, se baigne en volant et quelquefois donne à manger à ses petits en volant. Elle coule dans l’air sans effort, avec aisance ; elle sent que l’air est son domaine ; elle en parcourt toutes les dimensions et dans tous les sens, comme pour en jouir dans tous les détails, et le plaisir de cette jouissance se marque par de petits cris de gaieté. Tantôt elle donne la chasse aux insectes voltigeants, et suit avec une agilité souple leur trace oblique et tortueuse, ou bien quitte l’un pour courir à l’autre, et frappe en passant un troisième ; tantôt elle rase légèrement la surface de la terre et des eaux, pour saisir ceux que la pluie ou la fraîcheur y rassemble ; tantôt elle échappe elle-même à l’impétuosité de l’oiseau de proie par la flexibilité preste de ses mouvements. Toujours maîtresse de son vol dans sa plus grande vitesse, elle en change à tout instant la direction ; elle semble décrire au milieu des airs un dédale mobile et fugitif, dont les routes se croisent, s’entrelacent, se fuient, se rapprochent, se heurtent, se roulent, montent, descendent, se perdent et reparaissent pour se croiser, se rebrouillerHirondelles de fenêtre volant et martinet accroché à un rocher.
Hirondelles de fenêtre volant et martinet accroché à un rocher.
encore de mille manières, et dont le plan, trop compliqué pour être représenté aux yeux par l’art du dessin, peut à peine être indiqué à l’imagination par le pinceau de la parole[1]. »

Nous avons en France trois espèces d’hirondelles. La plus répandue est l’hirondelle de fenêtre, noire dessus avec des reflets bleus, blanche dessous et au croupion. Elle construit son nid aux angles des fenêtres, sous les rebords des toits, sous les corniches des édifices. Ses matériaux sont la terre fine, principalement celle que les vers rejettent en petits monceaux dans les prairies et les jardins après l’avoir digérée. L’hirondelle l’apporte becquée par becquée, l’imbibe d’un peu de salive visqueuse pour lui communiquer la force de cohésion et la dispose par assises en une demi-boule accolée au mur et percée dans le haut d’une étroite ouverture. Des brins de paille enchâssés dans l’épaisseur de la bâtisse donnent plus de résistance à la maçonnerie de terre ; enfin l’intérieur est matelassé d’une grande quantité de fines plumes. La ponte est de quatre ou cinq œufs d’un blanc pur et sans taches.

Les nids servent plusieurs années de suite aux mêmes couples, qui les reconnaissent à leur arrivée au printemps et les remettent à neuf par quelques réparations. Si quelques-uns sont vacants, les propriétaires étant morts en terre lointaine, les nouveaux ménages en profitent.

Jules. — N’y a-t-il jamais querelle pour l’occupation des vieux nids ?

Paul. — Bien rarement. Les hirondelles aiment à vivre en société ; leurs nids se touchent parfois au nombre de quelques cents sous la même corniche. Chaque couple reconnaît sans hésitation ce qui lui appartient et respecte scrupuleusement la propriété d’autrui pour que l’on respecte la sienne. Il y a entre elles un vif sentiment de solidarité ; elles se portent assistance avec autant d’intelligence que de zèle. Il arrive parfois qu’un nid à peine achevé s’écroule, soit par défaut de cohésion du mortier employé, soit parce que les maçons, trop pressés, n’ont pas eu la patience de laisser sécher une assise avant d’en placer une autre, soit pour tout autre motif. À la nouvelle du sinistre, voisins et voisines accourent consoler les affligés et leur prêter assistance pour rebâtir. Tous se mettent à l’œuvre, apportant mortier de premier choix, pailles et plumes, avec un tel entrain qu’en deux fois vingt-quatre heures le nid est refait. Livré à ses seules forces, le couple éprouvé aurait mis la quinzaine pour réparer ce désastre.

Émile. — Voilà des oiseaux secourables, des oiseaux comme je les aime.

Paul. — Il y a mieux encore. Une hirondelle s’est étourdiment empêtrée dans quelques fils. Plus elle fait effort pour se libérer, plus elle s’enlace. La voilà en péril de mort, les ailes et les pattes liées. D’un cri d’angoisse, elle appelle ses compagnes au secours. Toutes accourent, se concertent bruyamment et font si bien du bec et des pattes qu’elles débrouillent le lacet et délivrent la captive. L’heureux événement est célébré par les plus chaleureux gazouillements d’allégresse. Voilà ce que j’ai vu moi-même, ici, dans le jardin, un jour que mère Ambroisine faisait blanchir au soleil le fil de chanvre qu’elle file à la quenouille.

Un auteur de renom[2] a été témoin d’un fait analogue. Je lui laisse la parole : « J’ai vu une hirondelle qui s’était malheureusement, je ne sais comment, pris la patte dans le nœud coulant d’une ficelle dont l’autre bout tenait à une gouttière. Sa force épuisée, elle pendait en criant au bout de la ficelle,Hirondelle de cheminée et son nid.
Hirondelle de cheminée et son nid.
qu’elle relevait par moments en voulant s’envoler. Toutes les hirondelles des environs s’étaient réunies, au nombre de plusieurs milliers. Elles faisaient nuage, toutes poussant le cri d’alarme et de pitié. Après une assez longue hésitation, une d’elles inventa un moyen de délivrer leur compagne, le fit comprendre aux autres, et en commença l’exécution. On fit place ; toutes celles qui étaient à portée vinrent à leur tour, comme à une course de bague, donner, en passant, un coup de bec à la ficelle. Ces coups, dirigés sur le même point, se succédaient de seconde en seconde, et plus promptement encore. Une demi-heure de ce travail suffit pour couper la ficelle et mettre la captive en liberté. Mais la troupe, seulement un peu éclaircie, resta jusqu’à la nuit, parlant toujours, d’une voix qui n’avait plus d’anxiété, comme se faisant mutuellement des félicitations et des récits. »

Encore celle-ci : « Un insolent moineau pénètre dans le nid d’une hirondelle, s’y trouve bien et veut définitivement s’y établir. Les propriétaires assaillent l’intrus ; mais le moineau, plus robuste de bec et protégé par les parois du nid, facilement repousse leurs attaques. Ah ! tu ne veux pas déguerpir ! Nous allons voir. L’une des deux hirondelles continue le blocus à l’étroite entrée du nid, l’autre va chercher du secours. Les voisins arrivent, jugent de la situation, délibèrent sur les moyens à prendre et reconnaissent qu’il leur est impossible de déloger par la force l’ennemi cantonné au fond du nid comme dans une forteresse. Un avis prévaut dans le conseil : si l’on ne peut lui prendre son nid, il faut au moins venger le propriétaire. Aussitôt décidé, aussitôt exécuté. Tandis que quelques braves postés à l’ouverture intimident le reclus par leurs cris, les hirondelles apportent leur mortier habituel, la terre détrempée de salive, et, petit à petit, ferment l’entrée du nid. »

Jules. — Qui fut sot ?

Paul. — Ce fut le moineau, claquemuré dans l’étroite prison. Il y périt.

Émile. — Attrape, voleur de nids !

Paul. — L’hirondelle de cheminée ou hirondelle domestique a le front, la gorge et les sourcils d’un roux marron, le dessus du corps noir avec des reflets violacés, le dessous blanc. On l’appelle hirondelle domestique, parce qu’elle recherche le voisinage de l’homme et niche jusque dans l’intérieur de nos habitations, de celles surtout où il y a peu de mouvement et de bruit. Les appartements abandonnés et toujours ouverts, les hangars et les remises, les avant-toits, le dessous des balcons, l’intérieur des cheminées élevées, sont ses emplacements préférés. Le nid est construit avec de la terre glaise gâchée, mélangée de paille et de foin, et garni intérieurement d’herbes sèches et de plumes. Sa forme est celle d’une demi-coupe pleinement ouverte en dessus. Les œufs sont au nombre de cinq. Ils sont blancs et tiquetés de petites taches brunes et violettes.

L’hirondelle de cheminée est la plus intéressante de la tribu. Elle est le gai compagnon du laboureur, l’hôtesse de la grange, tandis que l’hirondelle de fenêtre préfère les villes et les corniches des monuments. Son gazouillement est une douce chansonnette que le père, placé sur le bord du nid, répète à tout instant à la couveuse pour charmer les longues heures de l’incubation. On la trouve dans tous les pays du monde. Elle nous arrive de ses lointains voyages vers le 1er avril, une douzaine de jours avant l’hirondelle de fenêtre, un mois avant le martinet.

L’hirondelle de rivage est la plus petite et la moins répandue des trois. Elle a tout le dessus, les joues et une large bande sur la poitrine, d’un gris de souris ; la gorge et le ventre sont d’un blanc pur. Avec le bec et les griffes, bien faibles outils pour un aussi rude travail, si l’énergie d’un bon vouloir ne suppléait à la force, elle se creuse, dans les terrains sablonneux coupés à pic au bord des eaux, ou bien dans les carrières et les falaises escarpées, un trou de mine étranglé à l’entrée, sinueux dans son trajet et profond de près de deux pieds. La partie la plus reculée du souterrain s’élargit et reçoit une abondante couchette de paille, d’herbes sèches et de plumes entassées sans aucun art. Là reposent cinq ou six œufs blancs un peu transparents. L’hirondelle de rivage ne se pose jamais que sur les rochers, où elle s’accroche aisément avec ses ongles longs et pointus. Elle se tient de préférence au bord des eaux, qu’elle explore d’un vol rapide, allant et revenant sur les mêmes traces pour happer les moucherons qu’attire la fraîcheur.

Jules. — Les hirondelles, dit-on, font de longs voyages.

Paul. — Oui, toutes nos hirondelles, chaque année, changent de pays : non par humeur vagabonde, mais par nécessité. Bien d’autres oiseaux, principalement ceux qui se nourrissent d’insectes, sont dans le même cas. Les hirondelles, comme les chauves-souris, ont pour nourriture exclusive les insectes qui voltigent dans les airs. Quand viennent les froids, ces insectes manquent totalement. Que fait alors la chauve-souris pour se préserver de la mort par famine ?

Émile. — Elle s’endort.

Paul. — Elle ralentit, aux dernières limites du possible, le tirage du calorifère vital, de ce calorifère naturel, vous savez, qui produit en nous chaleur, mouvement et animation par la combustion du sang au moyen de l’air ; elle cesse à peu près de respirer, pour économiser le combustible emmagasiné dans ses petites veines et le faire durer jusqu’à la réapparition des insectes à la belle saison ; elle s’endort enfin au fond de quelque grotte, d’un sommeil qui ressemble à celui de la mort. Les oiseaux n’ont pas la faculté de ralentir ainsi la vie, de la suspendre momentanément ; ce sont les calorifères animés les plus actifs du monde, toujours en ardeur, toujours en tirage énergique, ainsi que l’exige le violent exercice du vol. Leur température, pendant l’hiver comme pendant l’été, est de quarante-deux degrés ; elle n’est que de trente-huit pour l’homme. Quand pareil foyer doit être entretenu sans jamais faiblir, allez donc songer à vous endormir des six mois durant, sous prétexte que la nourriture manque. C’est de toute impossibilité.

Que font alors les oiseaux ? Ne pouvant recourir au procédé de la chauve-souris, ils prennent une résolution hardie. Ils abandonnent le pays natal, bientôt dépeuplé d’insectes par le froid ; ils s’en vont bien loin, le cœur navré, mais avec l’espérance de revenir un jour ; ils émigrent, les forts réconfortant les faibles, les vieux, experts en voyages, guidant les jeunes, inexpérimentés ; ils s’organisent en caravanes et fuient vers le sud, vers l’Afrique, où les attendent nourriture abondante et soleil plus chaud ; sans autre boussole que l’instinct, ils franchissent la mer, la mer immense, où de loin en loin à peine surgit des eaux la halte d’un îlot ; beaucoup périssent dans la traversée, beaucoup arrivent exténués de faim, brisés de fatigue, mais enfin ils arrivent.

Jules. — Ce doit être un dur moment pour les hirondelles que celui du départ.

Paul. — Moment très dur, en effet, car l’oiseau s’arrache aux lieux aimés, aux lieux qui l’ont vu naître, pour affronter les fatigues et les dangers d’un voyage énorme, voyage dans l’inconnu pour le plus grand nombre. Le jour du départ est fixé en grande assemblée, vers la fin d’août pour les hirondelles de fenêtre et de rivage, plus tard, jusqu’en octobre, pour l’hirondelle de cheminée. Une fois l’époque arrêtée, les hirondelles de fenêtre s’attroupent plusieurs jours de suite sur le couronnement des édifices élevés. À tout instant, des bandes se détachent de l’assemblée générale pour tournoyer dans les airs avec des cris inquiets, revoir encore une fois le pays natal et lui faire les derniers adieux ; puis elles reviennent prendre place au milieu de leurs compagnes, et babiller sans doute de leurs espérances, de leurs appréhensions, tout en s’apprêtant à la grande expédition par un examen soigneux des plumes lustrées une à une. Après plusieurs répétitions de ces touchants adieux, un gazouillement plaintif annonce l’heure fatale. C’est le moment, il faut partir. D’un essor désespéré, les voyageuses s’élancent ensemble vers le sud.

Les hirondelles de cheminée se donnent rendez-vous, à l’époque du départ, sur un arbre défeuillé, et presque toujours par un temps pluvieux. La troupe émigrante se compose de trois à quatre cents. L’hirondelle de rivage fait route, d’habitude, avec elles pour l’aller et le retour.

  1. Guéneau de Montbéliard, dans Buffon.
  2. Dupont de Nemours.