Charles Delagrave (p. 129-138).

XXII

LES PICS

En face de la maison de l’oncle Paul est un bosquet de hêtres plusieurs fois séculaires, dont le branchage s’entrelace à une grande hauteur et forme une voûte continue de verdure supportée par des centaines de troncs lisses et blancs comme des colonnes. C’est là qu’en automne Émile et Jules vont chercher au milieu de la mousse des champignons de toutes les couleurs, pour les soumettre à l’oncle, qui leur apprend à distinguer les espèces bonnes à manger et les espèces malfaisantes. C’est là qu’ils chassent de beaux coléoptères : le cerf-volant, dont la grosse tête plate et carrée porte d’énormes pinces branchues ; les grands capricornes noirs, qui courent au coucher du soleil sur les branches mortes en recourbant leurs antennes noueuses, bien plus longues que le corps ; les saperdes, également empanachées de longues cornes, mais dont les élytres sont richement colorées tantôt de bleu cendré, tantôt de jaune ou de roux, avec des mouchetures et des rubans de velours noir. Une foule d’oiseaux de toute espèce ont choisi ce bosquet pour domicile. Le geai batailleur s’y querelle avec ses pareils pour un grain de faîne ; la pie y babille sur une haute branche, puis va s’abattre dans le pré voisin, hochant la queue et regardant autour d’elle d’un œil méfiant ; les corneilles s’y donnent rendez-vous pour leur assemblée du soir ; le pic y cogne les vieilles écorces pour en faire sortir les insectes et les happer de sa langue visqueuse. Entendez-le, il est à l’œuvre : toc, toc, toc. Si quelque chose le dérange dans son travail, il s’envole en jetant un cri : tiô, tiô, tiô, tiô, tiô, tiô, rapidement répété trente à quarante fois de suite et semblable à un bruyant éclat de rire.

« Quel est cet oiseau qui semble se moquer de nous en éclatant de rire lorsqu’il part ? » se demandaient un jour Émile et Jules, qui de leur fenêtre assistaient aux ébats des pics et des geais dans la ramée des hêtres. Jacques, le jardinier de l’oncle, les entendit tout en arrosant son carré de choux. Ayant bien disposé les rigoles pour la répartition de l’eau, il vint un moment sous la fenêtre causer avec les enfants.


Jacques. — Cet oiseau-là, voyez-vous, c’est le pic, à plumage vert avec la tête rouge. Il a plusieurs espèces de cris. S’il doit pleuvoir, il dit plieu, plieu, en traînant la voix d’une façon plaintive. Quand il travaille, pour se donner de l’entrain à l’ouvrage, il jette de temps en temps un cri dur : tiacacan, tiacacan, qui retentit dans toute la forêt. À l’époque des nids, il prononce le rapide tiô, tiô, tiô, que vous venez d’entendre.

Jules. — Il a donc maintenant son nid dans le bois de hêtres ?

Jacques. — Il travaille à le faire, car tout le matin je l’ai entendu cogner bien fort. Ce nid, voyez-vous, il le place au fond d’un trou qu’il creuse lui-même à coups de bec dans le tronc d’un arbre. C’est un fier bec, allez, que celui du pic. Il est si dur et si pointu, que l’oiseau craint toujours d’aller trop avant dans le bois. Après deux ou trois solides coups donnés, il court vite de l’autre côté pour voir si le tronc n’est pas percé de part en part.

Jules. — Ah bah ! vous voulez rire.

Jacques. — Du tout : on le dit comme ça, et puis j’ai vu souvent moi-même le pic s’empresser d’aller voir de l’autre côté du tronc.

Jules. — Le pic doit avoir un autre but que de s’assurer que l’arbre n’est pas transpercé. Je le demanderai à l’oncle.

Jacques. — Demandez-lui aussi s’il connaît l’herbe du fer, avec laquelle le pic se frotte le bec pour le rendre plus dur que l’acier.

Jules. — Votre herbe du fer me parait bien être un conte.

Jacques. — On le dit comme ça, voyez-vous ; par moi-même, je n’en sais rien. On dit que c’est une herbe d’une grande rareté, que le pic va chercher dans les montagnes les plus sauvages pour se durcir et s’aiguiser le bec. Tout ce qui est touché par cette herbe prend la dureté du meilleur acier. Quelle bonne trouvaille ce serait pour ma faux et ma serpe, ma faucille et mon greffoir ! J’en sais plus d’un qui donnerait un beau sac d’écus pour le secret du pic.


Les choux avaient assez bu ; c’était le tour des laitues. Jacques revint à ses rigoles d’arrosage, tandis que les enfants se creusaient la tête pour savoir ce qu’il pouvait y avoir de Cerf-volant, mâle et femelle ; la larve ; la nymphe dans sa loge.
Cerf-volant, mâle et femelle ; la larve ; la nymphe dans sa loge.
vrai dans cette herbe du fer et dans cette appréhension du pic de percer de part en part un tronc d’arbre à chaque coup de bec. Ce fut le sujet de la conversation du soir avec l’oncle.

Paul. — Il y a du vrai et du faux à la fois dans ce que vous a dit mon brave Jacques. Le vrai, c’est ce qu’il a observé lui-même ; le faux, c’est ce qu’il répète d’après les croyances reçues dans la campagne. Il vous a très bien renseignés sur les divers cris du pic, qu’il connaît à merveille, pour les avoir souvent entendus ; il a dit vrai sur l’habitude qu’a l’oiseau de se porter rapidement de l’autre côté du tronc qu’il vient de frapper de quelques coups de bec. Tout le reste est une fausse interprétation des manœuvres du pic, ou bien un conte imaginé à plaisir et dont l’histoire véritable vous fera entrevoir l’origine.

Les pics se nourrissent uniquement d’insectes et de larves, surtout des espèces qui vivent dans le bois. Les gros vers des capricornes, des cerfs-volants, des saperdes et autres coléoptères sont leur mets favori. Pour les atteindre, il faut faire voler en pièces les écorces mortes et sonder le bois vermoulu. L’instrument employé à ce rude travail est le bec, qui est droit, en forme de coin, carré à la base, cannelé dans sa longueur et taillé à la pointe comme un ciseau de charpentier. Il est d’une substance si dure, si solide, que, pour s’expliquer un outil de cette perfection, quelque bûcheron naïf a imaginé le conte répété depuis, le conte puéril de l’herbe du fer. Ai-je besoin de vous dire que cette herbe n’existe pas, et qu’il n’y a même au monde rien qui par son contact puisse communiquer aux objets la dureté du fer ou de l’acier ?

Jules. — Je m’en doutais bien quand Jacques en parlait ; je n’ai jamais voulu croire à son herbe merveilleuse.

Paul. — Le pic n’a nullement besoin de se frotter le bec contre n’importe quoi pour lui communiquer la dureté que nécessite l’ouvrage à faire ; il naît et vit avec un bec solide, qui n’a jamais besoin d’une retrempe. Ce bec sort d’un crâne très épais, que n’ébranlent pas les commotions du choc ; il est mis en mouvement par un cou robuste et raccourci, qui réitère les chocs sans fatigue, dût l’oiseau creuser le bois jusqu’au cœur du tronc. L’excavation faite, le pic y darde une langue démesurément longue, arrondie comme un ver, visqueuse, armée d’une pointe dure et barbelée dont il perce, dans leurs trous, les larves mises à découvert.

Pour grimper contre le tronc d’arbre exploré et se tenir accroché de longues heures, s’il le faut, au point qui lui paraît recéler des larves, le pic a des jambes courtes, puissamment musclées, que terminent des pattes à quatre doigts épais, tournés deux en avant et deux en arrière, et armés d’ongles robustes et arqués. La station contre la surface verticale d’unPic attaquant un arbre vermoulu.
Pic attaquant un arbre vermoulu.
tronc d’arbre est non seulement favorisée par la répartition des doigts en deux couples égaux en avant et en arrière, et par la puissance des ongles, qui se cramponnent aux rugosités de l’écorce, mais encore par un troisième point d’appui fourni par la queue. Les fortes plumes de la queue sont raides, un peu fléchies en dedans, usées au bout et garnies de soies rudes. Quand il frappe du bec un point qui demande un travail prolongé, le pic s’établit solidement sur le trépied Capricorne ; sa larve et sa nymphe ; Clyte.
1, Capricorne ; sa larve et sa nymphe ; 2, Capricorne plus petit, dont la larve vit dans l’aubépine ; 3, Clyte.
de la queue et des deux pattes et se maintient inébranlable dans les positions les plus incommodes ; sans se lasser, il peut en une séance dépouiller de son écorce le tronc d’un arbre sec.

Ce qu’il cherche avec tant de persévérance, ce sont les insectes nichés sous les écorces. Il sait reconnaître, au son creux que rend le point frappé, si le bois est carié et nourrit des larves ; au son plus mat et plus sec, si l’emplacement ne mérite pas d’être exploité plus avant. Dans le premier cas, il enlève l’écorce, il fait voler le bois sain en copeaux, il déblaye à grands coups la vermoulure et atteint dans son gîte reculé quelque larve dodue de capricorne ; dans le second cas, il frappe deux ou trois coups bien appliqués pour ébranler les écorces sèches et effrayer les insectes qu’elles abritent. Aussitôt la population déménage, qui d’ici, qui de là, vers le point opposé du tronc ; mais le pic, au courant de l’affaire, exécute un rapide demi-tour et se porte de l’autre côté pour gober les fuyards.

Jules. — À présent je comprends ce que me disait Jacques. Ce n’est pas pour voir s’il a percé le tronc d’un coup de bec que le pic court de l’autre côté, mais bien pour s’emparer des insectes qui fuient. Je trouvais le pic bien sot de se croire de force à percer un tronc d’arbre d’un coup de bec ; maintenant que la cause véritable de sa manœuvre m’est connue, je le trouve bien rusé.

Paul. — Je vous le répéterai encore une fois : la bête a plus d’esprit qu’on ne pense ; aussi prenons garde de tourner en mal des aptitudes dont la raison nous échappe. Ne dit-on pas de la buse qu’elle est stupide, parce qu’elle est d’une incomparable patience pour guetter, immobile, le mulot soupçonneux ? Voilà que maintenant on accuse le pic de la sotte présomption de percer un tronc d’arbre à chaque coup de bec, parce qu’il accourt saisir les insectes fuyant au côté opposé. Rappelez-vous ceci : il n’y a dans l’animal d’autre sottise que celle de notre propre manière de voir. Quand nous pouvons en saisir le véritable but, nous trouvons toujours ses actions d’une parfaite logique, et cela doit être. L’animal n’a pas le choix de ses actes ; il est fait pour exercer d’invariables fonctions, conformes à son genre de vie et de tout temps déterminées par la providentielle sagesse, qui ne peut faire commettre des inconséquences à des créatures dépourvues de liberté. Seul l’homme est libre ; par un sublime privilège, il est abandonné aux inspirations opposées du bien et du mal, de la saine raison et des passions aveugles, afin qu’il y ait pour lui lutte méritoire en vue de ses immortelles destinées ; il cherche et choisit, à ses risques et périls, pour sa grandeur future ou sa confusion, le vrai ou le faux, le juste ou l’injuste, le beau ou le laid. De là résulte en nous une certaine association de force morale et de faiblesse, d’erreur et de vérité, de lumière et de ténèbres, d’élan et de recul. L’animal, n’ayant pas à combattre comme nous le méritoire combat de la vie, est maintenant ce qu’il a toujours été, ce qu’il sera toujours ; il fait aujourd’hui ce qu’il faisait hier, ce qu’il fera demain ; depuis des siècles et des siècles, il le fait sans retouches, sans améliorations ni décadence, avec une logique inconsciente, mais infaillible, parce qu’elle est à tout jamais réglementée par l’universelle raison.

La vie des pics se passe à circuler de bas en haut autour des arbres pour ébranler du bec les vieilles écorces, abri des insectes, et pour sonder toutes les fissures avec leur langue pointue, qui s’allonge comme un ver dans les couloirs des larves perforantes. Ces oiseaux sont préposés à la garde des forêts ; ils inspectent surtout les arbres maladifs, taraudés par la vermine, et leur opèrent de salutaires sondages dans les points mortifiés. Parfois il leur arrive d’attaquer le vif, surtout en construisant leurs nids, et de compromettre la solidité de l’arbre par de profondes excavations. Mais ces dommages sont très largement compensés, et, sans hésitation, je donne aux pics le titre de gardes forestiers, titre mérité par leur guerre assidue aux insectes destructeurs du bois. Rarement ils quittent leur chantier de travail, le tronc et les maîtresses branches, pour descendre à terre, si ce n’est lorsqu’ils ont découvert une fourmilière, dont ils mangent les habitants avec délices. Ils établissent leur nid à une grande hauteur, au fond d’un trou rond ouvert à coups de bec dans le cœur d’un tronc d’arbre. Le matelas est fait de mousse et de laine. Les œufs, au nombre de quatre à six, sont, pour tous nos pics, blancs, lisses et lustrés comme de l’ivoire.