Charles Delagrave (p. 88-94).

XV

LES HIBOUX

Paul. — Nous venons de donner un rapide coup d’œil aux divers rongeurs de nos pays, nuisibles aux récoltes. Je passe sous silence le gentil écureuil, ami des noix et de la faîne ; l’industrieux castor, espèce dont on trouve quelques rares représentants sur les rives du Rhône ; le lièvre et le lapin, que j’abandonne volontiers an plomb du chasseur. Qui protégera les champs contre la dent funeste des autres : rats, mulots et campagnols ? Qui mettra des limites à leur excessive multiplication ? Dans nos demeures, nous avons le chat ; au dehors, nous avons l’armée auxiliaire des chats emplumés, des oiseaux de proie nocturnes. Je diviserai ces derniers en deux catégories, pour faciliter le moyen de reconnaître les diverses espèces. Les uns ont la tête armée de deux aigrettes de plumes : ce sont les hiboux ; les autres ont la tête dépourvue de cet ornement : ce sont les chouettes.

Le plus fort des hiboux est le grand-duc. « On le distingue aisément, dit Buffon, à sa grosse ligure, à son énorme tête, aux larges et profondes cavernes de ses oreilles, aux deux aigrettes qui surmontent sa tête et sont élevées de plus de deux pouces et demi ; à son bec court, noir et crochu ; à ses grands yeux fixes et transparents ; à ses larges prunelles noires environnées d’un cercle de couleur orangée ; à sa face entourée de poils, ou plutôt de petites plumes blanches, décomposées, qui aboutissent à une circonférence d’autres petites plumes frisées ; à ses ongles noirs, très forts et très crochus ; à son cou très court ; à son plumage d’un roux brun, taché de noir et de jaune sur le dos ; à ses pieds couverts d’un duvet épais et de plumes roussâtres jusqu’aux ongles ; enfin à son cri effrayant hûihoû, hoûhoû, hoûhoû, poûhoû, qu’il fait entendre dans le silence de la nuit, lorsque tous les animaux se taisent. C’est alors qu’il les éveille, les inquiète, les poursuit et les enlève pour les emporter dans les cavernes qui lui servent de retraite. Il n’habite que les rochers ou les vieilles tours abandonnées et situées sur les montagnes ; il descend rarement dans la plaine et ne perche pas volontiers sur les arbres,Écureuil.
Écureuil.
mais sur les églises écartées et sur les vieux châteaux. Sa chasse ordinaire consiste en jeunes lièvres, lapereaux, mulots et rats, dont il digère la substance charnue et vomit le poil, les os et la peau en pelotes arrondies. Le grand-duc niche dans des cavernes de rochers ou dans des trous de hautes et vieilles murailles. Son nid a près de trois pieds de diamètre. Il est composé de petites branches de bois sec entrelacées de racines souples, et garni de feuilles en dedans. On ne trouve qu’un œuf ou deux dans ce nid, rarement trois. La couleur de ces œufs tire un peu sur celle du plumage de l’oiseau ; leur grosseur excède celle des œufs de poule. »

Émile. — Ces deux espèces de cornes que le grand-duc a sur la tête sont-elles ses oreilles ?

Paul. — Non, mon ami ; ce sont des aigrettes de plumes, des panaches, qui donnent à l’oiseau une tournure plus belliqueuse. Ses oreilles ne se voient pas ; elles sont cachées par le plumage. Elles sont très larges et profondes ; aussi le grand-duc a-t-il l’ouïe d’une rare finesse.

Louis. — Le grand-duc mange les mulots et les rats, ce dont je lui suis reconnaissant ; mais il mange aussi les levrauts et les petits lapins. N’est-ce pas dommage ?

Paul. — Pour le chasseur, je ne dis pas ; pour l’agriculteur, c’est une autre affaire. Le lièvre et le lapin, ne l’oubliez pas, appartiennent à l’ordre des rongeurs ; ils ont d’infatigables incisives, qui n’épargnent rien dans les champs. S’ils se multipliaient en paix, ils menaceraient sérieusement nosTête de duc.
Tête de duc.
récoltes. L’histoire parle de pays tellement ravagés par les lapins, qu’il fallut envoyer une armée au secours des habitants pour exterminer la dévorante engeance. Nous n’en viendrons jamais là, j’en suis persuadé, mais enfin il n’est pas mauvais que le grand-duc, de concert avec le chasseur, maintienne l’espèce dans de prudentes limites. D’ailleurs l’oiseau est partout fort rare. C’est tout au plus si, dans l’année, un couple vient s’établir sur les montagnes de nos environs. Il faut un terrain de chasse très étendu à ces gros mangeurs pour ne pas s’affamer l’un l’autre.

Je trouve au grand-duc un tort plus grave. Quand son gibier préféré manque, campagnols, mulots et rats, il se rabat sur les chauves-souris, les couleuvres, les crapauds, les lézards, les grenouilles, et nous prive ainsi de quelques-uns de nos défenseurs. Une fois pour toutes, figurez-vous bien que, s’il y a des auxiliaires irréprochables, il n’en manque pas d’autres qui, à notre point de vue personnel, se rendent coupables de pas mal de méfaits. Rappelez-vous la taupe, qui bouleverse le terrain et coupe les racines pour détruire les vers blancs. Aucun animal ne se soucie de l’homme ; j’en excepte le chien, notre ami encore plus que notre serviteur ; aucun ne se préoccupe de nos intérêts ; tous travaillent pour eux et leur famille. Si leur instinct est de détruire uniquementGrand-duc.
Grand-duc.
les espèces qui nous sont nuisibles, rien de mieux ; ce sont là des auxiliaires par excellence ; mais si leurs goûts les portent à chasser indistinctement les espèces qui nous sont nuisibles et celles qui nous sont utiles, nous devons mettre en balance la somme du bien et la somme du mal qu’ils nous font. Le bien l’emporte-t-il, respectons la bête : c’est un auxiliaire. Est-ce le mal, déclarons-lui la guerre : c’est un ravageur. Le grand-duc traque dans les guérets les redoutables emmagasineurs de grains, mulots et hamsters ; dans les jardins, les loirs et les lérots, amateurs de fruits ; dans le voisinage de nos maisons, la souris, le rat et même l’horrible surmulot. Voilà le plaidoyer de sa défense. Le chasseur lui reproche quelques lapereaux, broutant en étourdis le serpolet au clair de lune, quelques levrauts dérobés aux honneurs culinaires de la broche ou du civet ; je lui fais moi-même un crime de donner en pâture à ses petits le précieux crapaud, l’utile couleuvre, le lézard mangeur de criquets. Voilà le plaidoyer de l’accusation. Mais la balance faite, les services l’emportent sur les méfaits, et je déclare en mon âme et conscience que le grand-duc mérite bien de l’agriculture.

Jules. — Ainsi jugé à l’unanimité des voix.

Paul. — Le hibou commun ou moyen-duc ressemble beaucoup au grand-duc, mais il est bien plus petit. Il n’est guère plus gros qu’une corneille, tandis que l’autre a la dimension d’une oie. C’est le plus commun des oiseaux de proie nocturnes dans nos pays. La nuit, pendant la belle saison, il ne cesse de répéter d’un ton gémissant et prolongé son cri clou, cloud, qui s’entend de très loin. Lorsqu’il s’envole, il jette une sorte de soupir aigre, provenant sans doute de l’air expulsé des poumons par l’effort des ailes au moment de prendre l’essor. Le jour, en présence de l’homme et des oiseaux, le hibou prend une contenance étonnée et bouffonne. Il fait craquer le bec, il trépigne des pieds, il tourne sa grosse tête d’un mouvement brusque en haut, en bas, de côté. S’il est attaqué par un ennemi trop fort, il se couche sur le dos et menace des griffes et du bec.

Il habite les édifices ruinés, les cavités des rochers, les troncs d’arbres caverneux. Rarement il se donne la peine de construire lui-même un nid ; il préfère restaurer pour son usage le nid abandonné d’une pie ou d’une buse. Il y pond quatre ou cinq œufs blancs et ronds. Je remarquerai, en passant, que les œufs des rapaces nocturnes ne sont pas ovales comme ceux de la poule, mais bien arrondis. Les habitudes de chasse du hibou sont celles du grand-duc : même prédilection pour les rongeurs, mulots, rats, souris et campagnols ; mêmes rapts de jeunes lapins, patiemment guettés aux abords du terrier. Passons outre.

Le hibou à courtes aigrettes ou grande-chevêche rappelle le moyen-duc pour le plumage et les dimensions. Ses deux aigrettes sont très courtes, et rarement l’oiseau les redresse, comme le font les deux espèces précédentes. À cause du peu d’apparence de ce signe distinctif des hiboux, la grande-chevêche fréquemment est confondue avec les chouettes, privées de panaches, vous ai-je dit. Cette espèce s’approche peu des habitations ; elle préfère les rochers, les carrières, les châteaux ruinés et solitaires. Elle ne fait pas de nid et se contente de déposer dans un trou de muraille ou de rocher deux ou trois œufs blancs, luisants et arrondis, de la grosseur de ceux du pigeon. Son cri ordinaire est goût, prononcéScops ou petit-duc.
Scops ou petit-duc.
d’un ton assez doux ; s’il doit pleuvoir, l’oiseau dit goyou. Sa principale nourriture consiste en mulots et en campagnols.

Le scops ou petit-duc est à peu près de la grosseur d’un merle. Son plumage est cendré, mélangé de roux, varié de petites mèches longitudinales noires et de fines lignes transversales grises. C’est le plus petit et le plus gracieux de nos oiseaux de proie nocturnes. Quand elles sont bien dressées sur le front, ses fines aigrettes lui donnent un petit air décidé et batailleur bien en rapport avec son ardeur pour la chasse.

Émile. — Dans la figure, les aigrettes ne sont pas dressées.

Paul. — Non, l’oiseau est représenté dans un de ses moments d’abandon à une douce quiétude ; rien ne le préoccupe, rien au dehors n’attire son attention. Il se recueille en lui-même, il songe aux bons morceaux de sa dernière chasse, il digère. Mais qu’une souris vienne à gratter dans le voisinage, aussitôt le scops se hérisse un peu le front, premier signe d’attention ; il redresse, il épanouit ses aigrettes, signe de l’attention portée au plus haut point. Il a entendu, il a compris. L’oiseau part, la souris est prise.

Les petits rongeurs font ses délices. Pour se faciliter la digestion, il les assaisonne de scarabées, en particulier de hannetons. Quand le gibier à poil lui manque, il fait de nécessité vertu et se contente frugalement d’insectes, espérant bien se rattraper bientôt sur les souris et les mulots.

Les scops voyagent. Ils se rassemblent en escouades, tantôt pour fuir l’hiver en des climats plus doux, tantôt pour rechercher des cantons giboyeux, lorsque celui qu’ils habitent ne leur offre plus des ressources suffisantes. Si les mulots se multiplient en quelque province, ravageant céréales et plantes fourragères, les scops en ont bruit, je ne sais par quelle renommée. Ils se communiquent la bonne nouvelle, se concertent et partent pour ces terres dévastées où les attendent d’incomparables bombances. Ils se mettent à la besogne d’extermination avec une telle ardeur, qu’il leur arrive d’expurger les champs en quelques semaines.

Le scops niche dans les arbres creux et dans les fentes de rochers. Ses œufs, au nombre de deux à quatre, sont d’un blanc luisant.