Charles Delagrave (p. 56-62).
X. — Le nid de la taupe. — La musaraigne

X

LE NID DE LA TAUPE. — LA MUSARAIGNE

Paul. — Des travaux de la taupe vous ne connaissez que les petits monticules de terre ou taupinées, et les galeries plus ou moins longues qu’elle creuse à fleur du sol. Les galeries sont des chemins de chasse ; l’animal les pratique pour rechercher entre les racines les larves dont il se nourrit. Si l’endroit est giboyeux, la taupe y fait halte, sondant de droite et de gauche les points où le flair lui annonce une proie ; si le canton est pauvre, elle prolonge sa galerie ou bien en creuse de nouvelles, d’ici, de là, dans toutes les directions, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un emplacement à sa convenance. Mais, si riche qu’il soit en larves, un même filon est bientôt épuisé ; les vieilles fouilles sont donc abandonnées, et d’autres de jour en jour entreprises.

À proximité de son terrain de chasse, sillonné de galeries Nid de la taupe.
Nid de la taupe.
fraîches à mesure que besoin en est, la taupe possède un terrier, un domicile fixe, où elle se retire pour se reposer, dormir, élever sa famille. Ce gîte est une œuvre d’art, un château fort dans la construction duquel la bête méfiante déploie, pour sa sécurité, un talent d’architecte consommé en mesures de prévoyance. Il ne faut pas la confondre avec les taupinées, simples déblais négligemment refoulés au dehors ; jamais la taupe ne séjourne sous ces amas sans consistance.

Sa demeure est tout autre édifice. Elle est sous terre, à une profondeur de près d’un mètre, d’habitude sous une haie, au pied d’un mur ou bien entre les fortes racines d’un arbre. Cet abri naturel lui donne plus de solidité et la protège contre les éboulements. Sa pièce principale est un réduit C en forme de bouteille renversée, soigneusement crépi de glaise et lissé à l’intérieur. Une chaude couchette de mousse et de menues herbes sèches en forme l’ameublement. C’est là le lieu de repos de la taupe, sa chambre à coucher, le nid de la famille. Deux chemins de ronde l’entourent à distance : l’un inférieur A, plus grand ; l’autre supérieur B, de diamètre moindre ; ce sont deux étages circulaires propres à la surveillance de l’appartement central. De l’étage supérieur, où elle peut se rendre par l’un des trois canaux D communiquant avec sa chambre, de l’étage supérieur, dis-je, la taupe écoute ce qui se passe dehors. Si quelque danger la menace, une demi-douzaine de passages E s’offrent pour descendre sans délai à l’étage inférieur et de là gagner l’un des nombreux couloirs de fuite F. Ceux-ci rayonnent dans toutes les directions ; après un court trajet, ils s’infléchissent et viennent aboutir au grand chemin de sortie P. Si le péril la surprend dans sa chambre même, la taupe disparaît par le canal H, qui part des bas-fonds de l’édifice, se recourbe et débouche encore dans la grande voie P.

Émile. — C’est à se perdre dans tous ces canaux, ces circuits, ces étages. La maison de la taupe est bien compliquée.

Paul. — Pour nous peut-être, pour elle non. Avec son labyrinthe, dont elle connaît si bien les issues, les tours et les détours, elle se soustrait prestement au danger. Vous croyez la saisir dans son gîte, mais pst ! elle est partie, et vous ne savez pas où.

Les couloirs de fuite, tant ceux qui rayonnent autour de la galerie circulaire inférieure que celui qui part directement de la chambre, viennent tous aboutir en P, porte d’entrée du nid. Là commence le grand chemin de communication entre le gîte et le terrain de chasse, la galerie permanente où la taupe passe et repasse trois et quatre fois par jour, enfin toutes les fois qu’elle va en expédition ou qu’elle rentre chez elle. Cette galerie, toujours la même tant que dure l’habitation, est bien mieux soignée que les simples fouilles faites au jour le jour pour les besoins de la chasse ; elle est plus profondément située, plus large, lisse et bien battue ; aucune taupinée ne la surmonte ; sa couverture de terre n’est pas crevassée ; cependant quelque chose la trahit aux regards. À cause des incessantes allées et venues de la taupe, les racines y sont plus endommagées que dans les galeries ordinaires ; aussi le gazon qui la recouvre a-t-il une apparence souffreteuse, une teinte jaune. Une fois ce passage connu, et la bande jaune de gazon l’indique, on est maître de la taupe quand on veut. On place un piège dans l’intérieur de la galerie. Obligée de passer par là, pour entrer ou pour sortir, la taupe ne peut manquer de s’y prendre dans la journée.

Louis. — C’est tout clair. Je vois maintenant qu’il seraitLa musaraigne.
La musaraigne.
aisé de reprendre les taupes quand on voudrait, s’il devenait utile d’en lâcher dans un enclos pour détruire les vers blancs.

Paul. — Pour terminer l’histoire des insectivores, il me reste à vous parler du plus petit des mammifères, de la musaraigne ou musette, dont la longueur n’est guère que de quatre à cinq centimètres. La mignonne créature a quelque ressemblance avec la souris, mais elle est beaucoup plus petite. Sa queue est moins longue, sa tête plus effilée et son museau plus pointu. Ses oreilles sont courtes et arrondies. Son pelage est à peu près celui de la souris.

La musaraigne a les goûts de la taupe. C’est un ardent chasseur de menu gibier, un mangeur de larves et d’insectes, comme le témoignent ses dents finement dentelées. Son corps fluet, capable de se glisser dans le moindre trou ; son long museau, propice à l’exploration du plus étroit recoin, lui permettent de fureter partout où la vermine trouve un asile. Gare au cloporte roulé en boule dans une fissure du mur, à la limace abritée sous la pierre ; la musette saura bien les atteindre, elle si petite, qui trouverait à se loger dans une coquille de noix. Vainement ils se cachent ; la musaraigne n’a pas besoin de les voir pour les découvrir. De son flair subtil elle les devine ; pour peu qu’ils remuent, elle les entend. Les clapiers des scarabées, les garennes des larves,Dents de la musaraigne.
Dents de la musaraigne.
les cachettes du moindre ver, n’ont pas de secrets pour elle. On pourrait l’appeler le furet des insectes.

Les musaraignes fréquentent les prairies, les champs, les jardins ; en hiver, elles se rapprochent des habitations et se réfugient sous les meules de paille ou dans les tas de fumier. Par les grands froids, elles viennent jusque dans les étables, où elles vivent de blattes et de cloportes ; mais pendant la belle saison il leur faut la campagne, tantôt la prairie, où ces minutieux chercheurs de vermine complètent l’œuvre d’extermination de la taupe ; tantôt le jardin, dont elles protègent les espaliers et les carrés de légumes contre la gent dévorante, sans jamais toucher aux fruits, aux racines, aux grains. Leurs dents leur imposent l’abstention absolue de toute substance végétale ; la taupe n’est pas plus franchement vouée à des appétits carnassiers. D’autre part, en leurs chasses si favorables à nos intérêts, les musaraignes ne nous causent aucun préjudice, puisqu’elles ne creusent pas de galeries, mais profitent simplement des fissures naturelles du sol. On ne peut leur reprocher de couper les racines, de bouleverser le terrain comme le font les taupes ; et cependant, encore plus peut-être que ces dernières, elles sont l’objet de l’exécration générale. On croit faire bonne œuvre en les écrasant toutes les fois que l’occasion s’en présente.

Comment un animal si petit, si gracieux, si utile, a-t-il puBlatte.
Blatte.
s’attirer à ce point la haine de l’homme ? Nous avons encore ici, mes enfants, un exemple de la sottise où nous entraîne l’habitude d’accepter la première idée venue sans chercher à la contrôler par les lumières de l’observation et de la raison. On prétend que la musaraigne mord les chevaux aux pieds et leur fait des blessures incurables. Mais, bonnes gens, la musaraigne, dont la tête est au plus grosse comme un pois, peut-elle mordre un cheval et lui happer le cuir, épais d’un doigt et plus ? — La musaraigne, dit-on encore, est venimeuse, même pour l’homme. Je vous ai, dans le temps, mes amis, raconté l’histoire de la vipère ; vous savez quelles sont ses armes : deux longues dents creuses qui introduisent dans la blessure une goutte de venin. Eh bien, je vous l’affirme en toute certitude, la musaraigne n’a rien de l’arme de la vipère ; elle n’a pas ses crochets, elle n’a pas son réservoir à venin, elle est complètement inoffensive pour l’homme et pour le cheval. Les insectes seuls ont à redouter ses fines dents, non qu’elles soient empoisonnées d’une façon quelconque, mais parce qu’elles les croquent très bien.

Je crois entrevoir la cause qui a valu à la musaraigne la réputation d’être venimeuse. L’élégante créature se parfume et sent assez fortement le musc. Le chat, la prenant pour une souris, lui fait parfois la chasse ; mais, rebuté par son odeur, il ne la mange jamais. Les premiers qui ont constaté ce fait se sont dit sans plus ample informé : « Puisque le chat n’ose la manger, la musaraigne est venimeuse. » Depuis lors, dans la campagne, l’idée fausse se transmet sans que nul songe à y regarder de plus près ; et la pauvre musette, auxiliaire des plus irréprochables, périt victime de la stupidité de l’homme dont elle garde le jardin.