Charles Delagrave (p. 43-49).
VIII. — L’hibernation

VIII

L’HIBERNATION

Paul. — Nos chauves-souris s’alimentent exclusivement d’insectes ; le hérisson en fait sa principale nourriture, bien qu’il lui arrive de chasser un plus fort gibier, ou même de manger des fruits. Or, en hiver, les insectes à l’état parfait manquent ; la plupart sont morts après avoir pondu leurs œufs, et les rares survivants sont blottis, à l’abri du froid, dans des cachettes où il serait bien difficile de les trouver. D’autre part, les larves, espoir des futures générations, sont engourdies loin des regards ; sous terre, dans le tronc des vieux arbres, au fond des réduits inaccessibles : le ver blanc, pour fuir les gelées, est descendu dans le sol à plusieurs pieds de profondeur. Plus de hannetons pour l’oreillard, plus de papillons crépusculaires pour la noctule et la pipistrelle, plus de scarabées pour le hérisson. Que vont devenir ces mangeurs d’insectes ?

Jules. — Ils périront de faim.

Paul. — Ils périraient tous, sans la providentielle disposition que je vais essayer de vous faire comprendre.

Vous savez le proverbe : Qui dort dîne, proverbe de haute vérité dans sa naïve expression. Eh bien, le hérisson, les chauves-souris et d’autres le mettent en pratique comme s’ils étaient versés dans les secrets de la sagesse humaine. N’ayant plus à dîner faute d’insectes, ils se mettent à dormir, mais d’un sommeil si profond, si lourd, que pour le désigner on se sert d’un mot spécial, du mot de léthargie.

Un autre proverbe dit : Comme on fait son lit on se couche. La bête, qui ne manque jamais d’esprit pour gérer ses propres affaires, se garde bien de l’oublier ; de sages précautions ont été prises avant de s’abandonner au long sommeil d’hiver. Le hérisson se choisit un gîte entre les fortes racines de quelque souche d’arbre. Sur le déclin de l’automne, il y transporte herbes et feuilles sèches, qu’il dispose en une pelote creuse, au centre de laquelle il s’enroule et s’endort. Les chauves-souris s’assemblent par troupes innombrables dans les tièdes profondeurs de quelque grotte, où rien ne puisse venir les troubler. La tête en bas et serrées l’une contre l’autre, elles se cramponnent aux parois, qu’elles recouvrent d’une sorte de draperie velue ; ou bien, accrochées l’une à l’autre, elles forment des grappes qui pendent du plafond. Maintenant l’hiver peut sévir, la bise faire rage : le hérisson dans son épaisse coque de feuilles, les chauves-souris dans leurs réduits abrités, dorment profondément jusqu’à ce que la belle saison revienne, et avec elle les insectes, la nourriture, l’animation, la vie.

Émile. — Pendant tout l’hiver ils ne mangent rien ?

Paul. — Rien.

Émile. — Les chauves-souris et le hérisson ont donc un secret pour cela. Pour ma part, je mange en hiver avec bien plus d’appétit, et ce n’est pas le dormir qui m’enlèverait la faim.

Paul. — Oui, le hérisson et la chauve-souris ont un secret pour cela. Ce secret, je vais vous le dire ; mais c’est un peu difficile, je vous en préviens.

Il est un besoin devant lequel la faim et la soif se taisent, si violentes qu’elles soient ; un besoin toujours renaissant jamais assouvi, qui sans repos se fait sentir, pendant la veille et pendant le sommeil, de nuit, de jour, à toute heure, à tout instant. C’est le besoin d’air. L’air est tellement nécessaire à l’entretien de la vie, qu’il ne nous a pas été donné d’en réglementer l’usage, comme nous le faisons pour le manger et le boire, afin de nous mettre à l’abri des conséquences fatales qu’amènerait le moindre oubli. C’est pour ainsi dire à notre insu, indépendamment de la volonté, que l’air pénètre dans notre corps pour y remplir son rôle merveilleux. Avant tout, nous vivons d’air ; la nourriture ordinaire ne vient qu’en seconde ligne. Le besoin des aliments n’est éprouvé que par intervalles assez longs ; le besoin d’air se fait éprouver sans discontinuer, toujours impérieux, toujours inexorable. Que l’on essaye un moment de suspendre son arrivée dans le corps, en lui fermant ses voies, la bouche et les narines : presque aussitôt la suffocation vous gagne, et l’on sent qu’on périrait infailliblement si cet état se prolongeait un peu.

L’air n’est pas seulement de la plus pressante nécessité pour l’homme ; il l’est aussi pour tous les animaux, depuis le dernier ciron à grand’peine visible jusqu’aux géants de la création. La physique fait à ce sujet une expérience frappante. On met un animal vivant, un oiseau, par exemple, sous une cloche de verre d’où l’on retire l’air peu à peu à l’aide d’une pompe spéciale nommée machine pneumatique. À mesure que l’air disparaît, aspiré par la pompe, l’oiseau chancelle, se débat dans une anxiété horrible à voir et tombe mourant. Pour pou qu’on tarde à faire rentrer l’air dans la cloche, le pauvret est mort, bien mort ; rien ne pourra le rappeler à la vie. Mais si l’air rentre à temps, son action le ranime. Enfin une bougie allumée que l’on met sous la cloche s’éteint aussitôt si l’on retire l’air. Il faut de l’air à l’animal pour vivre, il en faut à la bougie pour brûler.

Ce que j’ai maintenant à vous dire vous expliquera la cause de cette absolue nécessité de l’air pour l’entretien de la vie. — L’homme et les animaux d’une organisation supérieure, les mammifères et les oiseaux, ont une température qui leur est propre, une chaleur qui résulte non des circonstances extérieures, mais du seul exercice de la vie. Sous un soleil brûlant comme au milieu des frimas de l’hiver, sous le climat torride de l’équateur comme sous le climat glacial des pôles, le corps de l’homme possède une température de trente-huit degrés, et celle température ne saurait baisser d’un rien sans danger de mort. La chaleur naturelle des oiseaux va jusqu’à quarante-deux degrés en toute saison, sous tous les climats.

Comment se fait-il que cette chaleur se maintienne toujours la même ? et puis d’où peut-elle venir, si ce n’est d’une espèce de combustion ? Il y a, en effet, en nous une combustion permanente ; la respiration l’alimente d’air, le manger l’alimente de combustible. Vivre, c’est se consumer, dans l’acception la plus rigoureuse du mol ; respirer, c’est brûler. On a dit de tout temps en langage figuré : le flambeau de la vie. Il se trouve que l’expression figurée est l’expression exacte de la réalité. L’air consume le flambeau, il consume l’animal ; il fait répandre au flambeau chaleur et lumière, il fait produire à l’animal chaleur et mouvement ; sans air, le flambeau s’éteint ; sans air, l’animal meurt. L’animal est, sous ce point de vue, comparable à une machine d’une haute perfection mise en mouvement par un foyer de chaleur. Il se nourrit et respire pour produire chaleur et mouvement ; il mange son combustible sous forme d’aliments et le brûle dans les profondeurs de son corps avec l’air amené par la respiration. Voilà pourquoi le besoin de nourriture est plus vif en hiver. Le corps se refroidit plus vite au contact de l’air froid extérieur ; aussi faut-il brûler plus de combustible, pour que la chaleur naturelle ne baisse pas. Une température froide excite le besoin de manger, une température élevée le rend languissant. Pour les entrailles faméliques des peuplades sibériennes, il faut des mets robustes : graisse, lard, eau-de-vie ; pour les peuplades du Sahara, trois ou quatre dattes suffisent, avec une pincée de farine pétrie dans le creux de la main. Tout ce qui diminue la déperdition de chaleur diminue aussi le besoin de nourriture. Le sommeil, le repos, les vêtements chauds, tout cela vient en aide au manger et le supplée en quelque sorte. Le bon sens le répète en disant : Qui dort dîne.

Jules. — Soit, mais je ne vois pas encore comment le hérisson et la chauve-souris peuvent, quatre et cinq mois durant, se passer de nourriture. J’aurais beau dormir, il me serait impossible de supporter un si long jeûne.

Paul. — Attendez que j’aie tout dit. Pour le moment, retenez bien ceci. Dans tout animal, l’entretien de la vie résulte d’une véritable et continuelle combustion. L’air, aussi nécessaire à cette combustion vitale qu’à celle du bois et du charbon dans nos foyers, est introduit dans le corps par la respiration. Tel est le motif qui rend continuel et si pressant le besoin de respirer. Quant aux matériaux brûlés, ils sont fournis par la substance même de l’animal, par le sang, en lequel les aliments digérés se transforment.

Jules. — D’un homme qui met à son travail une ardeur extrême on dit qu’il se brûle le sang.

Paul. — Encore une expression populaire on ne peut mieux d’accord avec ce que la science connaît de plus certain sur l’exercice de la vie. Pas un mouvement ne se fait en nous, pas une fibre ne remue sans amener une dépense proportionnelle de combustible fourni par le sang, entretenu lui-même par l’alimentation. Marcher, courir, s’agiter, travailler, prendre de la peine, c’est à la lettre se brûler le sang, de même qu’une locomotive brûle son charbon en traînant après elle l’immense faix d’un convoi. Tel est le motif pour lequel l’activité, le travail pénible, excitent le besoin de manger ; tandis que le repos, l’inoccupation, l’affaiblissent.

Je vous proposerai maintenant la question suivante : Il y a, je suppose, dans la cheminée quelques tisons allumés, peu nombreux, tout petits ; et vous vous proposez de conserver le feu le plus longtemps possible. Laisserez-vous ces lisons se consumer librement, prendrez-vous un soufflet pour envoyer de l’air sur la braise et la faire mieux brûler ?

Jules. — Ce serait juste le moyen d’achever rapidement les tisons. Il faut, au contraire, les recouvrir de cendres. L’air n’arrivant alors sur la braise que difficilement, en très petite quantité, la combustion se ralentit, et le lendemain on trouve les charbons encore allumés.

Paul. — C’est fort bien dit, mon cher enfant. Pour entretenir longtemps le feu dans nos foyers avec le même combustible, il faut ralentir le tirage, diminuer l’accès de l’air, sans le rendre nul cependant, car alors le feu s’éteindrait. Dans ce but, on enterre les tisons sous la cendre, on ferme plus ou moins la porte du cendrier d’un poêle. Avec plus d’air, la combustion est active, mais de courte durée ; avec moins d’air, elle est faible, mais de longue durée.

Puisque l’entretien de la vie est le résultat d’une réelle combustion, l’animal créé pour supporter un long jeûne, qui ne lui permet pas de renouveler le combustible, le sang, doit diminuer l’accès de l’air dans son corps ; il doit en quelque sorte diminuer le tirage de son calorifère vital. Or ce tirage, c’est la respiration. Pour se passer des mois entiers de nourriture et faire durer le peu de combustible que ses veines tiennent en réserve, l’animal n’a donc qu’une ressource : respirer le moins possible, sans se priver absolument d’air toutefois, car ce serait du coup l’extinction de la vie, comme l’extinction d’une lampe est la conséquence forcée du manque total d’air. Vous avez là tout le secret du hérisson et de la chauve-souris pour supporter, sans périr, la longue abstinence de la saison d’hiver.

D’abord les précautions les mieux entendues sont prises pour éviter toute perte, toute dépense superflue de chaleur, et pour économiser d’autant les réserves en combustible de leurs pauvres petites veines. Le hérisson s’enferme dans une épaisse coque de feuilles, au sein d’un tas de pierres ou dans le creux de quelque souche ; les chauves-souris s’entassent en grappes dans les chauds abris d’une grotte. — Ce n’est pas assez. Il ne faut pas remuer, car tout mouvement ne s’obtient que par une dépense de chaleur. Celle condition est scrupuleusement remplie : leur immobilité est telle qu’on les dirait morts. — Ce n’est pas encore assez. Il faut amoindrir la respiration jusqu’aux dernières limites du possible. Et en effet, leur souffle est si faible, que tout juste, avec grande attention, il peut se constater. Cette vie parcimonieuse à outrance n’est plus comparable, on se le figure bien, au foyer et au flambeau qui, brûlant en liberté, répandent à flots la chaleur et la lumière ; c’est le maigre lumignon d’une veilleuse qui dépense, comme à regret, sa goutte d’huile ; c’est le charbon qui se consume sourdement sous la cendre. L’engourdissement est si profond, l’anéantissement si complet, que, s’il n’était suivi d’un réveil, cet état ne différerait pas de la mort.

On nomme hibernation cette suspension momentanée, ou plutôt ce ralentissement de la vie auquel certains animaux sont assujettis pendant l’hiver. Au nombre des animaux hibernants, c’est-à-dire soumis à l’hibernation, sont, outre le hérisson et la chauve-souris, la marmotte, le loir, les lézards, les couleuvres, la vipère, les grenouilles et autres reptiles. Ai-je besoin de vous dire que pour tomber et se maintenir dans cet état d’engourdissement qui rend des mois entiers l’alimentation inutile, il faut être organisé exprès ? Ne suspend pas qui veut sa respiration pour se soustraire à la nécessité de manger. Le chien et le chat, par exemple, auraient beau dormir profondément : comme leur respiration est à peu près aussi active pendant le sommeil que pendant la veille, la faim les aurait bientôt réveillés.

Émile. — Comme elle me réveillerait moi-même.

Paul. — Aucune espèce dont la nourriture est assurée pendant l’hiver n’est soumise à l’hibernation. Celles que le froid priverait fatalement du manger, sont sauvegardées de la destruction par la providentielle torpeur qui les gagne aux approches de la mauvaise saison. Ne trouvant plus de quoi se nourrir, elles dorment. La marmotte dort quand la neige couvre les gazons de ses hautes montagnes ; le loir dort quand les fruits manquent ; les grenouilles, les crapauds, les couleuvres, les lézards, les chauves-souris, les hérissons, dorment quand il n’y a plus d’insectes.