Les Automnales/Les Soleils de juin

Les AutomnalesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 1 (p. 167-174).
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I

LES SOLEILS DE JUIN


À Jules Levalloi


Come, long sought !

Shelley

 

I



Le soleil, concentrant les feux de sa prunelle,
Incendiait les cieux de sa gloire éternelle ;
Dans bois, sur le fleuve aux marges de gazon,
Et sur les monts lointains, lumineux horizon,
Partout, resplendissant dans sa verdeur première,
Juin radieux donnait sa fête de lumière.


II



Sous la forêt et seul, triste enfant des cités,
Un rêveur s’enivrait d’ombrage et de clartés.

Sur son front qui réfléchit bien que jeune d’années,
Les précoces douleurs, les luttes obstinées,
Sillon laborieux, avaient tracé leur pli.
Pour l’heure, il s’abreuvait dans d’air limpide et d’oubli.
Fils d’un siècle d’airain, sans jeunesse et sans rêve,
Son âme aux lourds soucis pour un jour faisait trêve ;
A longs traits il buvait des grands bois les senteurs,
Écoutant la fauvette et les cours d’eau chanteurs,
Et l’abeille posée aux ramures fleuries,
Et l’hymne qu’en son cœur chantaient ses rêveries.


III



Cependant, par degrés, a vol de ses pensers,
Il sentait s’éveiller l’essaim des jours passés.
Des étés disparus la fauvette invisible
Disait l’hymne enivrant d’un amour impossible ;
Ses rêves, ses candeurs, les beaux printemps défunts
Sur son front éprouvé secouaient leurs parfums ;
Jour à jour, fleur à fleur, effeuillant ses années,
Longtemps il respira leurs promesses fanées ;
Et plus il remontait vers ses espoirs éteints,
Plus l’idéal éclat de ses riants matins
Lui montrait froide et sombre, hélas ! sa vie austère.
Le soleil, cependant, ruisselait sur la terre !…
Alors, sentant monter les brumes de son cœur,
Ces deuils mystérieux de l’homme intérieur,
Sous les clartés dont l’astre au loin dorait les plaines,
Tranquille, il épancha ses tristesses sereines :


IV



Limpidité des cieux, resplendissant azur,
Paix des bois, ô forêt qui ton sein m’accueilles ;
Soleil dont le regard ruisselle auguste et pur,
Dans la splendeur de l’herbe et la gloire des feuilles ;

Nature éblouissante aux germes infinis,
Silence lumineux des ramures discrètes,
Voix qui flottez des eaux, chants qui montez des nids,
Illuminez en nous les ténèbres secrètes !

Dissipez de nos cœurs la froide obscurité,
Rayons qui ravivez et fécondez les sèves !
Souffles des bois, ruisseaux vivants, flammes d’été,
Faites éclore en nous la fleur des premiers rêves !

Nos rêves, où sont-ils ? L’un sur l’autre brisés,
Nous les avons tous vus tomber, gerbe éphémère.
Chacun de nous, pleurant ses jours stérilisés,
Porte en secret le deuil d’une auguste chimère.

Celui-ci dans l’amour et cet autre dans l’art,
Ceux-là plus haut encore avaient placé leur vie ;
Mais, trahis par leur siècle, enfants venus trop tard,
Eux-même ils ont éteint leur flamme inassouvie.


En vain, autour de nous fleurissent les étés,
Esprits déçus, cœurs morts, il nous faut nous survivre !
A qui n’a plus l’amour que font les voluptés ?
Je bois avec horreur le vin dont je m’enivre !

Après la foi, le doute, hélas ! et le dégoût.
Plus de fleurs désormais, même au prix des épines !
De tout ce qui fut cher rien n’est resté debout :
Le désenchantement erre sur nos ruines !

Ruines sans passé, néant sans souvenir,
Ténèbres et déserts des jeunesses arides.
L’air du siècle a brûlé nos germes, l’avenir
Ne doit rien moissonner aux sillons de nos rides.

Chacun, dans le secret de ses avortements,
Sans avoir combattu médite ses défaites.
Heureux ceux qui sont nés sous des astres cléments !
Notre astre s’est couché, même avant nos prophètes.

Des désillusions l’ombre envahit les cieux.
A quoi se rattacher désormais ? à qui croire ?
Le but manque à nos pas : pèlerins soucieux,
Sans guide, nous errons dans la nuit vide et noire.

Où sont les nos dieux ? où sont les cultes immortels ?
L’art, veuf de l’idéal, s’accouple à la matière ;
L’esprit cherche, éploré, les antiques autels ;
Loi, mœurs, foi des aïeux, tout est cendre et poussière !


Au veau d’or l’athéisme offre un cupide encens ;
Le fait, voilà le dieu que notre orgueil adore.
L’âme et l’amour, vains mots ! nous vivons par les sens :
Ève raille, ô Psyché ! l’ardeur qui te dévore.

Plus d’idéale ardeur, plus d’altiers dévoûments,
De flamme incorruptible où raviver nos flammes !
Plus d’espoirs étoilés au fond des firmaments !
La nuit inexorable au ciel et dans les âmes !

Qui donc, illuminant le vide ténébreux,
Rendra, vivant symbole, un culte à nos hommages ?
Pour enseigner leur voie aux esprits douloureux,
Qui te rallumera, blanche étoile des Mages ?

Sont-ils venus, ces jours dont l’aigle de Pathmos
Sondait la profondeur de ses yeux prophétiques ?
Le ciel, ouvrant l’abîme aux insondables maux,
Va-t-il livrer la terre aux coursiers fatidiques ?

Est-ce la nuit sans terme ? est-ce la fin des temps ?
L’homme et le monde ont-ils vécu leurs destinées ?
Faut-il, croisant les mains sur nos fronts pénitents,
Chanter le Requièm des ères terminées ?… —

O christ ! ton homme est jeune encor ; l’humanité,
Rameau qu’ont émondé tes mains fortes et sages,
Doit grandir pour atteindre à son suprême été :
Ton arbre, ô Christ ! n’a pas donné tous ses feuillage.


Cet idéal humain, type divinisé,
Dans ta vie et ta mort ont prouvé le mystère,
O maître ! parmi nous qui l’a réalisé ?
L’homme a-t-il incarné ton Verbe sur la terre ?

Mœurs, famille et cité, tout lui reste à finir ;
Nous n’avons qu’ébauché ton œuvre sur le monde.
Dieux de paix et d’amour, ton règne est à venir !
Pour des siècles encor ta parole est féconde !

Et nous passons. Qu’importe ! Empire et royauté
Avant nous ont passé, vaine écorce des choses.
Mais ta pensée en nous fermente, ô Vérité !
L’homme élabore un Dieu dans ses métamorphoses.

Nous passerons : il est des germes condamnés.
Eh bien ! consolons-nous, fils des jours transitoires ;
D’autres moissonneront nos espoirs ajournés :
Des vainqueurs les vaincus ont semé les victoires !

Abdiquons le présent, mais non point l’avenir ;
Du sort, résignés fiers, acceptons le partage.
Que ceux qui vont s’éteindre à ceux qui vont venir
Transmettent en partant leur foi pour héritage !

Tournés vers d’autres jours, effaçons-nous du temps ;
Que l’oubli sur nos noms répande sa poussière.
Le ciel garde à la terre encor de longs printemps ;
Rassurons-nous : après l’éclipse, la lumière !


Les radieux étés après les noirs hivers !…
Poète, autour de toi resplendit la nature.
Que la beauté du jour resplendisse en tes vers !
Chante la bienvenue à la race future !

Pourquoi désespérer lorsque tout rajeunit,
Lorsque la vie en tout éclate et se révèle ?
Pourquoi se lamenter quand l’oiseau sur son nid
Dit sa chanson d’amour à la saison nouvelle ?

Comment donc douter du jour en face du soleil ?
Comment croire au néant en face de la vie ?
Brille en nos cœurs, flamboie, astre au regard vermeil !
Monte et palpite en nous, sève qui vivifie !

Nous vieillissons, — au loin, verdissent les épis.
Nous gémissons, ici, la fleur s’ouvre et l’eau coule.
Nous nous troublons, — là-bas, sous les bois assoupis,
Dans la paix du bonheur la colombe roucoule.

Tout aime à nos côtés, tout sourit, tout renaît ;
L’air chaud et pur circule imprégné de lumière.
Tes ombres, ô poète ! ici, qui les connaît ?
Chante, espère, éblouis de clartés ta paupière !

La sagesse est d’aimer, la force est d’espérer.
D’ombres n’attristons pas le mois brillant des roses
Et, détournant les yeux de ce qui fait pleurer,
Absorbons-nous, pensifs, dans le bonheur des choses.


Des grands blés verdoyants s’élançant dans l’azur,
L’alouette là-haut vole et chante éperdue ;
Fais comme elle, ô mon âme ! et loin d’un monde impur
Monte et répands ta voix de Dieu seul entendue !

Comme elle, enivre-toi de tes propres concerts ;
Oublie, et pour un jour fais trêve à ta souffrance.
Dût ta voix en son vol heurter des cieux déserts,
Jette vers l’avenir un long cri d’espérance !