Les Aubes
Les Aubes
LA FOULE.
JACQUES HÉRÉNIEN, tribun.
PIERRE HÉRÉNIEN, son père.
CLAIRE, sa femme.
GEORGES, son fils.
HAINEAU, frère de Claire.
HORDAIN, capitaine ennemi, disciple d’Hérénien.
LE BREUX, partisan d’Hérénien.
LE PÈRE GHISLAIN, fermier.
LE CURÉ.
UN OFFICIER.
UN ÉMISSAIRE.
UN BOHÊME.
UN CONSUL d’Oppidomagne.
LE BERGER.
LE MENDIANT BENOIT.
LE VOYANT DES VILLAGES.
LE VOYANT DE LA VILLE.
Les groupes agissent comme un seul personnage à faces multiples et antinomiques.
ACTE I
Scène première
Un carrefour immense, où aboutissent, à droite, les routes descendantes d’Oppidomagne ; à gauche, les chemins montants des plaines. Des lignes d’arbres les accompagnent à l’infini. L’ennemi s’est approché de la ville et l’investit. Le pays brûle. Énormes lueurs au loin ; le tocsin sonne.
Des groupes de mendiants occupent les fossés. D’autres, debout, sur des graviers en tas, surveillent les lointains et s’interpellent.
— Regardez donc : de ce tertre, on voit les villages flamber.
— Montons aux arbres, nous verrons mieux.
— Par ici ! par ici !
— Vers la ville, l’incendie s’attise et s’agrandit.
— On entend les poudrières qui sautent.
— L’usine de l’avant-port et les quais et les docks s’allument.
Les hangars à pétrole s’embrasent. Vergues et mâts se calcinent et font des croix au bout du ciel !
— Au fond des plaines, toute la campagne est rouge. Le feu mord
la ferme d’Hérénien : on jette, pêle-mêle, les meubles dans la cour. On retire, têtes voilées, les bêtes de l’étable. On transporte le père malade sur son grand lit.
— C’est au tour des métayers d’avoir la mort sur les talons.
— Oh ! les belles et soudaines vengeances ! Ils sont chassés
ceux qui nous chassaient. Leur foule encombre les grand’routes. Tous nos blasphèmes ont porté ; toutes nos malédictions, toutes nos prières, toutes nos colères !
— Là-bas, des troupeaux fuient vers les marais,
Des étalons cabrés cassent leurs traits
Et crient vers l’angoisse brandie ;
L’un d’eux s’échappe, avec de l’incendie
Et de la mort à sa crinière,
Il retourne la tête et mord la flamme
Qui dévore son cou ;
Regardez tous, voici des fous
Qui travaillent les feux avec des fourches.
— Les cloches s’affolent dans le vent. Les églises et les tours
s’écroulent. On dirait que Dieu même a peur.
— Sait-on pourquoi s’est déchaînée la guerre ?
— Tous les rois convoitent Oppidomagne. On la désire jusqu’au
bout de la terre.
Les fermiers entassent, sur leurs charrettes, des meubles
et des hardes ; ils se dirigent vers la ville ; ils vont passer.
— Voici le moment de pénétrer dans Oppidomagne.
— Suivons-les…
Les suivre ! … Et de quelle race es-tu donc ? …
Depuis que nous sommes vaguants et mal contents,
Toi, moi, nous tous ici, à travers temps,
Ceux des fermes et des chaumières
Nous ont ployés, nous ont cassés sous la misère ;
Eux, ils étaient le pain
Et nous étions si âprement la faim
Que les flammes qui mangent,
À cette heure, leurs granges,
Me paraissent être nos dents
Et la méchanceté de nos ongles ardents !
Depuis que je m’en vais, m’arrête et puis m’en vais encore
Barrant de mauvais sorts
Leur porte où je mendie,
Mes mains ont propagé leurs maladies,
Mes mains ont déterré leurs morts
Pour les voler, mes mains séniles
Ont bâillonné et violé leurs filles,
Je les exècre autant qu’on peut
Dans ce monde, haïr des hommes ;
Et c’est le moins qu’on les assomme
À coups de gaule et de pieux.
À quoi bon les assommer ? Ils ne nuiront plus ; ils sont
plus misérables que nous-mêmes.
Tais-toi, tu es déjà trop vieux, pour être encore un homme.
Hérénien est-il passé déjà ?
Ce berger le connaît. Demandez-le lui.
Hérénien a-t-il passé par ici ?
Je l’attends. Il est accouru soigner son père. Je voudrais le revoir.
Je l’ai guéri qu’il était enfant.
Il doit venir. Nous l’attendrons ensemble.
Comment a-t-il quitté la ville ? Ses ennemis eux-mêmes
devaient l’y retenir.
Hérénien fait ce qu’il veut. Son père se mourait au village,
et l’appelait.
Pensez-vous qu’il domptera Oppidomagne ?
N’est-il pas le maître du peuple ?
C’est quelqu’un d’admirable et de sacré,
Qui vit, à travers l’ombre de cette heure,
Pour l’avenir, que ses gestes effleurent ;
Nul mieux que lui n’a mesuré
Ce qu’il faudra et de folie et de prudence
Pour conquérir les jours nouveaux ;
Ses livres clairs illuminent tous nos cerveaux.
On y apprend à l’évidence
Quelle est la route vers le mieux
Et ce qui fait qu’un homme, à tel moment, devient un Dieu.
Vous êtes de ceux qui l’aiment et le défendent
dans la ville.
Nous sommes cent, nous sommes mille
À l’adorer — et décidés
À le suivre jusqu’aux confins de ses idées !
Nos bêtes n’en peuvent plus. Laissons-les souffler. Hé ! là-bas !
les mendiants, cette canaille d’Hérénien est elle passée par ici ?
Père Ghislain, tais-toi.
Me taire ! me taire ! … pourquoi.. ? Pour qui ? … Hérénien
vous connaît donc ! …
Père Ghislain, nous sommes ici la force et nous pouvons
t’abattre, avant même que tu cries au meurtre. Si pendant des ans et des ans, tu nous jetas à ta porte, les déchets de ton porc, et les lavasses de ta cuisine, nous autres, pendant des ans et des ans, ne t’avons-nous pas donné nos suppliques et nos avés ? Nous sommes quittes pour le passé et le présent nous appartient.
Père Ghislain, père Ghislain, ta ferme des Champs qui
tintent a communiqué le feu à toute la Plaine aux Loups !
Les arbres brûlent, au long des routes,
La sapinière ronfle et crie et hurle toute
Et les flammes s’étagent,
Jusqu’aux nuages,
Et les flammes mordent le ciel !
Eh bien ? Et puis, que veux-tu que cela me fasse ?
Et que la plaine et que les bois s’annulent
Et que les vents, les airs et les cieux brûlent
Et que la terre enfin, comme un caillou se casse.
Tantôt ce mendiant parlait de me tuer…
Mais fais-le donc, et promptement !
Voici mes mains, voici mes bras prostitués
Au travail nul ; voici mon front et son entêtement,
Voici ma peau flétrie en tous ses pores,
Voici mon dos, voici la loque humaine
Et la ruine que je traîne
Depuis des ans, depuis des ans !
Je demande, vraiment, pourquoi je vis encore…
Je bêche un champ que le gel rape
Je cultive des prés que les sorts frappent
Ce que mon père avait amassé, liard à liard,
Ce qu’il avait serré, caché, terré, comme un avare,
Je l’ai perdu, je l’ai mangé…
J’ai supplié mes fils : ils m’ont grugé ;
Ils se sont engloutis dans la ville profonde ;
Ils ont voulu la vie infâme et inféconde ;
Les bourgs et les hameaux sont morts :
Oppidomagne en a brisé l’effort,
Oppidomagne en a tari le sang ;
Et maintenant,
Voici que, sur les clos et les arpents,
Se ramifient toutes les maladies
De l’eau, du sol, de l’air et du soleil !
Vos deuils sont les nôtres. Nous sommes tous aussi
misérables…
Lorsque j’étais enfant, on fêtait les semailles,
La terre était docile aux gens et aux aumailles,
Les lins montaient comme un bonheur en fleur.
Mais aujourd’hui ! le sol fait peur. —
Certes, a-t-il fallu violer quelque chose
De souterrain et de sacré —
Tout appartient à la houille, terrée
Jadis dans la nuit close.
Des rails noueux, sur les plaines armées
De signaux d’or, se tordent ;
Des trains rasent les clos et perforent les bordes ;
Les cieux vivants sont dévorés par les fumées ;
L’herbe saine, la plante vierge et les moissons
Mangent du soufre et des poisons.
C’est l’heure,
Où s’affirment, terriblement vainqueurs,
Le feu, les plombs, les fontes ;
Et l’on croit voir l’enfer, qui monte !
Le pauvre homme !
Pauvre homme ! Eh que non !
Vous croyez, n’est-ce pas, que l’ennemi incendia mon enclos ? Détrompez-vous. (Il lui montre ses mains.) Ce sont ces deux mains-là.
Et mon bois près de la mare aux follets ? Ce sont elles encore. Et mes greniers et mes meules ? Ce sont elles toujours ! Non, non, le père Ghislain n’est pas un pauvre homme. Il est celui — peut-être le seul — qui voie clair. On ne respecte plus son champ ; on perd patience devant la sûre lenteur des choses ; on tue les germes ; on les surchauffe ; on arrange, on raisonne, on combine. La terre n’est plus une femme ; c’est une fille !
Et maintenant, voici que l’ennemi l’annule :
Où la ville l’avait blessée,
La guerre et ses torches la brûlent ;
Où le savant l’avait presque épuisée,
Les boulets l’incendient.
Hélas ! Hélas ! voici sa mort brandie ;
Plus n’est besoin de pluie et de rosée,
Plus n’est besoin de neige au front de la montagne,
Ni de soleil, ni de mois clairs et doux,
Et mieux vaut en finir d’un coup,
En détruisant toute la campagne.
Assurément, le père Ghislain n’est plus sain d’esprit.
C’est un crime de blasphémer la terre.
On ne sait plus ce qu’il faut croire.
Les arbres fuient et les champs bougent
Et l’orage lézardé d’or
A fait des croix, au Sud, au Nord.
Voici l’heure des Corbeaux Rouges.
Ils s’acharnent sur les maisons
Les ongles fous et les ailes grandies
Et leurs plumes aux horizons
Se hérissent en incendies.
Si terribles et si nombreux
Arrivent-ils des bruyères profondes,
Qu’on les dirait les envoyés des feux
Qui circulent autour du monde.
L’épouvante s’accroche au vol
Silencieux de leur mystère ;
Leur bec déchire et ravage le sol,
Pour y ronger, pour y manger,
Pour y fouiller, jusques au cœur, la terre.
Les semences meurent qu’on a semées
Et les meules, — et leurs flammes volantes
Et fuyantes, là-bas, vers le couchant, —
Apparaissent, dans les fumées,
Comme un galop de cavales en sang.
L’heure prédite est enfin là.
Hé ! les cloches ; sonnez le glas,
Sonnez la mort du sol et des terres fécondes.
L’heure prédite est enfin là,
Hé ! les cloches, hé ! les cloches, sonnez le glas.
Sonnez le deuil pour enterrer le monde !
Hé bien ! c’est lui qui a raison, lui le voyant, lui le fou, lui,
dont on se moquait, dont je me moquais moi-même et que je n’ai jamais compris. Ah ! certes, la formidable lumière se fait à présent.
Mais lui, voici longtemps qu’il devinait. Et nous étions là, nous autres, avec notre ancienne espérance, avec nos vieilles illusions, qui mettions la pauvre petite barre de notre bon sens, à travers les roues terribles du destin.
Par ici, mes amis. Déposez-le doucement.
Pauvre vieux ! pauvre vieux ! n’avoir pu mourir, comme son père, dans son lit ! Oh ! ces guerres, ces guerres, il les faut haïr avec des haines de diamant !
Hérénien, Hérénien !
Me voici, père, tout près de toi, tout près de tes yeux et de
tes mains ; tout près de toi, comme jadis, au temps de mère, si près, que j’entends ton cœur battre. Me vois-tu ? m’entends-tu ? sens-tu que je suis celui qui t’aime toujours ?
Cette fois, c’est la fin. Tu ne pourras plus me transporter
jusque chez toi, dans Oppidomagne. Je suis heureux
puisque j’ai les plaines autour de moi. Je te demande une grâce, c’est que tu ne défendes pas au vieux curé d’approcher.
Mon père, en toutes tes volontés, en tous tes désirs, tu
seras obéi. Faut-il que je m’éloigne ?
Il faut être seul pour se confesser.
Monsieur Hérénien, je le vois, vous êtes resté bon. Je vous
croyais autre. Vous dominez Oppidomagne et dans nos fermes on a parlé de vous… Mes fils vous défendaient… Peut-être ont-ils raison… Mais enfin, maintenant que la campagne est morte, dites-moi, d’où va nous venir la vie ? Où trouver un coin pour semer les
graines et cultiver le blé ? Où trouver un arpent que les fumées, les égoûts, les poisons et la guerre n’auront tué ? … dites… dites… ?
Jacques me reconnais-tu ?
Comment ! tu vis encore, toi, le vieux Berger.
Je suis parti bien loin, là-bas, pendant des années ; j’ai vu
des pays nouveaux et merveilleux. On erre ainsi de jour en jour, de lande en lande, et l’on revient pour voir mourir !
Je demande pardon à tous ceux que j’ai offensés.
Ne t’inquiète plus, tu fus chrétien et tu seras sauvé.
Père, c’est le berger ; tu sais bien, celui des Champs qui tintent,
le plus vieux de tes serviteurs et de tes amis.
Quand je serai mort, berger, tu détruiras toutes les vieilles semences. Elles sont pleines de poussières mauvaises ; elles sont rongées ; elles sont moisies. Ce n’est plus avec elles que le sol célébrera ses fiançailles… Et toi qui as été partout, tu resèmeras dans mon champ, dans mon clos, des graines nouvelles ; des graines toutes vives, toutes fraîches, toutes belles que tu as vues et reconnues bonnes, là-bas, aux contrées vierges de la terre…
Et maintenant qu’on me tourne vers le soleil.
Des reflets d’incendie passent sur son visage.
C’est vers le feu qu’il se tourne.
Prenez garde… prenez garde… il ne faut pas qu’il voie
les flammes.
Dressez-le vers la droite.
Par ici… Par ici… vers la droite… vers la droite.
Le pauvre ! … s’il savait !
Jacques Hérénien, viens près de moi, tout près. Que je meure en
touchant avec mes doigts… (Il le caresse) et regardant, là-bas, avec mes yeux… ce que j’ai aimé le plus au monde… J’ai été comme insensé de toi. Jamais, je ne t’ai renié ; j’ai presque béni les peines et les chagrins que tu m’as faits ; puis, en même temps que je t’aimais, j’ai adoré la terre. J’ai vécu avec le soleil, comme avec Dieu… c’était le Maître visible… Je me serais cru puni, si j’étais mort, pendant la nuit, en son absence. Heureusement, il est là devant moi et je lui tends les bras. (Il se soulève vers l’incendie). Je ne le vois déjà plus, mais je sens toujours sa bonne et victorieuse lumière…
Père ! père ! …
… je la devine, je l’aime, je la comprends ; c’est d’elle, qu’à cette heure même, sortent les seuls renouveaux encore possibles !
Savait-il ce qu’il disait ? … « Les seuls renouveaux
encore possibles ! »
Un mort ! C’est Hérénien qui suit la civière ?
Et cette foule ?
C’est la campagne entière qui reflue vers Oppidomagne.
Croient-ils donc qu’on les accueillera ?
Hérénien ! Hérénien !
Qui m’appelle ?
Oppidomagne s’enferme dans ses murs ; elle n’admettra point
que la plaine lui renvoie ses vagabonds et ses morts !
Je rentre chez moi ; j’ai perdu mon père ; je veux
l’enterrer moi-même et le soustraire au pillage et aux profanations.
On vous repoussera avec des balles. On expulse tous ceux
qui n’aident pas à la défense.
On fait sauter les ponts. Les troupes hérissent les remparts.
La ville ne distingue plus qui elle rejette. Personne ne vous
reconnaîtra.
C’est folie d’aller vers elle.
C’est provoquer la mort.
Restez parmi nous, avec nous. Vous nous sauverez.
Je vous jure que j’entrerai dans Oppidomagne. Si vous en doutez,
ne suivez pas.
Nous n’en pouvons plus.
Mieux vaut mourir chez nous.
Hérénien est le seul homme encore solide et ferme, en ces
heures de foudre suspendue. Peut-être là-bas, lui fera-t-on bon accueil…
Quant à ceux qui le suivent, on les tuera tous.
Regardez donc là-bas : l’ennemi dresse les éléments à faire
la guerre. Il les circonscrit, les déploie, les maîtrise, les projette.
Et les campagnes mortes, on détruira les villes.
Ô ces villes ! ces villes !
Et leurs clameurs et leurs tumultes
Et leurs bonds de fureur et leurs gestes d’insultes
À l’ordre simple et fraternel ;
Ô ces villes et leurs rages contre le ciel,
Et leur terrible et bestial décor,
Et leur marché de vieux péchés,
Et leurs boutiques,
Où s’étalent, par grappes d’or,
Tous les désirs malsains,
Comme jadis des guirlandes de seins
Chargeaient le corps des Dianes mythiques.
Ces villes !
Le sens de la jeunesse y est fané ;
Le sens de l’héroïsme y est miné ;
Le sens de la justice en est banni comme inutile.
Ô ces villes ! ces villes !
Qui s’étalent, là-bas, comme des tas immondes
De pieuvres violentes ou douces ;
Dont les bouches et les ventouses
Soutireraient le sang du monde !
Sans vous tous, les gens des villes, nos moissons fleuriraient,
nos granges déborderaient de blés ! Sans vous, nous serions restés forts, sains et tranquilles ; sans vous, nos filles ne seraient point des prostituées, ni nos fils des soldats. Vous nous avez salis de vos idées et de vos vices et c’est vous encore qui déchaînez la guerre.
C’est à vous qu’il faut vous en prendre. Pourquoi nous arriver si
nombreux et si avides ? Du fond des champs,
vous accouriez pour voler et trafiquer, avec un esprit si tenace, une âme si étroite, si âpre et si violente, que vous vous distinguiez à peine des bandits. Vous avez posté votre malice et votre ladrerie derrière tous les comptoirs. Vous avez encombré peu à peu tous les bureaux de la terre. Si le siècle grince d’un énorme bruit de plumes tatillonnes et serviles, c’est que vos millions de mains étaient prêtes à copier jusqu’à la mort.
Vous aviez besoin de nous. Vous remplissiez nos plaines, de vos
appels ?
Vous êtes la pâte que la médiocrité pétrit, les régiments que
la nullité numérote. Vous êtes la cause de l’usure lente, de l’inertie et de la pesanteur. Sans vous, la ville serait encore nerveuse, légère, vaillante ; sans vous, la surprise, la vivacité, l’audace auraient pu réapparaître. Sans vous, le sommeil n’aurait point paralysé la vie, ni la mort ensanglanté l’espace.
Eh ! dites donc, croyez-vous qu’à cette heure l’ennemi attende,
les bras croisés, la fin de vos disputes ? Si notre ville périt, certes, pourra-t-on l’ensevelir sous le linceuil tissé de tous les mots inutiles, de toutes les discussions sans but, de toutes les facondes et de toutes les éloquences, jetées sur elle depuis des siècles. Les parleurs sont les seuls coupables.
Tout a conspiré contre Oppidomagne. Il y a mille causes qui la
ruinent, comme il y a mille larves qui entament un cadavre. Heureusement qu’il reste toujours des Christs, là-bas, aux horizons.
Depuis hier, la plus grave des insurrections épouvante la ville !
Le peuple s’est réfugié, au cimetière, qui domine les vieux quartiers. Les tombes lui servent de remparts. Il fait grève. Les soldats de la Régence le cernent et l’isolent.
Oppidomagne serait donc à la fois assiégée et assiégeante.
Comme jadis, à Rome, la foule vient de créer un Aventin.
Oh ! la honte d’appartenir à ce peuple avili
Dont la funèbre et sonore folie
Effraye et assourdit tout l’univers
En ces heures que traverse la foudre,
Au lieu de se résoudre
Enfin, à rechercher sa force en la force de tous,
Il se disjoint, il s’éparpille, il se dissout.
Dites, n’est-il donc plus une seule clarté
Évidente, n’est-il donc plus un axiome,
N’est-il donc plus un poing de fermeté
Pour flageller le troupeau mou des volontés ?
Dites, n’est-il donc plus un homme ?
Les temps qui sont venus, devaient venir
Où la ville, qui fut le merveilleux miroir
Où se miraient, pour s’éblouir,
Les yeux du monde
Au soir des temps, disperse au loin sa gloire.
Oppidomagne !
Avec tes ponts, tes quais, tes colonnes, tes arches,
Voici venir vers toi
Les horizons en marche.
Oppidomagne !
Avec tes tours, tes monuments, tes beffrois
Voici saigner et s’étaler sur tes murailles,
Le deuil en feu des funérailles.
Oppidomagne ! Voici l’instant
Où tout s’efface, où tout se décompose,
À moins que tout à coup,
Debout,
Quelqu’un d’énorme ne s’impose !
Oh ! quel qu’il soit, celui-là, comme il serait acclamé et combien
tous, nous les premiers, nous nous abaisserions devant lui.
Celui que l’on attend,
Serait si grand,
Qu’il vous faudrait trop vous grandir peut-être,
Pour le comprendre et pour le reconnaître.
Celui-là n’est pas encore né !
Personne ne le soupçonne.
Personne ne l’annonce.
Et Jacques Hérénien ?
Jacques Hérénien ?… C’est un fou !
Scène deuxième
Au lever du rideau, un cordon de troupes à cheval, barre la porte d’Oppidomagne. Les soldats travaillent à faire sauter les ponts du fleuve. Sur les talus et les remparts, des patrouilles montent la garde. Un général inspecte l’horizon, sa lunette à la main. Il surveille ce qui se passe, tandis qu’une estafette accourt remettre à l’officier, qui commande les cavaliers, un ordre.
« Ordre est donné de ne laisser pénétrer dans la ville, personne ;
sauf le tribun Jacques Hérénien. Il importe qu’il comprenne la faveur qu’on lui fait. On lui résistera pour la forme. »
(Signé) La régence d’Oppidomagne.
Je suis de ceux que l’on écoute. Oppidomagne est la ville où
j’ai grandi, souffert, combattu pour mes idées qui sont les plus belles qu’un homme puisse porter dans la tête. J’aimais Oppidomagne quand elle semblait invincible. Aujourd’hui, je veux ma place au rang de ceux qui meurent pour elle. Et je la veux pour tous ceux qui sont là, pour tous ceux que j’ai croisés sur ma route. C’est moi qui leur ai crié de me suivre. J’ai refoulé vers le courage le flot qui dévalait vers les lâchetés.
Je sais qui vous êtes, mais ne puis changer les ordres reçus.
Quels sont ces ordres ?
Tenir cette barrière fermée.
Ainsi, il se fera qu’Oppidomagne,
À l’heure, où des montagnes
De deuil et de terreur croulent sur son orgueil,
Avec les quelques pauvres mots qui sont un ordre,
Barre son seuil,
Barre ses portes,
À ceux qui lui apportent
Leur sang, leur cœur
Et les flammes violentes de leur ferveur !
Moi qui, jadis, le soir, sur les môles du port,
Ai vu les mers
Pousser et disperser en elle
Le formidable et libre univers,
Moi qui l’aime, sublime ou criminelle
Et si étrangement, et si éperduement,
Que je lui suis un fils, aussi fou qu’un amant,
Je devrais m’en aller, comme une bête traquée !
Un ordre ! Mais ce sont de pareils ordres qui ruinent un peuple ! Calcule-t-on le nombre des défenseurs quand le deuil est infini ? Sépare-t-on pour la mort ceux qu’unit le même danger ? J’exige que vous fassiez place à tous.
Je ne puis.
Pendant vingt ans, celui-ci fut soldat.
Il a suivi vos chefs au bout du monde.
Il s’est battu sous les pôles, dans le désert et sur la mer.
Trois fois, il traversa l’Europe entière,
En une effrayante tempête
De drapeaux fous et d’aigles d’or et de lumières !
Est-ce à lui qu’on refuse l’entrée d’Oppidomagne ?
À tous ceux qui vous suivent.
Alors, sachez que c’est au nom de la loi la plus claire, la plus
simple et la plus fixe que je m’adresse à votre honneur d’homme. Dans peu de jours, cette plaine sera ruine, pourriture et sang. Vous n’avez qu’un mot à dire pour que la vie, à laquelle tous nous avons droit, nous soit conservée. L’assistance que les hommes doivent aux hommes, vous qui portez des armes, vous, le premier, vous la devez à nous tous. Ce devoir efface tous les autres. Il existait qu’on ignorait encore le nom d’armée et le nom de consigne.
Dispersez-vous, dispersez-vous.
Je demande pardon à ce mort d’ensanglanter ses funérailles.
J’ai épuisé tous les moyens, il n’en reste qu’un. Vous le devinez
tous… Nous sommes mille, et ceux-là, quelques-uns (désignant les soldats). Il en est d’entre eux qui comptent des pères et des enfants parmi vous. Ils sont nôtres ; ils laisseront passer… Que les femmes se mettent devant : ils ne tireront pas.
Celui qui vous commande vous ordonne un crime. Désobéissez. Vous en avez le droit…
Jacques Hérénien, vous entrerez dans Oppidomagne. La Régence
vous y accueille.
Enfin ! Je savais bien que vous aviez besoin de moi, que je sers
votre intérêt en pénétrant parmi vous.
Et tous, ils me suivront : les vieux, les enfants, les femmes, ils rentreront chez eux et tous seront utiles Et toi, mon père, tu reposeras dans la tombe où déjà sommeillent mes deux enfants.
ACTE II
Scène première
Appartement d’HÉRÉNIEN. Une porte à droite : Meubles banals. Poêle de fonte. Des objets gisent pèle mêle. Sur la table : vêtements qu’on raccommode, jouets d’enfants. Piles de livres entassés sur des chaises. CLAIRE, la femme d’HÉRÉNIEN, achève d’allumer les lampes. Elle attend. Tout à coup, un bruit monte de la rue, acclamatif. HÉRÉNIEN arrive. Il embrasse longuement sa femme.
Nous avons inhumé mon père à la gauche des petits, sous l’if
qui domine notre coin funéraire. Il y reposera comme au village ; son corps s’y mêlera à cette vie élémentaire des herbes et des plantes qu’il a tant aimées.
On t’espionnait ?
Je ne sais. Nous étions peu nombreux. Au retour, la foule me
frôla ; des camelots criaient les nouvelles de l’Aventin. On se disputait les journaux. Quelques hommes portaient des torches et chantaient. Au long des avenues et des boulevards, des maisons gisaient fendues ou trouées par les bombes. Les décombres barraient le trottoir. Pas un réverbère ne s’allumait. Au Carrefour des Nations, un carrier cria mon nom ; ce fut tout. Quand on me permit d’introduire mon père dans Oppidomagne — Dieu sait après quelles démarches ! — je promis qu’on l’enterrerait sans aucun concours de peuple. J’ai tenu parole.
Qu’est-ce ceci ?
On t’envoie l’arriéré du compte.
Regarde. Ton dernier livre s’est répandu partout.
Faut-il qu’on me lise et qu’on me discute dans le monde ;
et qu’on ait soif et faim de ma justice !
S’approchant de Claire :
J’ai songé à nous, pendant ces simples et intimes funérailles. J’eusse aimé te sentir auprès de moi, quand la bière s’engouffrait dans la terre ! Mon cœur était si torturé, si plein de tendresse retenue, si muré en moi-même ! Que n’avais-je tes mains dans les miennes pour y imprimer la moitié de mon deuil !
Tu es vraiment ma douce et ma vaillante, toi ! Tu me connais ; tu me devines ; devant toi seule, j’ose être sans
remords, celui que vraiment je suis : un pauvre être humain, rarement tranquille, impétueux d’orgueil et de tendresse, d’autant plus exigeant qu’il aime davantage..
Où est l’enfant ?
Dans notre chambre. Il dort.
Que de fois j’ai désespéré mon père ! Mes sursauts de volonté
étaient si fous qu’il me battait et que sous les coups je lui criais, je lui pleurais, je lui hurlais quand même ce que je voulais. Dire qu’aujourd’hui, j’étranglerais mon fils s’il m’imitait.
Vraiment, c’est le bon temps pour s’aimer. Rien ne rapproche plus que ces drames et ces alarmes. Je nous vois encore aux premiers mois de notre tendresse ; je te trouve plus belle toujours ; je t’apporte mon amour aussi sincère, aussi ardent, aussi total que jamais.
Moi, je t’aime et te sers de toute mon âme.
Ces funérailles, où quelque chose de moi s’en est allé, je ne sais
quoi — une époque de ma vie, mon enfance — m’ont arraché, à ma brûlante existence, donnée à tous, prise pour tous, semée là-bas, loin de toi, loin de nous, à travers Oppidomagne. Je me croyais au village, au pays désolé des plaines hallucinées ; maraudant, le soir, dans les bruyères, ou chevauchant les poulains fous dans les champs de mon père. Je me souvenais des bergers, des serviteurs, des servantes Je me rappelais les chemins de l’école, ceux de l’église, et jusqu’au son exact de la cloche paroissiale. J’étais si triste et si heureux ; je brûlais de vous revoir, toi et l’enfant.
Et maintenant, montre-moi tes yeux, tes yeux pâles et doux, qui m’aiment plus que tous les autres et me sont les plus belles lumières du monde.
Sont-ils fidèles, tendres et paisibles et lucides et suis-je bête de les faire pleurer quelquefois.
Tes paroles sautent plus loin que ta pensée, quand elles font mal.
Oh ! je ne suis pas de ceux qui aiment docilement. Mais toi,
tu m’aimes quand même, bien que tu saches ma terrible vie, la vraie, celle qui est ma raison d’être sur la terre.
Tu m’en parles si souvent !
Et je veux t’en parler encore ; je veux t’en fatiguer brutalement,
parce que j’ai la passion d’être avec toi d’une sincérité transparente. Tu ne serais plus ma femme, s’il me fallait te cacher rien. Je préfère te voir pleurer que de mentir.
Si tu étais autre, je t’adorerais moins.
Et puis, tu sais bien que j’exagère ; qu’en vérité,
lorsque je t’assigne une place si étroite dans ma vie, je m’abuse et te trompe
Va, sois tout ce que tu veux, sois torturant, sois despote,
qu’importe ! je te possède toi et notre enfant avec tout mon amour.
Ah ! tu es vraiment ma femme !…
Lorsque ce soir de juin,
Voici longtemps, tu me donnas ton âme,
Je me suis dit que mes lèvres
Jamais ne baiseraient
Ni d’autres lèvres
Ni d’autres seins.
Tu fus la fleur des lacs et des brouillards
Que, vivement, mes mains
Ont arrachée à mon pays hagard
Et transportée au cœur d’Oppidomagne ;
Et c’est le sol, les eaux, et toute la campagne
Que je regarde et que j’adore en tes yeux nus.
Oh dis ! restons ainsi, blottis, serrés, fondus,
En cet amour qui nous délivre,
Nous adorant, nous pardonnant, nous exaltant
Tandis que les jours voraces mangent le temps
Que nous avons à vivre.
La mort en feu circule autour de nous.
La nuit semble une embûche et le soir un désastre :
On croirait voir, dans les cieux fous,
Se consumer et se casser les astres
Et leurs braises tomber sur nous !
Ah ! serait-ce vraiment la fin d’Oppidomagne !
Et ces bûchers déversent-ils de leurs montagnes
Le sang fumant de son supplice ?
Oppidomagne
A ramassé dans ses codes et dans ses lois,
Tout ce qui fut forfait caché, meurtre sournois
Et ruse et vol, contre le bien et la justice.
Et maintenant, qu’elle est lourde de tous ses vices,
Qu’elle est saoule jusqu’à boire les boues
Qui fermentent dans ses égouts,
Tous les crimes et toutes les luxures
Se sont pendus à sa ceinture
Et la tettent, comme des loups.
Si ses palais, si ses hangars
Si ses arsenaux clairs, si ses temples blafards,
Croulent comme des bouges,
Le monde applaudira aux cendres rouges
Qu’emportera le vent vers l’avenir,
Mais qu’Oppidomagne elle-même puisse finir,
Que le futur dont elle est l’âme
Soit submergé, sous ces vagues de flamme ;
Que le faisceau noueux des destinées
Qu’elle détient encore
Se brise, en ses mains acharnées,
À cette heure, contre la mort ;
Que les jardins des demains clairs
Dont elle ouvrit les portes
Soient dévastés, à coups d’éclairs,
Et encombrés de choses mortes,
C’est impossible — et qui le dit est fou.
Oppidomagne, avec tous ses espoirs
Et ses fanaux qui triomphent des soirs,
Demeurera debout,
Aussi longtemps que des hommes pareils à moi
Auront en eux du sang, pour féconder leur foi
Et façonner le monde avide et vieux,
Selon la volonté des nouveaux dieux !
Oh ! les transes et les deuils que nous allons subir !
Quels qu’ils soient, je te défends de t’en plaindre.
Nous vivons en des jours formidables de terreurs, d’agonies et de renouveaux. L’inconnu devient le Maître. Les hommes secouent d’un énorme mouvement de tête le poids de toutes les erreurs des âges. L’utopie abdique ses ailes et prend pied sur terre. Les assiégeants eux-mêmes en ont conscience.
As-tu reçu ce matin des nouvelles de l’ennemi ?
Pas encore ; mais ce que le capitaine Hordain présageait hier me
donne de la flamme pour des semaines et des semaines. Il est — ce capitaine — de cette race d’hommes ardents qui réalisent l’impossible… Pense donc ! lui et moi, tuer la guerre, ici, devant les chefs destitués et impuissants. Provoquer la réconciliation publique des soldats étrangers et des nôtres ! Dépenser toutes les forces de son être, toutes les énergies de sa foi, pour ce but suprême ! … Quel rêve !
Quelle illusion !
Il ne faut jamais repousser une espérance, lorsqu’elle déploie une
telle envergure. Ce qui demeure improbable aujourd’hui, sera patent et accompli demain. Hordain ne constate encore que des récoltes sourdes, des mécontentements profonds, mais étouffés, des ententes et des unions secrètes. Les troupes rejettent la guerre ; elles sont à bout ; elles se débandent. Les idées de justice circulent. Vaguement, on parle de concorde : l’étincelle est au foyer. J’attends le coup de vent qui incendie les bois et les pailles.
Jacques Hérénien, je viens à vous au nom de la Régence d’Oppidomagne, qui vous demande d’accomplir un grand devoir. Si loin que nos idées soient les unes des autres, l’accord entre nous est certain, dès qu’il s’agit de sauver la ville. Il me semble parler au chef futur de ce peuple que nous aimons différemment, mais ardemment tous les deux.
Les préambules sont inutiles. Je demande ce qui vous amène et
ce que vous attendez de moi.
Là-haut, au cimetière, la situation de vos amis est lamentable.
À une attaque sérieuse, ils ne résisteraient pas. Hier, la Régence les voulait réduire ; mais ils s’affirment nombreux, jeunes, hardis ; ils conviennent à la défense d’Oppidomagne. Jusqu’à ce jour, à peine sont-ils des rebelles ; ils boudent, ils font grève, — c’est tout. Demain, en voyant les incendies terribles qui s’échevèlent, là-bas, peut-être, deviendront-ils à leur tour incendiaires. La haine conseille la folie — et s’ils tuaient et pillaient, ce serait non pas toute la fin, mais toute la honte.
J’ai l’exécration de la guerre. Celle entre hommes d’un même sol
m’épouvante plus encore que l’autre. Vous avez, dans Oppidomagne, remué ciel et terre pour la provoquer. Vous avez cultivé la misère du peuple ; vous lui avez refusé le pain, le droit, la dignité ; vous l’avez tyrannisé dans son corps et sa pensée ; vous vous êtes servis de son ignorance, comme de votre déloyauté, de votre habileté, de votre mensonge, de votre ironie et de votre mépris. Vous êtes des indignes et des coupables.
Je vous croyais d’un jugement plus pondéré, plus serein et plus
haut.
Je pense et je juge devant vous, comme il faut juger et penser
devant l’ennemi. Je vous hais, mais je vous plains.
C’est de l’outrage.
C’est de la passion et de la franchise.
C’est avant tout de l’injustice.
Allons donc ! En finirais-je jamais de vous montrer la colère des
villes et l’affre des campagnes.
Ma mémoire est fidèle ; elle est armée
De souvenirs, qui vous frappent comme des faulx.
Elle a compté vos attentats contre la vie,
Elle connaît votre âme et vous défie
D’être probes, justes, loyaux
Et forts de la force sans vices.
Que je m’oublie à vous rendre service,
Sitôt vous recommencerez
À retisser les fils de votre perfidie.
La ruse est pour vous tous, sacrée,
Elle vous tient et vous accule et vous relie
À la fatale et monstrueuse déchéance.
Vous n’avez donc aucune confiance.
Aucune.
Alors, je me retire.
J’attends…
Voyons, il serait fou que nos paroles aient le pas sur nos actes.
Oppidomagne seule doit nous occuper.
Je n’ai songé qu’à elle en vous recevant chez moi.
L’homme de gouvernement et d’intelligence que vous êtes, sait
mieux que personne combien nous avons répandu au loin le nom et l’influence d’Oppidomagne.
Son histoire est celle des grands Régents
Et des Consuls, qui sous des cieux d’or enflammés,
Sur un sol rouge où s’allumait du sang,
Jusques au bout du monde,
Aimantèrent, avec leur geste, ses armées.
En ce temps là, nos angoisses étaient fécondes !
Le peuple et ses chefs furent tous deux
Rivaux d’ardeur dans la conquête. Et ceux
Là-bas, qui nous cernent et nous assiègent,
Savent quel frémissement triomphal et vermeil,
Jadis, nos drapeaux fous
Ont fait courir, sur leurs plaines de neige.
Oppidomagne est magnifique aux yeux de tous ;
Oppidomagne est immense par la mémoire
Qu’en ont gardé la mer, la terre et le soleil ;
Le crime et les exploits se partagent la gloire
Vous ne voyez, vous ne montrez que les crimes…
Votre gloire est passée, elle a quitté les cimes ;
Avec son glaive illustre elle a tué le droit ;
Aujourd’hui même, une autre s’inaugure,
Une autre monte et sort de moi
Intacte et forte et vierge de souillures.
Elle est faite, cette gloire-là, de justice nouvelle et profonde, d’héroïsme intime, de ténacité ardente, de nécessaire et temporaire violence. Elle est moins éclatante que la vôtre, mais elle est plus sûre. Le monde entier l’attend. Tous les deux, vous avec crainte et moi avec ferveur, nous la sentons inévitable et imminente. Voilà pourquoi vous avez recours à moi ; voilà pourquoi j’ai l’audace de vous traiter déjà comme un vaincu. Quoi que vous fassiez, vous et votre caste, vous êtes, à cette heure, les prisonniers de mon assentiment ou de mon refus.
Vous vous méprenez…
Non pas ! Comme moi, vous avez la conscience de ne pouvoir rien, sans que je vous y aide. J’ai en mes mains toute la force morale et profonde d’Oppidomagne.
Vous oubliez ce que serait un écroulement d’empire. Tous les
intérêts anciens, toutes les habitudes séculaires le soutiennent. Et nous avons pour nous l’armée.
L’armée ? dites les chefs — car les soldats hésitent ou
protestent. Ils sont à la veille de se joindre au peuple. Ils sont mon espoir et votre crainte. S’ils vous obéissaient tous, si vous ne craigniez un énorme soulèvement populaire et militaire, vous auriez déjà bombardé l’Aventin.
Vous vous trompez. La Régence vous prie d’annoncer que l’heure est là, où les périls sont si grands qu’ils dominent toutes les rancunes. Quiconque a foi dans Oppidomagne doit s’improviser héros. Notre peuple a des réserves de renaissance inconnues.
Comment seront-ils traités, ceux qui descendront de là-bas ?
Les soldats rentreront dans l’armée avec leurs grades ; les autres
réintégreront leurs familles et leurs maisons. Si la misère, depuis leur départ, s’y est installée, on l’en chassera. Au reste, promettez ce que vous voudrez, vous êtes loyal. Nous avons confiance.
Me signerez-vous cela ?
C’est fait.
Lisez.
Un dernier mot. Quand j’entraînai à ma suite les fermiers des
villages, les vieillards et les errants des villes, pourquoi les a-t-on repoussés, hors des murs, vers l’ennemi ?
Ce fut une faute. On aurait dû vous écouter.
Et qui permit d’enterrer mon père auprès des miens ?.
Moi-même.
Allez donc et annoncez à la Régence que j’irai vers l’Aventin.
Scène deuxième
À l’Aventin (cimetière sur une hauteur). Le peuple est réuni. Haineau occupe la tribune : un tombeau plus élevé que les autres. Des faisceaux d’armes sont dressés parmi les jardinets funéraires. Des croix, des stèles, des cippes, des colonnes émergent d’entre les fleurs. Debout sur le mur d’enceinte, des ouvriers armés veillent. La nuit tombe. Des feux s’allument.
HAINEAU
Je conclus donc, comme je concluais hier : Il faut, dans une
révolution, frapper les idées dans ceux qui les personnifient. Il faut avancer peu à peu, sans emballement, vouloir des choses immédiates. Froidement, chacun de nous choisira son homme, sa victime. Aucun ne prendra de repos avant que les trois Régents et les deux Consuls d’Oppidomagne soient morts. C’est l’œuvre de terreur qui provoquera l’œuvre de salut.
— Pourquoi proclamer ce qu’il faut taire ?
— Chacun est maître de son couteau.
— Silence !
L’ennemi incendie les églises, les banques, les parlements. Il nous
reste le Capitole et la Régence. Détruisons-les. Descendons par groupes, la nuit, dans Oppidomagne.
Impossible, l’Aventin est cerné.
On finit toujours par corrompre quelqu’un.
— À quoi bon ces massacres ?
— Un chef meurt, un autre succède.
— C’est la masse qu’il faut conquérir.
Ce sont les têtes qu’il faut couper pour abattre la bête. Jadis,
dans Oppidomagne, quand on s’exaltait entre compagnons, qui donc songeait aux demi-mesures ? On admirait ceux qui supprimaient et les biens et les gens. Banques et théâtres sautaient — et sans peur, impassibles, les admirables assassins des idées vieilles mouraient, fous pour les juges, héros pour le peuple. C’étaient les temps des sacrifices naïfs, des décisions tragiques, des exécutions rapides. Le mépris de la vie se dressait sur l’univers. Aujourd’hui, tout est flasque et veule : l’énergie semble un arc débandé. On tergiverse, on attend, on calcule, on raisonne — et vous avez peur de cette Oppidomagne vaincue alors que victorieuse, tous l’affrontaient.
— Nous l’aimons depuis qu’on l’assiège.
— Nos femmes et nos enfants y sont encore.
— Notre grève n’aboutira pas.
— Rentrons dans Oppidomagne.
Dès qu’on veut, il faut vouloir à travers tout. L’heure est venue de
l’extrême désespoir. Qu’importent les deuils et les sanglots des mères, si grâce à nos angoisses, la vie nouvelle est conquise !
Il n’a pas d’enfants !
J’en aurais que je les sacrifierais à l’Avenir.
Ce sont des phrases : Vous reculez, dès qu’on agit.
J’ai fait mes preuves aux temps d’émeute.
Vous vous cachiez quand on tuait le peuple.
Si j’avais les mille bras d’une foule, j’agirais seul et
vous dédaignerais… (Huées ; Bousculade. On déloge Haineau de la tribune).
— Encore un, qui ne nous bernera plus.
— Il est trop lâche et trop couard.
— Nous nous détestons, depuis que nous nous connaissons
mieux.
— Nous ne savons plus vouloir, depuis que nous voulons tous
à la fois.
— L’inaction nous perd.
— Rentrons dans Oppidomagne.
Haineau s’est emporté à tort. Il nous accusait de manquer
d’audace. Notre seule présence sur cette montagne n’est-elle donc pas une preuve d’héroïsme ? D’un instant à l’autre, ou peut nous attaquer et nous tuer.
Prenez garde : vous allez leur faire peur.
Il ne faut pas que nous égarions, entre nous et sur nous,
la haine qui doit frapper la seule Oppidomagne. Voilà huit jours que nous vivons ensemble, et déjà les divisions, les jalousies, les rancunes, les hésitations des uns, la folie des autres, triomphent de notre entente, cimentée Dieu sait par quelles promesses ! Heureusement, voici de bonnes nouvelles. La Régence autorise Hérénien à se rendre auprès de nous, ici, sur l’Aventin.
Sa lettre me l’annonce.
— Hérénien verra clair. Il domine nos angoisses.
— Il sait ce qu’il faut faire.
— Il nous rendra notre âme.
C’est toujours lui qu’on invoque ?
Nous nous livrons comme des femmes.
Vous tentez le peuple en parlant ainsi.
Nous lui ouvrons les yeux ; nous le mettons en garde contre
lui-même.
La foule adore Hérénien. Elle ne discute pas son enthousiasme.
Hérénien n’est pas un dieu. Pourquoi le soir des grèves
délaissa-t-il Oppidomagne ?
Son père se mourait.
Son départ cachait sa fuite. Hérénien vous paie pour le défendre.
Si j’étais à ses gages, depuis longtemps vous seriez aux miens.
Vous êtes une âme d’en bas qui ne comprenez point celles d’en haut. (Acclamations.)
Qu’on attende Hérénien !
Je veux le suivre, quitte à le tuer s’il nous trompait.
Je réponds de lui, comme tu réponds de toi-même à toi-même.
Hérénien nous est nécessaire. Nous sommes sûrs de lui. Regardez là-bas. (Un mouvement se produit vers l’entrée du cimetière). Il arrive. Lui seul est assez fort pour nous unir et nous sauver.
Enfin, me voici parmi vous ! Vous et moi ne vivons qu’à demi,
quand nous vivons séparés. Au village où mon père se mourait, j’appris votre exode vers cette montagne. J’ai songé aux temps romains, à la fierté, à la décision, au courage, à la beauté des peuples suprêmes. Quoi qu’il arrive, cet acte éclatant et brutal vous aura grandis. Vous avez prouvé votre obstination solidaire et votre audace nette. Ceux qui vous refusaient, à vous, soldats, la paye entière, à vous, citoyens, la justice complète, parce que vous étiez des revendicateurs, sont aujourd’hui matés. Le moyen dont vous avez usé était donc excellent. Mais restera-t-il tel ?
Un conflit armé avec Oppidomagne serait un désastre. Jusqu’à cette heure, il fut écarté. Jusqu’à cette heure encore, vous vous êtes serrés en un faisceau de résistance admirable. J’affirme, devant vous tous, que vous avez été fiers de vivre ensemble, grâce à la claire et bonne volonté mutuelle. Vous avez compris que l’avenir dépendait de votre attitude. C’est bien.
Mais cette union se maintiendra-t-elle, au milieu de la misère et de la famine qui vont sévir ici ?
Vous étiez, je l’avoue, dans une passe terrible. Du haut de cette montagne de la mort, certes, vous dominiez ceux qui vous détestent. Mais il vous manquait votre demeure et votre foyer ; il vous manquait vos femmes, vos fils et vos filles. La Régence les tenait en sa main, impatiente, déjà, de les étouffer. Ah ! vous avez subi l’interminable défilé des heures noires, la procession longue et lente des angoisses à travers l’âme ! Heureusement tout peut changer : la Régence vous offre la paix.
Jamais nous ne traiterons avec les Régents.
Si nous refusons de traiter, c’est le massacre. Comment ! nous
sommes ici une poignée d’enthousiastes dont l’action décidera du sort d’un peuple ; nous sommes à la veille d’un énorme triomphe plébéien et nous consentirions à mourir comme un gibier pris au filet. (Acclamations.)
Il faut repousser sans examen tout ce que propose la Régence.
Il faut examiner tout ce qu’elle offre et en tirer parti. Qu’importe
le danger des moyens. Je suis homme à me servir de la foudre ! (Acclamations.)
Nous serons vos dupes.
Que comprenez-vous à mes desseins, à mes espoirs et à ma vie ? Vous désorganisez ; j’organise. Qui vous écoute s’épuise en défiances, en complots, en terreurs. Depuis huit jours, vous sévissez : vous n’avez abouti qu’au néant des disputes. J’arrive et je devine votre œuvre mesquine. J’en ai honte. (Acclamations).
Je ne veux pas d’un tyran. (Huées).
Vous le seriez, si je vous laissais faire. (Acclamations).
Vous n’abattrez la Régence que pour prendre sa place.
Sa place ! J’ai pu la prendre ; je l’ai dédaignée. (Acclamations).
Vous consentez aux compromis les plus louches, vous trafiquez…
Silence ! … Taisez-vous ! … Que ce débat ne descende pas
jusqu’à nos personnes.
Je hais l’autorité à tel point que je ne vous dicte même pas les conditions de paix. Vous-mêmes les imposerez à la Régence. Parlez. (Acclamations.)
Nous voulons qu’on nous traite en hommes. Nous avons exercé
un droit en faisant grève.
Parfait.
Nous voulons que nos biens nous soient rendus.
Promis !
Nous voulons qu’on paye aux ouvriers l’arriéré des salaires.
La Régence s’y engage.
Nous voulons rentrer en armes dans la ville.
Vous le pouvez. Et j’ajoute : si des confiscations ont été opérées
en votre absence, on les annulera. On oubliera toute condamnation. C’est vous qui serez les juges de ceux qui vous ont jugé.
Et maintenant que nous sommes d’accord, dites-moi, n’eut-il pas été monstrueux que des gens d’un même sol en fussent venus à s’égorger ?
Songez donc : là-bas, dans les rues enfiévrées des vieux quartiers, dans l’atmosphère de poudre et d’incendie, les esprits désemparés se réfugient, eux aussi, en un espoir de renouveau immense. Ce sont, de plus en plus, nos programmes qu’on discute, nos discours qu’on commente, notre âme que l’on boit. L’armée elle-même est
travaillée par nos rêves. Tous les mécontentements, toutes les rancunes, toutes les injustices, toutes les oppressions, tous les esclavages prennent une voix inconnue pour se faire écouter ! Nos maîtres se détestent entre eux. Il n’y a plus de force. On obéit à un fantôme.
Chez l’ennemi, mêmes débandades et même faiblesse. Des mutins se lèvent parmi les soldats. On s’insurge contre la cruauté des chefs, contre les horreurs et les folies de la campagne. La haine souffle en tempête. À bout de détresses, de misères et d’affres sans nom, tous aspirent à la nécessaire union humaine. On a honte d’être des massacreurs. Dites ! si cette conflagration d’instincts pouvait s’éteindre ; s’ils sentaient, ceux qui nous assiègent, qu’ils ont parmi nous tant d’âmes fraternelles ; si par une soudaine entente, nous réalisions aujourd’hui un peu du grand rêve humain, Oppidomagne se ferait pardonner sa honte, sa folie, son blasphème ; elle deviendrait le lieu de la terre où s’est passé un des rares événements sacrés. C’est avec cette pensée qu’il faut me suivre tous, là-bas, vers vos enfants. (Acclamations).
— Lui seul fait avancer les choses.
— Sans lui, notre cause était perdue.
Nous vous obéirons tous, vous êtes vraiment le maître.
ACTE III
Scène première
Quinze jours après.
Appartement d’Hérénien — le même qu’au deuxième acte. La table de travail, chargée de papiers, est près de la fenêtre, où des carreaux sont cassés. Dans les rues, la foule va, vient, s’éloigne, s’approche, des groupes crient : « À bas le vendu ! — À mort, le traître ! À mort ! … à bas ! »
Voici le quinzième jour que cela dure ! La maison semble un
bateau en détresse. Des rafales de clameurs et de colères l’assaillent. Oh ! cette maudite aventure, là haut, sur l’Aventin ! Tomber d’un coup du pavois de l’enthousiasme, dans la disgrâce et dans la haine.
Toi, ici !
Moi-même.
Que veux-tu ?
Tu ignores donc mon discours au Marché vieux ? …
Je m’attendais à un meilleur accueil.
Comment, toi ! son adversaire et son ennemi !
Toi qui attises ces cris et ces tempêtes !
À cette heure, après ce qu’il doit savoir, Hérénien, m’agréerait
mieux que toi, mon amie et ma sœur.
Je ne comprends pas.
Tu comprendras bientôt. En attendant, dis-moi quelle fut son
humeur pendant ces jours de vaine et misérable colère.
Oh ne crois pas qu’il soit vaincu ! Il est resté superbement
debout ; il mène à bien le plus hardi des projets : il réconciliera Oppidomagne avec l’ennemi.
Mais ces émeutes qui hurlaient à sa porte ?
Les premiers temps, c’était dur. J’avais beau épouser ses furies, l’entourer de ma ferveur, le servir mieux que jamais : il ressassait ses rancunes, il s’excitait lui-même, il bondissait à la fenêtre, montrait le poing à la ville, criait de rage, et des larmes sautaient de ses yeux. C’était, dans toute sa violence, le formidable enfant que tu connais.
Ah, s’il m’avait écouté, jamais nous n’aurions cessé de nous
entendre. La Régence ne l’aurait point trompé. Le peuple l’aimerait encore. Mais il est indisciplinable, il n’a jamais su ce que c’était que vouloir patiemment. Il agit par bonds et par rafales, comme les vents de son pays.
Et qu’aurait-il dû faire ?
Prolonger la révolte sur l’Aventin ; l’étendre au lieu de la réduire,
accepter la lutte civile, exacerber la misère ; s’emparer des banques, par la force ; des services publics, par la force ; du destin, par la force.
C’était impossible.
Tout était possible, dans l’état de fièvre où nous étions.
Mais il fallait un plan, une résolution froidement prise et suivie. Il fallait organiser d’abord la résistance, — nous étions en grève, là-haut — ensuite l’attaque ; enfin le massacre. Il fallait pourvoir aux choses immédiates, précises, urgentes. L’autorité eût été assassinée : Régent et Consuls. On commençait à m’écouter. Hérénien est arrivé sur l’Aventin, en une heure mauvaise : les circonstances l’ont aidé. Il parle en tribun sentimental avec de grands gestes et de grands mots : il hallucine, il ne convainc pas. Ah ! quand j’y songe, ma haine me revient, tout entière.
Comme tu t’illusionnes !
On dirait qu’il ignore ce qu’il veut. Il regarde
toujours au-delà de notre heure. Je ne le comprends jamais.
Je le comprends toujours.
C’est une erreur de mettre toute sa volonté au service de
certains rêves. Qui souffle trop dans la canne fait éclater le verre…
Ne discutons pas. Tu es un violent, qui se sent faible et
maladroit… Si tu viens ici, chez lui, c’est pour demander quelque chose. Qu’est-ce ?…
Je viens ici pour te dire que hier, moi qui te parle, j’ai maîtrisé la
foule, j’ai défendu Hérénien. j’ai obtenu qu’on l’acclamât. Ma ténacité a vaincu sa mauvaise fortune.
Tu as fait cela toi… Mais alors, comment accorder ta conduite
avec tes idées ?
Ah voilà… C’est que j échoue quand j’agis pour moi-même, c’est
qu’on me trahit, c’est qu’on m’en veut, c’est que Le Breux me supplante… ; c’est, qu’en fin de compte, Hérénien reste, malgré tout, le seul qui sauvera les choses, au point où elles en sont. Il les a brouillées, qu’il les débrouille.
Et tu l’as soutenu, toi ?
Certes, puisqu’on ne peut recommencer la révolte, puisque tout
s’émiette entre mes doigts, puisque j’ai la déveine et la guigne. Si je te disais combien le peuple est encore enfant et combien il regrette déjà de n’avoir plus son maître ! … Oh ! c’est bien fini, c’est bien fini ! — et l’on devrait avoir la force de disparaître.
C’est donc par désespoir que tu soutiens mon homme
Qu’importe.
Adieu, tu sais maintenant ce que tu dois connaître…
Quand Hérénien descendra, prépare-le à me revoir.
Faut-il que les gens soient mauvais pour que les meilleurs
deviennent si aisément féroces.
Prends patience, va. Je suis tenace comme ce paysan qui fut mon père. Hier, ces cris me poursuivaient à travers la maison close, ils battaient les murs de haut en bas, de la cave au grenier, partout, comme des tocsins. Je sentais la colère monter, j’aurais voulu les étouffer, les anéantir, les broyer. La haine m’enfiévrait. Je répondais par des insultes à ces rages anonymes.
Aujourd’hui, je me sens très ferme. (Dépliant une lettre).
Écoute, voici ce qu’on m’écrit :
« Je vous donne à cette heure des assurances nettes. Tous les officiers sont désormais acquis à notre cause et nous suivront. Les uns par rancune, les autres par envie, tous par dégoût. C’est hier en une réunion secrète que nous nous sommes entendus. Je les tiens en ma main. Ils m’obéiront comme cette plume qui vous écrit, comme cet homme que je vous dépêche. Par eux toute l’armée est nôtre. Les généraux ? C’est trop loin, c’est trop haut ; le soldat les ignore : on se passera d’eux. » (Repliant l’écrit).
Et cette lettre, c’est Hordain, le capitaine ennemi qui me l’envoie.
Mon ami !
Laisse crier, va ! … Du reste, j’avais prévu que la Régence, même quand elle promet tout, quand elle abandonne tout, retient la moitié dans ses manches comme les forains et les jongleurs. C’était vraiment fou d’aller vers l’Aventin ! Mais il me fallait le peuple, il me fallait mon peuple et sa ferveur, pour nous entendre avec les assiégeants.
Comme te voilà raisonnable !
M’a-t-elle superbement berné la Régence ! Ses gens chamarrés et nuls, mesurant mon ambition à la leur, sont arrivés ici, m’offrir un bloc de sa puissance en ruine, — comme si des hommes pareils à moi ne conquéraient point leur place, eux-mêmes, devant tous. Ils s’en sont allés par cette porte — valets qu’on chasse — et depuis, ma perte les passionne. Ils n’ont plus que quelques jours à vivre et leur rage à m’abattre les distrait seule de leur agonie. Ah ! si le peuple savait ! J’ai contre moi toutes les apparences. Je me suis fié à quelque pauvre écrit, à quelque signature, qu’on biffe de la même plume qu’on la trace. Plus la Régence a menti à ses promesses, plus je parus mentir aux miennes. Certes, on peut me croire complice et coupable.
C’est le peuple qui l’est. Tu n’as pu le tromper qu’en te trompant
toi-même. L’innocence de tout ce que tu as fait, crève les yeux… Ah ! j’ai mon idée. Les masses sont aussi méfiantes, aussi haineuses, aussi ingrates, aussi bêtes que ceux qui les gouvernent. Elles n’admettent jamais qu’on soit grand et pur, tout simplement.
Je te défends de penser ainsi.
Hier, tu le disais toi-même.
Oh ! moi, c’est différent !… (Un repos.)
Le peuple m’aime et je l’aime, malgré tout, à travers tout. Ce qui se passe n’est qu’une brouille entre nous deux. (Clameurs d’insultes, dans la rue).
Ils sont là mille à nous mordre d’injures. Et ce sont ces bouches,
les mêmes qui t’exaltaient ! Ah ! les lâches ! les vils ! les fous ! (Nouvelles tempêtes de cris).
Vraiment, c’est à croire qu’ils ne m’ont jamais connu.
Oh ! ces brutes ! ces brutes ! ces brutes ! …
Pourtant hier, à l’assemblée du Marché Vieux, tous m’acclamaient. Haineau m’a défendu avec une telle ferveur que je lui pardonne tout. Le Breux est accouru cette nuit-ci me rassurer comme jamais. On perce à jour la duplicité des Régents. Oppidomagne entière reflue vers son vrai maître. Mon heure est revenue. Dis ? (Avec impatience.) Dis-le donc !
Il y a bel espoir.
Non, non, il y a certitude !
Malgré ces cris têtus, malgré leur multitude,
Je distingue déjà comme un bouquet de mains
Qui se tendront vers ma force, demain.
Mon grand passé revient à la mémoire,
En un reflux de souvenirs
Et d’écumes de gloire…
Je tiens, en ces deux poings, captif, tout l’avenir :
Ceux qui me bravent,
Autant que ceux dont j’ai la foi,
Au fond de leur conscience, le savent.
Le beau rêve, qui s’est fait chair en moi,
Plus que jamais me redemande à vivre ;
Voici les temps et les heures dont je suis ivre.
Que m’importent, et ces clameurs et ces grands cris
Et ces rafales terroristes :
Le futur seul, dans mon esprit,
Plus fort et plus réel que le présent, existe…
S’ils te voyaient, comme ils seraient gagnés par ta confiance !
Ami, tu fais de moi
La plus fière des femmes,
Et je m’abîme et je m.e brûle, en ta grande âme ;
Et ce baiser que je te donne,
Prends-le, et porte-le sur toi
Comme une arme ardente et claire :
Il est peu d’hommes sur la terre
Qui en reçurent
Jamais, de plus profond et de plus vrai ! (Elle l’embrasse).
Si j’étais abandonné de moi-même, je me retrouverais en toi, tant ma force a passé dans ton cœur ! — Mais je suis si ferme dans ma destinée, que rien de ce qui se passe à cette heure ne me semble réel. — Je crois à la surprise, au hasard, à l’inconnu. (Désignant la rue). Qu’ils hurlent et hurlent encore ! ils préparent leur repentir.
S’ils continuent à cogner, j’irai ouvrir.
Ce serait fou.
À de certains moments ma seule présence fut la victoire ! Jamais
je ne les repoussai, quand ils frappaient à mon seuil.
Enfin ! … Voilà le vrai peuple. Celui qui m’acclamait
au Marché Vieux ! Mon cœur ne me trompait donc pas. Il entendait quand mes oreilles étaient sourdes encore.
Le Breux va parler. Écoute.
Je veux parler moi-même.
Hérénien fut sincère et droit. (Murmures). Vous êtes cinq cents à
le huer, et, parmi vous, il n’est personne qu’il n’ait aidé. (Murmures). Moi, d’abord, il m’arracha aux griffes des juges consulaires. L’an dernier, il batailla pour délivrer Haineau. Et vous tous ? il vous sauva au temps des grèves tragiques et affamantes, il vous…
Je n’ai pas besoin qu’on me défende.
(S’adressant à Le Breux qui parle dans la rue).
Ce peuple, je veux le prendre ; je ne veux pas qu’on me le donne.
— Laissez-le parler.
— À bas ! À mort ! — C’est un traître !
— Laissez-le parler !
— À mort ! À bas ! … — C’est un vendu !
— Faites silence !
Moi, Charles Haineau, j’ai suspecté Jacques Hérénien. Il m’apparut
un personnage louche : je l’ai combattu comme vous tous… Aujourd’hui, je le regrette.
Vive Hérénien ! — À mort ! À bas !
La Régence envoya parmi nous des excitateurs. J’en
surpris hier à l’assemblée du Marché Vieux. Ils conseillaient à d’autres misérables d’aller tuer Jacques Hérénien, de piller sa maison, de simuler une vengeance populaire.
— À mort la Régence !
— Vive les gens d’Oppidomagne !
— Vive Hérénien !
Hérénien nous est nécessaire.
— Pourquoi recevait-il des messages suspects ?
— Pourquoi délaissait-il nos assemblées ?
— C’est un despote.
— C’est un martyr.
— Qu’il se défende !
— Silence !
— Qu’il nous pardonne !
Vous pardonner, oui ; car on ne doute pas d’un homme tel que
moi ; car la Régence d’Oppidomagne trompe aussi aisément que je respire. Morceau par morceau, la façade de son autorité s’est effritée ; loque à loque le manteau de son pouvoir lui tomba des épaules. Elle m’appela pour en recoudre les pièces. Elle me dépêcha vers l’Aventin, avec l’arrière-pensée, ou de m’accaparer ou de me perdre. La mission était difficile, périlleuse, tentante. Je m’en suis acquitté comme d’un devoir. Et aujourd’hui, je ne suis ni perdu par vous, ni conquis par elle, je suis et je reste libre ; je mets, comme toujours, ma force au service de mon idée suprême. (Quelques applaudissements).
J’entendais crier tout à l’heure : Vendu ! Vendu !
« Vendu » ! Que n’a-t-on fait pour que je le fusse !
(Brandissant une liasse de papiers). Dans cette poignée de lettres, on me promet tout ce que l’infamie peut abandonner à un apostat, la corruption à un traître. Pour que vous touchiez du doigt le cynisme, l’astuce, la perfidie, la bassesse, l’aveuglement de la Régence, ces lettres, je vous les livre. Toutes furent accompagnées de démarches pressantes, toutes étaient le prologue de sollicitations plus ardentes, toutes ne renfermaient que l’ombre des infamies qu’éclairaient les démarches personnelles. Ce qu’on n’osait écrire, on le disait ; ce qu’on n’osait consigner, on le confiait ; ce qu’on n’osait formuler, on le sous-entendait. On revenait à la charge, après chaque échec subi ; on répondait aux refus par des offres plus larges. À la fin, on abdiquait tout orgueil. Je n’aurais eu qu’à faire un geste, qu’à ouvrir cette main, pour saisir toute la puissance et personnifier, à moi seul, tout le passé. Ah ! vraiment je m’admire moi-même, en songeant avec quelle violence ce poing là est resté fermé.
Et maintenant ces lettres, lisez-les vous-mêmes, (il les jette vers la foule). Commentez-les, partagez-les, répandez-les aux quatre vents d’Oppidomagne. L’immense ruine de la Régence s’y étale. Vous comprendrez tout. Quant à moi je mets toute ma sécurité dans l’imprudence folle de me désarmer ; je me perds à tout jamais, volontairement, joyeusement, aux yeux des Consuls ; je leur fais la plus inoubliable des injures et je me réfugie en votre justice. Désormais, c’est vous qui répondrez de ma tête. (Cris d’enthousiasme).
On peut me frapper, de toutes parts. Ne suis-je pas la cible miroitante, que toutes les flèches attaqueront ?
Jurez-moi donc — quelle que soit la calomnie qu’on répandra, quelle que soit la fable folle ou vraisemblable qu’on inventera — jurez-moi de me suivre, les yeux aveugles, mais le cœur clair. (On jure, on applaudit). Ce doit nous être une joie et une fierté de nous appartenir, de haïr, d’aimer et de penser de même. (Acclamations).
Je serai votre âme et vous, mes bras. Et nous réaliserons ensemble de si magnifiques conquêtes d’humanité, que les voyant, grâce à nous, devant eux, vivantes et éclatantes, les hommes dateront le temps, du jour de notre victoire !
Et maintenant, je demande à Vincent Le Breux et à Charles Haineau de me rejoindre ici. Je veux qu’entre nous ne subsiste plus aucune ambage.
Tu vois bien qu’il ne faut jamais désespérer du peuple !
(Après un silence). Dis à notre émissaire auprès de Hordain, qu’il vienne, immédiatement.
C’est le triomphe !
Oh ! vous êtes vraiment un maître. Quand je vous combats, je
suis sans force ; j’en vaux mille, quand nous sommes d’accord.
Enfin ! cette fois du moins, notre vieille Régence me paraît
définitivement enfoncée dans sa boue. (S’asseyant) : Malgré toutes ses promesses et ses serments, elle ne secourut aucun ménage de révolté. Elle assigna aux nôtres les besognes les plus dangereuses : manipulation des poudres et des explosifs. Des bombes ennemies tombaient sur leur travail. On dressa des listes de suspects : chacun des chefs militaires possède la sienne.
Vous devez regretter votre démarche à l’Aventin.
Allons donc ! (S’adressant brusquement à Haineau). Sais-tu,
Charles Haineau, ce que je combinais pendant que tu poussais contre moi ces rafales de révoltes ?
Maître, croyez bien qu’en tout ceci, mon rôle…
Ne t’excuse pas, n’interromps pas, n’ai-je pas tout oublié ?
Oui, par-dessus les têtes et les mille bras de l’émeute, aujourd’hui vaincue, je réalisais le rêve le plus hardi de ma vie, le seul pour lequel j’existe. (Se levant, tout à coup) : Avant trois jours l’ennemi rentrera pacifiquement dans Oppidomagne et nous l’accueillerons.
C’est impossible.
Les hommes de la Régence n’ont cessé de me tenter. Avec eux,
j’ai patiemment discuté, les interrogeant, les illusionnant, exigeant des garanties et des confidences ; leur donnant et leur enlevant tour à tour l’espoir, soustrayant leurs secrets ; opposant, à leur tactique sénile, ma brusquerie et ma colère. Je me suis joué d’eux audacieusement, follement — et je sais à présent, mieux que personne, mieux qu’eux-mêmes surtout, combien leur ruine est inévitable et proche. Leur trésor ? Vidé. Leurs munitions ? Épuisées. Leurs greniers ? Pillés. Plus de pain pour le siège ; plus d’argent pour la défense. On se demande en quelles folies, en quels gaspillages, en quelles orgies, fortunes et vivres publics ont disparu. Chacun accuse tout le monde.
L’armée ? — Avant-hier cinq bataillons refusèrent de marcher. On décide d’exécuter les meneurs. On les conduit au supplice : aucun soldat ne veut les abattre ; ils vivent encore.
Au conseil, les consuls se chamaillent. L’un propose-t-il un plan : son voisin le combat, détaille le sien, et veut qu’on l’adopte. Il y a huit jours, les ministres décident une sortie générale, par la porte de Rome ; ils parviennent à la faire voter : aucun consul ne se met à la tête des troupes.
Chaque régent m’a dépêché son émissaire : même entre eux, ces vieillards ne s’entendent pas. Ils ressemblent à de pauvres chouettes en cage, dont on ferait tourner les perchoirs. Ils s’affolent, crient, et leurs yeux se ferment devant l’incendie des jours. Ils se rejettent les maladresses, les fautes, les crimes. Ils ont peur d’être responsables. Que faire ? — devient la devise de leur règne.
L’émissaire est arrivé.
Qu’il entre. — (Se tournant vers Haineau et Le Breux) :
Je vous ai montré la situation ici, chez nous, dans la ville ; vous allez juger de ce qui se passe là-bas, chez l’ennemi. Après, vous comprendrez que la guerre n’est plus possible.
Voici l’un de ceux dont je suis sûr. Il en sait plus que nous tous sur l’esprit des deux armées. (À l’émissaire) : Racontez-leur ce que vous avez surpris.
Mardi dernier, la nuit, mon frère fut envoyé en reconnaissance,
aux avant-postes. Il poussa très loin, pour reconnaître si le retranchement que nous bombardions cédait et permettrait une sortie générale par la porte de Rome.
C’est la sortie dont je vous parlais.
Dans le noir, brusquement, une voix l’interpelle mais doucement,
comme ayant crainte de l’effrayer et de provoquer sa fuite. Quelques paroles s’échangent rapides et amies. On lui demande si, vraiment, dans Oppidomagne, il n’est point quelques hommes de volonté qui en ont assez de la guerre.
Cela se passait il y a deux jours ; et, depuis, pareils colloques se
sont multipliés.
Mon frère répond qu’Oppidomagne se défend, que la révolte
contre cet égorgement de peuples doit partir, non des vaincus, mais des vainqueurs. Et d’autres soldats survenus, attestent que les assiégeants sont las, que les désertions ne se comptent plus, que des rébellions éclatent, journalières, qu’il n’y a plus d’armée, qu’on sera forcé de lever le siège, si l’épouvantable épidémie qui décime les troupes continue. On veut l’union de toutes les détresses contre tous les pouvoirs.
Eh bien, qui donc, après une telle affirmation de solidarité
humaine, oserait dire encore que la conscience demeure immobile.
Oh ! ces premières confidences tremblantes,
La nuit, parmi les dangers noirs
Et les affres de guerre et de désespoir ;
Ces premières confessions de l’âme humaine,
Enfin lucide et triomphante,
Les étoiles sereines,
Là-haut, ont dû les entendre.
Vraiment, je vous admire ! À la moindre lueur qui vous arrive par
la fente d’une porte, vous concluez à la présence énorme du soleil. Depuis qu’Oppidomagne est bloquée, s’est-il passé un jour, un seul, sans que des pièges vous fussent tendus ? Qui vous garantit la sincérité de ces soldats ? Qui vous dit qu’Oppidomagne ouvrira ses murs, même à des ennemis désarmés ? En aveugle, vous croyez tout. La force qui vous anime est aussi folle qu’elle est ardente !
C’est la seule vraie : être au service des circonstances, se tenir à
la merci de l’immense espoir qui traverse, à cette heure, le monde !
Vous croyez donc que l’ennemi abdiquerait la victoire et ferait une
paix sans profit ?
Vous raisonnez sans rien savoir. Les vagabonds et les paysans,
qu’au début du siège on rejeta vers la campagne et qui vivent, Dieu sait comme, entre les assiégeants et nous, jour par jour, m’ont renseigné. Hordain, confirme leurs avis et j’ai contrôlé tout. Le bombardement a dû cesser. L’épidémie mange le camp : vingt mille hommes sont morts ; les fossés des retranchements débordent de cadavres. Un général fut tué hier, par un soldat, devenu fou tout à coup. Les inférieurs se liguent entre eux, pour détruire les travaux du siège : on encloue les canons ; on jette au fleuve, balles et poudre. C’est donc la misère, la détresse, les angoisses, les pleurs, les rages, les terreurs universelles qui font surgir enfin ces espoirs d’entente, ces cris profonds et fraternels. La force même des choses est d’accord avec la nôtre.
Vous êtes admirable ! On vous croyait abattu et, plus que jamais,
vous vous dressez pour une œuvre géante.
C’est que j’ai la foi, une foi capable de se communiquer, au
monde entier. Je me vois, je me sens, je me multiplie dans les autres ; je me les assimile. L’armée d’Oppidomagne m’est acquise ; celle de l’ennemi obéit à Hordain, mon disciple et mon fervent. Nous avons tous deux travaillé d’enthousiasme. Qu’importe l’ancienne sagesse, prudente, systématique, consignée en des livres. Elle fait partie de la petite humanité d’hier ; la mienne date d’aujourd’hui. (À l’émissaire) :
Va dire à ceux qui s’en iront, ce soir, aux avant-postes, que je serai des leurs. Tu préviendras Hordain.
M’accompagnerez-vous ? Voyons, dites vite.
Certes.
Et vous ?
Aussi longtemps que les chefs vivront, ils pourront nuire. Aussi
longtemps qu’ils auront des armes, ils tueront. Ils seront la réaction qui suivra votre victoire. Supprimons-les d’abord.
Ils seront le passé, l’impuissance et le néant. Voyons,
m’accompagnerez-vous ?
Non.
C’est bien, nous ferons les grandes choses sans vous.
Il m’étonne toujours. Il voit l’obstacle, comme toi et
moi. Sur quels prodiges compte-t-il pour le réduire ? Et comme il vous entraîne dans le tourbillon de sa tempête !
Cet homme a pour lui les forces inconnues de la vie.
(Après un repos). J’accompagnerai quand même.
Scène deuxième
Maison dévastée. La nuit, aux avant-postes. D’un côté, des buttes et des retranchements ; de l’autre, l’enceinte lointaine d’Oppidomagne, vaguement éclairée. Le Breux est assis sur un tas de pierres. Devant lui ont pris place un officier ennemi et des soldats. Des groupes silencieux arrivent.
Dans Oppidomagne, régents, juges, notables, tous sont à la
merci du peuple. Ils ignorent l’imminence de leur défaite et croient gouverner encore. Mais ce que veut Hérénien se fera.
Hordain viendra-t-il ?
Je l’attends.
J’ai hâte de le voir. Je ne le connais pas.
Je viens à vous, fier de vous connaître. Il n’est guère d’idée qui ne
nous soit commune.
J’ai bien senti par vos lettres que je pouvais placer en vous tout
mon espoir. Tous les deux, nous jouons notre vie, tous les deux, nous nous aimons dans une même idée profonde et magnifique ;
Et qu’importe qu’on nous nomme des traîtres :
Jamais nous ne nous sommes sentis
Plus fiers, plus nets, plus maîtres
De l’avenir. Dites, regardons-nous
Hardis et clairs, et face à face,
Car nous pacifions deux races,
Car nous faisons le bien, avec des mains rebelles,
Et nos consciences sont belles !
Certes, j’ai l’âme plus sereine, qu’à la veille d’une bataille ! Toutes
les paroles qui justifient notre entente ont été dites depuis des siècles.
S’il fallait des miracles, ils surgiraient aujourd’hui. L’air qu’on
respire, les horizons qu’on regarde, la fièvre qui nous bat les tempes, l’embrasement total dont chacun de nous n’est qu’une flamme présagent la justice nouvelle.
Comment demain ? Mais le temps de se préparer…
Il faut agir en coup de foudre.
Mais encore, est-il urgent qu’Oppidomagne sache ce que nous
voulons.
Elle le devine. Demain, elle le saura.
Mais on n’ébranle point des milliers d’hommes, on n’ouvre point
les portes d’une ville, sans prendre des mesures et s’entourer de toutes les chances de réussite.
Toutes les mesures sont prises ; toutes les chances sont dans ma
main. Vous seul hésitez et tremblez : vous n’avez pas la foi, vous avez peur d’avoir confiance.
Voici donc ce que je propose : demain, dès la nuit tombée, à sept
heures, ceux qui sont ici et tous nos amis donnent l’ordre à leurs hommes de marcher pacifiquement vers Oppidomagne. À cet instant, ce qui nous reste de chefs sera réuni pour fêter leur première victoire. Mon frère, avec trois bataillons qui nous sont acquis, fera la garde autour de leur débauche. Le mouvement des troupes partira de l’Est, se dirigera en même temps vers les portes de Rome et de Babylone : il y aboutira une heure après.
La porte de Rome est trop proche du Palais de la Régence. Les premières troupes devront entrer par celle de Babylone et se répandre dans les quartiers plébéiens. Ah ! vous verrez quel peuple admirable est le nôtre, comme il vous recevra, vous acclamera, vous soufflera son âme orageuse et superbe. Vous rencontrerez sur votre chemin deux casernes, dont les soldats se joindront aux vôtres ; et vous serez au cœur de la ville que la Régence sera sourde et sommeillante encore.
Alors seulement, vous vous présenterez à la porte de Rome. L’affolement de nos maîtres et de leurs partisans nous servira. Seuls les cinq cents gardes consulaires leur resteront fidèles. Toutes les autres troupes, casernées au Palais, vous accueilleront d’enthousiasme. Si un combat s’engage entre les gardes et nous, laissez aux nôtres le soin de régler l’affaire. Restez en dehors de toute querelle. Il ne faut pas que vous tiriez un coup de fusil.
Nous ferons scrupuleusement ce que vous conseillez.
Vous seuls, comme vainqueurs, pouvez réaliser notre rêve.
Toujours les révolutions commencent par l’abdication d’un privilège : vous renoncerez à la victoire.
Notre roi seul voulait la guerre.
Ah certes votre attaque fut injuste, votre entrée en campagne…
Une dernière fois, précisons les rôles. Mon frère s’assurera
de nos chefs. À huit heures, trois mille hommes pénétrent par la porte de Babylone. La porte de Rome s’ouvre ensuite pour livrer passage aux autres bataillons. Pas de clairons, pas de drapeaux ; aucun coup de feu ; aucun chant. L’entrée se fera soudaine, pacifique et silencieuse. Est-ce bien cela ?
Parfait ; le reste nous regarde. Oppidomagne est prête ; elle
vous attend. En une heure vous tiendrez la ville entière.
Et maintenant, séparons-nous ; ne donnons pas aux objections
le temps de se produire… Elles amollissent, elles énervent. Notre seule tactique sera la soudaineté et l’audace. À demain donc, là-bas !
ACTE IV
Scène première
Appartement d’Hérénien. Même décor qu’aux deuxième et troisième actes. L’enfant joue. Claire anxieuse ne quitte pas la fenêtre.
Quel habit mettrai-je à Polichinelle ?
Le plus joli.
C’est fête, dis ?
La plus belle qui soit.
C’est Noël ?
C’est Pâques, la vraie Pâques ! La première que le monde
célèbre.
Pourrais-je y aller, à la fête ?
C’est une fête pour grandes personnes ; une fête que les enfants
ne comprennent pas.
Dis-moi ce que c’est.
Tu le sauras, un jour. Tu pourras dire que c’est ton père, ton père
à toi, qui l’a préparée.
Y aura-t-il beaucoup de drapeaux ?
Beaucoup.
Alors, pourquoi dis-tu que je ne comprendrai pas ? Quand il y a
des drapeaux, je comprends toujours.
Enfin !
Tu sais tout ?
Je devine, sans rien savoir. Dis…
Les choses ne se passent jamais comme on se les imagine.
J’étais convaincu qu’aucun de nos chefs n’aurait paru à la porte de Babylone : ils n’y viennent jamais. Hier au soir, les plus anciens s’y étaient rendus. À voir déboucher l’ennemi, ils crurent à quelque acte de folie. Ce n’étaient pas des assaillants : l’allure des troupes, le défaut de commandement, l’absence d’organisation le prouvaient. Ce n’étaient pas des parlementaires : leur nombre était trop grand.
Quand les troupes furent à cent pas, on les vit, les unes jeter les armes ; les autres, lever les crosses. Sans rien dire, quelques-uns des nôtres coururent ouvrir les portes. Nos chefs se démenaient, injuriaient, criaient tous ensemble : personne ne voulut écouter ni leurs insultes, ni leurs ordres. Tous les pressentiments qu’ils avaient éprouvés, toutes les craintes de défection, de trahison, qu’ils n’osaient admettre, durent les lanciner, les torturer, les abattre. À coups d’éclairs, ils ont tout compris. On les cerna. Trois d’entre eux se sont fait tuer : c’étaient des braves. Ils voyaient l’ennemi entrer dans Oppidomagne ; ils croyaient à la défaite, à la honte de l’humiliation dernière. Quelques-uns pleuraient. Nos hommes se précipitent aux bras des assiégeants. On se serre les mains, on s’embrasse. Une joie soudaine, aimante l’âme de tous. On jette sabres, sacs, cartouches. L’ennemi, dont les gourdes étaient pleines, offre à boire. Et le flot toujours envahissant se dégorge déjà vers la ville et la place des Nations, que nos chefs sont toujours là, pâles, muets, incrédules. « C’est la fin de la guerre, — cria Le Breux à l’oreille d’un commandant. Il n’y a ni victoire, ni débâcle, il y a fête ». Alors cette brute se met à jurer, fou de colère, frappant de son sabre en aveugle, blessant son cheval. Deux de ses voisins profitant du désarroi s’enfuient. Ils se sont dirigés vers la Régence : ils organiseront peut-être un semblant de résistance et la garde consulaire les secondera. Déjà, j’ai vu rôder, par ici, leurs uniformes verts.
Mais les généraux ennemis ?
Oh ! ceux-là sont les prisonniers de leur armée. Hier, voyant les troupes réduites de moitié par la maladie et la désertion, ils voulurent — coup de désespoir — donner l’assaut suprême. Les soldats refusèrent d’avancer ; quelques-uns tirèrent sur leurs chefs. Ce fut la fin.
J’ai entendu des bandes s’engouffrer dans Oppidomagne ; on eut
dit un bruit d’Océan. Jamais je ne fus à la fois plus heureuse et plus tremblante.
Vingt mille hommes sont, à cette heure, chez nous. On dresse
des tables sur les places. Tous ceux qui pour le siège, avaient caché des vivres, dans leurs caves, les distribuent au peuple. Haineau disait : « Jamais Oppidomagne ne s’abaissera jusqu’à recevoir ses ennemis ; jamais Oppidomagne ne leur permettra de circuler dans ses rues et sur ses places ; jamais les préjugés d’Oppidomagne humiliée ne s’effaceront. » On raisonne ainsi en temps normal, mais aujourd’hui !
Une telle confusion règne dans les idées reçues que l’on pourrait fonder des religions nouvelles et proclamer des croyances inconnues. Vois, là-bas, sur les hauteurs, le Capitole flambe ! On brûle les palais de l’Artillerie et de la Marine. Avant ce soir, on aura partagé toutes les réserves d’armes et de munitions.
Pendant le siège, justice se fit des banques et des bourses. L’heure de faire justice de l’injustice fondamentale : la guerre ! est venue à son tour. Avec elle seule, disparaîtront les autres : haines des campagnes contre les villes, des misères contre l’or, des détresses contre la force. On a frappé au cœur l’organisation du mal. (On entend des hourras dans la rue). Écoute : c’est l’universelle fête humaine qui délire et qui chante.
Habille l’enfant ; je suis venu le chercher pour qu’il voie mon
œuvre.
L’enfant ? Mais il ne comprend pas.
Habille-le quand même, je lui dirai, en présence de la mort d’un
monde, de telles paroles, qu’il ne les oubliera jamais. Habille-le, que je l’emmène.
Et moi ?
Ton frère Haineau viendra te prendre.
Pourquoi ne point nous en aller ensemble ?
Habille l’enfant, te dis-je, et dépêche-toi.
Oh l’âpre vie éclatante et rebelle
Que j’ai vécue et soufferte, comme elle
M’est aujourd’hui repos, gloire, clarté !
Comme je me sens grand, sur ce monde dompté
Et ressurgi par mes seules forces humaines.
Dire qu’il a fallu qu’un métayer des plaines
Naquit, pour procréer un enfant — moi —
Qui largement, avec ses mains, avec ses doigts,
Avec ses dents, saisit à la gorge les lois,
Et terrassa le vieil orgueil des pouvoirs rouges.
Les campagnes, et ferme à ferme, et bouge à bouge,
Mouraient. Dans les villes où j’entrai,
L’universel effort
Avait dégénéré
En carnage moral ; — le vol, le rut et l’or
Hurlaient et s’étouffaient, en des mêlées
Monstrueuses de violences accumulées :
Tous les instincts s’entretuaient, dans les champs clos
De la banque, de la bourse ou des tripots.
L’autorité formidable et complice
Puisait, pour se nourrir et pour fleurir,
Toute sa sève, en ces fumiers de vices,
Et se tuméfiait d’excès et de bien-être…
Je fus la foudre éclairant la fenêtre
D’où quelques-uns inspectaient l’horizon,
Et, moins par mes calculs et moins par ma raison,
Que par on ne sait quel amour suprême et fou
Du monde entier, que je confonds avec moi-même.
Je fis lever l’écrou
Qui maintenait au bagne
L’entente humaine.
J’ai terrassé sous moi la vieille Oppidomagne
— Chartes, abus, faveurs, dogmes et souvenirs —
Et la voici monter, celle de l’avenir,
Forgée à coups d’éclairs et mienne enfin,
Qui regarde le feu de ma pensée
Et ma folie et mon ardeur réalisées
Luire et grandir dans les yeux fixes du Destin !
Hérénien, les soldats de la Régence débouchent dans la rue.
J’ai façonné, d’après mon plan, le monde ;
J’ai soulevé la foule et ses forces fécondes
Des bas-fonds de l’instinct, jusques au seuil
Immense et radieux de mon orgueil…
Hérénien ! Hérénien ! Des gens armés surveillent la maison. Ils te
tueront, si tu sors.
Allons donc ! Habille l’enfant. (Nouvelle fusillade).
Les coups de feu se rapprochent du carrefour.
Habille l’enfant.
On te guette ; on t’attend ; on veut ta vie…
Habille l’enfant.
Mon ami, je t’en supplie, ne te hasarde pas ; attends qu’ils soient
passés.
Je n’ai pas le temps d’attendre. Je n’ai peur aujourd’hui, ni des
autres, ni de moi-même. Je suis monté à ce point de force humaine…
Alors, va-t’en seul, et laisse-moi le petit.
Je veux l’enfant. Je le veux là-bas, près de moi.
Il viendra tout à l’heure.. Haineau te l’amènera.
Il faut qu’on l’acclame avec son père. Donne-le…
voyons donne-le.
Je ne t’ai jamais résisté. Je t’obéis toujours comme une servante,
mais aujourd’hui je t’en conjure…
Donne-le, te dis-je.
Mon ami ! mon ami !…
Oh cette folie ! Toujours sa pauvre et colossale folie !
Mon fils ! Mon fils !
On vient d’assassiner Jacques Hérénien !
Scène deuxième
Matin. — La Place du Peuple, construite toute entière en terrasses. Au fond, s’aperçoit le panorama d’Oppidomagne, voilé de fumées d’incendies. À droite, la statue de la Régence, très en vue, sur un terre-plein. À gauche, le palais de la guerre se consume. Des bourgeois aux fenêtres pavoisent ; des gens saouls passent. Des rondes folles traversent la scène ; des bandes succèdent aux bandes. On entend de toutes parts des chants. Des gamins jettent des pierres vers la statue de la Régence.
Eh ! la marmaille, prenez donc garde ; on va vous tirer les oreilles.
— Nous lapidons la Régence qui est morte.
— (Jetant une pierre) Voilà pour le sceptre.
— Voilà pour la couronne.
Et comptons quatre et comptons trois :
Les vrais gaillards ce sont ceux-là
Qui refusaient d’être soldats,
Pour ameuter et soulever leurs droits
En tempête, contre la loi.
Et comptons trois et comptons deux :
Les vrais gaillards ce sont ceux-là
Qui s’exaltent, au son des glas,
Quand les villes en or, en fièvre, en feu,
Ensanglantent le ciel de Dieu.
Et comptons deux et comptons un :
Les vrais gaillards ce sont ceux-là
Qui, d’un seul han, broyeront le tas
De vieux espoirs et de pouvoirs défunts
Devant l’ardeur de leur tribun…
Qu’on me pende si je croyais revoir Oppidomagne !
— Je me suis terré dans un trou, comme une bête.
— Je fus tour à tour au service des deux partis. Ceux
d’Oppidomagne m’appelaient la taupe : je les instruisais sur les projets de l’ennemi ; et l’ennemi me croyait subtil comme la fumée : je le renseignais sur les choses d’Oppidomagne.
— Nous fîmes tous de même. J’opérais au Nord.
— Moi, à l’Ouest.
— Et trahissant les uns et les autres, nous avons fini par les
mettre d’accord, (ironique) : Nous avons conclu la paix.
N’arrive-t-il pas toujours un moment où ce qu’on appelle un crime
se transforme en vertu ?
Est-il vrai qu’Hérénien soit mort ?
Lui ! allons donc ; il est aujourd’hui le maître, le roi. On ne meurt
pas quand on est si grand.
On l’aurait tué sur le seuil de sa porte.
Qui ça ?
Les consulaires.
Impossible !
Doivent-ils lui en vouloir ! Jamais homme n’accomplit si grande
œuvre.
C’est pas un homme, c’est nous tous qui l’avons accomplie.
Enfin, nous allons pouvoir vivre !
Nous ! Allons donc ! … Il faudrait que le sol humain fût
autrement remué, pour que la lumière arrivât jusqu’en nos caves.
Paix ou guerre,
Nous demeurons la misère immobile,
Que ne dérange point le va et vient futile
De l’heur ou du malheur.
Qu’Oppidomagne, avec des lois nouvelles
Affranchisse, ce jour, ses peuples en tutelle,
Nous seuls, nous resterons, Dieu sait jusques à quand,
Les carnassiers et les vaguants
Qui dépècent, à coups de vol, la terre avare,
Comme autant de corbeaux que l’on effare,
Que l’on chasse, de son verger ou de son seuil,
Alors déjà qu’on y accueille
Le peuple entier des autres oiseaux libres.
Vous parlez comme si la Régence vivait encore. Les campagnes
vont renaître. Les villes se purifier…
Heureusement ! tout n’est qu’acheminement vers tout,
et demain sera toujours mécontent d’aujourd’hui.
Regardez-bien, voilà nos auxiliaires ! Quand vous et vos amis vous vous serez décidés à être des hommes, vous viendrez me chercher comme d’autres sont allés trouver Hérénien. (il s’en va)
On apporte le drap noir :
— C’est un malheur comme jamais il n’en arriva.
— lia reçu deux balles, là, dans le front.
— Son fils est-il tué ?
— Non.
— On ne sait quels gardes furent les assassins. Ils ont fui.
Peut-être ignorera-t-on toujours l’abominable lâche qui tua notre tribun.
— On s’est battu aux abords de la Régence. Il fallut une heure
pour déloger les consulaires. Hérénien était déjà mort.
Haineau, dit-on, a fait le coup.
Haineau ? Tu ne sais donc pas ce que tu dis ! Haineau !
qui à cette heure se désespère plus encore que nous.
C’était son ennemi.
Tais-toi, tu mens par toutes les dents de ta mâchoire.
Je dis ce qu’on m’a dit.
C’est par des gens comme toi que se créent les légendes
infâmes.
dessous ; se massent sur la terrasse et sur les gradins.
— La fête aura-t-elle lieu ?
— Pourquoi pas ? Ce sont les nouveaux chefs d’Oppidomagne qui
l’ont ordonnée.
— Jamais autant que dans la mort, Hérénien n’apparût grand.
— On le porte en triomphe, par toute la ville.
— Je l’ai vu traverser le carrefour des Marbres. Une blessure
rouge barrait son visage.
— Moi, je l’ai vu passer au pont des Havres ;
Les bras levés des mères
Tendaient vers lui leurs enfants clairs,
Si bien que tout ce que la vie
Offre de jeune et de joyeux,
Planait et se penchait sur son cadavre.
— Il passe environné de fleurs qu’on lui dédie,
L’écarlate linceul le drape d’incendie ;
Son corps :
Un tumulte d’amour, pareil aux houles,
L’érigé et le maintient au-dessus de la foule.
Jamais un roi éclatant d’or,
De sang, de meurtre et de batailles,
N’eut à sa mort
D’aussi larges et grandioses funérailles.
— Aux Colonnades, un jeune homme s’est fait un chemin jusqu’à
la civière. Il trempa son mouchoir dans le sang qui tâchait les joues et longuement, ardemment, comme s’il communiait, l’approcha de ses lèvres.
Jacques Hérénien sera exposé, ici même, sur cette estrade, en
pleine foule, en pleine gloire.
Il est bon que le soleil le voie.
— Des pleurs, des fleurs, des chants, du sang, des
danses, de l’incendie : toutes les ardeurs contraires brûlent dans l’air !
— C’est l’atmosphère qu’il faut lorsque se créent des mondes.
Citoyens, dans quelques instants, sur cette place d’
Oppidomagne, dédiée au Peuple, le corps de Jacques Hérénien va paraître. Recevez-le comme un vainqueur. Les balles ont pu fermer ses yeux, raidir ses bras, immobiliser son visage, mais le tuer, non pas. — Jacques Hérénien vit encore dans ses paroles, dans ses actes, dans sa pensée, dans ses livres ; il est la force qui, à cet instant même, nous exalte ; il veut, pense, espère, agit en nous. Ce ne sont pas ses funérailles, c’est sa victoire dernière… Rangez-vous, le voilà.
— Quelle foule ! Jamais cette place ne la contiendra.
— Comme il était aimé ! Des gens comme lui ne devraient pas
mourir.
— Sa femme suit la civière.
— C’est elle qui porte l’enfant.
— C’est une chrétienne !
— Une romaine !
— Silence : voici le corps.
— Hérénien, Hérénien, tu fus notre seul maître !
— Je ne sais pas un feu de ma pensée
Que ton ardeur comme un grand vent n’ait attisé !
— Hérénien, Hérénien, nous sommes ta survie ?
Nous te vouons et nous t’offrons
Tous ce qu’un jour, l’effort
De notre âme fera de beau, de clair, de fort
Et de pur dans la vie !
— Hérénien, Hérénien, ton souvenir
Sera le battement de cœur de l’avenir !
— Hérénien, Hérénien, exalte-nous
Que nous soyions toujours ces violents, ces fous
Qu’aux temps mauvais,
Jadis, ton geste emportait,
Malgré nos forces désunies,
Dans l’orage de ton génie !
Ce n’est plus l’heure
Où j’écoute ceux qui pleurent ;
C’est l’heure enfin venue
De la foudre fatale aux anciens dieux,
Qui les abat, hagards et vieux,
Devant la vérité soudaine et reconnue.
L’espoir humain s’est de nouveau fait chair ;
Le vieux désir, vêtu de fleurs et de jeunesse,
S’est répandu : les yeux sont beaux, les cœurs renaissent,
Des aimants inconnus s’entrecroisent dans l’air.
Et maintenant qu’on voile, avec des palmes claires,
Ce tragique appareil de crêpes mortuaires,
Et qu’on ait peur de profaner
Le culte et la victoire
D’une aussi pure et puissante mémoire,
Car ce mort-là doit rayonner.
Il fut d’accord avec les renouveaux
Du monde, avec le temps, avec les astres.
Il a conquis la vie à travers un désastre ;
Il a vaincu, broyé, tué l’un des fléaux !
l’acclame. Des gens se renseignent l’un l’autre.
— C’est lui qui refusa d’abattre Oppidomagne.
— Lui qui nous gagna les ennemis.
— Il est aussi grand qu’Hérénien.
Je fus son élève et son ami inconnu. Ses livres ont remplacé ma bible. Ce sont des hommes pareils à lui qui font naître des hommes tels que moi, humbles, dévoués, longtemps obscurs, mais auxquels la fortune permet de réaliser, en une heure foudroyante, ce qui fut le rêve suprême de leur maître. Si les patries sont belles, douces au cœur, vivantes à la mémoire, les nations armées de frontières sont tragiques et funestes ; et le monde entier reste encore hérissé de nations. C’est en face d’elles que notre accord se dresse comme un exemple. (Acclamations). Elles comprendront, un jour, ce qui fut accompli d’immortel, ici, dans cette Oppidomagne illustre, d’où les plus hautes idées humaines se sont, à travers les âges, l’une après l’autre, envolées. Pour la première fois, depuis l’origine de la force, depuis que les cerveaux se sont mis à compter le temps, deux races, l’une, abdiquant sa victoire, l’autre, son orgueil humilié, se sont fondues en une étreinte. Toute la terre a dû tressaillir, tout le sang, toute la sève a dû refluer vers le cœur des choses. L’accord et l’entente ont raison des haines. (Acclamations). La lutte humaine, en sa forme sanglante, a été niée. Un phare brûle désormais à l’horizon des tempêtes futures. Sa fixité éblouira les yeux, obsédera les cerveaux, hallucinera les désirs. Il faudra bien, qu’à bout d’épreuves et de deuils, on aborde au port, dont il indique l’entrée et dont il dore les mâts et les barques tranquilles !
Au nom de la vie et de son triomphe, je vous demande, Claire Hérénien, de présenter à ces deux peuples exaltés celui qui nous semble être Jacques Hérénien lui-même : son fils ! (Il tend les bras pour présenter l’enfant.)
Je veux en avoir la force moi-même. (Elle se lève.)
Au cœur même d’Oppidomagne,
À cette heure d’espoir immense,
Au seuil des jours nouveaux, qui recommencent,
Pour deux races, l’humanité ;
Séchant mes pleurs, dressant ma volonté,
Je vous confie, à vous, cet enfant de sa chair,
Je le voue au devoir tragique, au devoir fier,
À l’éclatante et divine chimère,
Que chevauchait et que domptait son père.
Je l’offre à l’Avenir qui chante, en ce décor
De fête et de révolte auréolées,
En ce décor de joie et de douleurs mêlées,
Ici même, devant vous tous, aux pieds du corps
Encore sanglant d’Hérénien mort !
Cette heure est trop grande et trop belle, elle nous lie
trop intimement, les uns aux autres, pour que nous songions soit à un pacte, soit à un serment ! En pleine liberté, en face de tout ce qui demeure inviolable et sacré, en face de cet homme de génie, dont le corps assassiné et l’âme immortelle nous enfièvrent et nous inspirent, nous nous donnons les uns aux autres, à jamais.
Quand hier, les mains et les cœurs ouverts, nous sommes entrés
dans la ville, je m’étonnais que celui qui, plus que tous, réalisa notre œuvre, pût assister, vivant, à son triomphe. Une telle conquête exigeait une telle victime. Si vous songez en quelles circonstances étranges, Hérénien, sans escorte, sans amis, sans défense, s’offrit de lui-même, à la dernière balle qui, peut-être, fut tirée, vous croirez, comme moi, que sa mort est liée au mystère des forces énormes et souveraines.
Il a broyé sous lui le vieux pouvoir dont voici l’image encore
debout.
Il a vaincu sa pourriture : ses consuls lâches, ses lois bâtardes, ses
coutumes honteuses, ses armées à gages.
Abattez-la ! Abattez-la !
Il a nettoyé ses banques voleuses, son trésor, ses parlements et
ses conseils : il a tué tous les antagonismes. Cette image raille ce qu’il a fait.
— Oh l’antique canaille !
— La sinistre poupée !
— L’horrible gouge !
Abattez-la ! Abattez-la !
— Qu’on la traîne aux égouts.
— Qu’on la casse ! Qu’on la broie !
— Abattez-la ! Abattez-la !
C’est elle qui nous mangea !
C’est elle qui nous flétrit !
Elle fut la mort !
Elle fut le crime !
Abattez-la ! Abattez-la !
Sauvez-vous : elle va tomber !… elle va tomber !…
Et maintenant, que les Aubes se lèvent !