Les Attentats du 11 mai et du 2 juin 1878

Les Attentats du 11 mai et du 2 juin 1878
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 212-225).
LES ATTENTATS
DU 11 MAI ET DU 2 JUIN 1878

Le 1er janvier 1871, Versailles fut le théâtre d’une fête dont le palais de Louis XIV s’étonna ; il s’en étonne encore. C’était une fête qu’un Hohenzollern s’y donnait à lui-même. Il y eut une réception de gala, suivie d’un banquet à l’hôtel de la préfecture. Un vieux souverain leva son verre pour saluer l’année qui commençait ; puis le grand-duc de Bade porta la santé de son beau-père et de son futur suzerain. Il rappela que Frédéric-Guillaume IV avait dit vingt et un ans auparavant : « Une couronne d’empereur ne peut être gagnée que sur les champs de bataille. » Il ajouta : — Cette parole s’est brillamment accomplie. Vive sa majesté Guillaume le victorieux ! — À quelques jours de là, le 18 janvier, le nouvel empire germanique fut solennellement proclamé dans la galerie des glaces. On vit se dresser un autel recouvert d’un drap rouge, où se détachait l’image d’une croix de fer ; cet autel était environné de drapeaux. Un chœur de soldats entonna le cantique : « Tout l’univers fête le Seigneur. » Quand on eut chanté la liturgie, le roi, qu’entouraient les représentans de toutes les familles souveraines de l’Allemagne, ordonna à son chancelier, récemment nommé général de division, de lire la proclamation qu’il adressait au peuple allemand. Il y annonçait que, cédant aux instances des princes et des villes libres, il s’était fait un devoir de restaurer la couronne impériale et de la poser sur sa tête. Il en donnait acte à ses peuples et appelait sur eux comme sur lui-même la bénédiction du ciel. Le grand-duc de Bade s’écria : — Vive sa majesté l’empereur d’Allemagne ! — L’assistance répéta ce cri, et la musique militaire exécuta l’hymne national prussien[1]. Si, se mêlant à l’auguste assemblée, quelque grand ou petit prophète avait assisté à cette cérémonie, si, éclairé d’une lumière miraculeuse, il avait annoncé que huit ans plus tard Guillaume le victorieux serait exposé à d’odieux attentats, que huit ans plus tard, au cœur de sa capitale, ce vieillard respecté et respectable devrait deux fois en trois semaines disputer sa vie à des assassins, et que ces assassins ne seraient ni des Danois, ni des Autrichiens, ni des Alsaciens, ni des vaincus, ni des annexés, mais qu’ils appartiendraient à la race des annexans et des vainqueurs, qu’ils seraient de vrais Allemands tout chauds du désir d’ôter la vie à leur empereur, assurément Balthasar n’aurait pas mis au cou du nouveau Daniel un collier d’or et ne l’aurait point vêtu d’écarlate. Il est à présumer qu’il l’aurait chassé comme un misérable fou, en le priant d’aller délirer et vaticiner ailleurs. Non, le 18 janvier 1871 aucun des princes de la famille royale, aucun des dignitaires et des grands vassaux de l’empereur d’Allemagne n’a vu une main mystérieuse tracer sur les murs du château de Versailles des mots terribles et menaçans ; aucun d’eux n’a vu se refléter dans l’une des arcades de la galerie des glaces, parmi les pilastres, les chapiteaux dorés, les trophées de bronze et les guirlandes, les sinistres figures de Hœdel et de Nobiling. Qui pouvait croire qu’après de tels succès, après de tels services rendus à la grandeur de son pays, un monarque si triomphant et si populaire serait en butte à ces haines sauvages qui ont soif de sang et qui hasardent tout pour en boire ? Qui pouvait penser que les derniers jours d’un règne si glorieux, en faveur duquel la fortune semblait avoir épuisé toutes ses complaisances, seraient assombris par d’atroces forfaits ? Il en va ainsi. On se flatte de posséder les secrets de la Providence, d’avoir lu dans ses conseils, d’être à la fois son confident et son mandataire ; on cause familièrement avec elle, on se charge d’annoncer au monde ses volontés, et pourtant on ne prévoit ni Hœdel ni Nobiling. On se croit protégé par l’éclatant prestige de la victoire, par la reconnaissance de tout un peuple, par l’autorité que donnent les longs bonheurs, et déjà l’homicide pensée a germé dans la tête d’un fanatique. Elle y couve lentement dans la nuit, le crime est près d’éclore, et demain l’assassin, qui se prend pour un Guillaume Tell, s’écriera comme lui : — « Mon serment est une dette sacrée, je la paierai. C’est un noble gibier que je guette. Si le chasseur risque mille fois sa vie pour atteindre un misérable chamois, il s’agit ici d’une proie plus précieuse, je vise au cœur de mon ennemi. Devant moi défilent le marchand soucieux, le pèlerin à la ceinture légère, le moine dévot, le joyeux ménétrier, le colporteur et son cheval pesamment chargé. Ils passent tous leur chemin, ils vont à leurs affaires ; mon affaire à moi, c’est de tuer. »

Les attentats du 11 mai et du 2 juin ont produit en Allemagne la plus vive, la plus profonde impression ; ils ont excité partout une indignation mêlée de honte et de terreur. Peu s’en est fallu qu’on ne crût à un vaste complot, qui mettait l’empire, la société même en péril. Pendant quelques jours la fureur des dénonciations a sévi à Berlin comme une épidémie, et cette fureur a été encouragée par la police, qui a coutume de réparer ses imprévoyances de la veille par les débauches de zèle du lendemain. Cependant rien n’a prouvé jusqu’aujourd’hui que Hœdel et Nobiling aient eu des complices ; il se pourrait que le docteur comme l’ouvrier ferblantier n’eussent pris conseil que d’eux-mêmes, de leur imagination perverse et de leur tête malade. Le grand pontife du communisme, le fondateur de l’Association internationale des ouvriers, M. Karl Marx, s’est hâté de déclarer que les doctrines de la démocratie sociale n’ont rien à voir dans « l’entreprise des deux régicides, qu’elles en sont aussi innocentes que de la catastrophe du Grand-Electeur ou de la réunion du congrès à Berlin. » Sans contredit, il serait injuste de rendre le socialisme responsable de tous les crimes qui se commettent en son nom, de toutes les mauvaises passions qui travaillent les bas-fonds de la société, de toutes les haines qui fermentent dans les âmes aigries et dévorées. On ne peut nier toutefois qu’il ne soit l’allié naturel de tous les mécontens, et s’il n’approuve pas les crimes, il met peu d’empressement à les flétrir. Le socialisme est plus qu’une doctrine, le socialisme est une religion, et toutes les religions, les plus impures comme les plus saintes, allument dans les cœurs de sombres enthousiasmes. Tout dogme a ses fanatiques, et le fanatisme a peu de scrupules et n’a point de pitié.

Nous parlions ici même, il y a quelques semaines, des principales raisons qui expliquent le singulier ascendant qu’a pris en Allemagne la démocratie sociale, la vogue dont elle y jouit. Dans le nombre, il en est une que par discrétion nous n’avions point indiquée et qu’ont signalée dernièrement certains journaux progressistes d’outre-Rhin, beaucoup moins discrets que nous. On a plus d’une fois accusé M. de Bismarck d’avoir coqueté avec le socialisme. Dans les histoires qui ont couru à ce sujet il faut faire la part de la légende et même du roman. Il n’est point démontré que M. de Bismarck ait fait fumer à Ferdinand Lassalle quelques-uns de ses meilleurs cigares, et qui oserait prétendre qu’il ait du goût pour les doctrines socialistes ? mais il n’a jamais eu d’invincibles répugnances à l’égard des représentans de ces doctrines. Il résulte de la déclaration de M. Karl Marx, récemment publiée par le Daily News, et de la rectification que M. Lothar Bûcher a insérée dans une feuille de Berlin, que l’un des confidens du chancelier de l’empire, l’un de ses favoris, lequel prend part aux travaux du congrès en qualité d’archiviste et de secrétaire, est un ancien socialiste, qui fut l’admirateur, l’ami chaud de Lassalle, et qui n’a jamais renié son maître. Il est certain aussi que le fondateur de l’Internationale fut invité jadis à rédiger le bulletin financier du moniteur officiel de Prusse ; on l’avait assuré qu’on lui laisserait la pleine liberté de ses opinions et le droit de fixer ses honoraires. Ne savait-on pas déjà qu’il n’avait tenu qu’à M. Liebknecht de devenir l’un des rédacteurs ordinaires d’un très grand journal très officieux, dirigé alors par un ex-révolutionnaire de la plus belle eau ? Nous l’avons connu jadis, ce révolutionnaire, qui est mort depuis ; il parlait de Marat avec estime, de Babœuf avec enthousiasme. M. de Bismarck méprise trop les hommes pour attacher une grande importance à leurs opinions ; il lui suffit que les gens qu’il emploie ne soient pas des sots, qu’ils entrent dans sa pensée, qu’ils s’acquittent avec intelligence de la tâche pour laquelle il les paie. Dans ces temps heureux où tout lui réussissait, alors que la fortune était l’humble servante de son audace et qu’il n’avait qu’à ouvrir la main pour en faire sortir un événement, cet homme extraordinaire savait user de tous les moyens, se servir de tout le mon le. S’il a toujours détesté le parlementarisme, il n’a jamais eu de préjugés contre la révolution. Il estimait que les socialistes étaient des fous moins incurables et moins dangereux que les libéraux, et il savait gré à Lassalle des croupières que cet éloquent tribun taillait aux progressistes ; c’était un dogue de forte taille qu’il halait après eux. Nous ne lui en faisons point de reproche ; nous nous souvenons qu’il écrivait un jour au plus austère de ses amis : — « Ceux qui me traitent d’homme d’état sans conscience me font tort ; ils devraient d’abord essayer eux-mêmes leur conscience sur le champ de bataille des affaires. »

Éclairé par l’expérience, M. de Bismarck a conçu, paraît-il, de soudaines inquiétudes, et il dénonce à pleine voix le perd social. Aujourd’hui qu’il a dissous le Reichstag parce que le Reichstag refusait de comprendre la gravité de la situation, de s’associer à ses patriotiques perplexités et de prendre des mesures exceptionnelles contre le socialisme, que doit-il penser de la bénévole indulgence qu’il témoigna jadis à la commune, que sans doute il n’absolvait point, mais à laquelle il accordait généreusement le bénéfice des circonstances atténuantes ? S’il en avait le temps, si l’honnête et laborieux courtage dont il s’occupe lui laissait plus de loisirs, il devrait relire le fameux discours qu’il prononça le 2 mai 1871, à la seule fin d’établir que l’insurrection de la commune n’était pas absolument déraisonnable, qu’il croyait y découvrir « un noyau de raison. « Il affirmait que plusieurs des chefs de cette insurrection travaillaient tout simplement à doter la France d’une meilleure organisation municipale, à lui donner quelques-unes des libertés dont jouissent les Allemands. A la vérité il accordait qu’à ces communards, honnêtes et presque sages, étaient venus se joindre des repris de justice, des pillards, des gens de sac et de corde, une écume « qui avait imprimé au mouvement un caractère dangereux pour la civilisation, » et un certain nombre de républicains internationaux venus de l’étranger, parmi lesquels il comptait des Belges, des Anglais, des Italiens, des Polonais ; mais le travail de ces termites n’avait selon lui rien d’inquiétant. Que la France fût malade, c’était son affaire ; l’Allemagne était à l’abri de toute contagion. C’est ainsi qu’à sa façon il répétait allègrement le fameux Suave mari magno de Lucrèce :

Non que le mal d’autrui soit un plaisir si doux,
Mais son danger nous plaît quand il est loin de nous.


A la fin de l’année suivante, le 20 décembre 1872, M. de Bismarck, qui reprochait au comte Arnim de souhaiter le rétablissement de la royauté en France, lui écrivait : « Je suis persuadé qu’aucun Français ne s’aviserait jamais de nous aider à reconquérir les bienfaits d’une monarchie, si Dieu faisait peser sur nous les misses d’une anarchie républicaine. C’est une qualité éminemment allemande que de montrer une pareille bienveillance pour le sort d’un voisin hostile. Mais le gouvernement de sa majesté a d’autant moins de raisons de suivre ce penchant peu pratique, que tout observateur attentif a dû remarquer combien les conversions politiques ont été et sont encore nombreuses en Allemagne depuis l’experimentum in corpore vili fait par la commune sous les yeux de l’Europe. Les rouges sont devenus libéraux modérés, les libéraux modérés sont devenus conservateurs, ceux qui faisaient une opposition doctrinaire se sont convertis au sentiment des intérêts de l’état et de leur responsabilité à son égard. La France est pour nous un salutaire épouvantail. » Il ajoutait : « Si la France représentait un second acte du drame interrompu de la commune (chose que je ne désire point par humanité), elle contribuerait à faire sentir davantage aux Allemands les bienfaits du régime sous lequel ils vivent, et augmenterait leur attachement aux institutions monarchiques. » Voilà les leçons que donnent les événemens aux esprits superbes dont les passions troublent la clairvoyance naturelle. Cette France malade, cette France moribonde, que M. de Bismarck abandonnait ironiquement à ses expérimenta in anima vili, se porte assez bien ; la saine et sainte Allemagne crie à tout l’univers qu’elle se sent malade et qu’elle est obligée, pour se sauver, de recourir aux lois d’exception. De quel côté des Vosges fleurit aujourd’hui la propagande communiste ? Lequel des deux peuples met dans la circulation le plus d’idées subversives, le plus de formules malfaisantes ? Puisse la sanglante tragédie qui vient d’être représentée sous les tilleuls de Berlin servir à la France de salutaire épouvantail !

Nous ne serons pas aussi indulgent pour Hœdel et Nobiling que M. de Bismarck le fut jadis pour la commune ; nous ne chercherons pas à découvrir dans leur attentat « un noyau de raison. » Les assassins comme les incendiaires politiques méritent peu de pitié ; il faut laisser à leurs avocats le soin de leur trouver des circonstances atténuantes. Ils déshonorent les idées qu’ils prétendent servir, ils sont les héros du crime inutile et bête. Quant aux socialistes très nombreux qui n’ont jamais assassiné personne ni brûlé aucun édifice public, nous ne savons si M. de Bismarck a pris les meilleurs moyens de déjouer les efforts de leur active propagande. Le socialisme serait moins redoutable, nous l’avons dit, s’il ne mêlait à ses utopies, à ses erreurs, des idées généreuses qui, méconnues des sages, se sont réfugiées chez les fous, dont elles font prospérer l’industrie. Nous doutons qu’on ait raison de la démocratie sociale par des mesures exceptionnelles, plus tyranniques et plus blessantes qu’efficaces, qui transforment les juges en prévôts et les condamnés en martyrs. Les fous qu’on met hors la loi n’ont-ils pas le droit de se vanter qu’ils souffrent persécution pour la justice ? Nous doutons aussi que les réformes économiques projetées par M. de Bismarck, le rachat et l’exploitation de tous les chemins de fer par l’état, le retour au régime protectioniste, soient un excellent antidote contre les idées fausses, contre les mauvaises passions qu’il se propose d’extirper. Vous ne combattez pas le socialisme, vous en faites, et le socialisme d’en bas n’a jamais eu d’allié plus utile que le socialisme d’en haut. Comme le remarquait l’autre jour un sagace économiste, M. Paul Leroy-Beaulieu, « la théorie protectioniste, qui n’est pas autre chose que la proclamation du droit aux bénéfices, entraîne naturellement la reconnaissance du droit au travail. »

Après tout, M. de Bismarck est fort indifférent aux questions de doctrine, il est le moins doctrinaire des hommes. En toute chose, il ne regarde qu’aux résultats, et en matière d’économie politique il ne prend guère au sérieux que la prospérité du fisc. On peut lui reprocher d’avoir été oscillant, décousu, dans sa politique intérieure, on pourrait écrire l’histoire de ses variations ; mais sur certains points il n’a jamais varié, et il est des intérêts qu’il n’a jamais perdus de vue. Il a toujours voulu créer à l’empire qu’il avait fondé des ressources financières qui le rendissent indépendant du bon ou mauvais vouloir des états particuliers. Un autre objet lui tient singulièrement au cœur ; il entend que le budget de la guerre, définitivement fixé, soit soustrait aux délibérations du parlement. Quand il aura atteint ce double but, quand il aura conquis à la pointe de l’épée l’indépendance financière et militaire de l’empire germanique, il sera content de lui et des autres. Nous ne croyons pas que l’empereur Guillaume ait des opinions très arrêtées touchant le système protecteur et l’utilité des impôts indirects ; mais, comme son premier ministre et encore plus que lui, il désire ardemment que l’armée dont il est le chef et le gardien ne soit plus soumise au contrôle, exposée aux chicanes de MM. Edouard Lasker et Eugène Riehter. En 1873, le gouvernement impérial demanda au Reichstag de fixer à jamais par une loi le chiffre de l’armée active en temps de paix. Le Reichstag se souvint de ce qu’avait dit précédemment M. Lasker : — « Si l’on obtient de vous que vous renonciez à voter chaque année le budget militaire, vous aurez réduit vos droits à une vaine apparence. Appelons la chose par son nom ; vous investirez le gouvernement d’un pouvoir dictatorial, et les dictatures ne sont supportables que lorsqu’elles sont provisoires. » La résistance du Reichstag affligea profondément l’empereur Guillaume. Le 22 mars, jour anniversaire de sa naissance, il dit à ses généraux, qui lui apportaient leurs félicitations et leurs vœux, qu’une crise dangereuse menaçait l’armée. Il s’était promis que le sort de cette armée qui lui était si chère serait réglé une fois pour toutes et son avenir assuré ; c’était l’héritage qu’il voulait laisser à son fils et à ses peuples, pour protéger leur sûreté contre tous les ennemis du dedans et du dehors. Il ajouta que les difficultés qu’on lui suscitait troublaient le soir de sa vie. L’affaire se termina par une transaction, par un accommodement. On vota le septennat militaire, et l’effectif en temps de paix fut fixé au chiffre de 401,659 hommes à partir du 1er janvier 1875 jusqu’au 31 décembre 1881. L’avenir était réservé.

Toutes les fois qu’il s’est agi de l’armée et de ses intérêts, l’empereur Guillaume est entré en scène, il s’est découvert, il s’est exposé, il a prononcé le mot décisif, et les partis se sont inclinés, hormis les progressistes, hormis surtout les socialistes. Rien n’a servi plus utilement la cause du socialisme que les protestations qu’il a élevées contre l’excès des charges militaires, le bourgeois lui en a su gré. L’impôt toujours croissant pesait lourdement sur l’Allemagne, qu’inquiétait le marasme prolongé de son commerce et de ses industries ; elle a lu avec plaisir des journaux qui s’appliquaient à lui démontrer que les grosses épaulettes étaient la cause de tout le mal, qu’elles ruinaient le pays, que le caporal lui-même coûtait trop cher. L’empereur Guillaume s’est plaint en 1874 que les chicanes des libéraux troublaient le soir de sa vie ; il ne soupçonnait pas d’autres épreuves bien plus cruelles qui l’attendaient. A qui en voulaient Hœdel et Nobiling ? Ce n’est pas un Hohenzollern, ce n’est pas un vieillard justement honoré, ce n’est pas le roi de Prusse qu’ils ont tenté de détruire, c’est le chef militaire de l’empire allemand, c’est le budget de la guerre. Ils n’ont pas vu la tête, ils n’ont pas vu la couronne, ils n’ont vu que le casque. Les assassins ont l’esprit court, leur clairvoyance ne va pas plus loin que le bout de leur revolver ou de leur fusil, et ils se figurent qu’une chevrotine est une solution.

Au lendemain de l’attentat de Hœdel, le gouvernement impérial s’empressa de proposer des mesures répressives contre le socialisme. Son projet de loi fut rédigé, libellé, bâclé en quelques heures, et ce n’est pas en matière de législation qu’on peut dire que le temps ne fait rien à l’affaire ; c’est dans ce genre de littérature qu’il importe le plus de mesurer son langage, de peser ses mots. Ce projet contenait un article 6 ainsi conçu : « Quiconque entreprend publiquement, par la parole ou par des écrits, de miner l’ordre existant légal ou moral, sera puni d’une peine d’emprisonnement dont la durée sera au moins de trois mois. » Cet article effraya le conseil fédéral ; il comprit qu’on lui demandait de supprimer en Allemagne le droit de discussion, il comprit aussi qu’empêcher les Allemands de discuter, c’est les empêcher de vivre. Il lui vint des scrupules, il rejeta l’article 6 ; mais ceux qu’il conserva ne laissaient pas d’être fort rigoureux, fort inquiétans. En définitive, on conférait à la police le droit de frapper d’interdit les journaux et les réunions socialistes ; on lui laissait en même temps le soin de définir le socialisme, de découvrir où il commence et où il finit ; c’est une question fort délicate. Il existe en Allemagne de pieuses associations qui s’appliquent à résoudre chrétiennement le problème social ; allait-on livrer ces bons chrétiens à la discrétion de la police ? D’autre part on trouve dans toutes les universités germaniques d’honorables professeurs qui portent le nom de socialistes de la chaire. Ils se feraient un cas de conscience de tuer une mouche ; il est vrai qu’en revanche il n’y a pas jusqu’aujourd’hui une seule mouche qui leur doive son bonheur. Ce sont des hommes dignes de toute estime autant qu’inoffensifs ; leur science est pour le moins aussi recommandable que la cosmolonigologie de Pangloss, et, comme ce grand philosophe, ils démontrent admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause. Ne serait-il pas dur de tenir sous les verrous tous ces utopistes d’eau douce ?

Un trait distinctif des Allemands est qu’ils ont en toute chose le goût et le génie du compliqué, même quand ils font des lois de salut social. Leurs gouvernemens s’avisent-ils d’étrangler les libertés publiques, on peut d’avance être certain que le nœud de la corde sera très savant. Le projet du gouvernement impérial était à la fois fort brutal et fort compliqué. On attribuait au conseil fédéral le droit d’approuver ou d’improuver dans le délai d’un mois les mesures décrétées par la police ; mais, comme l’a remarqué M. Bennigsen, le conseil fédéral ne siège que pendant une partie de l’année. C’était soumettre la police à un contrôle intermittent et on ne craint d’être blâmé que par les gens qui sont toujours là. On avait cru aussi devoir attribuer au Reichstag la faculté de confirmer ou de casser les décisions du conseil fédéral ; mais le Reichstag a d’assez longues vacances ; était-il tenu d’y renoncer ? Quand le projet lui fut soumis, il eut bientôt fait de le déclarer inacceptable. Le gouvernement se le tint pour dit et rongea son frein en silence ; il sentait que le parlement était approuvé de la nation. Soudain, sortant d’une trappe, Nobiling fit son apparition sur la scène de l’histoire, où il avait, pensait-il, un grand rôle à jouer. L’Allemagne entendit un second coup de feu, qui la fit tressaillir ; cette fois l’empereur était grièvement blessé. Aussitôt tout changea de face ; l’émotion prévalut sur le raisonnement, et le Reichstag fut blâmé. On jugea que le moment était venu de le châtier et de le dissoudre. — Nous ne fournirons pas à ces messieurs l’occasion de se réhabiliter, s’écria M. de Bismarck ; nous les renverrons devant le pays avec le stigmate du régicide au front.

La dissolution du Reichstag a été pour M. de Bismarck un vrai coup de partie. Il savait bien qu’après le second attentat il obtiendrait facilement de la résipiscence de cette assemblée le vote de toutes les lois de précaution ou de vindicte qu’il jugerait à propos de lui présenter ; les chefs de la majorité libérale lui en donnaient l’assurance. Mais il a pensé que l’occasion était bonne pour en finir avec une chambre pleine de scrupules et de difficultés qui lui marchandait son appui ; il a voulu mettre à profit les circonstances pour se procurer un parlement plus souple, plus docile, prêt à entrer dans ses vues économiques, à épouser ses nouvelles théories financières et peut-être à proroger indéfiniment le septennat. Qu’il suffit de peu de temps pour changer entièrement les situations ! Au mois de décembre de l’année dernière, après les voyages mystérieux de M. de Bennigsen à Varzin, on s’était flatté qu’un accord avait été conclu entre le chancelier et les nationaux-libéraux et que les chefs de ce parti allaient enfin obtenir des portefeuilles. Le contrat a été résilié, les libéraux ont persisté à faire au chancelier des conditions qu’il jugeait inacceptables. On s’en est pris à M. Lasker, c’est toujours à lui qu’on s’en prend, il inspire à M. de Bismarck une insurmontable antipathie. Aujourd’hui la rupture est consommée. Depuis longtemps le ménage allait mal ; l’homme était impérieux, hautain, cassant, la femme était vétilleuse, fertile en objections, quelquefois acariâtre, sans cesse à cheval sur ses droits ; elle aimait à discourir, à argumenter en forme. On a fini par se séparer ; mais on sait qu’en Allemagne les divorces ne sont pas toujours des événemens tragiques. Les époux divorcés y entretiennent souvent d’assez bonnes relations ; on y a même vu plus d’une fois un mari se promener en public avec ses deux femmes, l’ancienne et la nouvelle, qui, faisant assaut de coquetterie, se disputaient l’honneur de lui plaire.

Cependant les libéraux ont éprouvé tout d’abord une surprise désagréable, des anxiétés assez vives qu’ils n’ont pas réussi à dissimuler. L’événement les prenait au dépourvu. M. Thiers a dit un jour devant la commission des trente : « Le pays est sage, les partis ne le sont pas. » Dans une lettre que M. de Bismarck adressait au comte Arnim le 23 décembre 1873, il relevait ce mot avec éloge : — « M. Thiers, disait-il, a caractérisé suivant les règles de la courtoisie parlementaire le phénomène qui se reproduit dans tous les pays à constitution représentative et qui explique pourquoi il est bon de donner aux gouvernemens la faculté de dissoudre les assemblées électives, à savoir que les électeurs sont ordinairement plus circonspects, plus sensés, plus patriotes que les chefs des partis organisés au sein du parlement ou dans la presse, lesquels sont en général les plus avancés de la secte. » À la vérité les libéraux allemands peuvent se rendre cette justice qu’ils n’ont manqué ni de circonspection, ni de sagesse, ni de patriotisme ; leur seul crime est de se réserver le bénéfice d’inventaire, ils ne sont pas « des bismarckiens sans phrase. » — Il n’y aura jamais de parti bismarckien, disait un homme d’état ; la fascination, si grande qu’elle soit, ne l’est pas à ce point. Pour engendrer un parti personnel, il faut être ou Mahomet ou Bonaparte. Bismarck est tout-puissant, mais il n’a que son chien qui lui soit complètement dévoué. — Mais, si tranquille que soit leur conscience, les libéraux savent que l’art d’interroger les électeurs a été poussé fort loin par certains hommes d’état, que la Prusse est une nation profondément royaliste, et que la réponse du pays ne serait pas douteuse, si le gouvernement lui demandait : — Êtes-vous pour votre roi et empereur ou pour ses assassins ? — Or ils craignent que le gouvernement n’ajoute : — Si vous êtes pour le roi, votez pour nos candidats ; si vous êtes pour ses assassins, nommez des libéraux. — Aussi, à peine remis de leur émoi, ont-ils eu hâte de causer avec leurs électeurs et de leur dire : — Nous détestons les socialistes, nous exécrons les assassins et nous sommes prêts à prendre toutes les mesures nécessaires pour conjurer le péril social ; mais faites-y bien attention, il ne s’agit pas seulement du socialisme, il s’agit de douanes, d’impôts indirects, de la prorogation du septennat, il s’agit de porter atteinte à nos droits constitutionnels. Redoutez les tours de gibecière, et que le ciel vous tienne en garde contre les escamoteurs.

L’homme qui jadis prenait parti pour M. Thiers contre les trente, et qui l’an dernier a été le grand ennemi du 16 mai français, s’est décidé subitement à faire, lui aussi, son 16 mai. Réussira-t-il dans son entreprise ? Les circonstances lui sont propices ; les imaginations ont été vivement frappées de ce qui s’est passé sous les tilleuls. M. de Bismarck mettra à profit les inquiétudes des uns, l’indignation des autres. Il s’est bien gardé d’ajourner les élections ; elles auront lieu à la fin de juillet. Il n’a pas usé du délai de soixante jours que lui accordait la constitution ; il n’a pas voulu laisser aux émotions le temps de s’émousser, aux électeurs le temps de réfléchir, aux libéraux le temps de se reconnaître et d’aviser. On lui prête le projet de recourir à la méthode des candidatures officielles. Nous nous rappelons que dans un discours prononcé par lui en 1868, il réclama pour le gouvernement le droit d’avouer hautement ses préférences électorales, le droit d’avoir ses candidats. « Beaucoup d’électeurs, disait-il, n’ont pas d’autre règle de conduite que le désir de voter en toute occasion contre le gouvernement ; nous entendons leur faciliter leur tâche. Si nous ne disions pas nettement qui sont nos hommes, ces électeurs risqueraient de s’y tromper et de faire à leur insu des choix qui nous seraient agréables. Nous nous croyons tenus de les éclairer et de leur épargner une si grave méprise. » Dans ce même discours, M. de Bismarck déclarait que, si le gouvernement a le droit de proposer ses candidats, il ne lui est pas permis de les imposer, ni d’assurer leur succès par des violences déguisées, par des manœuvres ou par des distributions inégales de faveurs. Les électeurs prussiens ont résisté dans les années du conflit à de redoutables épreuves. Si M. de Bismarck réussit à se procurer le parlement qu’il désire, s’il remporte dans les prochaines élections un éclatant triomphe, ce qui est encore douteux, c’est à Hœdel, c’est à Nobiling qu’il en sera redevable, et il aura prouvé ainsi que les assassins peuvent servir à quelque chose.

Au surplus, ce n’est pas lui qui préparera les élections : il a dans ce moment de lourdes occupations sur les bras. Il est engagé d’honneur à faire réussir le congrès qu’il préside avec une incomparable virtuosité, également maître dans l’art de fasciner les habiles et d’intimider les novices. Les combinaisons qu’on avait pu former au commencement de la guerre d’Orient ont été déjouées par le réveil inattendu de l’Angleterre, de « cette femme malade, » avec laquelle on ne comptait plus, et c’est pourquoi la presse officieuse de Berlin se montre aujourd’hui aussi pacifique qu’elle l’était peu quand elle encourageait chaque matin la Russie à tout oser. Après avoir favorisé les complications, on s’efforce de les conjurer. Les marchands de vent n’ont pas retiré de leur commerce le bénéfice qu’ils en attendaient, lord Beaconsfield les a dérangés, et ils s’appliquent à refermer l’outre des tempêtes. Si à force de patience et d’habileté M. de Bismarck réussit, comme nous l’espérons, à mener à bonne fin son honnête courtage, l’œuvre de paix qu’il aura accomplie lui rendra en Allemagne toute sa popularité d’autrefois, qui avait souffert quelque atteinte. Pendant qu’un rameau d’olivier à la main il travaille à pacifier l’Europe, c’est le comte Otto de Stolberg, vice-chancelier de l’empire et vice-président du ministère prussien, qui est appelé à tirer l’épée pour conduire la campagne électorale. Son nom et son caractère sont une garantie pour les libéraux, qui font appel à sa modération et l’adjurent de mesurer également à tous les partis le vent et le soleil. Jeune encore, le comte de Stolberg a déjà passé bien des années dans le service de l’état et occupé des postes importans. Il a été président supérieur de la province de Hanovre, président de la chambre des seigneurs de Prusse et ambassadeur d’Allemagne à Vienne. Dans toutes ces fonctions, en Hanovre surtout, il a su ménager ses ennemis sans déplaire à ses amis. Un Prussien disait : — « Nous attendons pour devenir aimables, nous autres Allemands du nord, de savoir à quoi cela peut bien servir. » Si bon Prussien qu’il soit, le comte de Stolberg a découvert que l’esprit de conciliation et la courtoisie sont des qualités non-seulement aimables, mais utiles. Aussi les libéraux espèrent qu’il ne poussera pas les choses à l’extrême, que conduites par lui, les élections ne seront pas un combat à outrance. Le gouvernement prusso-allemand peut se croire intéressé à affaiblir le parti national-libéral, il ne peut se flatter de le détruire, et il serait probablement fort embarrassé, s’il se trouvait en présence d’une chambre introuvable.

— « La terreur entretenue dans toute l’Allemagne par des arrestations et les nuages de poussière soulevés par la presse des reptiles, lisons-nous dans la récente déclaration de M. Karl Marx, ne sont que des manœuvres électorales pour faire sortir des urnes un Reichstag qui aide M. de Bismarck à résoudre le problème paradoxal dont il s’occupe depuis longtemps, c’est-à-dire à doter l’Allemagne de toutes les ressources financières d’un état moderne, et en même temps à imposer de nouveau à la nation allemande le régime politique détruit par la tempête de 1848. » M. Karl Marx raisonne en émigré, il s’abuse sur le caractère et les visées de M. de Bismarck. On peut croire que le chancelier de l’empire proposera au futur parlement des lois coercitives ou prohibitives à l’égard de la presse, du droit de réunion et d’association ; mais il ne rêve pas des restaurations impossibles. — « M. de Bismarck, nous disait l’un de ses amis, est un conservateur radical et un radical conservateur. » On peut s’en remettre à lui, il ne fera jamais de la politique de talon rouge, il n’ira pas chercher ses inspirations à la cour ni dans les sacristies. Il ne croit pas aux vieux moyens de gouvernement, et il sait surtout qu’après les avoir détruits, il ne faut pas songer à les ressusciter. Les deux hommes qu’il a le plus étudiés et qu’il peut appeler ses maîtres sont le grand Frédéric, qui lui a appris la politique étrangère, et l’empereur Napoléon III, dont il a profondément médité les succès et les revers. M. de Bismarck n’est pas un réactionnaire mystique, M. de Bismarck est un césarien, et César doit trouver moyen de vivre avec le suffrage universel.

Comme M. Marx, les diverses fractions du parti du trône et de la croix s’abandonnent à d’étranges illusions. Les conservateurs prussiens se flattent que l’heure du triomphe a enfin sonné, et leur imagination ne se refuse plus rien. Ils parlent tout haut de restaurer la monarchie de droit divin, tempérée par une chambre des seigneurs et par des consistoires ; ils parlent aussi de ressusciter les jurandes et les maîtrises, de réglementer à leur façon l’industrie, la bourse, le commerce, de supprimer le mariage civil et le droit de libre établissement, de rendre ses antiques prérogatives à l’orthodoxie évangélique, d’emmaillotter et d’emmitrer la société moderne ; le maillot et la mitre du summus episcopus, voilà le salut. Chacun d’eux a sa marotte, et ils font tous en ce moment beaucoup de rêves, beaucoup de gestes et beaucoup de bruit. On voit au salon de cette année un tableau curieux, qui représente un agneau mort, gisant dans la neige. Sa mère la brebis le protège de ses quatre pattes, et, la tête levée, elle bêle lamentablement pour appeler le berger au secours de son inconsolable détresse. Tout autour sont rangés en cercle une centaine de corbeaux, qui n’osent encore approcher, la brebis les intimide ; ils attendent qu’elle soit partie ou qu’elle ait succombé à sa douleur ; mais déjà ils contemplent avec bonheur leur proie, qui ne peut leur échapper, et ils aiguisent leur bec. Ce tableau est une image assez fidèle de ce qui se passe aujourd’hui en Prusse. L’agneau est mort, puisqu’on l’a dissous ; la presse libérale pousse près de ce cadavre de douloureux gémissemens, qui ressemblent au bêlement effaré d’une brebis ; les conservateurs de toute nuance s’imaginent qu’elle n’a plus qu’un souffle dévie, ils se régalent d’avance du festin qu’on leur prépare, ils aiguisent leur bec pour la grande curée des chimères. M. de Bismarck n’aurait garde de dire un mot qui pût les affliger, ce n’est pas à la veille des élections qu’on gourmande ses amis ou qu’on décourage aucune espérance ; mais il sait ce que valent et ce que pèsent leurs utopies, il sait que la bonne volonté ne suffit pas pour rétablir l’ancien régime dans un pays qui a pour voisins un empire constitutionnel, de petites royautés parlementaires et une grande république. M. de Bismarck a peu de goût pour les chevaliers de la table ronde et pour les burgraves de la chambre des seigneurs. Il a récemment coupé sa moustache et il laisse pousser sa barbe blanchie, mais il ne portera jamais perruque. Les revenans ne comptent pas ; dans la lutte qui va s’ouvrir en Allemagne, il n’y a de combattans sérieux que la monarchie césarienne et le régime parlementaire, entre eux est le débat. Non, quand par impossible M. Lasker et M. Bichter ne seraient réélus ni l’un ni l’autre, quand la brebis viendrait à mourir auprès de l’agneau, les corbeaux ne feront pas le copieux festin après lequel ils soupirent.

Les grands de la terre proposent, et Nobiling dispose. L’empereur Guillaume s’est vu dans la nécessité de déléguer temporairement le pouvoir à son héritier ; si le prince Frédéric-Guillaume ne règne pas encore, c’est du moins lui qui gouverne. Cet honneur doit lui peser. Il est dur d’arriver au pouvoir dans un moment de crise, et il est pénible pour un prince qui s’est acquis une réputation de libéralisme de préluder à son règne par une campagne contre les libéraux parmi lesquels on croyait jadis qu’il choisirait ses ministres. Oui, les ministres de l’avenir sont aujourd’hui des proscrits ; mais les réactionnaires peuvent-ils espérer que le prince secondera leurs haines et leurs passions ? Il a prouvé sur les champs de bataille qu’il possédait cette hardiesse de cœur, cette fermeté tranquille du soldat, qui est héréditaire dans sa race ; il n’a donné à personne le droit de penser qu’il aura le triste courage de démentir son caractère, de rompre avec son passé, d’affliger ses amis en trompant leur confiance. — Je me défie des succès faciles, je ne crois qu’aux choses difficiles, disait-il un jour. — Sans doute il s’appliquera à concilier avec l’opinion qu’on a de lui les nécessités d’une situation qu’il n’a pas créée ; mais cette situation ne sera pas commode. Pendant de longues années, le gouvernement prusso-impérial n’a eu qu’à commander, la fortune toujours empressée le servait à souhait, et la vague venait à lui. La vague. s’est lassée, aujourd’hui il faut l’attendre ou l’aller chercher. Avec la sûreté de coup d’œil qui lui est propre, le chancelier a vu tout le profit qu’il pouvait tirer de l’incident des attentats. Il compromet le Kronprinz, qui a l’air d’escompter son règne ; il le sépare de son parti. Néanmoins on peut affirmer, sans être un prophète, que l’empire croulera ou que le nouveau règne, quoi que fasse M. de Bismarck, cherchera et trouvera son point d’appui dans le parti libéral.


G. VALBERT.

  1. Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, par M. Albert Sorel, t. II, p. 145 et 146.