Les Astronautes/Texte entier

Librairie Hachette (p. ).


LES
NAVIGATEURS
DE   L’INFINI
PAR
ROSNY Aîné
DE L’ACADÉMIE GONCOURT




LE RAYON
FANTASTIQUE
LES
NAVIGATEURS
DE
L’INFINI




© Librairie Hachette 1960.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays, y compris la Russie.



Note de Wikisource

Préface de Georges H. Gallet (1920-1995), sous copyright.

Note de Wikisource

Préface de Georges H. Gallet (1920-1995), sous copyright.


DEUXIÈME PARTIE

LES ASTRONAUTES


i



es souvenirs flottent dans une atmosphère de fable. Une nostalgie aussi charmante que ce soir de septembre m’emporte « dans la nuit éternelle, à travers l’étendue morte », jusqu’à cette étoile rouge où j’ai vécu plusieurs saisons.

Au ras de l’occident, une lueur timide s’accroît et monte vers les astres. Compagne minuscule de la Terre, la lune surgit, couleur de cuivre, immense, dix fois plus haute que l’église Saint-Michel et qui semble tenir dans son giron tout le village de Mièvres.

À mesure, elle rend invisibles des colosses perdus au fond des étendues stellaires, alors que le chétif Mars, microbe de l’Infini, est plus éclatant, d’ici, que le triple Sirius.

Mon vieux jardin, avec ses arbres torses, ses herbes dures, ses fleurs sauvages, devient la lande des sorcières.

L’atmosphère a frissonné : l’Albatros, la fusée bleue d’Antoine, descend en spirale et atterrit aussi légèrement qu’une libellule sur les terre-plein du verger.

Antoine, Jean et Violaine en descendent, avec qui je reprendrai bientôt le voyage des espaces interstellaires.

Jean nous a gentiment, mais impérieusement, imposé Violaine. Ce n’est point sa volonté qui parlait, mais plutôt celle de cette belle fille des hommes.

Elle est sans ressemblance avec son frère. Vous la croiriez issue des terres chaudes, avec ses cheveux de nuit en serpents, ses yeux de feu noir et son corps rythmique, tandis que Jean revêt l’apparence que nous conférons aux guerriers blonds et roux de la Gaule celtique.

Pour le principe, Antoine et moi résistons depuis un mois, mais la volonté de Violaine vaincra ce soir même.

Au fond, ce n’est pas pour nous déplaire… Durant la traversée interastrale et pendant la vie sur Mars, des soins féminins nous ont manqué, les soins légers qui mêlent une grâce à la vie quotidienne.

« Votre jardin, dit Jean, s’entend bien avec le clair de lune : il vit, la nature lui a fait le don royal de la joie. »

Antoine hausse les sourcils, vérifie l’affirmation de Jean par un coup d’œil circulaire et, avec indifférence :

« C’est vrai. Le clair de lune lui va…

— Il est ravissant de vieillesse », intervient Violaine en tournant son visage charmant vers les étoiles.

Elle désigne Mars du doigt :

« Je le verrai donc de près.

— Bon, fait Antoine, vous avez pris notre décision définitive. »

Il ne rit pas, mais son sourire s’étend en largeur, au point de paraître hilare, et il grommelle :

« Vous auriez tort de croire que vous allez vous amuser ! D’abord, le voyage particulier du Stellarium !

— Dans les étoiles.

— En annulant le soleil ! Comme monotonie, on ne fait pas mieux. Quant à Mars lui-même, ce n’est pas un spectacle bien réjouissant ! »

Elle riposte avec véhémence :

« Non, mais passionnant ! Vous avez hâte de le revoir, allez, chacun à votre manière : Jean avec exaltation, Antoine avec une curiosité insatiable et vous, Jacques, avec amour. »

— Exact, fis-je.

— Et pour moi, je sais bien que ce sera le voyage au pays de la féerie. »

Antoine, cette fois, se mit à rire, de son rire creux et mat.

« Allons ! jeune Africaine, vous êtes sœur de Jean malgré l’apparence. »


ii



es temps sont venus. Le Stellarium va nous emporter dans les profondeurs insondables. Ce n’est plus le départ furtif de jadis. Nos travailleurs ont parlé, la multitude est accourue par terre et par ciel. Elle enveloppe et survole le champ clos, elle occupe les voies proches et répand une rumeur de troupeau.

Par intervalles, une clameur s’élève, qui se répercute, frénétique, enthousiaste, confusément menaçante aussi.

Le Stellarium est prêt. Les vérifications dernières sont terminées. Nous faisons nos adieux à la Terre. Des larmes, des étreintes, des paroles, et le navire astral se referme sur nous.

Antoine a tiré sa montre, Jean et moi sommes à la manœuvre :

« Dix heures ! »

C’est le signal.

À travers les parois indestructibles mais élastiques, nous entendons les hurlements, les rugissements de la foule, nous voyons ses remous frénétiques. C’est bref, Bientôt, il n’y a plus qu’une confuse agitation d’insectes aériens et terrestres.

Puis des paysages et des cités, puis une surface indécise et quelques ultimes aviateurs.

« Allons ! murmure Antoine, l’Espace nous tient !

— Et nous le tenons ! » riposte Jean le téméraire.

Violaine, un peu pâle, ajoute :

« Esclaves et maîtres. »

Des jours, encore des jours. Il est étrange après tout que nous ayons si peu de crainte. Seuls, dans la solitude, et quelle solitude ! Aucune ressource, dans cette vaste ambiance qui est, pour nos vies matérielles, le vide absolu.

Qu’il y ait là, comme je le soupçonne, mieux, comme je le crois, un grouillement d’existences incompatibles avec les nôtres, à peine si quelques indices commencent à le révéler à nos plus subtils appareils, prolongements de nos personnes. À peine une infime perception, indirecte de quelque chose.

L’atmosphère terrestre se révèle à nous perpétuellement par sa résistance, par ses souffles, de la plus légère brise du matin jusqu’aux cyclones qui soulèvent et font sombrer les grands navires, déracinent les arbres et abattent les monuments. Ici, rien, rien. Nulle résistance, nul mouvement hors celui, matériel, des astres, nulle révélation.

Pourtant, chez tous quatre persiste une impression de sécurité parfaite. Violaine, qui n’a point comme été aguerrie par une première traversée, fut tout de suite accoutumée. Peut-être a-t-elle moins encore que ses trois compagnons, le sentiment du risque.

Familière, spontanée, avec de légers caprices, elle est, dans ce vaisseau interstellaire, toute la jeunesse et la grâce féminine de la Terre.


iii



ans trois jours, nous atterrissons.

Nous descendons d’abord dans une région occupée par le Règne Zoomorphe. C’est un lieu sinistre, comme tous ceux où la vie homologue à la Vie terrestre s’est évanouie.

Un sol roux, qui put être fertile, jadis, mais qu’une sécheresse multimillénaire a pétrifié. À l’horizon, une chaîne de montagnes chauves et menaçantes, hérissées de pics, conclave funèbre qui nous laisse rêveurs.

« C’est d’une mélancolie admirable, murmure Violaine. Le Règne du roc, le Royaume de la stérilité.

— Ah ! non, non, riposte Jean, un lieu merveilleusement fécond au contraire. Ici, la deuxième Vie martienne abonde… Tu es pourtant avertie, Violaine, ouvre les yeux ! »

Nous sommes encore à l’intérieur du Stellarium, mais la carcasse transparente laisse pénétrer tous les détails du site.

Violaine regarde plus attentivement.

Elle commence à discerner ces structures étranges qui nous avaient tant frappé, lors de notre premier voyage. Par leur couleur et leur faible épaisseur, elles se distinguent à peine du sol, mais dès que l’on fait attention à leurs formes, on ne voit plus qu’elles : une bande de terre proche du Stellarium en est littéralement couverte.

La plupart sont immobiles.

« Oh ! mais… là-bas… voyez comme elles bougent ! s’exclame Violaine, les yeux étincelants.

— Fais attention, lui dit Antoine, aux formes principales : les lanières en zigzag avec les nœuds aux angles, les spirales aux centres bleuâtres, les masses opaques d’où émanent des lignes-lanières. »

Violaine, hypnotisée, contemplait avec stupeur ces Organismes fantastiques.

« Est-ce bien de la vie ? murmure-t-elle.

— Cela ne fait aucun doute.

— Il est vrai que certains font songer à des pieuvres très plates.

— Fausse analogie ! Aucun rapport avec aucune bête ou plante terrestre.

— Oh ! je voudrais sortir ! »

Jean se mit à rire.

« Modère-toi, petite sœur… habitue-toi d’abord au déficit de pesanteur…

— C’est vrai… je n’ai plus de poids… C’est même troublant quand on remue…

— On s’y fait ! Compte tenu de la masse de Mars, remarque Antoine, et la distance au centre, votre fardeau est allégé de trois cinquièmes environ.

— C’est comme si, sur la Terre, je ne pesais que vingt-cinq kilos ?

— Exact ! »

De-ci, de-là, un Zoomorphe se déplaçait sans qu’on pût rien discerner du mécanisme de sa marche. Les lanières remuaient d’étrange façon, mais ne donnaient pas l’impression de servir directement à la progression.

« Remarque, Violaine, que la plupart, surtout sur le terroir où ils pullulent, n’ont pas un décimètre de long et que les plus grands n’atteignent pas un mètre. Leurs effluves ne peuvent nous atteindre dans le Stellarium. Il faudrait qu’ils agissent d’ensemble. D’ailleurs, en deçà d’une certaine distance, ils ne projettent de la radiation que si on les touche. S’ils ont une perception de notre présence, elle doit être très confuse.

— Tandis que les géants semblent s’en apercevoir ! dit la jeune fille en riant. Je n’ai pas oublié vos récits, ni vos rapports, messieurs ! Et je n’ignorerais donc point, même si je n’étais des vôtres, que les Zoomorphes sont absolument solides et que, par suite, leur circulation comme leur nutrition doivent être assurées soit par des gaz, soit par des particules microscopiques. Nous savons aussi que la plupart des Zoomorphes vivent aux dépens du sol, où ils puisent de la matière comme de l’énergie, que d’autres, en outre, sont en quelque sorte carnivores, mais ne tuent ni même ne blessent leurs proies : ils se contentent de prélever, par osmose, je pense un indispensable complément de nourriture.

— Bon ! Nous n’aurons plus rien à t’apprendre ! conclut Jean.

— Rien à apprendre ! Je ne connais que la théorie, il me faut maintenant voir et comprendre. C’est plus compliqué. »

Elle s’interrompit, les yeux fixes et tendit le bras :

« Voici, n’est-ce pas, un de leurs monstres ? »

Elle montrait, à une distance d’environ trois cents mètres, une immense forme ocreuse, avec des zones oranges, qui se mouvait avec vélocité.

« Les plus grands reptiles du secondaire n’étaient pas aussi longs !

— Mais combien plus épais !… Ce monstre est une immense galette ! Attention, il pourrait nous attaquer ! »

Le Stellarium s’éleva à une cinquantaine de mètres du sol. Nous examinions le colosse avec nos lunettes. Il s’arrêta, ses appendices et ses lanières repliées. Nous percevions nettement ses trois zones latérales, séparées par des sillons.

« À la fois une triple pieuvre, un champignon démesuré, une punaise léviathan faite de trois punaises, chacune aussi étendue qu’un brontosaure… Mais toutes ces images sont fausses ! murmurait Violaine, songeuse. Les comparaisons tombent aussitôt imaginées… Ah ! le voilà qui se remet en route ! »

C’est vers le champ où pullulaient les petits et les moyens Zoomorphes qu’il se dirigea. Il le déborda. Nous le vîmes s’étendre sur une cinquantaine de ses chétifs semblables. Des phosphorescences bleuâtres enveloppèrent le groupe.

« Un carnivore ! fit Jean. Il dévore l’énergie de ses victimes

— Elles n’en mourront point ! »

Violaine, passionnée jusqu’à l’exaltation, remarqua :

« Alors, c’est ici un monde moins cruel que le nôtre ?

— Qui sait ? Tout est tellement différent. Nos expériences ne nous ont rien révélé qui puisse conclure à une sensibilité, sinon fort obtuse, non plus à une intelligence analogue où homologue à la nôtre. Les Zoomorphes semblent être orientés mécaniquement. Jamais nous n’avons constaté une entente, une solidarité, le moindre embryon d’instincts affectifs.

— Ce qui ne prouve rien ! fit Antoine.

— Non, rien ! acquiesça Jean. S’ils n’agissent pas d’ensemble ils ont pourtant leurs procédés d’envahissement et de conquête.

— Nos lichens, nos herbes, nos arbres aussi ! Et avec quelle énergie. Qui, pourtant, croit qu’ils ont des plans concertés, des affinités électives ? »

Nous demeurâmes quelque temps là en observation. D’autres Zoomorphes passèrent, de taille moyenne. Leurs lanières trépidaient pendant la marche, mais elles ne servaient aucunement d’appuis et leurs évolutions étaient le plus souvent désordonnées, jamais nettement régulières.

« Au vrai, ils n’ont pas de membres, n’est-ce pas ? demanda Violaine.

— Non. Nous n’avons pu découvrir la fonction des lanières, répondit Jean. J’incline à croire qu’elles aident à l’appel d’énergies motrices.

— J’aimerais marcher sur le sol de la Planète, reprit Violaine. Dehors, seulement, il me semble que j’aurai le sens précis de la réalité. Ici, je tiens encore à la Terre. »

Des Zoomorphes surgissaient maintenant de toutes parts. D’un moment à l’autre, un colosse pouvait s’approcher de l’abri.

« Cherchons un endroit moins fréquenté ! » proposa Antoine.

Le Stellarium, qui avait atterri pendant le colloque, s’éleva juste à temps pour éviter le péril : deux monstres arrivaient à grande allure.

« Nous n’en aurions pas mené large, Violaine, si nous les avions laissés venir à proximité. Un seul a failli causer notre mort. Deux suffiraient peut-être à débarrasser la Planète de nos curiosités. »

L’un des monstres passa sur le terrain même où nous avions atterri. L’autre en était tout proche.

« Heureusement, on peut les tenir à distance, murmure Violaine.

— Oui, nous sommes même mieux armés que naguère. Nos radiants de sortie sont aussi plus puissants. »

Le Stellarium était déjà loin du champ d’atterrissage. Antoine l’arrêta au-dessus d’une longue vallée où en des âges incalculablement lointains coulait un des grands fleuves de Mars.

« Ici foisonna, je suppose, une magnifique vie tropicale, fit Jean. Et nous savons que la flore de cette Planète fut belle… elle l’est encore.

— La flore primitive devait l’être davantage. Nos amis Tripèdes en sont plus loin que nous, Terrestres, de nos flores primaires. »

La structure du site, en évoquant d’antiques fécondités, rendait plus saisissante la pétrification présente.

« Aurai-je la joie de mettre le pied sur cette terre farouche ? » demanda Violaine.

Elle était tout près de moi. J’étais heureux. Je me grisais avec douceur, tendrement de son contact. J’échappais à la crainte confuse qui accompagne sur la Terre l’amour le plus rassurant…

Et toutefois, je désirais passionnément revoir Grâce.

« On peut, acquiesça Jean, après avoir fouillé la vallée avec sa lunette. Nul grand Zoomorphe à l’horizon et peu de médiocres. »

Le Stellarium s’arrêta sur un plateau. Aucun champ de gravitation ne s’ajoutait à la faible pesanteur martienne.

« Armons et cuirassons-nous ! »

Un quart d’heure plus tard, nous ressemblions pas mal à ces scaphandriers qu’on voit sur de vieilles gravures, si différents de nos marcheurs aquatiques.

Ainsi équipés nous sortîmes du Stellarium.

Nous ne laissions pas d’être gênés par notre légèreté, encore que nous nous fussions accoutumés lors du premier voyage. Chaque pas nous entraînait au-delà des distances prévues. Peu à peu l’équilibre se rétablit. Plus lentement toutefois chez Violaine qui faillit plusieurs fois s’étaler sur le sol.

Elle riait, joyeuse de cette légèreté qui la gênait pourtant.

« C’est comme en rêve ! » dit-elle.

Puis :

« C’est tellement mort, qu’on finit par avoir de la sympathie pour les Zoomorphes. »

Rieuse, elle se mit à courir, et, cette fois, après quelques bonds gigantesques, perdit l’équilibre. Elle se redressa sur-le-champ, sans guère se ressentir de cette chute :

« Aucun animal terrestre n’aurait pu me suivre, même le plus rapide lévrier… ni un aigle ou un faucon. »

Elle reprit sa course, en la modérant. Je la suivais en me retenant d’aller vite, mais j’allais tout de même à une allure vertigineuse…

Soudain, je la perdis de vue : elle venait de disparaître au détour d’un gros roc pourpre.

De ne plus la voir, dans ce désert formidable, m’inquiéta. J’accélérai le mouvement. Je tournai le roc.

Elle gisait sur le sol, immobile. À une encablure se tenait un grand Zoomorphe enveloppé d’une lueur bleuâtre qui s’éteignit avant que je fusse à proximité.

Malgré mon angoisse, je ne perdis pas le sens de la nécessité : un jet de radiations arrêta le monstre.

Quoique de grande taille, ce n’était pas un colosse. Bientôt il commença à rétrograder. D’abord lentement, puis à vive allure.

Livide, les membres inertes, Violaine avait l’aspect indéfinissable des morts. Je me baissai pour la soulever, lorsque Jean et Antoine parurent.

Nous nous regardâmes. Nous n’osions pas parler. L’impassible Antoine paraissait aussi consterné que nous. Enfin, tremblant de tous ses membres, Jean murmura :

« Je suis un misérable ! »

Il n’avait pas besoin de compléter la phrase : je sentais et je partageais son remords. Je m’estimais comme lui responsable.

Antoine, cependant, avait déjà repris son sang-froid. Il appuya l’oreille contre la poitrine de Violaine. Ses paupières frémirent, signe, chez lui, d’émotion vive.

« Eh bien ? » cria Jean exaspéré d’angoisse.

Antoine ne répondit point. Nous le connaissions trop pour ne pas deviner ce que signifiait son silence.

Jean essaya d’écouter à son tour ; mais il dut y renoncer. Le bruit de ses artères lui eût à peine permis de percevoir les battements normaux d’un cœur. J’échouai également, assourdi par le tumulte du sang.

« Il n’y a qu’à regagner le Stellarium », fit Antoine dont le visage avait presque repris son aspect normal.

Jean souleva Violaine et nous nous acheminâmes vers l’abri. Nous faisions, Antoine et moi, des bonds de plusieurs mètres. Encore étions-nous forcés de nous contenir : à toute vitesse nous n’eussions pu maintenir notre équilibre.

Parce qu’il emportait Violaine, Jean avait plus de stabilité tout en avançant plus rapidement qu’il n’aurait pu le faire sur notre Planète native, en donnant son effort maximum.

À proximité du Stellarium, un spectacle terrifiant nous arrêta : trois Zoomorphes colossaux nous barraient la route. L’un avait au moins cinquante mètres de longueur, les autres près de quarante…

« Idiots… nous avons été idiots ! » grommela Antoine…

Certes, notre appareil était à l’abri de toute attaque. Dix, vingt Zoomorphes agissant ensemble eussent été incapables de l’ébranler, si ces monstres, comme les monstres terrestres, s’étaient servis, soit des muscles, soit de leur masse lancée à une vitesse vertigineuse… Mais cette masse était extrêmement réduite par leur faible épaisseur. D’ailleurs, nul Zoomorphe ne procédait par choc : d’ordre rayonnant, leur activité, terrible pour nous, n’est aucunement redoutable pour le Stellarium.

Nos radiants suffiraient-ils à les éloigner tous trois ? La dépense énergétique ne serait-elle pas trop forte pour une action prolongée ?

D’autant plus qu’il eût été souverainement dangereux d’agir de près : ils percevraient notre présence, se précipiteraient vers nous et leur vélocité était trop considérable pour qu’il nous fût possible de fuir !

« Il sera sans doute préférable, fis-je, d’attaquer ensemble le plus grand ?

— Gardons-nous en bien ! riposta Antoine… Je crois qu’il faut les attaquer d’ensemble avec une dépense modérée de radiations … cela suffira sans doute à les tenir d’abord en respect… peut-être même à les éloigner, après quelques minutes…

— Mais s’ils tardaient trop à s’éloigner, remarqua Jean, nous épuiserions nos énergies avant d’avoir obtenu un effet décisif… »

J’étais de son avis. Nous n’avions pas de temps à perdre : les chances de sauver Violaine décroissaient de seconde en seconde.

« Eh bien ! reprit Antoine, essayons les deux méthodes… J’attaque le plus grand… »

Jean et moi ayant chacun fait notre choix, l’attaque commença. Elle parut inefficace pendant deux minutes, les Zoomorphes n’avancèrent ni ne reculèrent, encore qu’ils donnassent des signes d’agitation…

La réserve énergétique de Jean et la mienne, employées sans ménagement, commençaient à décroître…

« Vous voyez ! » fit doucement Antoine…

Jean ne répondit point. Il venait de s’emparer du radiant de Violaine et déjà s’en servait pour doubler l’intensité de l’attaque.

Le Zoomorphe recula presque instantanément et s’éloigna à vitesse croissante.

Attaqué alors par trois radiants à la fois, celui que j’avais choisi comme objectif, et qui donnait déjà des signes d’énervement, s’éloigna à son tour.

Avant que nous eussions joint nos radiants à celui d’Antoine, le troisième Zoomorphe commençait à reculer. Un jet de radiations accéléra sa retraite : l’accès du Stellarium était libre.

Les moyens ne nous manquaient pas pour ranimer Violaine si elle n’avait pas cessé de vivre. Nous mîmes graduellement en action l’appareil de respiration artificielle. Antoine préparait l’excitation cardiaque et l’insuffleur d’oxygène.

Le cœur de Violaine demeurait inerte. Aucune buée ne ternissait la glace du détecteur de rosée…

Antoine intervint alors avec l’excitateur cardiaque tandis que j’insufflais l’oxygène… à très petites doses. Plusieurs minutes s’écoulèrent, mortelles… puis Jean poussa un grand cri :

« Ah ! Enfin ! »

Le cœur se remettait à battre, une faible buée apparut sur la glace du détecteur. Une minute d’anxiété encore, puis les yeux de la jeune fille s’ouvrirent.

Nous pleurions, Jean et moi, comme des enfants.


iv



n conçoit que nos amis les Tripèdes n’aient pu résister à ces formidables créatures, dit Antoine, quand tout fut rentré dans l’ordre. L’instinct qui les porte à nous attaquer est assez surprenant. Nous n’appartenons pas — tant s’en faut — au même règne que les Tripèdes ou les pseudo-animaux de Mars.

— Nous sommes d’un règne homologue.

— Mais si différent ! Déjà rien que par la composition de la chair et des liquides internes. Il est toutefois évident que si nous fondions une colonie martienne, cette colonie serait fatalement ennemie des Zoomorphes. »

Violaine écoutait, rêveuse. Son visage ne gardait aucune trace du funeste accident. Pour moi, je subissais cet effroi rétrospectif, si violent chez les êtres d’imagination. Et l’idée qu’une où deux minutes plus tard la mort apparente serait devenue la mort éternelle, me donnait de brusques chocs au cœur.

« Je ne crois pas, remarqua-t-elle, qu’il s’agisse d’un instinct. C’est quelque chose comme un réflexe. Notre présence suffit sans doute à provoquer une réaction rayonnante.

— Possible après tout, fit Antoine.

— Tels furent peut-être les mouvements d’agression ou de défense des êtres terrestres très primitifs. Tels sont encore nos appétits où nos répulsions purement organiques. L’odeur ou la vue d’un aliment suffit à éveiller une convoitise physique ou chimique.

— Nos viscères sont de fameux laboratoires de physique et de chimie, s’exclama Jean. La vie eût été impossible sans cela. »

L’image de Grâce m’apparut soudain avec une intensité extraordinaire. Je fus saisi d’une envie immodérée de la revoir, chose singulière dans un moment où Violaine éveillait des émotions si puissantes.

« N’est-il pas temps, murmurai-je, que nous allions retrouver nos amis Tripèdes ?

— Justement, j’y songeais », fit Violaine.

Nos regards se croisèrent.

Une rivalité pouvait-elle naître entre cette belle humaine et la merveilleuse Martienne ? Violaine devinerait-elle seulement la nature d’une tendresse si étrangement différente de toute tendresse terrestre. C’était certes de l’amour, et d’une puissance incomparable, mais aussi pur que le pourrait être un amour pour une fleur.

« Eh bien ! allons voir nos amis. »

Nous n’avions guère besoin de nous orienter : pendant notre premier séjour, que de fois nous avions parcouru Mars en tout sens ! À peine trois mille kilomètres nous séparaient des terres tripèdes.

« Il fait encore nuit chez eux, remarqua Jean.

— Oui, mais l’aube est proche, Puis, Violaine n’a pas encore vu les Éthéraux. Nous ferons halte au-delà de l’Équateur, en attendant le jour.

— Pourvu que nos amis aient pu tenir les Zoomorphes à distance.

— Ils l’ont pu sur la région que nous avions « fortifiée », mais ailleurs, il est trop certain que les Zoomorphes avancent, heureusement avec une extrême lenteur. Il leur faudra quelques centaines de siècles pour envahir toutes les terres que les Tripèdes occupent encore. Je compte que leurs invasions primitives remontent à un temps de l’ordre de millions d’années. Leur marche a d’abord dû être insensible. Elle s’est accélérée de millénaire en millénaire.

— Quelles surfaces appartiennent encore aux Tripèdes ?

— Aux Tripèdes et à leur Règne de pseudo-animaux et de pseudo-plantes, peut-être le huitième de Mars : encore une belle étendue, la surface de Mars n’étant pas loin d’être équivalente à celle de tous nos continents, car il n’y a plus d’océans ici. Et même, assez peu d’eaux de surface sur la plupart des territoires envahis par les Zoomorphes. Quand je dis de l’eau…

— Oui, je sais, une espèce d’eau, dit Violaine.

— Exact, mais dont nous avons appris à tirer de l’eau distillée.

— En somme, ce ne sont pas seulement les Zoomorphes qui auraient chassé les Tripèdes, ce serait aussi la sécheresse ? demanda la jeune fille.

— Oui. Toutefois il doit y avoir beaucoup de réservoirs d’eau souterraine. »

Tandis qu’ils discouraient, l’astronef, marchant au ralenti, dépassa l’Équateur et entra dans la région d’ombre. Le ciel étoilé apparut brusquement et la causerie cessa. Le Stellarium, ayant encore ralenti sa course, s’immobilisa enfin et se posa sur un plateau, au sommet d’une colline.

Alors, tous quatre contemplèrent le ciel en silence. Tout de suite, Violaine fut sidérée par les légions innombrables des Éthéraux. Ils formaient une Voie lactée, palpitante, rayonnante, et profonde, où des points lumineux évoluaient en tous sens, avec une rapidité vertigineuse.

On apercevait pourtant le ciel étoilé, avec des éclipses, et la grosse étoile topaze-émeraude qui était la Terre.

« Ah ! c’est beau, soupira Violaine.

— Au-delà du beau et du laid », remarqua Jean.

Rapidement, la jeune fille discerna les constellations mouvantes et les groupements de constellations formés par les Éthéraux.

« Tu as raison ! murmura-t-elle, c’est au-delà de la beauté.

— Et c’est mieux ! grommela Antoine. Ce que nous appelons la beauté n’est qu’une fable humaine. Même sur la Terre, elle n’a aucun rapport avec la réalité.

— C’est pourquoi, fis-je, on peut aussi bien employer le terme ici que sur Terre, Il suffit que nous ayons une sensation correspondante. Pour mon compte, je suis sensible à la beauté mouvante de ces êtres.

— Ce dont je vous félicite », fit ironiquement Antoine.

Nous nous tûmes, exaltés par le prodigieux spectacle. Je m’étonnais que nous eussions parfois douté que les Éthéraux fussent des vivants. Leurs mouvements ne trahissaient aucune uniformité, aucune servitude énergétique. Non seulement ils circulaient en tout sens, mais encore chacun d’entre eux, chaque groupement, semblait aller au hasard.

Il est vrai que les molécules aussi s’agitent en tout sens et que leurs trajets varient continuellement, mais il ne comportent pas ces alternatives d’ordre et de désordre, de repos et d’activité, qui d’emblée caractérisent les Éthéraux.

Il fallut plus d’une heure pour attiédir notre enthousiasme, puis le Stellarium se remit en route, très lentement, à peine mille kilomètres à l’heure. Néanmoins, la région des Tripèdes ne tarda pas à paraître aux pâles lueurs de l’aube. Nous fîmes halte sur un plateau qui dominait faiblement la plaine. Dès que le soleil parut, la région visible s’étala sur une vaste étendue. Dans l’atmosphère raréfiée les détails du site apparurent avec une extrême netteté.

« Un paysage de rêve, dit Violaine, après un silence, presque de rêve terrestre. Ce bois, là-bas, évoque un bois de gigantesques et fantastiques champignons, et c’est une sorte d’herbe rouge qui pousse sur la plaine. Quant au lac, sans les plantes singulières qui l’enveloppe, il me rappellerait le lac de Zurich. »

Des créatures volantes, qui s’élevaient lentement au-dessus du plateau, émerveillèrent Violaine.

« Cinq ailes, mais quelles ailes ! Peut-être les ptérodactyles ressemblaient-ils à ceux-là.

— Du tout, fit Antoine. Ni reptile, ni cheiroptère, ni oiseau, ni plumes, ni poils ; une sorte de mouche veloutée. »

Un des êtres volants, grand comme un aigle, se posa sur une arête de roc, à une centaine de mètres des aéronautes :

« Il a pour le moins six yeux ! s’exclama la jeune fille.

— Sept, tout juste, dit Jean, et trois pattes, Violaine. Mais voici des quintupèdes. »

Ils étaient trois, au bas de la pente : l’un semblait une caricature de léopard, malgré sa gueule rectangulaire, ses yeux multiples et ses cinq pattes. Les deux autres, de couleur brique, faisaient plutôt songer à des ours, encore que le poil fût remplacé par une sorte de feutre. La taille des trois bêtes se rapprochait de celle des grands loups nordiques.

« Carnivores ou plantivores ? » grommela Antoine.

Chacun de ces animaux avait six yeux, de nuances diverses, saphir, rubis, émeraude, améthyste, plus étincelants que même les yeux de nos félins dans la pénombre.

« Nos insectes ont aussi des yeux multiples, remarqua Violaine.

— Oui, mais leur vue est si limitée qu’ils « ne nous connaissent point » :

— Sinon à leur manière, qui leur permet, en toute innocence — puces, poux punaises, moustiques — de nous exploiter comme des proies. C’est leur chance.

— Plus encore la nôtre ! Je pense que si les insectes nous avaient vus complètement, comme nous les voyons, il y aurait longtemps que l’homme serait exterminé, avec beaucoup de mammifères, oiseaux, reptiles, batraciens. »

En ce moment, Violaine s’écria :

« Eh ! ce sont des plantivores. »

En effet, les trois bêtes s’étaient mises à brouter, étrangement, avec les arcs cornés qui leur servaient de dents.

« Holà ! »

Les plantivores fuyaient. Un animal apocalyptique venait d’apparaître. La taille d’un rhinocéros, une tête en pyramide tronquée, des yeux de poulpe disséminés sur une face géante. Un pelage de soie bleue, assez semblable pour la consistance à la soie des chapeaux hauts de forme de jadis.

« Il est affreux et magnifique ! » s’exclama Violaine.

Ses yeux immenses venaient d’apercevoir les humains qui, sortis du Stellarium, s’étaient avancés jusqu’au bord du plateau. Il poussa une clameur : vous eussiez dit des beuglements d’un trombone, puis bondit sur la pente.

« Je crois qu’il songe à nous dévorer ! dit paisiblement Antoine. Voyons cela, camarades. »

Il dirigea son radiant vers le fauve et darda un jet de rayons. La brute s’arrêta, effarée, fit encore deux ou trois pas en avant, puis rétrograda et se mit à fuir avec une vitesse de bolide.

« Il bondit aussi bien qu’un tigre ! remarqua Jean avec admiration.

— Des sauts de dix mètres. »

Le carnivore avait déjà franchi près d’un mille, lorsque deux autres bêtes surgirent, l’une couleur soufre, le museau pareil à un grand coquillage, avec une gueule en hélice, et de la taille d’un loup — l’autre, noire comme la nuit, un long corps parabolique, cinq pattes spatulées, et qui semblaient à la fois ramper et courir ; il poursuivait le premier. Tous deux s’arrêtèrent à la vue du colosse bleu qui, en trois bonds, fut sur la bête de soufre.

« Je songe à une scène préhistorique, fit Jean. En définitive, ces monstres ne sont pas plus surprenants que les monstres fabuleux du secondaire, voire la faune des forêts vierges, à qui, naguère encore l’homme permettait de croître sur de vastes territoires.

— Aussi bien, dit Antoine, si Mars n’avait d’autres vies que celles des animaux et des plantes dont le site nous offre des échantillons, plus les Tripèdes qui figurent une pseudo-humanité, l’originalité de la Planète serait assez faible, mais avec ses Zoomorphes et ses Éthéraux, je la tiens pour une créatrice supérieure à notre boule sublunaire.

— Temporairement, si la Terre suit une marche plus ample et plus lente, comme il est presque certain.

— Nous aurions plus tard des équivalents des Zoomorphes et des Éthéraux.

— Nous ! s’exclama Violaine en riant. J’accepte ! »

La bête noire, après une hésitation, s’était retirée devant une force supérieure et le Léviathan venait d’ouvrir sa victime d’où jaillissait un liquide couleur d’or.

« Tout compte fait, et malgré ma dent contre les Zoomorphes, fit Jean, la manière des forts de se nourrir aux dépens des faibles est moins grossière que cette dévoration féroce.

— Et vraisemblablement, chez les Éthéraux, il n’y a pas même la lutte pour l’élément ou l’énergie.

— Alors, vieux tapir, le progrès aurait un sens sur cette petite sphère ? »

Antoine, levant les bras en signe d’incertitude répondit :

« Tâchons de rejoindre nos amis les Tripèdes.

— Et ne nous trompons pas sur leur habitat. Il pourrait nous en cuire.

— Croyez-vous ? dit Jean. Notre légende s’est sûrement répandue dans toute la Tripédie : j’estime que nous serions bien reçus partout. La vraie raison pour préférer, de beaucoup, nos amis aux autres, c’est que nous avons créé une langue qu’ils sont seuls à comprendre sur Mars. Au reste, ils sont tout proches.

— Là-bas, derrière la forêt agamique. »

Quelques instants plus tard, nous naviguions au-dessus de la sylve dont les énormes végétaux rappelaient tantôt des champignons grands comme des chênes, tantôt des arbres pareils à des mousses ou des lichens fabuleusement grossis.

— La clairière », annonça Jean.

C’était en effet la clairière où je m’étais arrêté tandis que Jean, engagé dans la forêt, était capturé par les Tripèdes.

« Ici, nous crûmes te perdre, murmurai-je, en mettant la main sur l’épaule de notre ami. Nous ne nous doutions pas que c’était le seuil de la Terre promise.

— Descendons », dit Antoine. »

Le Stellarium se posa au centre de la clairière entre quatre énormes blocs rouges et verts, dont l’un rappelait confusément un lion de mer.

Jean, Violaine et moi débarquâmes, cependant qu’Antoine demeurait en veilleur dans le Stellarium.

« C’est là-bas, Jean, que vous aviez disparu, entre ces deux rocs. »

Jean se mit à rire :

« Je vais y disparaître de nouveau, s’écria-t-il.

— Pas sans nous, supplia Violaine.

— Moi, je veux bien ! dit Jean. Il n’y a aucun danger.

— Tenons-nous tout de même sur nos gardes, dis-je. Il est possible que nos amis aient déménagé.

Nous avancions aussi lentement que possible, car dès que nous croyions prendre le rythme de la marche terrestre, nous bondissions.

« À pas de tortue… eh ! »

Presque en même temps, nous nous arrêtions tous les trois.

« Les voilà, nos amis, s’écria Jean, où du moins quelques-uns d’entre eux.

— Sont-ce bien les mêmes ? demanda Violaine.

— J’en reconnais un, fis-je.

— Et moi, trois », ajouta Jean.

Ils étaient six qui, à notre vue, avaient d’abord fait marche en arrière. Mais tout de suite, ils s’étaient rassurés, et déjà l’un d’eux nous « parlait », je veux dire qu’il s’exprimait à l’aide de signes créés par les Tripèdes et par nous.

Violaine examinait avidemment ces êtres fantastiques. Elle les reconnaissait d’ailleurs très bien : nous avions rapporté sur la Terre un grand nombre de photographies. Son étonnement n’en était pas moins vif et augmentait à mesure que les Tripèdes venaient à notre rencontre.

« Quels beaux yeux ! s’écria-t-elle. Ils les parent tout entiers ! Leur teint aussi est admirable, nos plus beaux pétales atteignent à peine des nuances aussi délicates. »

Nous continuions à aller à la rencontre des Tripèdes et bientôt nous les rejoignîmes.

Jean avait entamé la conversation avec l’un d’eux. Nous apprîmes que rien n’avait changé depuis notre départ, mais que l’envahissement des Zoomorphes continuait, très lentement d’ailleurs, sur divers points du territoire occupé par les Tripèdes, les animaux et les plantes.

— Mais ont-ils franchi nos barrières ?

— Non, et nous avons réussi à en faire construire d’autres par nos frères des régions les plus menacées. »

Il ajouta avec mélancolie :

« Nous devons disparaître ! »

Violaine, frémissante, épiait les gestes du Tripède et ceux de son frère avec un ravissement passionné.

Elle m’avoua qu’elle était désorientée par les membres étranges et aussi par l’absence de ces fragments de chair, le nez et les oreilles, en eux-mêmes sans grâce et le plus souvent laids, comiques, baroques, voire répugnants, chez nos semblables.

« Mais, ajouta-t-elle, je m’y habituerai assez vite. La forme des joues est aussi exquise que leur nuance, toute la tête apparaît harmonieuse autant qu’une belle amphore d’Athènes ou de Corinthe. Éclairés par les feux magiques de leurs yeux, je sens que je finirai par les trouver beaux.

— Vous trouverez leurs compagnes plus belles encore, fis-je.

— Je sais qu’elles sont très différentes.

— Comme vos avez pu le voir sur nos photographies : plus hautes de taille, le visage plus fin. Vous les reconnaîtrez tout de suite quoiqu’il n’y ait pas de signes aussi visibles que les seins. »

La conversation continua entre Jean et le Tripède. Comme elle était muette, je pouvais la suivre plus ou moins tout en écoutant Violaine.

« Vous savez déjà que nos amis ont leurs habitations sous terre. C’est un domaine de cavernes et de couloirs, éclairés et tièdes. Ils peuvent y vivre à l’abri de l’invasion zoomorphe, mais il leur faut pourtant une surface assez étendue, à cause des plantes nourricières. Ils trouvent de l’eau dans ces cavernes.

Leur eau, n’est-ce pas ? qui n’est buvable pour nous qu’après une purification ?

— Une transformation, Violaine, car il faut faire intervenir la chimie. »

Il y eut une pause dans la conversation du Tripède et de Jean, qui bientôt demanda à revoir le Chef Implicite. Les Tripèdes nous invitèrent à les suivre.

Bientôt, nous arrivâmes devant une manière de porche naturel. Un couloir en pente douce descendait vers les cavernes. Après cinq minutes de marche, le couloir fit un coude. Les Tripèdes nous éclairaient à l’aide de petits blocs dont émanait une phosphorescence jaune, assez vive pour nous permettre de voir. Lueur douce qui se dispersait vite à distance, mais très suffisante pour y voir de près. Peu à peu, les parois du couloir devinrent phosphorescentes à leur tour — cette lumière, presque imperceptible d’abord, devint de plus en plus distincte ensuite. Nous parvînmes ainsi à une caverne où la lueur accrue nous permettait de voir à bonne distance.

« Splendide ! murmura Violaine. Une cathédrale qui contiendrait vingt fois Saint-Pierre de Rome. »

Dans les parois, étaient creusées des excavations de forme régulière d’où nous vîmes sortir plusieurs douzaines de Tripèdes.

Parmi eux, le Chef Implicite. Et près de lui, en retrait, celle qui m’avait fait connaître « un ravissement qui tenait de la magie et qui m’exaltait comme jadis les déesses purent exalter un Hellène mystique — une tendresse sans analogie avec aucune tendresse connue ».

Sera-ce la déception fatale des recommencements ? Déjà une atmosphère infiniment délicate émanait d’elle ; Violaine perdit son prestige ; sa beauté s’alourdit et se couvrit de brumes : elle fut trop semblable à moi-même.

D’ailleurs, Grâce l’hypnotisait ; elle la contemplait avec une sorte de stupeur.

« C’est inconcevable », chuchota-t-elle.

Tandis que la jeune Martienne s’avançait, son atmosphère fit reparaître à « l’état naissant » cette étrange et subtile volupté sans ressemblance avec aucune volupté terrestre, et qui semblait me douer d’un sens nouveau.

Je chercherais en vain une comparaison : toute métaphore serait vaine, et trompeuse. Ni les parfums des végétaux, fleurs, feuilles ou herbes, ni l’ivresse des matins où il semble que l’univers vient de naître, ni l’amour le plus pur n’ont de ressemblance avec cette sensation, et certes moins encore l’amour à l’état brut.

La seule Grâce me l’a fait connaître sur la terre martienne, quoiqu’elle ait des sœurs très belles. Qu’il y faille des affinités, des inter-influences mystérieuses, c’est probable, puisque rien de pareil ne s’est produit pour Antoine, ni même pour Jean, plus nerveux et plus émotif que moi.

« Je n’osais pas croire que vous reviendriez, dit-elle. C’est un trop grand bonheur de nous revoir ! »

L’absence ne lui avait fait rien perdre du langage par signes créé par les Tripèdes et par nous.

Sa joie rayonnait autour d’elle et la rendait plus fascinante.

« L’impossible seul pouvait m’arrêter ! » répondis-je.

Si pure que fût notre tendresse, nous n’en voulions pas dire davantage, non par pudeur — ce mot n’a aucun sens ici — mais parce que notre intimité était ombrageuse. Du moins en allait-il ainsi pour moi, mais je le pressentais pour elle aussi, soit par intuition, soit par illusion.

Une multitude était accourue, émerveillée et joyeuse. Son silence, le silence éternel des Tripèdes pour qui le son n’existe pas, était pourtant bizarrement tumultueux. Je ne trouve point d’autres terme pour exprimer l’allégresse lumineuse qui éclairait les visages : tant d’yeux étincelants faisaient une manière d’illumination astrale : on eût dit une foule vivante de constellations.

La conversation avec le Chef Implicite dura quelque temps : il fut convenu que nous examinerions avec lui et les plus avisés Tripèdes le moyen de combattre partout l’invasion des Zoomorphes.

Il faudrait s’entendre cette fois avec les peuples menacés, en fait tous les peuples de la périphérie en contact avec l’ennemi et non encore pourvus d’appareils défensifs.

Nous savions déjà que le domaine occupé par les Tripèdes et leur Règne devait être à peu près égal à deux fois la superficie de l’Europe. Le reste, aussi vaste que l’Asie et l’Amérique réunies, leur échappait[1].

« Maints peuples sont déjà initiés au système de défense que vous avez créé pour nous, disait le Chef Implicite. Mais ils sont encore inexpérimentés. Il semble même que les Zoomorphes nains résistent de plus en plus aux radiations. S’ils s’adaptaient complètement, le danger serait aussi grave qu’avec les grands, car ils se reproduisent plus vite que ceux-ci.

— Oui, fit Antoine, c’est une loi sur la Terre et probablement une loi universelle. »

Le Chef Implicite parla spontanément de nos provisions. Prévoyant notre retour, il avait préparé de l’eau potable, de l’eau terrestre, selon les prescriptions laissées par Jean, et semé quelques graines et quelques semences d’un lichen comestible que nous avions apporté lors de notre premier voyage. Les graines n’avaient donné qu’un résultat négligeable, mais les lichens pullulaient singulièrement. Bonne nouvelle, car, guère substantiels, les lichens donneraient du moins un aliment purificateur, de quoi éviter le scorbut. Non que nous eussions omis de vitaliser nos aliments condensés, mais si notre séjour se prolongeait plus que lors du premier voyage, nos ferments pourraient « s’anémier ». Et puis nous aurions plaisir à manger du végétal plus frais. Nous avions cette fois apporté des semences venues des régions arctiques et des montagnes.

L’entrevue avec le Chef Implicite se prolongea quelque temps encore. Nous convînmes Grâce et moi de nous revoir le lendemain.

« Qui sait si nous ne réussirons pas à faire pousser quelques végétaux nutritifs, dit Jean lorsque nous nous retrouvâmes dans le Stellarium !

— Ce serait le début de la colonisation de Mars ! s’exclama Violaine enthousiasmée.

— Un jour peut-être Mars appartiendra aux hommes, reprit Antoine.

— Ah ! m’écriai-je, je ne le souhaite point. La férocité native de nos semblables persiste encore en ce xxie siècle, Il y a sur la Terre des brutes qui extermineraient sans pitié nos amis Tripèdes.

— Peut-être pas.

— Alors, ils les réduiraient en esclavage ? dit Violaine, indignée.

— Un esclavage modéré conviendrait assez à nos amis, remarqua Antoine.

— Non, non ! fis-je avec dégoût. Ce serait abominable. Les Tripèdes ne sont pas malheureux. Leur décadence a cessé de les faire souffrir. À bas les colonisateurs terrestres !

— Ce qui doit être, sera, repartit flegmatiquement Antoine. En tout cas, l’heure, ni même le siècle, ne sont venus. Si l’homme devient un conquérant véritable de Mars, ce ne pourra être avant deux ou trois cents ans.

— Eh bien ! intervint Jean, je crois que cela ne sera pas. Il y a tout de même trop peu d’air et je ne vois pas une population entière affublée d’appareils respiratoires qui seraient insupportables à la longue.

— Insupportable ? Voire ! Je m’y faisais très bien naguère.

— Parce que nous passions la plus grande partie du temps dans le Stellarium. Mais pourquoi les colons ne feraient-ils par des habitations pourvues de condensateurs d’air ? La culture du sol, sur de larges espaces, ne prendrait qu’une part restreinte du temps des travailleurs.

— Les colons seraient donc essentiellement sédentaires ? demandai-je. Idéal peu tentant.

— Serait-il sensiblement différent de ce qui se passe sur Terre, pour la majorité des hommes ?

— Pas pour les enfants, ni pour une fraction respectable des adolescents. »

Nous nous arrêtâmes pour regarder une horde de bêtes qui paissait dans une grande clairière. Vous eussiez dit d’étranges serpents à pattes, cinq selon la norme, avec des têtes comparables à de grosses betteraves. Elles ne semblaient pas autrement troublées par notre présence, tandis qu’elles manifestèrent une vive agitation en voyant survenir deux énormes Aériens qui s’arrêtèrent planants au-dessus de la clairière.

« Les aigles de Mars ! s’exclama Violaine.

— Plutôt les condors. »

Les cinq ailes couleur d’émeraude vibraient doucement ; on voyait étinceler les yeux multiples. En guise de becs, des gueules en entonnoirs. Les bêtes orange s’arrêtèrent de paître ; elles se serraient les unes contre les autres en tremblant.

« Vieille scène terrestre, en somme, malgré la différence des organismes, fit Jean. Mars à engendré la vie féroce tout comme chez nous. Si les Tripèdes en ont fini avec la guerre entre eux, leurs ancêtres ont dû se massacrer comme les nôtres.

— En ce sens, la vie zoomorphe serait un progrès vers moins de cruauté, puisque la proie est seulement « exploitée ».

— Et les Éthéraux ? demanda Violaine.

— Nous n’en savons proprement rien encore, mais nous avons supposé qu’ils ne se détruisaient aucunement entre eux. Comme je voudrais trouver un moyen de communiquer avec eux ! » répondit Jean.

Les Aériens, après avoir décrit plusieurs cercles, s’abattirent comme des blocs. L’un d’eux saisit une créature serpentine ; l’autre s’arrêta à quelques toises de hauteur.

« Jouons le rôle de providence.

— Il suffira d’avancer », affirma Violaine qui s’élança la première. Elle ne se trompait point.

En voyant arriver cette créature verticale, bientôt suivie de deux autres, les Aériens reprirent leur vol, tandis que les Plantivores, pressés les uns contre les autres, demeuraient immobiles, tout tremblants.

« Ils m’ont l’air particulièrement stupides », dit Jean.

En tout cas, ils avaient grand-peur, car ils oscillaient littéralement sur leurs cinq pattes.

« Il est étonnant que leur espèce ait pu persister ! » grommela Antoine.

Nous étions près d’eux. Nous aurions pu probablement les assommer sans qu’ils essayassent de se défendre.

Enfin, brusquement, comme si ces bêtes sortaient d’un rêve ou d’une transe, ils s’enfuirent à grande vitesse dans les profondeurs de la forêt.

« Bon ! repartit Jean, je m’explique un peu mieux leur existence. Des alternatives de passivité et de réveil… cela se retrouve, moins marqué, chez maints animaux terrestres. »

Nous ne tardâmes pas à regagner le Stellarium.



v



e lendemain, nous reçûmes la visite du Chef Implicite. Il venait nous entretenir des Zoomorphes, et il ajouta des détails précis aux révélations de la veille.

« Je propose une tournée d’inspection générale, dit Antoine.

— En commençant par les limites du domaine tripède ?

— Avec quelques incursions à l’intérieur ? demanda Violaine.

— Naturellement ! Après un premier tour d’exploration.

— Le Chef Implicite nous accompagnera, s’il le veut. »

Consulté, le Chef accepta avec enthousiasme.

« Pouvez-vous, demanda-t-il, emmener un deuxième passager ? Ma fille, que vous connaissez, a une vision plus sûre et plus rapide que la mienne. Personne ne vous comprend mieux ; elle a été d’un grand secours pour préparer les appareils de défense. »

Mon cœur s’était mis à battre et je me détournai pour cacher mon trouble à Violaine. C’était absurde, en somme, puisque mon amour pour Grâce n’avait aucun rapport avec un amour terrestre, puisqu’il en était plus loin que même mon amitié pour Jean et pour Antoine.

Mais pour pur fût-il, plus pur que ne le fut jamais le plus pur sentiment des humains, cependant la sexualité s’y mêlait sous forme sublimée et quasi surnaturelle. Et Violaine, si elle l’avait compris, eût été jalouse. Était-il possible qu’elle le comprît ? Pas directement sans doute, pas réellement, mais par transposition, par fausse analogie. En tout cas, elle ne soupçonnerait rien immédiatement.

Cependant, Jean avait répondu au Chef Implicite :

« Il y aurait même place pour plusieurs passagers supplémentaires. »

Quand le Chef eut disparu, Violaine murmura :

« Sa fille… la plus brillante des Tripèdes que nous avons vue dans les cavernes ?

— La plus brillante, oui.

— Qu’elle m’a charmée ! »

L’exclamation me soulagea, ce qui tout de même est absurde. Quelle révélation pourrait s’élever dans l’âme de Violaine, quelle forme de jalousie ? Une femme pourrait-elle être jalouse d’une rose ?

Pourtant, une impression persiste qu’aucun raisonnement ne saurait détruire. L’exemple de la rose est d’ailleurs spécieux. Un ami trop intime, un animal trop choyé, chien ou chat, et sans qu’il y ait rien d’équivoque, ne suscitent-ils pas souvent la jalousie d’une femme passionnée ? Et, après tout, même la prédilection pour des roses peut porter ombrage, lorsqu’elle absorbe trop l’être aimé.

Je me perds dans le vide. Violaine ne devinera jamais ce qui se passera entre Grâce et moi, et le reste est littérature.

Le Stellarium abrite depuis hier Grâce et le Chef Implicite. Grâce est ravie de nous voir constamment tels que nous sommes, délivrés des appareils respiratoires. Hors du Stellarium, elle ne m’a vu que par intervalles, lors du premier séjour.

Elle dit naïvement[2] :

« Les hommes sont bien plus beaux que nous ! Quelles pauvres créatures nous sommes devant vous, devant Elle surtout ! La Terre qui l’a produite est divine. »

Je répète ses paroles à Violaine, qui est assez coquette pour en être ravie. Elle répond :

« Dites-lui que je la trouve très belle. »

Les yeux de Grâce deviennent éblouissants : c’est une symphonie de feux versicolores, qui fait songer à un sextuor de lumière.

« À côté de ces yeux-là, murmure Violaine, les nôtres ne sont que de mornes lumignons. »

Il est entendu d’abord que nous ferons, en tous sens, un voyage d’exploration, non seulement au-dessus des territoires occupés par les animaux, les plantes et les Tripèdes, mais au-dessus des régions, de beaucoup plus nombreuses, où règnent les Zoomorphes. Ces régions, sauf à leurs orées, étaient complètement inconnues des Tripèdes ; mais ils n’y pouvaient pénétrer qu’en risquant continuellement leur vie.

La marche du Stellarium est ralentie à l’extrême, et les arrêts fréquents. Parfois, il s’immobilisa pour que nos hôtes puissent mieux voir les paysages.

« Hélas ! c’est pourtant vrai que nous sommes exilés de la plus grande partie de notre Planète, disait mélancoliquement le Chef Implicite. Depuis des myriades d’années, aucun Tripède n’a pu parcourir d’immenses territoires. Toute la Terre, n’est-ce pas, appartient aux hommes ?

— À part les réactions de la nature qui parfois sont terribles, mais enfin nos appareils aériens nous conduisent partout et des établissements ont été fondés dans les régions les plus farouches. La dernière conquête fut, au xxe siècle, celle du continent et des îles qui enveloppent le pôle Sud.

— Quelle grandeur est la vôtre !

— Elle aura sa fin, hélas ! Et je ne la crois pas tellement lointaine. Peut-être un million d’années. »

Le Stellarium voguait lentement au-dessus des sites où se décelaient des pays désertiques et de magnifiques civilisations disparues. Tout cela était maintenant occupé complètement par les Zoomorphes. Des monuments immenses, tantôt nous faisaient songer à un amalgame des ruines d’Angkor et de Louqsor, sans que la ressemblance dépassât une certaine analogie, tantôt comportaient d’étranges entassements où des rocs artificiels alternaient avec des termitières géantes, des habitations paraboliques développées en spirale, des pyramides contournées, des tours serpentines, sans formes définissables. Parfois, on se serait cru devant une colonie de coraux gigantesques.

« Mystérieux ! grommelait Jean. Comment vivaient-ils là-dedans ? »

Les Zoomorphes pullulaient dans ces cités, surtout les Zoomorphes de petites tailles. Aux vestiges massifs des antiques civilisations succèdent des déserts où les ruines achèvent de se confondre avec le sol de déserts tout nus, déserts de rocs rougeâtres, d’aspect lugubre, de vertigineuses montagnes.

Le Chef Implicite et Grâce contemplaient avec une égale avidité les ruines et les surfaces sauvages. Mais les montagnes, surtout, les exaltaient. Elles étaient beaucoup plus hautes et variées que celles visibles dans les districts tripèdes.

« C’est effrayant et splendide, disait Grâce. Êtes-vous maîtres aussi de vos montagnes ?

— Nous avons des observatoires et des demeures sur les plus hautes.

— Plus hautes que celles-ci ?

— Seules les cimes de l’Himalaya et des Cordillères sont peut-être un peu plus hautes, et toutes blanches, couvertes de neiges éternelles. »

Elle lisait nos explications, émerveillée comme un enfant par un conte fabuleux.

« Que je suis heureuse ! » fit-elle, les yeux étincelants.

Le Chef Implicite aussi semblait heureux. Ses mouvements comme son regard étaient plus vifs.

« C’est la pression, dit Antoine ; elle leur cause une sorte d’euphorie. On peut craindre de la fatigue à la longue : le Stellarium est pour eux un réservoir d’air comprimé. »

On ne peut pas dire que le Chef Implicite et Grâce nous écoutaient puisqu’ils ne nous entendaient point, mais ils devinaient que nous parlions d’eux. Et lorsque le Chef parla, en gestes un peu exagérés, ses propos s’ajustaient singulièrement à ceux d’Antoine.

« Avez-vous toujours autant d’air, là-bas, demanda Grâce.

— Oui, répondit Antoine, c’est notre pression moyenne.

— Elle explique, dit le Chef, votre supériorité, comme celle de nos lointains ancêtres.

— Quand la pression vous fatiguera, ne manquez pas de nous le dire. Nous ferons une sortie.

— Je ne crois pas qu’elle nous fatigue beaucoup nous avons un grand pouvoir d’accommodation, nous savons régler le rythme et rationner les prises d’air. En ce moment, nous respirons déjà moins vite ; si un malaise se produisait, nous respirerions moins vite encore.

— Sans avoir à y songer ?

— Machinalement. »

Nous avions dépassé les hautes cimes, nous voguions au-dessus d’une plaine sinistre où persistait le lit desséché d’un grand fleuve, puis vint une dépression plus forte où avaient bondi des flots de la mer. Grâce à la marche lente et aux arrêts du Stellarium, le Chef Implicite et sa fille pouvaient contempler à loisir le patrimoine ancestral, à jamais perdu, des Tripèdes.

Ils regardaient les sites avec un intérêt passionné, et surtout les Zoomorphes en nombre incalculable, paissant l’énergie du sol où glissant à toutes les vitesses, parfois aussi lents que les plus lentes tortues, tantôt plus rapides que les aigles en plein vol.

« Ils nous prendront tout ce qui nous reste », dit le Chef Implicite.

Il y avait, dans son attitude et l’expression de son visage, une révolte, une colère inaccoutumée.

« Il est moins résigné, remarqua Jean.

— Effet de la pression. »

Le Stellarium silla plus vite : nous vîmes apparaître une ville — comment la nommer autrement ? — amas ensemble chaotique et ordonné de tours hélicoïdes, de maisons en spirale, de pyramides sinueuses, de flèches qui eussent été gothiques sans leur contournement et de ruines quasi cyclopéennes.

L’ensemble avait une harmonie décorative qui me rappelait les dessins de médiums, parfois si fantastiquement séduisants.

Nous n’eûmes pas à nous demander s’il y avait des habitants : ils surgissaient de partout, se montraient le Stellarium et nous faisaient des signes que nous savions être des signes de bon accueil.

Car le Stellarium qui déjà avait passé partout lors de notre premier séjour, était connu de toute la population tripède. Il était devenu légendaire comme nous l’apprîmes bientôt : peu mystiques pourtant, les Tripèdes lui vouaient un culte, tous savaient que nous avions combattu victorieusement l’invasion zoomorphe sur le territoire de nos amis et dans les cités frontières : notre arrivée éveillait de vastes espérances.

« Stoppons ici, proposa Jean. Ces citadins donnent des signes d’agitation, j’ai envie de les voir de près.

— Oh ! moi aussi », s’exclama Violaine.

Le Stellarium se posa sur une hauteur qui dominait la cité.

Il fut convenu que je serais de garde. Le Chef Implicite descendit et je restai seul avec Grâce.

L’agitation de la multitude, accourue au pied de la colline, contrastait avec son silence absolu. En outre, les Tripèdes circulaient avec une légèreté qui, jointe à la raréfaction de l’atmosphère, amortissait le bruit de leur course. Ils enveloppaient Jean, Antoine, Violaine et le Chef Implicite en gesticulant avec frénésie. J’aurais été inquiet si je n’avais appris à connaître la douceur de ces Martiens. Il y eut un moment où nos hommes furent si étroitement cernés que j’avais grand-peine à les apercevoir, puis, sur un signal du Chef Implicite, la foule se porta vers le ville et se perdit entre les maisons et les monuments.

Quand il n’y eut plus personne au pied de la colline, un grand trouble me saisit : né de la réalité, le rêve redevenait réel, mais il demeurait fantastique. Les yeux magiques de Grâce m’enveloppaient d’une lumière « tendre », une lumière d’amour merveilleusement variable.

C’était un chant de lueurs, aussi doux, aussi pénétrant que ces chœurs de femmes, entendus pendant une nuit cristalline, sous le clair des nuées, auprès du plus étrange des lacs orientaux.

« Je vous aime, dis-je, fille charmante de Mars, si différente de mes sœurs humaines.

— Je suis si heureuse d’être auprès de vous ! répondit-elle. Comme j’ai souhaité ce moment ! »

L’amour chimérique, l’amour impossible exaltait chacune de mes fibres. Grâce s’était rapprochée. Son atmosphère m’enveloppa, magnétique, et pour la première fois depuis notre arrivée, je la pris contre mon cœur… Prodige, magie inconcevable, je ne sais quelle jeunesse créatrice, révélation intime d’un autre univers que l’univers humain ! Et le miracle s’acheva. Du corps frémissant comme les herbes dans la brise, émana la volupté sans geste, la volupté surhumaine qui rendait dérisoires les voluptés grimaçantes de l’amour terrestre. Rien qu’une étreinte, la plus chaste, la plus innocente, pour faire ce bonheur au-delà de tous les rêves, de tous les beaux mirages, créés à travers les temps par les créatures périssables qui tentent désespérément de dépasser leur destin.

Qu’importe la durée qui limita le miracle ! Il ne laissa aucune lassitude ; rien qu’une langueur très douce et très tendre. J’étais « baigné » de mystère et je n’essayais pas d’y mêler des conjectures sur mon privilège : le certain est qu’en moi quelque chose s’accordait à la nature martienne, et en Grâce, un reflet de la vie terrestre.

Quand Violaine revint avec ses compagnons, elle remarqua, après m’avoir enveloppé d’un rapide coup d’œil.

« C’est étrange, je ne vous connaissais pas ce visage de rêve.

— Visage de rêve ? »

Je me troublai un peu, très peu, sous son regard clair.

« Eh oui ! dit-elle, je ne sais quoi d’halluciné ; cela ne vous va pas mal, du reste.

— Une tête d’autre monde ! fit Jean.

— Mais nous sommes dans un autre monde, intervint Antoine. Ici les visages ont six yeux et les crânes ne portent point d’oreilles. »

Violaine se tenait tout près de moi et demandait à voix basse :

« Tu m’aimes ? »

Quelque chose l’attirait plus que d’habitude.

« Ardemment », fis-je.

C’était bien un peu faux. Je l’aimais avec calme, mais enfin je l’aimais. L’ardeur reviendrait plus tard.

Les jours suivants, nous visitâmes plusieurs villes, tant à la surface de Mars que dans les cavernes du sous-sol. Cependant, la vie des cavernes dominait : ces cavernes étaient aménagées ingénieusement ; elles se suivaient par centaines, reliées par des couloirs et pourvues de systèmes d’aération créés par les ancêtres lointains.

« Peut-être les hommes aussi finiront dans les cavernes, suggéra Antoine.

— Si, comme sur Mars, les cavernes sont attiédies par des radiations dont nous ignorons encore l’origine, remarqua Jean. Vie assez triste en somme.

— Ils n’ont pas l’air de le trouver. »

Le Chef Implicite ne nous fournit que des indications sommaires.

Depuis longtemps, les Tripèdes ne tiennent plus d’annales, soumis à des règles millénaires, résignés à une décadence que n’accompagne aucune souffrance individuelle. Délivrés de toute guerre, ignorant la haine, incapables de meurtre, leur vie matérielle n’est guère pénible. Aucun surpeuplement. L’invasion très lente des Zoomorphes est compensée par la décroissance automatique des naissances. Ce sont deux phénomènes complémentaires, car les Tripèdes ont la maîtrise absolue de la fécondation. Ils arrêtent la formation des vies embryonnaires sans souffrance pour leurs compagnes.

À leurs amours si féeriquement pures, tout leur être participe : comme je l’ai dit, rien de brutal, rien que l’enivrante étreinte. Si quelque élément s’y mêle, ce doit être à l’état impondérable, un rayonnement d’atomes, plus subtils que le parfum des fleurs. La mère, nous l’avons vu, après quelques semaines, s’enveloppe d’une lumière presque invisible qui se condense lentement, tel un nuage minuscule. Puis, abritée dans une « conque » ravissante, une sorte de grande fleur pâle, l’enfant prend peu à peu forme, nourri d’une substance invisible. On conçoit qu’il soit facile d’interrompre la chaîne des métamorphoses, bien avant que le nouvel être soit sorti des limbes de la sensation[3].

L’amour est donc chez les Tripèdes, un rêve voluptueux, et leur volupté est incomparablement supérieure à la nôtre. Ont-ils toujours eu ce privilège ? J’ai le sentiment qu’il est venu à l’époque où leur espèce était en plein épanouissement. Peut-être les aïeux avaient-ils des savoirs qui permettaient de perfectionner les actes organiques et de transformer les organes mêmes.

Malgré leur résignation, ou mieux, leur adaptation à une disparition progressive et définitive, la fin de la vie pour tous, les Tripèdes désiraient garder la partie du sol encore considérable que les Zoomorphes leur avaient laissée. Aussi notre intervension, lors du premier voyage, avait excité un enthousiasme universel.

D’ailleurs, à l’imitation de nos barrières fluidiques, d’autres barrières avaient été créées, mais avec un art inégal. Certaines empêchaient, quoique imparfaitement, l’infiltration ennemie.

Pour barrer partout la route aux envahisseurs, il faudrait de longues années, peut-être un siècle. Le pourtour du domaine, presque double de notre domaine européen, exigeait des machines et des réserves radiantes colossales et, pour subtile qu’elle fût encore, l’industrie des Tripèdes était loin de compte. Leur activité aussi : ils n’étaient point paresseux, mais depuis des millénaires, leur labeur était fort modéré.

Tous travaillaient, il est vrai, sans distinction de sexe, depuis leur jeunesse jusqu’à un âge avancé.

Aucun ne se dérobait à sa tâche, encore que leur liberté individuelle fût complète. C’était le triomphe de l’entraide, spontanément ordonnée, régie par des coutumes sans lois, sans obligations pénales.

Depuis tant de siècles et siècles qu’ils ignoraient le meurtre, et presque la violence, ils n’avaient que faire d’un appareil justicier ou de n’importe quelle servitude sociale. Au total, aucun travail intensif et des machines modérées comme eux-mêmes.

Ce n’était pas de quoi mener à bonne fin la tâche que nos appareils de défense imposaient.

Il ne suffisait pas de continuer, il fallait produire constamment l’énergie nécessaire. Aussi notre rêve était-il de créer une zone frontière qui, par elle-même, arrêtât les envahisseurs.

Avant tout, il s’agissait de créer des établissements pour capter des grandes masses d’énergie en différents districts et un outillage assez complexe pour la lutte directe contre les Zoomorphes.

« C’est une véritable révolution pour les Tripèdes ; remarqua Antoine. Il est difficile de calculer l’effort global qu’ils devraient fournir… En tout cas, un effort continu assez important pour exiger un surcroît d’activité.

— Qui n’est pas pour leur plaire, fis-je. Leur extinction a l’air d’être, ou à peu près, proportionelle à celle des Zoomorphes. Ceux qui vivent actuellement sont à peine menacés.

— En somme, conclut Jean, le profit serait pour des générations futures, profit peut-être illusoire, puisque enfin la race s’en va doucement, par ses propres moyens. »



vi



n soir que nous contemplions le ciel, les astres et surtout les Éthéraux, Jean se mit à dire :

« Qui sait s’il n’est pas possible de communiquer avec eux ?

— Possible, sans doute, riposta Antoine, mais d’une probabilité si faible que, pour nous, elle équivaut à l’impossible.

— S’ils étaient par hasard beaucoup plus intelligents que nous, remarquai-je, il y aurait des chances de succès. Déjà vous admettez qu’ils sont d’essence supérieure.

— D’essence, oui. Mais supposez qu’ils ne soient encore qu’au premier âge de leur Règne, quelque chose, par analogie, comme les êtres terrestres aux temps primaires ?

— Pour ce que ça nous coûterait, il serait absurde de ne pas tenter l’aventure », reprit Jean, l’œil fixé sur une colonne où les Éthéraux manifestaient une activité vertigineuse.

Nous n’allâmes pas plus loin ce soir-là. Au bout de l’horizon, la Terre s’élevait, astre de jade cuivré, que nous contemplions avec attendrissement : il faudrait si peu de chose pour que nous n’y revenions jamais.

La parole de Jean rendit plus concrète une idée qui nous revenait souvent ; une autre parole lui donna une impulsion singulière.

Ce fut durant une visite que nous fîmes avec le Chef Implicite à des ruines des temps abolis, lorsque les Tripèdes avaient encore le génie créateur. Ces ruines, pas très anciennes, peut-être cinq à six mille ans, se composaient pour la plus grande partie de blocs taillés, parfois recouverts de quelques signes que nous jugeâmes être des inscriptions.

« Ce sont des inscriptions, en effet, affirma le Chef Implicite, mais nous ne parvenons plus à les déchiffrer. Cependant, l’une d’elles, m’a affirmé mon trisaïeul, se rapporte à un essai de communication entre nos Ancêtres et les vies lumineuses.

— Euréka ! » s’exclama Jean avec enthousiasme.

Antoine inclinait la tête, ému en sa manière abstraite, les yeux soudains vagues, sans regard, les sourcils confondus. Je n’étais pas moins troublé qu’eux.

« Mais, demandai-je au Chef Implicite, vous n’avez gardé aucune trace de cette communication ?

— Non, aucune. Mon trisaïeul non plus. Si l’essai a réussi, il y a des milliers de siècles que toute communication a cessé entre les vies lumineuses et nous. »

Il ajouta avec mélancolie :

« Cela s’est perdu ainsi que tant de choses admirables. Je ne connais même pas l’usage de la plupart des outils que vous voyez là. Comme je vous l’ai souvent dit, nous sommes de pauvres êtres en décadence, qui ne savons pas même le millième de ce qu’eux savaient, et notre puissance a diminué plus encore que notre savoir. »

Ainsi parla le Chef Implicite et je ne sais pourquoi ses paroles semblables à tant d’autres, où il constatait la déchéance des Tripèdes, nous frappèrent plus vivement que jamais.

Il ajouta avec une mélancolie paisible :

« Je suis seul à en souffrir et seulement certains jours. La décadence n’est pas un mal ; souvent, j’estime que c’est un bien. »

Après une pause, il reprit :

« Si seulement nous étions définitivement à l’abri des êtres arides, la vie serait heureuse pour les autres et pour moi-même. »

Mes compagnons, distraits, ne faisaient guère attention à ses propos. Le visage de Jean décelait une agitation croissante ; celui d’Antoine, contracté, marquait une préoccupation intense.

Quand nous nous retrouvâmes dans le Stellarium, Jean se mit à dire :

« Ce que les Tripèdes antiques ont peut-être fait, pourquoi ne pas essayer de le faire ?

Il s’agit de savoir si nous sommes aussi intelligents qu’ils le furent ! J’en doute, répondit Antoine.

— Eh ! doutons-en tant qu’il nous plaira, pourvu que ce soit le doute provisoire qui n’entrave pas les actes.

— Mes doutes sont des stimulants ! » riposta flegmatiquement Antoine.

Dès le soir, nous commençâmes les expériences, ou, comme disait Jean, nous ouvrîmes les hostilités.

Ainsi qu’il avait été convenu au cours de la journée, nous traçâmes des signaux lumineux sur une plaque. Naturellement, nous adoptâmes la méthode en quelque sorte classique — celle que nos Ancêtres essayèrent dès le xixe siècle et que nos contemporains perfectionnèrent. On ne comptait d’ailleurs que des échecs : ni Mars, ni Vénus, ni aucune planète n’avaient jamais répondu. Nous traçâmes sur la plaque, à l’aide d’une substance phosphorescente, des figures géométriques simples — triangles, carrés, cercles, ellipses : les figures ainsi réunies nous paraissaient avoir plus de chance d’attirer l’attention qu’une figure unique, même répétée.

Quelques heures passèrent. Rien, naturellement.

« Il aurait été prodigieux qu’il y eût d’emblée une réaction des Éthéraux, remarqua Antoine.

— Est-il sûr qu’aucune réaction ne se soit produite ? » fis-je.

Jean, qui observait avec attention les colonnes et les groupes lumineux, dit à son tour :

« En tout cas, je n’ai rien observé d’irrégulier.

— Parbleu ! grommela Antoine qui s’était mis à rire tout bas. Il se passera du temps avant que nous puissions discerner le normal et l’anormal chez ces êtres.

— Eh ! croyez-vous que j’en doute ? repartit Jean avec une nuance d’aigreur. J’accorde que j’aurais mieux fait de dire que je n’ai rien remarqué du tout.

— Conclusions ?

— Pas de conclusion. Nous restons dans nos ténèbres ; ne disons pas que notre appel a échoué, ne disons même pas qu’il n’a pas été remarqué. Nous n’en savons rien. Il faut toutefois recommencer pendant plusieurs jours pour attirer l’attention des Éthéraux.

— C’est ce que nous ferons.

— Amen ! fit Jean. J’ai l’intuition, Antoine, qu’il faudra recourir à autre chose qu’à du visuel. Tout nous incline à penser qu’un mode de perfection analogue à notre vue leur est étranger. En attendant, répétons sagement l’expérience première. »

Nous le répétâmes sagement pendant six jours, par acquit de conscience.

« Rien n’empêche de la répéter encore et encore, dit Jean, le sixième jour, mais il convient de passer simultanément à d’autres exercices. »

Il n’avait pas besoin de le dire. Son intention correspondait à la nôtre. Nous tenions d’ailleurs pour fort improbable que les Éthéraux eussent des moyens de perception correspondant à nos sens. Faute de ces sens, nous n’avions chance d’aboutir qu’à l’aide de signaux rythmiques, en commençant par les plus rudimentaires.

« Jusqu’à quel point et sous quelle forme — si l’on peut ici parler de forme — sont-ils conscients de notre présence ? fit Antoine. Sans doute nous confondent-ils avec les obstacles qu’ils contournent.

— C’est plausible, acquiesça Jean ; ils ignorent vraisemblablement l’existence vivante des Zoomorphes, des Tripèdes, en somme de tout ce qui vit sur Mars en même temps qu’eux.

— Ce qui serait de mauvais augure pour notre entreprise, ajoutai-je. Je me refuse à le croire, car il faudrait faire notre deuil d’une intelligence ayant au moins quelque analogie avec la nôtre.

— Pourquoi ?

— Des obstacles animés, par leur déplacement perpétuel, par telles actions et réactions, n’ont-ils pas un rythme général et particulier très différent des obstacles inanimés ? Intelligents, les Éthéraux n’auraient pu manquer de s’en apercevoir.

— Sans pour cela conclure qu’il s’agit d’obstacles vivants, remarqua Antoine.

— D’accord, mais la différence devrait faire réfléchir des êtres dont la pensée aurait quelque rapport, si lointain fût-il, avec la nôtre.

— Passons au déluge. Quels signaux adopter ?

— Je n’en vois pas de plus simple que des signaux morses sous forme rayonnante, suggéra Jean.

— C’est bien rudimentaire », fit Antoine avec une moue.

Nous essayâmes pendant plusieurs jours les signaux morses radiants soit dans les limites des rayonnements visibles, soit dans l’infrarouge et l’ultraviolet, jusqu’aux rayons X. Cela ne nous réussit pas mieux que les rayons géométriques.

Le septième jour, Antoine grommela :

« C’est décidément la poursuite de la chimère.

— Belle poursuite », dit Violaine.

Il faut noter que ces essais ne nous faisaient pas perdre beaucoup de temps : une fois les dispositifs montés, ils fonctionnaient automatiquement. Ensuite, il suffisait que tantôt l’un, tantôt l’autre, surveillât les événements pendant les deux ou trois heures nocturnes consacrées à ces expériences.

« Belle poursuite si l’on veut, fis-je, mais nouvel échec. Il me vient une idée !

— Je m’écarte pour la laisser passer ! goguenarda Antoine.

— Eh bien ! c’est que nos signaux morses radiants ont un rythme trop lent pour être perçu par nos Éthéraux. Accélérons-les.

— Pas mal vu ! Accélérons. »

Nous disposâmes assez rapidement un instrument d’accélération, dont nous possédions d’ailleurs les éléments essentiels, et que complétait un appareil de ralentissement successif. La fréquence des signaux fut multipliée par mille. Rien encore. Après deux jours, nous les multipliâmes par cent mille, par un million, un milliard.

Pendant des heures, on répéta sans relâche le mot homo.

La manœuvre n’exigeant guère d’attention, nous nous engagions dans des conversations erratiques ou de menus travaux.

Un soir, la voix de Jean m’éveilla d’une méditation :

« Le miracle est accompli ! »

Ses yeux clairs flambaient d’enthousiasme, ses joues tremblotaient.

« Hein ? cria Antoine dressé en sursaut.

Ils ont répondu !

— Non ? Non ? » fis-je, incrédule et crédule à la fois.

Il n’avait pas besoin d’insister : les ralentisseurs influençaient une plaque témoin, enduite d’une matière fluorescente et la plaque répétait, à intervalles réguliers : …   — — —   — —   — — —

Nous nous regardions, sidérés, puis Violaine murmura avec recueillement :

« C’est une ère nouvelle qui commence. »

Nous étions saturés d’enthousiasme. Si nous avions pu avoir un doute, il se serait dissipé lorsque Jean envoya un nouveau signal : « Je suis », qui fut immédiatement répété.

« Ah ! s’exclama Jean en joignant les mains ; si j’avais une foi quelconque, je prierais.

— Mais nous prions ! riposta Violaine. Notre tentative fut une longue prière. J’étais sûre qu’ils vivaient, mais je n’espérais vraiment pas qu’un lien s’établirait entre des êtres de matière et des êtres de rayonnement.

— Pour moi, dit doucement Jean, j’espérais déjà timidement pendant notre premier voyage.

— Les mystiques ont souvent raison ! conclut Antoine. D’ailleurs, la mécanique ondulatoire nous permettait une espérance. »


vii



our prodigieux que fût notre premier succès il ne nous donnait aucune certitude sur l’avenir de nos relations avec les Éthéraux. La communication n’est, en somme, réalisée que sous la forme la plus embryonnaire : ils savent que nous existons, que nous sommes comme eux des vivants et que nous tentons de les connaître et de nous faire connaître. C’est la table rase, avec une simple notion mutuelle d’existence. Il faut maintenant franchir des abîmes de discrimination pour aller au-delà.

Notre première victoire nous dissuade de désespérer. Jean, suivant les normes de sa nature, était plein de foi et d’espérance. Nous nous proposons d’abord de suggérer la notion d’identité et le verbe être qui implique l’existence. Pour y parvenir, nous nous servîmes des vocables toi et moi :

—   — — —  ..   — —   — — —   ..


appliqués alternativement à l’un ou l’autre d’entre nous, puis simplement du verbe être.

Il fallut tant de tâtonnements pour arriver à ce résultat, et l’intuition y joua un tel rôle, de la part des Éthéraux surtout, que je me sens incapable de l’expliquer — d’autant plus que ma mémoire n’a enregistré que des phases majeures, sans relations perceptibles entre elles. Ce fut, en un sens, le développement cérébral d’un petit enfant. Chaque jour apportait un élément de discrimination ; bientôt, il fut évident que les Éthéraux nous distinguaient individuellement et comprenaient le verbe qui commande tous les autres.

De notre côté, nous avions maintenant une perception assez nette du groupe avec lequel nous correspondions. Il se composait de neuf individualités très distinctes. De formes précises, ils n’en avaient point, mais chacun d’entre eux comportait douze petits centres lumineux, de nuances et d’intensités diverses, reliés par des raies et des hélices versicolores. La distance des centres, comme les mouvements des raies et des hélices, variait continuellement. A priori, ces mouvements rendaient impossible toute distinction précise entre les individus, mais à la longue, on finissait par les reconnaître, d’abord avec peine, puis assez aisément, grâce aux répétitions créatrices de l’habitude et de l’automatisme : d’ailleurs, pour variables que fussent les formes de nos correspondants, elles gravitent autour d’une forme moyenne.

Les progrès, en s’accélérant, devinrent si rapides que personne, je crois, n’aurait pu en définir les phases. Le fait est que les Éthéraux avaient pris le commandement et nous ne pûmes bientôt plus douter que leur intelligence dépassait de loin la nôtre. Ils surent non seulement créer les méthodes, mais encore nous les faire concevoir avec une netteté extraordinaire.

Et d’abord, ils apprirent notre langue ; la moindre indication, au bout de quelques temps, leur suffisait ; la moindre analogie leur suggérait des généralisations fécondes. Grâce à eux, nos procédés reçurent des perfectionnements prodigieux : les dispositifs d’accélération et de ralentissement exigeaient de moins en moins d’intermédiaires matériels.

Ce n’était pourtant qu’une phase préliminaire : les Éthéraux ne tardèrent pas à mieux vouloir nous comprendre et nous répondre, à notre manière. Tout devint relativement facile lorsque, sur leurs indications, nous eûmes installé un poste radiant de fréquence suffisante. Les rayonnements dérivés de nos voix se communiquaient directement à eux.

Le jour arriva enfin où nous les entendîmes. Moment aussi fabuleux que celui où nous reçûmes leur première réponse. Entendre des voix qui n’existaient pas, émises par des êtres qui ne sauraient émettre ni percevoir aucun son, et leur répondre à l’aide de nos voix transformées en radiations d’univers, cela dépassait infiniment tout ce que nous aurions cru à nos heures les plus chimériques. Jean, toujours plus enclin que nous à extérioriser son enthousiasme, s’exclama, quand nous eûmes entendu les premières paroles émanées des Éthéraux :

« Tu avais raison, Violaine ! C’est une nouvelle ère de la vie, non seulement pour l’astre où nous sommes, mais peut-être pour toutes les planètes sœurs de la Terre et de Mars. »

Un mauvais vers du xixe siècle me remonta à la mémoire :

Les hommes deviendront semblables à des dieux !

« Les dieux, ce sont eux, grommela Antoine en levant la main vers les Éthéraux.

— Qui sait ?

— Douteriez-vous que leur intelligence dépasse indéfiniment la nôtre ?

— Non ! Je n’en doute pas, mais peut-être avons-nous des puissances de développement qu’ils n’ont point. Nous sommes parvenus à quitter notre Planète. Parviendront-ils à quitter l’ambiance de Mars ? Nous avons deviné qu’ils vivaient et il semble qu’ils nous aient d’abord totalement ignorés.

— C’est que nous étions négligeables pour eux !

— Ils l’étaient tout autant pour nous ! Toutefois, j’admets leur supériorité, avec cette réserve qu’elle ne s’étend pas à toutes nos facultés ni à toutes nos possibilités.

— Et moi, déclara Jean, je crois qu’ils sont capables de nous devancer en tout.

— Je ne le nie pas ; j’en doute.

— On essaiera de s’informer, dit Antoine. Et d’abord, il serait très intéressant de savoir s’ils ont des organisations supérieures aux organisations humaines.

— Mais à coup sûr, affirma Violaine avec une violence où perçait de l’indignation. On voit bien que leurs communications d’être à être sont beaucoup plus parfaites que les nôtres et il doit en être ainsi pour des ensembles, pour des multitudes, ainsi que le prouvent les évolutions de leurs colonnes qui comprennent souvent des myriades d’individus, et les agitations collectives auxquelles nous assistons parfois.

— Sur ces points, acquiesça Antoine, je suis tout enclin à partager tes vues, mais non à ce qui se rapporte à des institutions stables et à notre « mémoire sociale ». Ont-ils quelque chose d’analogue à nos bibliothèques conservant le passé et résumant toutes nos sciences en dehors de nous ? Ont-ils à leur actif une manière d’existence entre la vie minérale et la vie colloïdale, ergo entre l’homme et la surface terrestre ? C’est peu probable.

— Ils doivent avoir mieux.

— On verra bien. »

Nos entretiens avec les Éthéraux devinrent de véritables causeries qui eussent été presque intimes sans un grave obstacle physiologique : ce que nous mettions une minute à dire, se déroulait, après les accélérations successives, en une fraction de l’ordre du trimillionième ; ils y répondaient avec la même vitesse, mais leurs paroles, après les ralentissements, nous arrivaient à la vitesse de nos voix.

Ils devaient, par suite, attendre nos réponses durant un temps immense par rapport à leur rythme d’existence. Au contraire, leurs réponses nous parvenaient instantanément, mais débitées avec une rapidité inouïe, par exemple en un trillionième de seconde, elles s’allongeaient en route au point que finalement, il nous fallait un trillion de fois plus longtemps, soit par exemple dix minutes pour les percevoir.

Instantanéité d’un côté, lenteur relative inouïe de l’autre, on peut se rendre facilement compte du grand défaut de nos communications.

Résumons cela par un schéma :

Antoine s’adressa aux Éthéraux. Il parle pendant cinq minutes. La réponse est instantanée. Un Éthéral parle pendant un trillionième de seconde. La réponse, après les ralentissements successifs, se déroula en dix minutes. Il faut donc qu’il attende la réplique d’Antoine pendant ces dix minutes, temps démesuré pour lui… Évidemment, dans l’intervalle, il s’occupe de tout autre chose :

Heureusement, leur temps vital n’est pas proportionnel à leur vitesse vibratoire (comme ils nous l’ont fait savoir), sinon la conversation aurait été pratiquement impossible. Il est, avec les organismes des accommodements, sans quoi percevrions-nous deux fréquences aussi pratiquement distantes que la fréquence de la lumière et celle du son ?


viii



e groupe qui conversait avec nous, puisque désormais, comme je le disais plus haut, nos entretiens devenaient de véritables causeries, n’était pas absolument stable. Il avait au début compris neuf individus : il en comptait maintenant davantage, tantôt douze, quinze, même vingt.

Cependant, cinq des Éthéraux de la première heure étaient toujours présents. Nous leur avions donné des noms d’astres : Antarès, Aldébaran, Arcturus, Véga, Sirius.

Encore que les teintes des centres, des raies et des hélices fussent variables, cependant chez Antarès, Aldébaran et Arcturus, le rouge et l’orange apparaissaient plus distinctement que chez Véga et Sirius qui, pour cette raison, nous semblaient surtout bleus ou violets. Pour légère que fût la différence elle était sensible et nous apprîmes qu’elle n’était point sans signification : la polarité des trois premiers s’opposait à la polarité des deux autres, sans que cette opposition eût l’importance qu’elle décèle entre les éléments électriques, positifs et négatifs.

Tous les cinq s’intéressaient vivement à nos existences, surtout Aldébaran et Véga. Chose qui nous étonna profondément d’abord, leurs voix, ces voix qui n’existaient point, décelaient quelque différence. Nous ne tardâmes pas à concevoir que cela résultait des éléments rythmiques de chacun des cinq Éthéraux, états qui déterminaient des « harmoniques » individuels.

C’est Aldébaran qui nous répondit d’abord, le jour où nous posâmes la question d’Espace et de Temps. Antoine commença par définir la persistance et le changement. Il fallut ajouter quelques termes au vocabulaire commun.

Les Éthéraux écoutèrent, interrogèrent et suggérèrent, puis Aldébaran conclut :

« Des changements que vous percevez directement sont d’une lenteur extrême par rapport à ceux que nous percevons directement nous-mêmes. Cependant vous concevez, sans les percevoir, des changements beaucoup plus rapides. Vos changements lents sont une illusion ; les obstacles que nous rencontrons et qui vous paraissent immobiles, nous apparaissent d’emblée des ensembles rayonnants dont toutes les parties se détruisent et se reconstruisent sans cesse. Ce sont des ensembles sans individualité : sachez d’ailleurs que tout est vie.

« Quant à vous, vous êtes des ensembles plus grouillants encore, mais organisés. Nous ne comprenons pas ce que vous appelez le Temps et l’Espace, mais nous concevons la co-existence, le changement et le nombre : ainsi nous sommes en ce moment huit qui vous écoutons et qui, ne se confondant pas, co-existent. Nous communiquons beaucoup plus directement que vous les uns avec les autres. »

Des conversations suivantes, il résultait qu’ils n’avaient pas une mémoire d’espèce aussi persistante que celle des hommes. Pas d’archives d’un long passé, pas d’outillage, pas d’armes, rien d’analogue à ces livres conservant la pensée, la science, ou des plaques conservant les sons, les images, mais en eux, des éléments nombreux et divers leur permettant de créer des moyens de communiquer avec nous, de comprendre, par exemple, à leur manière, un poste de radio et, comme ils l’avaient si bien prouvé, de s’entendre avec nous de façon si intime qu’ils arrivent à émettre des radiations qui se transformeront finalement en Voix.

Ils comprirent mais abstraitement que nous mourions périodiquement et que nous nous reproduisions. Au bout d’un temps dont ils ne savent pas faire le compte, puisqu’ils ne conçoivent pas le Temps abstrait, l’intensité de leur vie diminue ; alors, un groupe d’Éthéraux les renouvelle et ce renouvellement implique des changements de structure souvent considérables. Renouvelé, l’individu ne garde de sa vie antérieure qu’une mémoire confuse bientôt anéantie.

« C’est comme s’ils mouraient sans mourir et renaissaient sans renaître », observa Violaine.

Nous ne parvînmes pas à déterminer nettement comment ils se comprenaient, de quoi était fait ce qui devait correspondre à notre langage.

C’étaient nécessairement des combinaisons rayonnantes, d’une complication extrême, et qui exigeaient, comme chez nous d’ailleurs, une intervention constante de l’intuition. Imaginons, pour fixer les idées, car cela ne correspond à aucune réalité certaine, que tout ce que nous exprimons par la parole doive être complété par l’auditeur.

On dira avec raison qu’il se passe quelque chose de semblable dans la transmission de nos pensées et de nos sentiments, d’où tant d’erreurs d’interprétation, une compréhension toujours imparfaite et souvent fausse des sentiments comme des idées.

Mais les lacunes ou les fausses interprétations sont, chez nous, le signe de notre insuffisante discrimination, plus encore que de l’insuffisance du langage. Chez les Éthéraux, le langage évoque chez celui à qui l’on parle ce qui se passerait réellement chez l’autre, non par une répétition intégrale, mais par un développement auquel je ne comprends goutte. Autrement dit, le langage, tout en ayant une signification assez large par lui-même, sert à établir des états d’âme, à faire concorder les organismes, à créer une sorte d’identité mentale entre deux ou plusieurs individus. Si nous supposons une conversation entre Aldébaran et Antarès, elle comportera une série de phrases déclenchées par le langage, qui aboutirait à reproduire chez l’un des interlocuteurs, à de faibles nuances près, ce qui se passe chez l’autre. Un même Éthéral peut s’adresser à plusieurs de ses semblables mais non percevoir distinctement plusieurs réponses simultanées.

Il est important de remarquer que chaque individu reste maître de ses pensées. Il ne crée, tant par les demandes que par les réponses, l’état de pseudo-identité chez autrui que dans les limites où il le veut.

Essayons de traduire cela en supposant que les hommes soient doués de quelque faculté analogue à celle que j’ai tenté de définir. Dans une causerie avec un autre homme, chaque fois que je prendrai la parole, je déterminerai un état mental approximativement semblable à celui qui me fait parler, abstraction faite de ce que, d’instinct ou volontairement, je ne veux pas dire. Mon interlocuteur me comprendra sans erreur ni lacune. Son état émotif aussi sera analogue au mien. Il faut nécessairement que nos systèmes nerveux vibrent de façon à peu près identique dans le moment où nous communiquons[4].

Les Éthéraux n’ont pas de sciences expérimentales non plus que de mathématiques au sens où nous l’entendons. Les mathématiques ne leur seraient d’aucun secours. Ils réalisent concrètement dans la perfection les plus subtiles théorèmes ou problèmes. Et leur science tant personnelle que sociale est fonction immédiate de leur vie. Elle comporte des séries de réalisations dans tous les domaines de leur activité, qui dépassent de loin les nôtres.

Leurs structures mêmes comportent des connaisances innées ou acquises en un éclair, qui ne nous ont été révélées que par des suggestions éblouissantes quoique intraduisibles.

Fait essentiel : leur science ne comporte que des rayonnements. C’est sous cette forme rayonnante qu’ils perçoivent ce que nous appelons les gaz, les liquides, les solides en un mot : la matière.

Notre physique, notre chimie n’ont donc aucun sens pour eux. Ils ne perçoivent le monde dit matériel que par son état radiant, lequel à la vérité est capital dans l’Existence Universelle comme dans la nôtre. Les corpuscules qui forment la matière n’étant que des liens de radiance, s’écoulent et se renouvellent à la façon d’un fleuve. Toute constance n’est en somme que la dispersion et la reformation dans un même ordre, avec la même densité dans les ensembles rayonnants qui constituent le corps.

De ce que les Éthéraux ne perçoivent les corps que sous forme radiante, il ne s’ensuit pas qu’ils en aient une connaissance moins étendue que la nôtre, mais cette connaissance est autre. Elle leur livre directement le secret des influences de la physique et des combinaisons dites chimiques. Elle leur fait percevoir les changements internes des nuées radiantes que sont pour eux les corps. Mais cette connaissance de l’infinitésimal leur voile en grande partie les effets de masse ; ainsi, ils ne se faisaient aucune idée nette de la vie organique de Mars, ni de toute vie organisée en dehors de la leur. Nous fûmes pour eux, à cet égard, une révélation essentielle.

Il faut remarquer ici que si les Éthéraux contournent les corps lorsqu’ils en rencontrent, ce n’est pas qu’ils ne puissent les traverser, mais en les traversant, ils subissent des influences pénibles que naturellement ils évitent. Ces influences seraient plus intenses, donc plus pénibles, s’ils s’avisaient de pénétrer à l’intérieur de la Planète.



ix



a vie des Éthéraux est-elle étroitement rattachée à l’existence de Mars ? Il le semble. Ils ne se figurent point qu’ils puissent subsister en dehors de cette influence. Mars est leur centre d’énergie ; lorsqu’ils s’éloignent de la surface, au-delà d’une certaine distance, bientôt, engourdis ils n’ont plus la même énergie motrice, leur pensée s’éteint graduellement. Ils sont alors ramenés vers la Planète et, à mesure qu’ils se rapprochent, leur vitalité renaît. D’où l’on peut conclure qu’ils sont fonction d’un état radiant essentiellement martien qui décroît avec la distance.

La Terre leur fournirait-elle un milieu supportable ? Je n’entrevois pas comment on pourrait le vérifier, les Éthéraux étant incapables de franchir les espaces interplanétaires.

Comment est né le Règne éthéral ? Quelles modifications a-t-il subi au cours des âges ? Ces questions sont insolubles, puisque les Éthéraux n’ont pas d’annales et que leurs souvenirs ne dépassent pas une période si courte qu’ils n’ont pu en dégager la notion abstraite du Temps. Pour eux, il n’existe qu’une espèce de Présent, sans cesse en voie de transformation, sans repères lointains dans le Passé, donc pas de tradition, rien qui ressemble à notre histoire générale ni même individuelle. Et cependant une science innée qui dépasse de loin notre science ensemble concrète et abstraite, une conscience plus lucide, une intelligence plus rapide, plus nombreuse et plus sûre de beaucoup que notre conscience et notre intelligence. Chez eux, le passé, dans ce qu’il a d’essentiel, s’incorpore à leurs structures (si l’on peut parler ici de structure) et c’est la raison qui me fait conjecturer des transformations de leur Règne, raison qui ne pourra jamais être appuyée d’une règle analogue à celles que nous fournissent les traces d’organismes anciens conservés dans les entrailles de la Terre.

Les Éthéraux sont-ils aussi individualisés que les hommes ? Il le semble, mais nous avons vu qu’ils peuvent communiquer plus intimement entre eux, au point de confondre leurs mentalités, pourvu qu’il y ait consentement mutuel.

Ils ignorent l’amour ; il naît peu d’Éthéraux, ceux qui vivent étant approximativement immortels (voir plus haut).

La génération semble le résultat d’une émanation, suivie d’une condensation rayonnante, et due à des groupes plus ou moins nombreux. Les rares naissances sont compensées par la fusion, très rare aussi, de deux Éthéraux.

Les haines, les luttes individuelles ou plurales n’existent point chez eux. Les causes qui font naître des rivalités manquent. Ils n’ont aucun sujet de se disputer les aliments : l’énergie leur est fournie surabondamment, et je ne crois pas qu’il leur soit possible de nuire les uns aux autres : un Éthéral serait impuissant à en faire souffrir un autre, a fortiori à porter atteinte à son intégrité. Ils sont dans une situation analogue à celle où nous serions si nous ne pouvions ni nous tuer ni nous blesser les uns les autres. S’ils n’ont pas d’ennemis, ont-ils des amis ? Incontestablement. Ainsi, Aldébaran est particulièrement attaché à Véga, et Arcturus à Antarès. Tout le groupe Antarès, Aldébaran, Arcturus, Véga, Sirius est particulièrement uni, et, comme c’est avec ce groupe que nous communiquons depuis les origines encore que beaucoup d’individus se mêlent souvent à nos entretiens, c’est par lui que nous sommes le plus intimement renseignés sur la vie éthérale.

Nous avons vainement essayé de comprendre ce qui correspond chez eux à nos plaisirs et à nos douleurs. Tout d’abord, rien de comparable à notre clavier de souffrances et de jouissances physiques. Le monde des supplices n’a aucun sens pour eux. Leurs joies rayonnantes comme leurs tristesses ressortissent à des phénomènes que nous entrevoyons mais ne comprenons pas et ne comprendrons jamais, sinon symboliquement.


x



ous avions construit, avec l’aide d’une équipe de Tripèdes, une manière de blockhaus, sur le plateau d’une colline, à quelques encablures d’une région occupée par les Zoomorphes. On y dispose d’un outillage destiné aux communications à toutes distances, à l’observation astronomique, aux expériences physico-chimiques, à la production d’une atmosphère respirable et à de puissants condensateurs d’énergie. Nous y sommes complètement à l’abri des plus redoutables animaux martiens. Nous eussions aussi pu y braver les légions des Zoomorphes géants.

Il y a un contraste saisissant entre les régions où règnent les Zoomorphes et les régions où persistent la faune et la flore martienne. Le minéral seul apparaît d’une part, abstraction faite des Zoomorphes qui, eux-mêmes, semblent des minéraux doués de vie.

Une plaine infiniment désolée rejoint une chaîne de montagnes. Là-bas, point de sol meuble, rien que le roc dur et sinistre, le désert nu et, en apparence, complètement stérile : en réalité, d’une fécondité extraordinaire, puisqu’une innombrable population zoomorphe y trouve les éléments nécessaires à sa subsistance.

On sait que tous les Zoomorphes, même ceux qui soutirent de l’énergie aux autres, peuvent subsister sans autre alimentation que celle fournie par le sol. Les espèces qui demeurent immobiles ne sont point, comme nos plantes, attachées au sol. Au reste, l’immobilité n’est jamais complète : si leurs déplacements nous avaient échappé d’abord, c’est qu’ils ne sont perceptibles qu’après un très long temps : tel Zoomorphe avance d’un demi-millimètre en une heure, un peu plus d’un centimètre par jour, alors que d’autres, surtout les géants, atteignent des vitesses fantastiques : plus de cent kilomètres à l’heure. On conçoit qu’une première approximation comme celle du début de notre précédent voyage nous avait fait croire qu’une grande majorité de Zoomorphes étaient fixés au sol. Nous ne nous étions jamais attardés, même pendant une heure, à observer les mêmes individus.

Quant à la génération zoomorphe, nous sommes loin encore d’en concevoir le mécanisme. Elle est très lente d’abord. Elle comporte d’autre part des groupements. Aucune trace de sexe, non plus que de reproduction individuelle.

Les groupes semblent donner naissance à des corpuscules épars, une sorte de poussière au sein de laquelle se forment des nébules presque imperceptibles, ébauches confuses dont l’évolution est trop lente pour qu’il soit possible de la suivre convenablement. Il faudra des temps très longs pour que nous arrivions à des notions précises.

Ce jour-là, je rêvais devant le double site, l’un riche, comparable à la vie terrestre, l’autre désespérément désertique. Des Zoomorphes circulaient en tous sens, mais ne franchissaient pas les limites qui séparaient leur morne zone de la zone végétale.

Un Zoomorphe géant, long de cinquante mètres, se trouva en face du plus monstrueux des animaux martiens aussi massif que nos rhinocéros mais plus haut sur pattes. Le contraste était saisissant entre l’organisme aplati contre le sol qui faisait songer à une punaise aussi vaste que la projection d’un cachalot ou d’une baleine et l’énorme carnivore haut de trois mètres, vêtu de soie pourpre, la tête en pyramide illuminée par six yeux énormes, six flammes de phare.

La distance qui les séparait n’excédait pas une vingtaine de mètres.

« On dirait que le carnivore s’aperçoit de la présence du Zoomorphe, dit Violaine, assise près de moi.

— C’est possible, Violaine, mais guère probable.

— Aucune émanation, je crois, ne trahit le Zoomorphe et son aspect est aussi minéral que le sol sur lequel il repose. Si le carnivore était conscient de la vie de l’autre, il devrait savoir que les Zoomorphes disposent de moyens contre lesquels il est impuissant.

— Mais s’il est très stupide ?

— Le degré d’intelligence ne joue en ceci qu’un rôle secondaire : l’instinct suffit. Il est probable que notre carnivore ignore la présence de l’ennemi, et celui-ci celle du carnivore, à moins qu’il n’y soit indifférent. Souvenez-vous, Violaine, de votre aventure.

— Je me souviens. Ma présence a été reconnue à distance.

— Et vous avez été attaquée, comme nous du reste. Je suis par suite enclin à croire qu’il faut être sur leur domaine pour que les Zoomorphes attaquent et plus d’une conjecture me vient à l’idée. En dehors de leur zone, ils ne perçoivent rien, ou bien tout ce qui est de l’autre zone les laisse indifférents ou enfin leur fluide n’y agit pas ou guère. Remarquez que, de part et d’autre, la frontière n’est pas franchie en temps normal. Le sol renseigne vraisemblablement les deux Règnes et il est assez normal que, étranger à toute évolution martienne, rien ne nous avertit sinon l’aspect différent des zones. »

Je me tus, soudain charmé par la présence de Violaine. Sa beauté sombre était somptueuse ce jour-là, beauté des filles d’Ibérie qu’enveloppe une atmosphère voluptueuse. Les rêves terrestres se levèrent, l’odeur des jeunes feuilles, des pelouses et des églantines. Je me souvins d’un soir d’été où Régulus allait sombrer dans l’occident. Des jeunes filles vêtues de blanc apparaissaient dans l’ombre étoilée. Leurs robes lumineuses précipitaient le rythme de mes artères. Comme elles, Violaine fut le symbole de toutes les joies humaines, de l’innombrable légende qui a mêlé l’amour à l’univers.

Une légère angoisse se mêlait au charme : la crainte de ne jamais revoir la Terre. Il faudrait si peu de chose pour nous bannir de l’astre perdu au fond des étendues.

« Violaine, murmurai-je avec agitation, quand nous retrouverons-nous au bord d’une rivière parmi les hauts peupliers gothiques, cependant qu’un site de la vieille France s’étendra jusqu’aux collines lointaines. »

J’avais saisi sa petite main, je l’attirai doucement et ses grands cheveux se répandant sur mon épaule, j’y plongeai le visage comme dans une onde.

« Je ne suis pas malheureuse ici, fit-elle, j’aime le contraste violent entre ces deux sites. Ce lac de cuivre, cette forêt et ces pâturages rouges, ces bêtes fantastiques, nous y rêverons plus tard, nous en aurons la nostalgie.

— C’est vrai et d’autant plus que c’est ici le monde de nos fiançailles. »

Je la serrai sur mon cœur, l’instinct montait en tumulte, mais Violaine se dégageait doucement : je ne l’avais jamais autant aimée.

« Voici le Stellarium », fit-elle.

Déjà notre navire se posait à une encablure du blockhaus. Antoine, Jean, le Chef Implicite et Grâce surgirent.

« Nous avons repéré deux régions fort menacées par les Zoomorphes, dit Antoine. Les invasions ne se font jamais partout, ce qui ne s’explique guère mais peu importe ; il faut entamer une lutte sérieuse aux points menacés.

— Je me demande », commença Jean…

Il n’acheva pas. Il secoua la tête avec un faible sourire.

« Qu’est-ce que tu te demandes ?

— Des chimères, reprit Jean. J’y pense souvent. Une intervention des Éthéraux ?

— Le beau rêve ! » s’exclama Violaine.

Le Chef Implicite nous regarda parler, mais le mouvement des lèvres ne lui apprenait rien : Grâce s’était rapprochée de moi et son atmosphère versait l’allégresse dans tout mon être. Comme à chacune de ses présences, l’inquiétude mêlée aux plus brillantes de nos heures s’évanouissait. Je lui traduisis les paroles de Jean.

« Quelle magnifique espérance ! » répondit-elle.

Puis avec une légère mélancolie :

« Mais il n’y aucun lien entre eux et les autres vivants.

— Nous leur parlons, Grâce.

— Vous leur parlez ! »

Je lui révélai la fabuleuse aventure ; elle suivait mes gestes, éperdue d’étonnement.

« Vous voyez bien, fit-elle, que nous ne sommes rien à côté des habitants de la Terre. »

Jean, Antoine et Violaine, avec le Chef Implicite venaient de passer dans la chambre arrière du blockhaus.

« Vous êtes pour moi la suprême beauté de la vie », dis-je.

Sa tête charmante s’inclina vers mon épaule.

« Pourquoi êtes-vous tellement plus proche de ma vie que les autres ? demanda-t-elle. Même en fermant les yeux, je connais votre présence ; elle me pénètre, tandis que la leur devient aussi imperceptible qu’elle est invisible ! »

Tandis qu’elle parlait, j’avais fermé les yeux et je sus alors que, moi aussi, je n’avais pas besoin de la voir.

Il y avait donc bien entre nous une affinité fantastique, plus pénétrante que la plus énergique affinité entre deux créatures terrestres.

Je le dis à Grâce, qui répondit rayonnante :

« Qu’ai-je fait pour mériter cela ?

— Mais quand vous fermez les yeux, Grâce, percevez-vous la présence de vos semblables ?

— Non, répondit-elle.

— Cependant, quand vous aimez ? »

Une sorte de pâleur dorée se répandit sur son visage : je sus plus tard que c’était un signe de confusion comme la rougeur qui monte au visage des humains.

« Quand j’aime, oui. »

Une force irrésistible me poussa à demander :

« M’aimez-vous comme vous les aimez ?

— Comme eux et autrement. »

J’aurais pu lui dire la même chose. Je l’aimais ensemble d’un amour d’amant et d’un amour sans ressemblance avec un autre sentiment, comme la volupté née du seul contact de nos poitrines ne ressemblait à aucune de nos épaisses voluptés humaines.

Nous retrouvâmes nos compagnons et le Chef Implicite, tous fort animés, mais la discussion était close.

« Pourquoi ne pas commencer tout de suite ? dit Violaine plus impatiente que nous.

— Oui, pourquoi pas ? riposta Antoine.

— En route ! » se contenta de dire l’ami Jean.

Quelques minutes plus tard, ayant franchi l’Équateur, nous nous retrouvâmes loin de la forêt agamique, sur la colline où nous conversions d’habitude avec les Éthéraux ; ils auraient répondu ailleurs à nos signaux, mais c’est ici que nous avions réuni les appareils nécessaires à nos communications.

C’était la pleine nuit. Les deux satellites de Mars étaient visibles, mais leurs lueurs étaient bien faibles par comparaison à la lumière de notre Lune. Aldébaran, Sirius, Antarès (auxquels se joignirent bientôt Véga, Arcturus et Régulus, et quelques Éthéraux moins familiers) ne tardèrent pas à paraître.

Le Chef Implicite assista à la conversation dans un état d’excitation qu’il n’avais jamais montrée encore. Grâce était bouleversée et ravie. Elle le fut davantage quand je lui dis qu’elle pourrait leur parler à son tour, dès qu’on serait convenu des signaux nécessairement aussi dissemblables que la langue des Tripèdes et la nôtre, puisque nos relations avec les Éthéraux, commencées à l’aide d’une transformation radiante des signaux morses, étaient désormais une traduction triplement indirecte de notre langue parlée.

Ce jour-là et les jours suivants, nous nous évertuâmes à faire connaître aux Éthéraux l’existence des Tripèdes et, en général, de la faune-flore de Mars. Cette existence leur était connue sous la forme que j’ai dite ; un Tripède n’était pour eux qu’une petite nuée radiante dont ils n’avaient pas compris le sens « massif », ergo de l’individualité. Il en allait de même pour chaque animal et chaque plante, comme aussi pour les Zoomorphes.

La connaissance qu’ils avaient de nos organismes terrestres devait faciliter leur connaissance des Martiens, ce qui ne laissait pas d’être un curieux renversement des normes. Jusqu’à un certain point, cette connaissance était préparée par nos entretiens, mais elle restait fort embryonnaire. Il y fallait, comme pour nous, la collaboration de deux systèmes de vie. Nous la préparâmes par des entretiens répétés. Bientôt, nos impondérables amis eurent sur les existences organisées de la Planète des notions qui devaient rapidement se coordonner.

Pendant ce temps, nous avions préparé pour le Chef Implicite et Grâce des signaux qui leur permirent un premier échange de paroles, encore très restreint, avec les Éthéraux. Nous comprenions, par suite, tout ce qui se disait entre eux, mais il nous était loisible de parler aux uns et aux autres, tout en n’étant compris que par les Éthéraux ou les Tripèdes.

Cependant les Éthéraux s’étaient rendu compte de la lutte engagée contre les Zoomorphes, mais ils firent des réserves :

« Nous ignorons si nous pourrons vous aider », disait Aldébaran.

Tandis qu’Antarès ajoutait :

« Il ne faut pas donner de vaines espérances à vos amis. »


xi



es Tripèdes avaient construit pour nous un second blockhaus à une demi-lieue de la zone où l’envahissement des Zoomorphes prenait une ampleur redoutable.

Cette zone était parmi les plus fertiles de la région occupée par les Martiens. À la vérité, ceux-ci y habitaient surtout des séries de cavernes riches en énergies bienfaisantes. Mais ils cultivaient la surface.

Nous y trouvâmes des plantes qui, une fois soumises aux appareils transformateurs, nous donnèrent une nourriture saine et parfois savoureuse.

L’outillage du premier blockhaus fut transporté dans le second, cependant que les cavernes nous fournissaient, sans limites, les matériaux idoines à produire de l’oxygène et de l’azote, en sorte que le blockhaus était pourvu d’une atmosphère semblable à l’atmosphère terrestre, abstraction faite des gaz rares.

« N’est-ce pas le bonheur des Robinsons ? » fit un matin Violaine en nous servant le café avec des tranches de pain et des crêpes tirées d’un produit fourni par la flore martienne et qui ressemblaient pas mal à des crêpes de sarrasin.

« Aucun doute, répondis-je, tous les élements d’un Éden modeste sont ici assemblés.

— Parle pour toi ! grommela Antoine. Pour nous, il nous manque tout de même quelque chose ? »

Je ne crois pas qu’il en souffrît, mais Jean devait parfois rêver. Nous échangions un regard furtif, Violaine et moi.

Antoine eut son petit rire froid, amical pourtant, et un pourpre léger monta au visage de la jeune fille.

Pourtant notre amour demeurait pur : nous respections les lois anciennes de la société terrestre, de moins en moins respectée. Presque toute l’Humanité n’avait-elle pas accepté l’union, libérée des sanctions sociales. Pourquoi quelques peuples, et surtout le nôtre, gardaient-ils une morale vétuste ? Et même en la respectant, n’avions-nous point, à la distance où nous étions de notre Planète, des droits nouveaux ?

En fait, j’attendais sans impatience : la volupté terrestre apparaissait tellement grossière comparée à la volupté radiante de mon amour martien.

Je préférais aimer Violaine sans recourir aux gestes singuliers de la procréation ; je goûtais les quintessences de notre aventure, en la rapprochant de mon aventure avec Grâce.

Depuis huit jours, nous étions entrés en lutte avec les Zoomorphes, lutte encore localisée, réduite au point le plus menacé. Les Tripèdes de la région travaillaient avec ardeur à construire les appareils radiants nécessaires. L’énergie, puisée dans les cavernes, ne manquait point. Ils se montraient habiles, prompts à comprendre mais manquant d’initiative, comme tous ceux que nous avions connus. Ravis par les premiers résultats de notre campagne, ils nous montraient une affection vive, soumise et mystique.

« Allons voir où nous en sommes ! » fit Jean.

Il ne nous fallut pas plus de cinq minutes de marche pour arriver à proximité des frontières. Ce n’est pas que nous eussions hâté le pas. Au rebours, nous l’avions plutôt freiné.

« Maintenant que j’en ai l’habitude, remarqua Jean, la légèreté de nos corps est devenue bien agréable.

— Nous sommes presque ailés ! ajouta Violaine.

— Les ailes aux pieds, comme Hermès. »

À notre arrivée, des Tripèdes étaient accourus, parmi lesquels un géant, un des chefs de la région, qui possédait déjà les rudiments de la langue créée avec le Chef Implicite.

« Il y a quelques jours cette terre était encore à nous, remarqua le colosse.

— Ils n’y seront plus ce soir ! répondit Jean, et ils n’ont pas encore eu le temps de dénaturer le sol.

— Du reste, en y transportant de la terre d’ici, remarqua Antoine, le dégât serait vite réparé. »

Nous nous rendîmes à l’endroit envahi, suivis d’une petite foule agitée mais silencieuse par destination.

Les Zoomorphes grouillaient parmi les herbes et les arbres. Au flot des petits, il s’en joignait deux de belle taille.

Jean s’amusa à les bombarder de rayons Dussault, Ils donnèrent ee signes d’agitation, firent mine d’avancer jusqu’à la terre nue, d’où ils avaient surgi.

Cette petite scène émut les Tripèdes qui se pressaient autour de nous, pleins d’enthousiasme.

Nous donnâmes quelques instructions au géant pour organiser la reprise du sol, là où c’était encore possible. Il nous comprenait d’autant mieux qu’il avait été le premier à planter des radiateurs défensifs.

« N’êtes-vous pas menacés comme nous, sur votre monde ? demanda-t-il.

— Nous sommes encore dans la période victorieuse que connurent vos ancêtres. Nous dominons les grands animaux, les petits résistent encore, surtout les plus petits, mais nous craignons les invisibles.

— Les invisibles ? fit le Tripède. Nous n’en connaissons point. S’ils existent, ils ne nous font aucun mal.

— Peut-être les Éthéraux les ont-ils détruits, suggéra Violaine, parlant en langage sonore.

— Mais c’est une idée ! s’écria Antoine. Si c’était vrai, elle me donnerait plus de confiance dans la coopération de nos amis immatériels. »

Les travaux de défense se développèrent rapidement. Une équipe de Tripèdes, conduite par le Chef Implicite, participait maintenant aux travaux et complétait l’instruction des autres. Bientôt un barrage, long de cent kilomètres, se dressa contre les Zoomorphes. Le système qui « nourrissait » les radiateurs avait été perfectionné : les dispositifs étaient solides et devaient durer longtemps. Au reste, les Tripèdes avaient appris comment il fallait les entretenir et les réparer.

Après quelques jours d’observation, qui leur permirent de se rendre compte de la structure des Zoomorphes, les Éthéraux essayèrent des décharges rayonnantes. Nous assistâmes aux premières attaques, en même temps que Grâce, le Chef Implicite, le chef de la région et une multitude accoururent de toutes parts.

Je me souviendrai toujours de cette nuit. La Terre était dans son plus grand éclat : nous contemplions avec ravissement ce bel astre d’or vert, tandis que Jupiter, plus brillant ici que notre Planète, montait à l’horizon et que les Lunes de Mars évoluaient vertigineusement.

Une légion d’Éthéraux avait répondu à l’appel : Aldébaran, Sirius, Antarès, Arcturus, Véga, formaient au-dessus de nos têtes une fascinante constellation mobile, tandis que trois des astres dont nous leur avions attribué le nom brillaient parmi les étoiles. Une centaine d’Éthéraux s’assemblèrent au-dessus du segment choisi pour l’expérience initiale, puis ils descendirent à moins de cinquante mètres du sol : un flot de radiations visibles et invisibles arrosa les Zoomorphes et jeta un violent désordre parmi les plus petits qui, après avoir évolué en tous sens, s’enfuirent précipitamment vers les zones désertiques. Les Zoomorphes moyens ne donnèrent que de faibles signes d’agitation et les géants demeurèrent immobiles. Nous étions un peu déçus, surtout Jean et Violaine. Les Tripèdes demeuraient impassibles.

« C’est un demi-succès, murmura Jean.

— Trop tôt pour rien conclure », riposta paisiblement Antoine.

Dans le même moment, Véga nous dit :

« Notre attaque n’a pas été assez intense. Attendez la seconde tentative. »

Des signaux s’échangèrent parmi les Éthéraux et bientôt plus d’un millier d’autres se joignirent aux premiers agresseurs.

Dès lors, le nettoyage fut rapide. Quinze, vingt Éthéraux attaquaient à la fois les Zoomorphes géants, qui ne tardaient pas à rétrograder en vitesse ; quant aux Zoomorphes de taille médiocre ou menue, ils furent balayés en un moment.

De nouveaux Éthéraux s’étant joints aux « traqueurs », la zone récemment envahie ne tarda pas à être libérée.

Une joie frénétique exaltait les Tripèdes, le Chef Implicite perdait son calme et Grâce était tremblante d’enthousiasme. Nous, les Terrestres, nous regardions émerveillés.

« Mais, remarqua Antoine, rien n’empêche les Zoomorphes de revenir, sinon tout de suite, au moins plus tard. Les Éthéraux ne peuvent tout de même pas se consacrer perpétuellement à leur expulsion. »

La voix d’Aldébaran s’éleva dans ce moment (rappelons que nos amis Éthéraux, quoique n’utilisant que des radiations pour nous parler, avaient pourtant chacun leur voix lorsque ces radiations se transformaient en ondes sonores).

Aldébaran nous expliqua qu’une faible partie des Éthéraux s’intéressait au sort des Tripèdes. Les autres se montraient peu enclins à dépenser de l’énergie en leur faveur. Un grand nombre ne croyaient pas devoir choisir entre Tripèdes et Zoomorphes.

« C’est à cause de vous, parce que vous avez fait l’effort de correspondre avec nous, qu’un groupe tente d’aider vos amis.

— Alors, fit Jean, consterné, vous abandonneriez la lutte ? »

La voix de Sirius s’éleva à son tour :

« Non ! Nous espérons pouvoir rendre les frontières des Tripèdes inaccessibles aux Zoomorphes en les pénétrant d’énergie faible, mais efficace et stable. »

Les Éthéraux ne tentèrent pas de nous faire comprendre leur projet. En attendant, les appareils que nous avions créés pour les Tripèdes suffiraient, après une mise au point, à conserver les positions acquises.


xii



ean s’était mis dans la tête de faire pousser des plantes de Mars sur notre Terre et même d’y transporter quelques animaux de petite taille.

« Pas facile de les nourrir en route, dit Antoine.

— C’est ce que je me propose d’étudier », repartit Jean.

Son idée séduisait Violaine. Il y avait surtout deux quintupèdes qu’elle rêvait d’acclimater, l’un au museau hélicoïde, éclairé d’yeux magnifiques et vêtu d’écarlate, l’autre couleur vieil or.

Ces bêtes, de la taille d’un chat domestique, étaient familières et plantivores, car il semblait impossible de nourrir les carnivores de Mars avec de la chair terrestre.

« Voire ! » disait pourtant Antoine.

Nous passions parfois deux ou trois jours dans le même site. Le Stellarium, constamment gardé par l’un de nous, se déplaçait au gré de nos désirs. Toute notre puissance, toute notre sécurité venait de lui et nous lui vouions une sorte de culte. La résistance de sa carapace était presque sans limites. Il était utilisable aussi, au moins pendant deux ou trois générations. Les appareils d’impulsion ou de gravitation étaient invulnérables.

Nous avions en lui une confiance mystique, ce qui ne nous dissuadait pas de le mener avec une rigoureuse prudence. La moindre atteinte à son intégrité pouvait faire de nous des exilés voués à une mort prompte. Pourrions-nous vivre plus de quelques saisons sur Mars ? Si confiant que je fusse, il m’arrivait d’éprouver de terribles angoisses en y songeant.

Nous avions installé un troisième blockhaus sur un territoire voisin des zones zoomorphes. Il était comme le premier muni de générateurs d’oxygène, de condensateurs et de champs de gravitation compensateurs. Les Tripèdes nous avaient aidé dans toutes les installations accessoires, qui exigèrent un gros travail et qui grâce à eux, furent promptement terminées. En sorte que nous possédions, y compris le Stellarium, quatre bons abris.

Nous avions aussi construit trois hélices qui permettaient des déplacements rapides sans recourir au Stellarium. Grâce et le Chef Implicite nous accompagnaient souvent dans nos explorations ; leur concours nous était précieux, surtout celui de la jeune Tripède, douée de plus d’intuition que ses semblables. Sa seule présence continuait à me dispenser tous les enchantements, à la plus haute, à la plus pure puissance.

Un après-midi, nous cheminions, Jean, Violaine, et moi, non loin du second blockhaus ; nous récoltâmes des semences que Jean estimait particulièrement propres à se conserver très longtemps sans altération, en quoi il ne se trompait point.

Antoine gardait le Stellarium.

Nous errions parmi des arbres géants, aussi hauts que des eucalyptus australiens auxquels ils ne ressemblaient aucunement. De grandes étendues les séparaient l’un de l’autre, de sorte que nous pouvions parfaitement voir de loin dans le site.

J’étais penché sur une herbe violette lorsque j’entendis Violaine dire :

« Le Stellarium monte. »

Cela ne m’étonna pas autrement ; je levai toutefois la tête. Non seulement le Stellarium montait, mais il montait rapidement et se trouva en une minute à une hauteur considérable.

« Que fait donc Antoine ! m’écriai-je.

— Antoine est le plus sage d’entre nous, répondit Jean. Il doit avoir ses motifs. »

Mais le Stellarium continuait à monter. Il se rapetissait de seconde en seconde et en même temps dérivait. Bientôt il fut presque invisible. Enfin, il disparut.

La crainte, puis la peur, puis l’épouvante… Nous nous regardions, terreux et livides.

« Antoine est perdu dans l’infini, gémit Jean. Il a perdu le contrôle de l’appareil, quelque chose s’est détraqué. »

Le désespoir grandissait dans nos cœurs. Antoine allait périr dans l’étendue sans bornes, et nous, exilés, n’avions qu’à attendre la mort après une agonie que sa lenteur rendrait plus lamentable.

Que la Terre me paraissait belle ! Les souvenirs montaient innombrables : l’enfance, la jeunesse, ceux que j’aimais et que j’avais aimés, les grands matins où la vie recommence, la terre reverdissante, les eaux, source de toute vie, et dont j’ai toujours raffolé, les crépuscules de rêve, les hivers où le refuge est si doux, les grandes et les petites aventures… Ah ! ne jamais revivre cela, expirer misérablement sur une planète ingrate, dévorée par le désert ! Il y a Grâce pourtant, qui rendrait la vie acceptable, et même merveilleuse, si la vie sur Mars n’était pas impossible.

Une heure a passé, longue comme plusieurs jours. Nous nous sommes réfugiés dans le blockhaus. Au moins y avons-nous installé tous les appareils propres à condenser l’air martien et aussi des générateurs d’oxygène. Avec nos hélices, nous pourrons rejoindre Grâce, le Chef Implicite et nous réfugier dans le premier blockhaus, dont l’outillage est plus complet que celui du second,

Deux heures ont passé. Toute apparence d’espoir a disparu. Nous n’avons pas la force de nous parler. Jean, si prompt à réagir, semble plus accablé que moi, et Violaine est anéantie.

Le soir est venu. Les mondes et les Éthéraux luisent dans l’étendue et nous apercevons la Terre, émeraude dorée dont la vue nous remplit d’une angoisse mortelle.

La voix de Jean s’élève dans l’ombre :

« Faut-il les avertir ? »

Il parle de nos amis terrestres à qui nous donnons périodiquement de nos nouvelles.

« Pas encore, ami Jean, à quoi bon les inquiéter prématurément. Il sera toujours temps de leur annoncer notre agonie.

— Combien de temps pourrons-nous vivre ici ? demanda Violaine.

— Environ trois mois, plus longtemps si nous parvenons à perfectionner encore les aliments que nous tirons de Mars. »

Ces aliments ne sont encore qu’un appoint ; ils apportent quelque énergie mais guère de substance propres à réparer les tissus.

« Nous parviendrons, affirma Jean, à les améliorer. J’ai quelques expériences en vue. En tout cas, j’espère qu’ils nous permettront de ménager considérablement nos aliments terrestres.

— Est-il impossible qu’on vienne à notre secours ? demanda Violaine.

— Il y a d’autres Stellariums.

— Dont aucun ne vaut le nôtre.

— On en construisait de nouveaux à notre départ. Alors, peut-être !… »

Une onde d’espoir passe et repasse, puis la détresse reprend plus profonde.

« Tâchez de dormir quelques heures, nous dit Jean, je prendrai la première veille. »

Dormir ! Est-ce possible ?

Les pensées et les sensations, nées les unes des autres, déferlent en tumulte. Telle idée me couvre de sueur froide, telle autre éveille des multitudes d’images et d’espoirs. Faudra-t-il attendre le moment où, les derniers vestiges d’espoir ayant disparu, on sombre fatalement ? Je ne sais pas et qu’importe…

Et si tout de même la Terre venait à notre secours ?

Violaine, Grâce… Elles planent dans la nuée. Un amour triste comme la mort m’enveloppe. Ah ! pauvre Violaine. Je ne cesse de la voir là-bas, petite humaine faite pour une longue vie, si apte au bonheur et que notre faiblesse a menée à la mort.

J’ai dormi. La jeunesse. Dans le brouillard du demi-réveil, je me suis cru sur la Terre : une forêt vierge, une rivière, mon vieux jardin à moitié sauvage, l’odeur du matin… Un sursaut, une onde au cœur : la réalité m’a ressaisi. Je me retrouve sur un monde mourant : la Terre est perdue !

C’est encore la nuit pleine. À travers la petite fenêtre, je vois le ciel fourmillant d’Éthéraux. Vaguement, je cherche pour la millième fois, à me représenter leurs sentiments, leurs pensées, leurs rêves… des chimères naissent… qui sait s’ils ne pourraient nous aider ! Impossible. Ils n’ont aucune idée de la pesanteur, de nos mouvements, de nos efforts, de nos mécanismes. Tout cela est d’un rythme trop ralenti, et du reste, ils ne sont pas constructeurs.

Une voix s’éleva dans l’ombre : la voix de Jean.

« Faut-il avertir la Terre ? Sa position est favorable cette nuit. »

J’ai répondu :

« Elle le sera tout autant demain.

— Je te comprends ! Tu espères encore revoir Antoine. Moi pas. Nous l’aurions revu depuis longtemps si le retour était possible.

Je ne l’espère pas plus que toi et tout de même, il vaut mieux attendre un jour.

— Attendons ! »

La sombre insomnie. Tous mes nerfs sont tendus, mon cœur, par intervalles, bondit comme une bête sauvage. Je pourrais être heureux ici, pourtant, s’il était possible d’y vivre ? Violaine, l’amour terrestre ; Grâce, le miracle. Je n’ai plus d’autres parents là-bas qu’un frère qui ne m’aime guère et que je vois si rarement. Ah ! sans la Terre, la patrie astrale, Grâce pourrait me consoler.

Rêves aussi vains que ceux d’un homme atteint d’une maladie mortelle.

Un brouillard intérieur. Mon être flotte entre le réveil et le sommeil ; la réalité se perd dans une irréalité fantastique.

Une voix m’éveille. Ni la voix de Jean ni celle de Violaine. Je me suis dressé d’un bond. Impossible !… Mais si, c’est bien la voix d’Antoine, un peu altérée seulement par le haut-parleur. Jean est déjà debout dans l’ombre. Violaine accourt.

« C’est bien la voix d’Antoine ! cria Jean.

— Nous voici, Antoine. »

Antoine répond :

Je serai sur Mars dans une minute, éclairez le blockhaus. »

Dans l’obscurité qui enveloppe la Planète, car les Martiens vivent sans lumière la nuit, le blockhaus rayonne. La minute passe, si courte et si longue, puis une grande lumière dans le firmament.

À peine quelques secondes et le Stellarium se pose légèrement à quelques encablures du blockhaus.

Antoine paraît, aussi calme que d’habitude. Nous nous pressons autour de lui, dans l’allégresse du sauvetage auquel, chez moi, se mêle l’épouvante rétrospective.

« Qu’est-il arrivé ? demanda Jean… Le Stellarium

— Le Stellarium est sain et sauf. À aucun moment, il n’a subi le moindre dommage et c’est bien ce qui m’a sauvé. Il a suivi inflexiblement la ligne droite.

— Alors l’accident vient de toi ?

— Oui, moi. Un accident stupide. J’avais la gorge irritée ; au lieu du remède, j’ai pris par mégarde un soporifique. Je suis très sensible à ces drogues. Enfin une de ces erreurs qui ne pardonnent pas. Quand je me suis réveillé, il m’a fallu quelque temps pour comprendre. En somme, j’ai bien failli nous condamner tous ! Je vous demande bien humblement pardon.

— Tu ne le mérites pas ! » dit Jean, qui a repris sa bonne humeur naturelle.

Ce fut un des grands moments de nos existences. Nous demeurâmes quelque temps silencieux, dans un accablement de bonheur. Jamais je n’avais plus profondément perçu nos faiblesses individuelles, devant l’énorme puissance de l’Humanité. Nous étions les mêmes créatures chétives qu’aux temps où les ancêtres luttaient sans trêve pour leur subsistance, au sein d’un monde où les vivants se dévoraient les uns les autres, où la plaine et la forêt retentissaient sans relâche de cris d’agonie.

Si tout cela s’est évanoui, si notre espèce triomphe insolemment de ses anciens rivaux, si les plus forts ne vivent que par le bon vouloir des triomphateurs, chacun des composants de cet ensemble prodigieux n’est qu’un peu de fumée, mais cet ensemble, à son tour, n’est qu’une nuée fugitive.


xiii



l ne nous reste plus que six ou sept semaines à vivre ici. Nous pourrions prolonger le séjour, mais ce serait dangereux : Antoine s’y oppose formellement. C’est la sagesse et aussi le droit de chaque Compagnon. La délibération a été longue. Jean, toujours enclin au risque, a fini par se soumettre à la nécessité ; Violaine aussi. Il a bien fallu que je me résigne, avec quelle tristesse !

L’idée de ne plus voir Grâce est insupportable, encore plus que lors du premier voyage. Elle m’est devenue si chère ! Un tel accord, une intimité si complète serait impossible avec une créature humaine. À son contact, j’ai acquis de nouvelles propriétés vitales ; son atmosphère me pénètre intimement ; elle-même a subi une métamorphose subtile qui la rapproche de mon humanité. Dans l’univers infini, nous formons sûrement un couple unique par la fusion de mentalités si dissemblables et l’on ne sait quelles ressemblances indécises.

Faudra-t-il vraiment la quitter ? Maintenant qu’elle a transformé les énergies de mon être, cela me semble une sorte de suicide : longtemps la vie que je vivais sur la Terre ne sera qu’une vie restreinte. Les puissances nouvelles de mon être se perdront là-bas ; il faut abandonner l’admirable créature qui les a fait naître.

Vivrait-elle sur la Terre ? Elle supporte sans peine la pression de l’air de notre Stellarium, mais elle n’y séjourne que peu de temps. Si elle mourait, je croirais avoir commis le plus abominable crime.

Il ne serait certes pas impossible de lui créer là-bas une demeure à son usage et, pour les sorties, un appareillage semblable à celui que nous employons ici, encore que dans un sens opposé : raréfaction au lieu de condensation.

Je reverrai toujours ce matin d’été. Il m’apparaît plus doux, plus tendre, plus charmant, au bord du lac, parmi une végétation plus étrange que le serait, pour nous Terrestres, la végétation des temps secondaires. Seulement, ce n’est pas ici une végétation des âges primitifs mais des derniers âges.

Un troupeau d’herbivores verts et rouges paît le rivage ; des Aériens passent au ciel, et dans l’eau lourde apparaît une faune d’abîme.

Nous allons à pas lents, en toute sécurité : je suis pourvu de puissants radiateurs.

Comme nous pourrions être heureux ! Et même maintenant, l’avenir cesse d’être redoutable dans l’atmosphère de ma Compagne.

J’ai dit le mot des grandes mélancolies : départ. Il a sonné le glas et Grâce, suppliante :

« Comme je voudrais voir la Terre avec vous ! »

Longtemps cela m’a paru impossible ; puis, grisé par l’émouvante présence, je me demande si c’est vraiment impossible. Pourquoi ne ferions-nous pas un troisième voyage vers Mars pour la ramener ?

Violaine, Jean et même Antoine en ont parlé. Avec un outillage construit d’après nos expériences, nous pourrions facilement prolonger le séjour.

Ainsi que Grâce, le Chef Implicite souhaite ardemment de voir la Terre, d’autant plus qu’il ne redoute aucunement la mort : il y est tout à fait résigné.

Je dis à Grâce :

« Je crains, s’il vous arrivait malheur, de ne pouvoir survivre. »

Elle demeura un moment pensive, puis son désir et sa jeunesse l’emportant :

« Il ne m’arrivera rien ! »

L’étreinte, la volupté impondérable.

Enfin, la voix d’Aldébaran se fit entendre. Il était là, avec Véga et Antarès à une faible hauteur.

Il disait :

« Nous avons trouvé ! »

Ces trois notes m’envahirent avec des résonances presque douloureuses. Puis, réaction purement joyeuse. La petite main de Violaine pressa la mienne, cependant qu’Aldébaran continua :

« Nous pouvons créer aux limites des régions tripèdes une zone que les Zoomorphes ne pourront franchir. Nos essais sont décisifs. Dans quelques jours, vous en aurez la preuve. Et il suffira d’une faible énergie pour perpétuer notre œuvre.

— Sont-ce des rayons ? demanda avidement Jean.

— Ce sont des rayons. Des rayons composites qu’il sera facile de vous faire connaître et que vous reproduirez sans trop de peine. Les Tripèdes apprendront aussi à les produire et dès lors disposeront de leur destin !

— Pourront-ils reconquérir les terres ?

— Seulement les dernières envahies. »

J’aimais autant cela. Il ne me semblait pas désirable qu’un Règne relativement jeune et peut-être en marche vers les réalisations grandioses, fût anéanti par un Règne que les conditions du milieu devaient finalement faire disparaître.

Il me suffisait que les Tripèdes continuassent à vivre, sans craindre un anéantissement prématuré. Eux-mêmes ne demandaient pas autre chose.

Un matin — du moins, était-ce le matin dans le secteur où le Stellarium était au repos — la grande nouvelle se répandit sur la Planète : partout les Zoomorphes se retiraient, laissant une zone neutre, de largeur variable.

Une multitude de Tripèdes se groupant avec des grands gestes autour du Stellarium témoignaient un enthousiasme rare chez ces êtres résignés. Ils n’avaient pas de peine à se faire comprendre : notre connaissance de leur langage était grandement accrue. D’ailleurs, le Chef Implicite venait d’arriver dans son planeur, avec Grâce, et nous montrait sa joyeuse gratitude.

C’était une surprise des Éthéraux : ils avaient préféré agir avant de nous avertir.

« Notre espèce est sauvée ! » signifiait le Chef Implicite avec une ardeur extraordinaire chez cet être calme. Les yeux multiples de Grâce rendaient des lueurs éblouissantes.

« Les messagers de la Terre ont apporté une vie nouvelle disait-elle.

— Il ne faut pas trop se réjouir. »

Cependant Antoine parlait aux Éthéraux invisibles dans la lumière du jour.

Nous entendîmes successivement les voix irréelles de Sirius, de Véga et d’Aldébaran.

« Il faut attendre, disait ce dernier. Ce n’est encore qu’une expérience.

— Il est probable cependant qu’elle est décisive ! intervint Antarès.

— Eh bien ! dis-je, allons du côté de la nuit. »

Des milliers de Tripèdes se pressaient autour du Stellarium. Nous n’eûmes pas le courage de leur communiquer la restriction des Éthéraux. Puis, nous témoignâmes à ceux-ci le désir de les voir dans le ciel nocturne. Ils consentirent à suivre le Stellarium qui nous emporta avec Grâce et le Chef Implicite vers l’autre hémisphère.

Bientôt, le ciel nocturne apparut, le beau ciel de Mars aux étoiles géantes, comme le proclamait hyperboliquement Violaine.

Nos amis radiants nous attendaient déjà : aux questions anxieuses du Chef Implicite que nous transposions, Aldébaran répondit :

« Si vous parvenez à concevoir les radiations qui ont chassé les Zoomorphes, vous pourrez les utiliser et les Martiens après vous.

— Pourquoi pas ? s’exclama Jean. Nous avons réalisé des choses plus difficiles pour entrer en communication avec eux — et de plus en plus subtilement — nous réussirons ! »

Antoine se borna à hocher la tête, mais Violaine s’écria :

« Ils sauront bien nous faire comprendre… »

J’avais pris ma lunette astronomique ; je contemplais avec attendrissement notre Planète natale. Et j’en revenais toujours à ceci : « Si je pouvais y mener Grâce ! »

Violaine se pressait légèrement contre mon épaule. L’amour terrestre s’éveillait auprès d’elle ; je le goûtais avec tendresse, mais suffirait-il à me faire supporter l’absence de Grâce ?

Le rythme de vie des Éthéraux, tellement plus rapide que le nôtre, comportait en deux ou trois jours des progressions d’idées qui auraient pris pour nous des saisons.

« Nous fûmes ravis, mais guère étonnés, lorsque Sirius nous annonça que l’expérience avait décidément réussi et que déjà ils avaient chargé le sol d’énergies qui empêcheraient, sur tous les points, l’avance des Zoomorphes, pendant une longue durée. Et ils nous invitaient à étudier les radiations utiles et surtout leur mode d’emploi : je dois avouer que nous ne pûmes jamais nous faire une idée nette des radiations mêmes, mais nous pûmes déterminer la manière de s’en servir et construire les premiers appareils propres à les produire et à les utiliser. Il ne s’agissait plus pour les Tripèdes que de nous imiter avec subtilité et précision, en quoi ils étaient aussi aptes et même plus que des Terrestres. Il fut alors évident que la partie de Mars occupée par les Tripèdes serait interdite aux Zoomorphes, pendant bien des siècles, ce qui éveilla en eux autant d’enthousiasme et d’espérance que le permettait leur nature passive.

La date du départ approchait ; nous avions averti les Terrestres, qui nous attendirent dès lors avec une ardente impatience.

Il fallut enfin prendre la grande résolution. Le Chef Implicite et Grâce nous suivraient-ils ? L’un et l’autre se montrèrent résolus, d’autant plus qu’il était entendu que nous reviendrions dans Mars l’année suivante.

Nous délibérâmes longtemps. C’était leur vie qu’ils risquaient et que nous risquions. Antoine analysait la situation avec son flegme habituel.

« Le risque de la traversée c’est leur affaire. Ne l’avons-nons pas déjà deux fois couru.

— Il était grand surtout au premier voyage, remarqua Jean.

— Évidemment. Il n’en restait pas moins grand tout de même. Tant pis. C’est à eux de se décider. Mais le séjour là-bas engage plus nettement notre responsabilité. Nous ne sommes restés ici que quatre mois.

— Et onze jours.

— Eux devront rester une année sur la Terre. Résisteront-ils ? L’aurions-nous pu ici ? Enfin, il y a la grave question de l’alimentation.

— Je la tiens pour résolue ! » fit Jean.

Il est certain que nous avions complété des expériences — entreprises depuis assez longtemps — pour nourrir les Tripèdes avec des aliments terrestres. Il y en avait qu’ils digéraient tout naturellement, ce qui ne laissait pas de nous émerveiller. D’autres leur devenaient assimilables après quelques modifications. Comme d’ailleurs les Tripèdes mangent très peu, on pourrait emporter des provisions martiennes qui, après dessication, remplaceraient la fraction de nos provisions dépensée pendant le séjour. Les ressources indéfinies des laboratoires terrestres permettraient sûrement des transformations efficaces.

N’avions-nous pas réussi à nous rendre assimilables quelques plantes martiennes ?

« Le séjour seul ne leur serait-il pas funeste ? repartit Antoine.

— C’est une question. Remarquons qu’ils n’éprouvent aucun malaise lorsqu’ils nous accompagnent dans le Stellarium à une pression de 750 millimètres.

— Qu’ils décident ! conclut Antoine. Ils pourront d’ailleurs revenir ici avec nous ou d’autres. Nos voyages ont éveillé des émulations. Qui sait si les Stellariums qu’on construit là-bas ne sont pas meilleurs que le nôtre. Normalement, ils doivent l’être.

— Oui, puisque nous-mêmes envisageons déjà des perfectionnements. Le voyage Terre et Mars va devenir régulier.

— Et bientôt banal. »

Nous passâmes quelque temps à initier les Tripèdes au nouveau procédé de défense contre les Zoomorphes : ils nous comprenaient fort bien et une sorte de rajeunissement se manifestait parmi ces créatures résignées.

Enfin ! la date du départ fut fixée.

Un matin, le Chef Implicite déclara :

« Nous sommes résolus, Grâce et moi, à faire la traversée si vous voulez bien de nous.

— Vous avez tout examiné ? demanda Antoine.

— Oui… ce voyage vaut les risques. »

Antoine tint à lui exposer une fois de plus les dangers d’un séjour sur la Terre. Il ne voulait rien entendre, et Grâce se montra encore plus résolue que lui. Nous cédâmes. Le succès de nos deux expéditions nous rendait optimistes.

« Ah ! me disait Grâce, que je suis heureuse ! »

Je l’étais aussi, intensément, avec des remous d’inquiétude.

Quand tout fut prêt pour le voyage, nous fîmes nos adieux aux Éthéraux. Nous avions conçu pour les plus familiers, surtout pour Aldébaran, Véga, Sirius et Antarès, je ne sais quelle affection sublimée. Peut-être eux aussi. Il semblait qu’ils regrettaient notre départ, vaguement, sans ardeur surtout.

Ils promirent de veiller sur les terres des Tripèdes.

Un matin, ce fut le départ. Il n’avait pas été annoncé à l’avance. Le Chef Implicite et Grâce prirent congé des leurs, ce qui n’eut rien de pathétique. À cause de la résignation qui est à la base de leur sentimentalité, ils n’ont point d’affection ardente. Doux de caractère, patients, inoffensifs, la passion ne les excite guère, depuis des milliers de siècles. La famille du Chef Implicite et de Grâce parut médiocrement émue. Depuis longtemps, la mère de Grâce était évanouie dans la nuit éternelle, sinon la scène eût été, je pense, plus troublante.

Le départ du Stellarium et de ses pilotes parut faire plus d’impression que le départ de mes jeunes amis. Nous étions devenus les protecteurs de l’espèce et quand le Chef Implicite annonça notre retour probable, il y eut une véritable explosion de joie.

« Vous ne regrettez rien, Grâce ? demandai-je quelques minutes avant le départ.

— Je regrette bien moins de partir que je ne m’en réjouis.

— Du reste, si le séjour là-bas, où même dans le Stellarium, vous incommodait, nous vous ramènerions. »

Ses yeux brillaient comme des phares. Antoine donna le signal du départ.


xiv



ous les peuples de la Terre attendaient l’arrivée du Stellarium avec un enthousiasme trépidant. D’un pôle à l’autre, sur le flanc des montagnes, sur la plaine et dans la profondeur des forêts, les îles perdues au fond de l’étendue, la grande nouvelle était connue : on allait voir ces êtres étranges sans ressemblance avec notre espèce et qui pourtant remplissaient sur Mars un rôle comparable à celui des hommes sur la Terre.

La communication interplanétaire, assurée par des appareils plus puissants, plus subtils aussi, que lors du premier voyage, avait été étroite, précise et fréquente. Les logophones, les périodiques, racontaient des péripéties de l’invraisemblable séjour ! On savait, en somme, mais on voulait voir. D’innombrables écrans firmamentaires allaient montrer à toute la Terre le Chef Implicite et Grâce, aussi nettement que s’ils avaient vécu sous les yeux des spectateurs.

Grâce et le Chef Implicite avaient vu grandir la Terre. Avec ou sans lunettes, ils discernaient mieux que nous, leur vision dépassant de beacoup la nôtre par l’acuité, la délicatesse et les moyens d’accommodation. Grâce attendait avec un ravissement mêlé de crainte le moment de l’atterrissage. Elle avait bien supporté le voyage : les organes respiratoires des Tripèdes, je le répète, ont un pouvoir d’adaptation incomparable : d’une part, ils règlent automatiquement la quantité d’air aspiré, ils supportent sans dommage des différences considérables de pression… Par suite, nos hôtes ne souffriraient pas du changement d’atmosphère, mais supporteraient-ils également le climat ? C’était probable. Sur Mars, au sortir de leurs demeures souterraines bien chauffées, ils résistent à des températures très basses. En général, les Martiens sont plus endurants que les Terriens, ce qui tient sans doute aux évolutions mêmes de leur Planète.


xv



uand nous ne fûmes plus qu’à deux cents kilomètres de la Terre, nous ralentîmes considérablement la vitesse du Stellarium, déjà fort réduite.

Selon notre volonté, nous naviguions au-dessus de la France. Ses champs, ses forêts, ses montagnes, la grande plaine liquide de l’Atlantique nous émouvaient jusqu’aux larmes, tandis qu’une extase émerveillée se marquait sur le brillant visage et les regards multiples de Grâce.

Le Chef Implicite, grave et pensif, finit par dire :

« Comme ce monde est jeune ! On dirait qu’il vient de naître… »

Les eaux — mers, lacs, fleuves — le mouvement des vagues et l’écoulement des flots charmaient les Tripèdes plus encore qu’ils ne les étonnaient.

« Ici tout peut recommencer toujours, toujours ! » fit Grâce cependant que Violaine appuyée à mon épaule murmurait :

« C’est vrai que tout est jeune ici… même une vieille ville comme Paris, grâce à son fleuve, ses canaux et ses jardins. »

Nous n’étions plus seuls : de partout accourraient des nuées de vortex et de planeurs : mon père, la mère de Jean et de Violaine, le frère et les parents d’Antoine nous escortaient et des amis connus ou inconnus. Grâce baissait la tête, intimidée, mais le Chef Implicite admirait dans ces multitudes volantes la puissance humaine.

Derrière nos murailles transparentes, nous étions aussi visibles qu’en plein air et des reporters aériens photographiaient nos hôtes avec une ardeur indiscrète…

« Je veux bien qu’ils soient émerveillés ! fit Jean, mais ils m’agacent.

— Le revers de la médaille ! » ajouta Antoine.

La multitude augmentait à mesure et troublait la joie du retour que nous eussions voulu douce et recueillie.

« Ils pourraient bien nous laisser en famille ! » s’exclama Violaine.

Cependant nos familles formaient une manière de barrage…

À l’aide des conques magnétiques, nous échangions des paroles hâtives et tendres, et comme plusieurs parlaient à la fois, la conversation ne laissait pas d’être confuse.

Enfin la multitude devenant intolérable, nous donnâmes rendez-vous aux proches et aux intimes dans mon antique maison de l’Yvette, et survolâmes les spectateurs.

Pendant une dizaine de jours, nous dûmes pourtant subir l’indiscrétion des curieux et des informateurs.

Grâce et le Chef Implicite, après l’effarement du début, supportèrent sans trop d’ennui l’importunité des Terrestres. Même, ne voyant que bienveillance chez les visiteurs et les badauds, ils y trouvaient un certain agrément.

Bientôt, cependant, les curiosités s’apaisèrent et nous eûmes des jours entiers sans visiteur. Je faisais avec Jean, Grâce, Violaine et le Chef Implicite des excursions tantôt terrestres, tantôt aériennes. Parfois, l’aquaplaneur descendait sur le fleuve, la rivière ou le lac et c’est peut-être ce que préféraient Grâce et Violaine.

« Il me semble, disait Grâce, être revenue dans une existence très ancienne dont le souvenir est pareil à un rêve…

— Même pour nous, répondait Violaine, les cieux évoquent des temps disparus dans la nuit préhistorique.

— Et Dieu sépara les Eaux inférieures des Eaux supérieures ! » psalmodiait Jean.

Nous constations chez nos hôtes une singulière évolution de la sensibilité. L’inertie résignée caractéristique des Martiens, leur apathie d’êtres qui acceptent leur dégénérescence, décroissait de jour en jour… Le Chef Implicite, si placide, se montrait chaque jour plus enclin à des émotions vives. Il le savait :

« Même dans mon enfance, disait-il, je n’ai pas été aussi jeune que je le suis maintenant. »

Pour Grâce c’était un monde de féerie. Plus encore que son père, elle menait une vie nouvelle dont le charme s’accroissait continuellement. Elle recherchait la compagnie de Violaine qui l’enchantait, et Violaine subissait l’attraction de Grâce.

Souvent nous sortions à trois, mes deux amours se mêlaient étrangement, si dissemblables et pourtant confondus dans une même origine universelle. Je cherchais à analyser mes sentiments : je me heurtais à un mur de ténèbres… Il semblait que l’atmosphère enchantée de Grâce accrût plutôt mon amour pour Violaine, et il est sûr que je n’aimais jamais mieux ma fiancée que lorsque nous étions tous trois ensemble.

Vint le jour du mariage. Grâce l’attendait avec impatience. Il semblait que ce fussent ses propres noces qu’on allait célébrer.

Une étrange transposition mentale lui faisait désirer voir un être de ma descendance comme s’il eut été engendré par elle-même. Et comme je le lui disais, elle me répondit :

« Je suis sûre qu’il me sera attaché par un lien filial. Il portera quelque chose de ma race… Oh ! ne craignez rien… Ce sera purement intérieur… et toutefois, si jamais il fait le voyage de Mars, il s’y sentira presque un exilé ! »

Elle parlait avec une exaltation entraînante. Ses beaux yeux jetaient des lueurs enchantées. Il s’en fallait que je ne partageasse sa singulière illusion…

Notre mariage fut un événement mondial, les explorateurs de Mars étaient célèbres sur toute la Terre et il arriva des voyageurs de toutes les parties du monde. Des myriades de machines emplissaient le ciel. Autour de notre maison, leur nombre était tel, disposé sur plusieurs couches, qu’on ne voyait plus le ciel que par d’étroites trouées. Le soir, les phares répandaient une lueur aveuglante.

Je me trouvai seul avec Grâce vers l’heure où j’allais retrouver Violaine… Elle était rayonnante… Elle se pressa contre moi, elle m’étreignit longuement et au bonheur qui m’envahit s’ajoutait une étrange énergie.

« Vous l’en aimerez davantage, dit la Martienne, et moi j’aurai… » Je sus seulement le lendemain ce qu’elle avait résolu d’avoir et je rejoignis Violaine, ivre à la fois d’amour martien et d’amour terrestre.

Le lendemain, je me levai de meilleure heure que ma femme et je retrouvai Grâce sur mon passage… Ses yeux féeriques étaient pleins de tendresse.

Elle me dit :

« Vous êtes heureux !… J’aime votre bonheur… Avez-vous un peu pensé à moi ?

— Je pense toujours à vous, Grâce… »

Elle parut hésiter un moment, tandis que je la regardais avec adoration, puis :

« Aimeriez-vous un enfant de moi, un enfant qui aurait retenu une part de votre rayonnement… ? »

Et comme je ne répondais pas, surpris :

« Rappelez-vous que les filles martiennes peuvent devenir mères par elles-mêmes lorsqu’elles le désirent pendant longtemps et avec une grande intensité… Je le désire depuis des mois et, hier, j’ai désiré un enfant avec une telle force qu’il naîtra. »

Quelle fantastique allégresse m’envahit, accrue par le contact de la jeune Martienne !

La santé de Grâce et du Chef Implicite ne s’altérait point. Ils digéraient plusieurs aliments terrestres, ce qui permettait d’économiser les provisions que nous avions emportées de Mars. Toutefois, aucune viande ne leur convenait tandis qu’ils aimaient tels fruits et tels légumes… En tout, leur pouvoir d’adaptation dépassait de loin celui que nous avions là-bas.

« Vraisemblablement, remarquait Antoine, c’est une sorte de retour à des conditions d’ambiance ancestrales. Car enfin, il y avait eu des époques là-bas où la pression, la chaleur, les êtres mêmes, avaient plus d’analogie qu’aux temps actuels avec ce que nous avons sur Terre… Leurs organismes, en quelque sorte, se souviennent !

— Tandis que nous, dit Grâce, vivions là-bas dans un milieu qui a peut-être quelque analogie avec un milieu encore à venir sur Terre… »

Pour mieux acclimater nos hôtes, nous avions acquis, ou plutôt le Grand Conseil des États nous avait concédé un val dans la haute montagne où le Stellarium pouvait nous mener en une minute, mais nos vortex suffisaient : ils franchissaient les quelque quinze cents kilomètres qui nous séparaient du refuge. Nous y fîmes un premier séjour, dans un de ces chalets mobilisables qui se montent en quelques heures.

À mille mètres au-dessus du domaine commençaient les neiges éternelles : le val abrité contre les vents et facilement accessible au soleil résiste au gel jusque vers la mi-octobre.

« Nous allons risquer ici quelques semences », dit Jean.

On se rappelle qu’il cultivait des plantes dans Mars : il avait apporté toute une collection de granules, en même temps que de petits animaux dont deux seulement avaient succombé. Les autres, soignés par le Chef Implicite, résistaient aussi bien que nos hôtes tripèdes qui aimaient le nouveau séjour, moins cependant que les grands voyages au travers des continents et surtout, surtout, ces traversées de l’Océan dans l’Argonaute d’Antoine, tantôt navire, tantôt gyroplane. De naviguer sur ces vastes étendues liquides ranimait en eux la vie jeune et magnifique depuis tant de millénaires oubliée sur Mars. Les longues ondes d’eau les plongeaient dans une rêverie cosmique qui allait jusqu’à l’extase.


xvi



insi s’écoulaient les jours, les mois et les deux saisons, puis commence le miracle qui devait finir par agiter toute la planète…

Je fus nécessairement le premier à m’apercevoir que Grâce s’enveloppait d’une lueur presque invisible. Violaine ne tarda pas à la discerner aussi.

Elle me dit au déclin d’un jour :

« Nous sommes seuls à voir le nimbe qui enveloppe Grâce…

— Ah ! fis-je… tu as vu ? »

Grâce se promenait dans le jardin. À mesure que le jour baissait, le nimbe devenait faiblement visible.

« Tu crois la même chose que moi, dit-elle en souriant… D’ailleurs ce ne peut être que cela. »

Je fis oui d’un signe de tête.

« Ce sera charmant ! »

Cette exclamation ne laissa pas de me surprendre.

« C’est si joli leur façon d’être mère… tandis que nous ! »

Elle baissa la tête, confuse.

Je la pris doucement dans mes bras.

« Et pourtant je suis heureuse d’être une mère terrestre ! »

Pensive, elle demeura un moment silencieuse.

Je crois qu’elle nous aime beaucoup, reprit-elle à mi-voix… surtout toi…

— Elle ne parle jamais de toi qu’avec enthousiasme…

— Je le sais, et j’ai pour elle une affection singulière… une affection d’autre monde… Cela m’explique un peu peut-être, l’affection qu’elle a pour nous… Je ne sais comment l’idée m’est venue qu’elle a désiré un enfant parce que nous en attendions un… elle a une sorte d’amour pour toi… »

C’était si inattendu que j’en perdais le souffle. Une sourde inquiétude se mêlait à la surprise : il m’aurait été si pénible que Violaine fût jalouse…

« Tu as l’air abasourdi ! fit-elle… Ce serait pourtant naturel… Quel mal y aurait-il à cela ? C’est tellement différent de ce que serait l’amour d’une femme… et si délicieusement pur !… Si j’étais homme, je crois bien que je pourrais ressentir quelque chose comme ça pour elle…

— Oh ! Violaine…

— Eh ! oui, et je ne crois pas que cela m’empêcherait le moins du monde d’aimer une femme… Ce serait comme si j’aimais une fleur… une fleur prodigieuse… une fleur consciente… Je ne sais si tu peux comprendre…

— Mais oui… mais oui… », fis-je avec un empressement que je regrettai sur le champ.

Elle se mit à rire, puis, plus grave :

« Il est certain que tu es très attaché à Grâce… C’est toi qui la comprends le mieux. C’est même toi qui l’as, pour ainsi dire, découverte, Je l’avais déjà deviné avant mon départ pour Mars…

— C’est inouï ! » balbutiai-je.

Le soir venait à petits pas. Bientôt un colossal soleil écarlate se posa dans l’échancrure de deux collines.

L’église du prochain village n’occupait qu’un petit coin de la surface embrasée. Peu à peu, l’ombre de la Terre tournante dévora l’astre et la fête des nuées commença…

Maintenant, le nimbe de Grâce était si visible que Jean et Antoine qui venaient de dîner avec nous, s’arrêtèrent :

« J’en doutais encore ! Maintenant, j’en suis sûr, s’écria Jean.

— Bah ! dit doucement Antoine, je le savais depuis une semaine…

— Et tu as gardé le silence !

— Comme eux ! répondit flegmatiquement Antoine en désignant Violaine et moi, mais enfin, on pouvait se tromper… mieux valait attendre confirmation… Et même maintenant, quoique je sache qu’il suffit aux Martiens de le désirer très vivement, je ne suis pas tout à fait sûr du dénouement. Je me demande pourquoi elle l’a voulu ?

— Elle a plus d’une raison ! s’écria Jean. La plus vivante des Martiennes, elle doit désirer ne pas être le dernier chaînon d’une chaîne vertigineuse d’ancêtres… et remarquez qu’elle est plus vivace qu’elle ne le fut là-bas. Puis ce sera comme une espèce de commémoration de son séjour terrestre — car je suppose qu’elle pense retourner dans sa patrie astrale… Et finalement, parce que Violaine… »

Il s’arrêta et se mit à rire :

« Par émulation ? fit Antoine.

— Ça, vieil Antoine, c’est presque de la médisance. Je dirais plutôt par sympathie…

— À la bonne heure ! » dit Violaine.

Nous contemplâmes un moment les somptueux nuages ; là-bas, des fleuves, des montagnes, des golfes naissaient et mouraient lentement. Et Grâce, dans son nimbe argenté parcouru de fins réseaux d’émeraude et ses grands yeux plus étincelants que les étoiles, mêlait un charme vivant à la beauté souveraine du ciel occidental.

« Merveilleux mode de reproduction ! murmura Jean. Ne serait-ce pas une preuve de la supériorité des Martiens au moins comme nature ?

— Gardons-nous de ce genre d’hypothèses ! fit Antoine. C’est plutôt une manifestation suprême, avant la fin de la vie martienne.

— La disparition s’exclama Violaine. Mais les Martiens ne sont pas près de disparaître, j’espère.

— À un million d’années près. Je dis million pour fixer les idées. J’aurais aussi bien pu dire moins ou plus.

— Je respire ! dit Violaine en riant. L’Humanité ne vivra peut-être pas davantage.

— Tels que nous sommes, sûrement non… D’ici un million d’années, nous pouvons avoir subi une transformation considérable…

— Progrès ou décadence ?

— Je ne sais… Pour mon compte, j’opine pour une décroissance d’activité mentale, comme chez les Martiens, mais certes pas de la même forme.

— Et moi, je crois à une activité supérieure pendant quelques millions d’années encore ! s’écria Jean.

— Vous êtes bien gourmand ! »

La nuit tombait. Grâce et le Chef Implicite nous rejoignirent. Le halo de la jeune Martienne me faisait rêver à d’antiques fables de nuées lumineuses guidant des hommes ou des peuplades dans le Désert.

Par les serviteurs, puis par les voisins, la nouvelle se répandit autour de notre habitation d’abord, puis, de proche en proche, se répandit au loin dans la Planète par les phonateurs et les disséminateurs.

Les visiteurs affluèrent, les publicistes du terroir, puis des provinces, enfin de toutes les contrées, envahissant le pays comme des sauterelles…

Nous n’eûmes une paix relative qu’en fixant deux heures par jour où, à quelque distance, Grâce serait visible. Des nuées de véhicules aériens ne cessaient de survoler notre demeure… En vain réclamions-nous la paix : nous ne pouvions persuader des hommes venus des antipodes ou des pôles de repartir sans emporter des films du miracle…

Ainsi, jour par jour, la Planète suivait la métamorphose de la nuée, sa concentration qui la rendait de plus en plus lumineuse, enfin, la merveilleuse conque, la grande fleur blanche. Quand l’enfant commença de prendre forme, ce fut du délire…


épilogue


Je me souviendrai toujours de ce matin.

Nous séjournions dans le chalet montagnard. Je me levai quand la maisonnée dormait encore et tout de suite, j’allai voir le jardin qui depuis quelque temps me passionnait. Les plantes martiennes croissaient abondamment, de-ci, de-là mêlées à des plantes alpestres. Elles fournissaient déjà une part d’alimentation à Grâce et au Chef Implicite. Ils les mangeaient avec plaisir mais sans préférence sur les mets terrestres auxquels ils s’étaient parfaitement adaptés.

Une dizaine de bêtes martiennes circulaient près de la ville. Jean les avait parfaitement apprivoisées et non seulement elles ne montraient aucune tendance à fuir, mais, assez craintives, elles attendaient l’éveil des hôtes pour aller paître à distance. Deux d’entre elles me suivaient dans ma promenade matinale ; la première, de la taille d’un chat, était bleu et or avec une gueule en tire-bouchon et des pattes en hélices. Elle exécutait en marchant de singuliers soubresauts comme si les pattes se détendaient à la manière de ressorts. L’autre, sinueuse comme une belette, était vêtue d’amarante sur le dos, de rose sur le ventre avec des filets émeraude ; ses pattes s’étalaient presque horizontalement, terminées en spatules et la faisaient progresser moitié rampant, moitié bondissant.

Toutes deux avaient six grands yeux dont la beauté dépassait de loin ceux de tous les animaux terrestres, de la gazelle au tigre, six foyers où passaient toutes les couleurs et toutes les nuances du spectre solaire…

Comme je revenais du fond du jardin, je vis accourir Grâce ; elle tenait son enfant dans les bras : signe que sa croissance embryonnaire était terminée. Et déjà les yeux du petit être étaient magnifiques.

« Je suis heureuse, dit-elle… Je le voue à la Terre, sa patrie… et à vous qui m’avez donné le désir de le voir naître ! »

Je la regardais attendri et il me semblait vraiment que, si différente pourtant, sa face avait pris un peu de la forme humaine.

« C’est un Martien… je l’ai voulu ainsi ! »

Violaine parut sur le seuil avec Jean.

« Le premier Martien terrestre ! s’exclama Jean… Nous lui chercherons… un complément ! »

C’était son idée de fonder une petite colonie martienne, inoffensive par définition…

Violaine considérait attentivement le nouveau-né.

« Il portera bonheur au nôtre ! » fit-elle.

Elle aussi allait être mère :

« Nous retournerons dans Mars ! »

Un vrombissement nous fit tourner la tête et bientôt le vortex d’Antoine se posa sur le terre-plein…

Il regarda l’enfant martien avec recueillement, puis il murmura :

« S’il avait plus tard une compagne, ce pourrait être le commencement d’une colonie martienne…

— Mais, dit Jean, ou nous le ramènerons définitivement sur Mars, ou nous lui chercherons une compagne…

— Ce sera peut-être inoffensif, dit Antoine, mais enfin, ce pourrait être aussi un péril ! La Terre a singulièrement ranimé Grâce et le Chef Implicite ! »

Ces paroles ne pouvaient rien contre notre quiétude. Une atmosphère de douceur nous enveloppait. Les paysages de Mars se mêlaient aux sites de la montagne estivale, au conclave des cimes d’argent, cependant que, de la profondeur, les forêts de sapin montaient, rampaient sur les côtes, après avoir exterminé les chênes et les hêtres…

  1. Il ne faut pas perdre de vue que la surface actuelle de Mars ne comporte plus de mers, mais seulement des lacs ; à cause de cela, les terres occupables par les Tripèdes auraient pu être comparées, en tant qu’étendue, à nos terres continentales. Mais déjà les Zoomorphes en tenaient approximativement les quatre cinquièmes.
  2. Le lecteur ne perdra pas de vue que la conversation avec les Martiens ne comporte que des signes.
  3. Les filles tripèdes peuvent concevoir sans le concours du mâle. Il suffit que tous deux le désirent pendant quelque temps avec intensité.
  4. Chez les Éthéraux, cette concordance est plus étendue. Entre individus de même espèce, elle intéresse, ce semble, la totalité des organismes.