Les Associations protestantes à Paris/02

Les Associations protestantes à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 291-323).
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LES
ASSOCIATIONS PROTESTANTES
A PARIS

II.[1]
LES DIACONESSES. — LA CITÉ DU SOLEIL.


I. — LES DIACONESSES.

L’acte de naissance des diaconesses date du Ier siècle de la réforme. Henri-Robert de La Marck, souverain de la principauté de Sedan, s’étant converti, en 1559, aux principes de la nouvelle église, institua les « demoiselles de charité, » dont la fonction était de porter secours aux malheureux, en les soignant lorsqu’ils étaient malades et en leur distribuant les aumônes qu’elles recueillaient pour eux. Les protestans ne sont pas sans éprouver quelque fierté de ces lointaines origines ; et ils font volontiers remarquer que saint Vincent de Paul n’a créé qu’en 1642 l’ordre immortel auquel il a attaché son nom. Qu’importe ? L’émulation au bien ne sera jamais assez vive ; diaconesses et sœurs de charité font leur devoir au-delà même sans doute des limites tracées par la règle qu’elles observent ; si toutes les communions rivalisaient indistinctement de zèle pour diminuer le mal auquel l’homme est condamné, on ne pourrait qu’applaudir au sentiment qui les pousse vers la consolation de la souffrance humaine. Oublier tout dissentiment résultant de croyances différentes, pour ne voir, pour ne secourir que le malheur et la misère, c’est peut-être accomplir l’acte religieux par excellence. Jérusalem et Samarie se haïssaient ; le Samaritain ne s’en est point souvenu et il a sauvé l’Hébreu blessé. Cette parabole devrait être le mot d’ordre de toute œuvre charitable.

L’institution des diaconesses, — gardes-malades, directrices morales, maîtresses d’école, — rend d’éminens services. En 1881, elles comptaient en terres protestantes cinquante-trois maisons, — je ne crois pas que le nombre en ait augmenté depuis lors ; — La majeure partie est en Allemagne ; 4,700 diaconesses en dépendent et sont disséminées dans 500 stations, dont plusieurs sont situées dans l’extrême Orient. Si elles font effort de propagande, nous n’avons pas à le savoir, car nous n’avons à les étudier que dans leurs actes de bienfaisance. « Les diaconesses des églises évangéliques de France » ne se sont établies et groupées à Paris qu’en 1841, sous l’impulsion du pasteur Vermeil, qui les installa, rue des Trois-Sabres, dans une petite maison qu’il avait achetée de ses deniers. On y fut bientôt à l’étroit ; deux ans plus tard, on se transporta rue de Reuilly, no 95, dans un immeuble attenant à un terrain considérable et dont la générosité protestante fit les frais, qui s’élevèrent à près de 250,000 francs. Là, on put donner plus d’ampleur à l’institution même, qui fut reconnue d’utilité publique en 1858. À mesure que de nouvelles exigences s’imposèrent, des constructions furent édifiées, qui constituent aujourd’hui un groupe secourable où l’on cherche et où l’on réussit à faire le bien. Porte close, loge vitrée où la diaconesse de service, — j’allais dire la tourière, — se tient en permanence, surveillant les entrées et surtout les sorties, escalier propre, parloir ciré, convenablement meublé, étalant aux murailles quelques portraits lithographies ou photographiés de bienfaiteurs et de bienfaitrices, jardin sablé, murailles blanches, fenêtres munies de barreaux de fer ; est-ce un couvent ? on s’y pourrait tromper ; non, c’est une maison protestante ; la quantité de devises empruntées à l’Ancien et au Nouveau-Testament en fait foi.

Un grand jardin s’allonge entre des murs peu élevés et participe à la verdure des enclos voisins, où s’épanouit la frondaison des arbres. Une petite barrière à hauteur d’appui circonscrit un préau où toute une marmaille joue, danse, s’évertue et se repose, en se trémoussant, des fatigues subies pendant la classe, car nous sommes auprès de la salle d’asile, qui a abandonné son ancienne et excellente dénomination pour prendre celle d’école maternelle. Cette école est mixte ou plutôt mélangée : aux enfans qu’on y amène, on ne demande point d’acte de baptême ; sont-ils juifs ou catholiques, sont-ils protestans réformés, méthodistes, luthériens ou calvinistes, sont-ils issus de déistes, de panthéistes ou d’athées, on ne s’en inquiète pas ; ils ont quatre ans sonnés, ils n’ont point encore sept ans, on les accueille, on les débarbouille, on leur fait chanter en chœur des chansons dont ils écorchent les airs, on les initie aux premiers élémens de l’instruction, et l’on s’efforce de les amuser, tout en leur enseignant quelques notions utiles. Pendant que j’étais là, ils sont rentrés en classe, marquant le pas, braillant à tue-tête un refrain de circonstance ; ils ont gravi les gradins, en cadence, comme des soldats de Lilliput bien dressés, et ils ont pris place, les garçonnets d’un côté, les fillettes de l’autre ; les messieurs m’ont adressé de la main droite un salut majestueux, les demoiselles m’ont fait une belle révérence, tout le monde s’est assis, et l’on n’a plus entendu que le bruit des petits nez qui reniflaient. Ces bambins sont les enfans du quartier ; j’ai été frappé de leur bonne tenue et de leur propreté : je me doute que les diaconesses y sont pour quelque chose et que le savon protestant joue un grand rôle en tout ceci. À cet égard, les œuvres catholiques ne peuvent soutenir la comparaison avec les œuvres protestantes ; les unes dédaignent un peu trop la « guenille » humaine et se mettraient volontiers sous l’invocation de saint Labre ; les autres en prennent soin et croient que la pureté extérieure est un emblème de moralité.

Parmi les petites filles, il en est de charmantes, roses, blanches, bouclées, avec de beaux regards étonnés et des gestes dont la grâce inconsciente est extraordinaire. Elles sont moins commodes à mener que les garçons ; on trouve en elles, comme un produit même de la nature, je ne sais quoi de rusé, d’agité, de peu reconnaissant que l’on ne rencontre pas chez leurs petits compagnons, qui ont parfois des accès de violence auxquels succèdent toujours des retours de bon cœur dont il est difficile de n’être pas touché. Les unes et les autres vivent, du reste, en bonne harmonie ; on se gourme bien un peu, quelquefois, pendant les récréations, mais cela ne tire point à conséquence ; le garçonnet, fier de son sexe et sachant qu’un jour il aura barbe au menton, ne dissimule guère le dédain qu’il professe pour les petites filles, qu’il considérerait sans peine comme des créatures d’essence inférieure ; aussi l’on a imaginé pour « les messieurs » une punition redoutable. Quand un de ces marmots s’est montré récalcitrant, grossier ou paresseux, et que l’on juge qu’il est urgent de faire un exemple, on lui déclare qu’il n’est plus digne de siéger du « côté des hommes ; » on l’enlève de sa place et on l’assoit du « côté des dames : » le pauvre morveux en reçoit un tel choc d’humiliation qu’il en reste atterré. S’il veut regimber, on lui dit : « Taisez-vous, mademoiselle ; » et il se reconnaît vaincu. La diaconesse que j’ai vue à l’œuvre dirige l’école depuis trente-sept ans. Elle a enseigné la lecture aux enfans des enfans dont elle avait dégrossi les pères. Elle est connue dans le quartier et vénérée de ces robustes ouvriers, qui lui gardent bonne gratitude des soins qu’ils en ont reçus. Atteinte par l’âge aujourd’hui, d’apparence délicate, faisant les leçons avec un filet de voix dont la faiblesse commande l’attention, elle est active encore et passionnée pour les petiots à qui elle ouvre, habilement, ingénieusement, les portes de la vie intellectuelle. C’est une bonne bergère ; le petit troupeau qu’elle guide la suit avec empressement ; et, au bruit de sa « claquette, » chacun obéit.

L’école maternelle n’est point une superfétation à la maison des diaconesses, mais ce n’en est qu’une annexe qui s’est fondée pour attirer les enfans d’un faubourg populeux et les soustraire, dès les premières années, à l’existence de la rue, stérile quand elle n’est point funeste. L’œuvre à laquelle on se consacre de préférence et avec un dévoûment qui n’est pas toujours récompensé est de visée plus haute et de salut plus sérieux. Là, et bien avant la création de l’école industrielle dont j’ai parlé récemment[2], on s’est ingénié à neutraliser le mal dès son début même, à combattre les mauvais instincts naturels et à arracher l’enfance et l’adolescence, prématurément contaminées, aux dangers qui lui rendraient la vie honteuse et insupportable. Labeur décevant, labeur ingrat, où parfois les meilleures volontés succombent ; car, si l’on n’est pas aidé par l’énergie même de celles que l’on veut sauver, on ne sauve personne. Or l’énergie est une qualité naturelle, on peut la développer et la féconder lorsqu’elle existe ; mais où elle n’existe pas, comment la faire naître, et si par bonheur on y a réussi, comment la maintenir intacte et assez résistante pour lutter contre les périls dont la jeunesse de la femme est assaillie de toutes parts ? Souvent l’on est trompé, car la femme excelle à feindre ; patiente et d’apparence soumise, elle jouera son rôle pendant longtemps sans jamais se démentir ; sa dissimulation fait sa force, rien ne lui coûte pour atteindre le but qu’elle s’est proposé. Elle représente « le sexe faible, » mais elle est rarement vaincue dans son combat perpétuel « contre ce fier, ce terrible et pourtant un peu nigaud de sexe masculin ; » — C’est le mot de Marceline dans le Mariage de Figaro. Heureusement, à la maison des diaconesses, « le sexe fort » n’a rien à faire et tout est confié aux femmes vertueuses et ferventes qui la dirigent. L’homme ignore la femme, quoiqu’il s’imagine la comprendre parce qu’il parle le même langage qu’elle ; mais entre elles les femmes se devinent, et parfois il suffit d’un geste, il suffit d’un coup d’œil pour que la révélation soit complète. La femme impeccable, dont la rigidité morale est inflexible, pénètre sans effort au fond des cœurs féminins les plus résolus et les plus hypocrites ; c’est pourquoi les diaconesses lisent dans l’âme même des malheureuses qu’elles se sont juré de ramener au bien. Elles ne les fatiguent point d’observations répétées, elles ne les énervent pas de conseils superflus, mais elles savent, au moment propice, dire le mot qui pénètre et reste dans l’esprit comme le germe d’une bonne semence dont le fruit mûrira plus tard.

La partie de la maison où sont renfermées ces pauvres filles pourrait s’appeler la claustration. Elles vivent là en deux groupes distincts, isolées, en quarantaine pour ainsi dire, dans une sorte de lazaret maternel où l’on tâche d’atténuer, où l’on veut guérir la peste morale dont elles ont été frappées. Hygiène de l’âme : les femmes y excellent, surtout lorsqu’elles l’enveloppent de cette tendresse qui accomplit des prodiges et qui, bien mieux que la rigueur, adoucit l’impétuosité native et amollit la dureté des caractères. Pour la plupart des pauvres filles que les diaconesses abritent sous leurs ailes, c’est déjà un bienfait que d’être loin des détestables exemples dont la famille est prodigue. Presque toutes ces brebis, qui se sont volontairement égarées, ont été corrompues dans le bercail même où elles auraient dû trouver protection. Plus d’une est tombée par esprit d’imitation, à moins qu’elle n’ait été entraînée à sa perte par ceux-là même qui en avaient la garde. En telle matière, toute sensiblerie, tout lieu-commun sur les vertus du peuple seraient coupables et contraires à la vérité. Loin de moi la pensée de prétendre que la classe populaire soit mauvaise et résolument vicieuse ; aussi bien que personne je sais quel dévoûment, quelle ardeur au travail, quelles mœurs sérieuses on peut, sans longues recherches, découvrir dans le monde ouvrier ; mais je sais aussi, et nul ne me contredira, quels périls inévitables offre l’agglomération des ateliers, des cités, des chambres où l’on dort pêle-mêle, et quels droits de préemption exerce la puissance des contremaîtres. Ce que le plus souvent nous considérons comme un crime, tout au moins comme un outrage à la probité, passe là pour une bonne aubaine dont on serait sot de se priver ; et puis la terrible parole : autant moi qu’un autre ! oblitère le sens moral et a parfois des conséquences si graves que toute une existence en est perdue. Les déclamations des philosophes humanitaires, les sophismes des moralistes fabricants d’idées toutes faites, les objurgations des libellistes à courte vue n’y feront rien ; la vérité n’est point douteuse pour l’honnête homme qui a étudié la question : quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, la fille du peuple est perdue par le peuple, et l’or du riche, ce fameux or corrupteur dont on a tant parlé, n’a rien à voir en tout ceci. On le sait à la correction paternelle de Saint-Lazare, au Bon-Pasteur, au refuge Saint-Michel, à l’ouvroir de la Miséricorde et à la maison des diaconesses. Là on ne se fait point d’illusion, car on est en présence de la réalité dont on a reçu les confidences ; on sait où est le mal ; on le sait si bien, qu’en principe on éloigne les familles des jeunes détenues, car l’expérience a enseigné que, la plupart du temps, elles ne sont et bien souvent ne savent être qu’un agent de perversion. J’irai plus loin, et je le peux sans craindre de me tromper, car j’ai eu entre les mains d’irrécusables documens. Si une jeune fille, — je parle d’une enfant de quatorze à seize ans, — se dérange, comme dit l’expression populaire, et si elle fait profiter sa maison du bénéfice qu’elle peut retirer de son inconduite, on l’encourage, on la choie, on favorise sa précocité ; on dit : « Elle n’est pas bête, la petite, elle rapporte déjà. » Mais si elle réclame sa liberté, si elle va dépenser hors du logis l’argent mal gagné, on la vitupère, on s’en plaint, on l’accuse, et l’on obtient contre elle une ordonnance de séquestration. Il y a des mères qui ne pardonnent point à leurs filles de leur porter préjudice en marchant sur leurs traces et en se conformant aux exemples qu’elles ont reçus. Si « le bureau des mœurs » de la préfecture de police livrait ses dossiers à la publicité, on serait stupéfait.

À ce mal, qui n’est pas seulement confiné dans les couches infimes de la société parisienne ; à ce mal, qui est une lèpre que le moindre contact peut communiquer, qui détruit le corps, désagrège l’âme et atrophie les sentimens respectables, la charité s’efforce de remédier. Elle ouvre des asiles, elle multiplie les refuges, elle installe des écoles professionnelles, des ouvroirs, des orphelinats, des ateliers où l’on fait l’apprentissage de la moralité. Elle se bat corps à corps avec le péché mortel, celui dont la femme est la victime expiatoire, lorsque l’on n’a pu l’y arracher. Ces maisons closes, dont la porte est surmontée d’une croix ou d’un verset des livres saints, ont été le théâtre de luttes héroïques qui rappellent ces mystères du moyen âge, au dénoûment desquels le bon et le mauvais ange se disputent une âme. Là, le diable est invariablement dupé ; en est-il ainsi dans ces écoles de relèvement ? Pas toujours, car on se heurte souvent à de mauvais sentimens indestructibles, dont le pire est la vanité. À l’époque où j’étudiais les organes de Paris, j’eus à m’occuper d’une maladie sociale particulière dont je n’ai point à prononcer le nom, et j’allai visiter une maison de filles repenties ou soi-disant telles. Une d’elles, âgée d’environ dix-huit ans, qui n’était point laide, malgré son béguin de laine noire et sa blouse de siamoise, accotée contre le mur du préau, pleurait et maugréait en levant les épaules avec colère. Je m’approchai d’elle et lui demandai la cause de son chagrin. Elle me répondit d’un ton bourru et en langage du ruisseau : « C’est cette chienne de sœur Rosalie qui m’a monté une gamme et collé un suif, je ne sais pourquoi ; elle m’a prise en grippe parce que j’ai fait la noce et qu’elle s’embête ici à gratter son chapelet ; elle est vieille, elle est laide ; moi je suis jolie et je suis jeune, c’est ça qu’elle ne peut pas me pardonner ; je la connais, sa morale, c’est de la jalousie ; mais patience, je décamperai un de ces matins, et l’on ne me reverra pas de sitôt. » Avec celle-là, Satan n’aura point été dupé, elle lui appartenait.

Toutes ne sont point ainsi, heureusement, car il serait inutile d’essayer d’amender des créatures qui n’attendent que le moment de retourner au vice. À la maison des diaconesses, de sérieux résultats ont été obtenus, et c’est dans des proportions appréciables que l’on a pu rendre à la probité et au respect de soi-même de pauvres enfans qui s’étaient égarées sans trop savoir ce qu’elles faisaient. C’est en développant chez elles, autant que possible, le sentiment de leur propre responsabilité, que l’on parvient à leur faire comprendre que la vie n’est pas exclusivement faite pour s’amuser, et que la rectitude de la conduite est plus avantageuse que le dévergondage. Notions simples et d’éclatante vérité, mais que l’on ne s’approprie cependant qu’à la condition d’avoir un naturel doué de quelque intelligence et suffisamment paisible. Si les enfans auxquelles on s’adresse et sur lesquelles on tente d’agir par le raisonnement, la discipline et la bonté, étaient de facultés analogues, il est certain qu’une seule règle suffirait à toutes ; mais il ne peut en être ainsi. Les caractères sont multiples, avec des dessous parfois difficiles à pénétrer ; les aptitudes sont diverses, et les exigences de la physiologie ne se ressemblent pas. Il en résulte que si le régime est uniforme, comme il convient dans une sorte d’établissement correctionnel, le système de direction morale doit varier selon les individus ; telle pensionnaire qui regimbera contre la sévérité ouvrira l’oreille aux bonnes paroles, et telle autre qui se rira de l’indulgence ne se soumettra qu’à des mesures rigoureuses. Chacune de ces fillettes exige donc une étude préalable et un mode spécial de redressement, sans quoi l’on s’exposerait à perdre le bénéfice de l’amendement obtenu et à voir s’évanouir toute chance d’amélioration. Il m’a paru que les diaconesses ne négligeaient rien pour obtenir la confiance des enfans, pour pénétrer jusqu’au tréfonds de leur âme, et qu’elles modelaient leurs tentatives d’influence sur les caractères mêmes qu’elles veulent modifier.

La maison est divisée en deux parties, séparées l’une de l’autre et sans communication autorisée ; dans la première, on a installé le disciplinaire, et dans la seconde, la retenue. Le disciplinaire est une école professionnelle ; on y reçoit l’enseignement primaire et on y apprend un métier. L’âge des enfans que j’y ai vues varie entre sept et quatorze ans ; j’ai compté vingt-neuf élèves vêtues de cotonnade bleue, proprettes et les cheveux courts. Levées à six heures, couchées à neuf ; la journée, coupée de récréations et de repas, comporte régulièrement cinq heures de classe et six heures de travail manuel. On joue dans un préau, parfois dans le jardin ; à certains jours, on part en bande, sous la conduite d’une ou de plusieurs diaconesses, on va s’ébattre au bois de Vincennes, qui n’est pas éloigné de la rue de Reuilly, on pousse jusqu’au palais du Trocadéro pour en visiter le musée, on se promène dans les galeries du Louvre ; pendant les longues journées d’été, on va goûter dans quelque lieu champêtre des environs de Paris ; ce sont là des fêtes qui mettent ces petits cœurs en joie et leur font momentanément oublier ce que l’assiduité à la besogne a de pénible lorsque l’on est si jeune. La règle est sans sévérité, et rappelle celle que l’on applique dans les institutions scolaires où les jeunes filles de la bourgeoisie parisienne sont élevées. Les enfans du disciplinaire sont vicieuses, et c’est pourquoi elles y sont ; la plupart ont été placées par leur famille. — « C’est un vrai diable, nous ne savons qu’en faire ; tâchez d’en tirer parti. » — On est saisi tout de suite par la régularité du régime qui détermine l’emploi des heures ; en soi-même on s’insurge, on se révolte ; mais peu à peu la discipline fait son œuvre, la tempête s’apaise, et la force de l’habitude, des mêmes exercices toujours renouvelés, finissent par adoucir les exaspérées et mater les récalcitrantes. Ces fillettes sont de leur âge, c’est-à-dire étourdies, bavardes, espiègles ; les pédagogues ont, pour résumer ces imperfections, un mot que je n’ai jamais bien compris ; ils diraient : elles sont « dissipées, » c’est un défaut qui se corrige de lui-même et pour lequel il convient d’être indulgent. Les fautes que l’on commet au disciplinaire ne doivent pas être bien graves, et j’imagine que les châtimens ne sont point excessifs. Cependant il existe à côté de la classe une chambre de punition où l’on peut enfermer dans le silence et l’isolement une élève qui se montre ingouvernable ; c’est ce que dans les lycées on appellerait les arrêts, le cachot ou le séquestre. La chambre de punition : ce mot me sonnait mal aux oreilles ; j’ai demandé à la voir. J’y suis entré et n’ai pu m’empêcher de rire. Dans une chambrette très claire et qui ne ressemble en rien au carcere duro, j’ai vu des piles de serviettes, de fichus, de mouchoirs et de taies d’oreillers. La chambre de punition fait office de dépôt pour le linge ouvré : c’est bon signe.

Les petites filles que leurs familles ont pour ainsi dire abandonnées, et que les diaconesses ont adoptées, manquaient à la maison paternelle d’une direction intelligente. Cette direction, le disciplinaire la leur imprime, et elles s’en trouveront bien, car elles en auront reçu l’outil, l’outil perfectionné, qui, plus tard, deviendra leur gagne-pain. La couture est un art ; je m’en suis aperçu en examinant les ouvrages de lingerie que ces enfans confectionnent. Elles ont découvert tous les mystères de l’aiguille ; elles travaillent avec la précision que donne l’expérience. On m’a montré, en les faisant valoir, des ourlets, des surjets, des piqués, des points droits, des points arrière, des points rabattus, des points d’anglaise, des points de chaînette ; j’ai admiré de confiance, car, sous ce rapport, mon éducation a été un peu négligée. Leur habileté est connue et même fort appréciée, car beaucoup de particulières et plus d’un magasin célèbre s’adressent à elles, et ce métier, que leur famille a été impuissante à leur enseigner, n’est pas sans utilité pour la maison hospitalière qui les a recueillies. La besogne ne chôme pas, car je constate qu’au cours de l’année 1885, l’atelier du disciplinaire a fourni neuf mille huit cent quarante-cinq journées de travail, qui correspondent aux journées de présence des pensionnaires. Assises sur des bancs, rangées contre la muraille en deux escouades qui se font face, elles restent silencieuses, tête baissée, tirant l’aiguille, et rougissent lorsqu’on les regarde, comme si elles redoutaient que l’on ne découvrît leurs pensées secrètes et les souvenirs de leur passé. Il n’y a point de passé pour des enfans si jeunes, inconscientes peut-être, à coup sûr irresponsables ; il n’existe de réhabilitation que pour celles qui étaient d’âge à pécher résolument et en connaissance de cause. Celles que j’ai vues là n’ont point à se relever, car si elles sont tombées, c’est sans le savoir, c’est parce qu’on les a poussées trop durement là même où l’on aurait dû les soutenir. Pour elles, tout espoir est permis et tout salut peut être assuré. Une statistique officielle fournit des chiffres rassurans. Sur trente-trois élèves sorties du disciplinaire dans un espace de dix années, dix-sept suivaient le bon chemin dans la vie : plus de la moitié, c’est une proportion considérable et qui n’a pu être obtenue que parce que l’action préservatrice a été exercée sur des enfans d’une extrême jeunesse. Cette proportion n’est plus la même dès que nous pénétrons dans la retenue, où sont les jeunes filles âgées de quatorze à vingt et un ans.

La retenue : le mot est heureusement trouvé ; ce n’est pas une prison, ce n’est pas non plus une école industrielle analogue à celle que nous avons vue dans la rue Clavel, et cependant cet « institut, » comme dirait un Allemand, participe de l’une et de l’autre ; car on n’y est admis qu’en vertu d’une ordonnance du président du tribunal ou d’un jugement, et l’on y est astreint à un travail non rétribué. Je n’ose pas dire que c’est une annexe de la correction paternelle de Saint-Lazare, puisque l’on y obtient des succès qui n’ont même pas été entrevus à la maison de détention pour les femmes ; et cependant le personnel s’en recrute sur le même fumier social. Les jeunes détenues sont de mêmes catégories, de mêmes vices, de même honte ; seuls les procédés de relèvement ne se ressemblent pas, et cela constitue une différence essentielle. De telles œuvres ne peuvent être appréciées que par les résultats ; à Saint-Lazare, ils sont nuls, pour ne pas dire douloureux ; à la maison de Reuilly, ils ne manquent pas d’importance, ils seraient certainement plus considérables si l’on avait affaire à des sujets plus jeunes, par conséquent plus malléables et que les habitudes pernicieuses n’auraient encore qu’effleurés. L’éducation est une lutte permanente contre la nature ; elle doit être entreprise de bonne heure, dès que l’enfance est apte à comprendre. Du petit animal humain qui vient d’entrer dans le monde où il aura son personnage à jouer, quel qu’il soit, elle doit faire un être destiné à vivre en société ; elle aura à lui enseigner les conventions dont il est nécessaire que les instincts naturels soient revêtus pour ne point tomber dans les excès de la vie sauvage ; et ceci ne s’obtient pas en peu de temps, car, dans les groupes civilisés, les formes extérieures des relations, les coutumes, les idées même sont le fruit des leçons souvent répétées qui finissent par policer l’homme et lui permettent de coexister à ses semblables. Si l’on revenait à cet état de nature que la démence de Jean-Jacques Rousseau avait entrevu à travers les rêveries d’un idéal absurde, le vol, le meurtre et le reste régneraient ici-bas, comme aux jours de l’âge de pierre. C’est une longue expérience qui a appris à l’humanité qu’elle ne pouvait se développer qu’à la condition de se garder contre elle-même par les restrictions qu’elle s’impose et qui forment le code des lois où elle a trouvé son salut. Or presque toutes les jeunes filles de la retenue ignorent ces restrictions dont personne ne leur a parlé, et elles n’ont, jusqu’à présent, obéi qu’à leurs instincts primordiaux, c’est-à-dire à la perversité. Pour elles, l’effort doit redoubler, mais cet effort serait moindre si, avant d’entrer à la retenue, elles avaient passé par le disciplinaire.

Elles aussi, elles sont uniformément vêtues de cotonnade bleuâtre, et ce n’est point la coupe de leurs robes qui leur inspirera de la coquetterie ; comme de jeunes sachettes, elles portent une façon de blouse qui dissimule les formes ; les manches, serrées aux poignets, alourdissent les mains ; les cheveux, coupés à hauteur d’oreille, ne se prêtent à aucun artifice de coiffure. Je les ai attentivement regardées ; nulle d’entre elles ne m’a paru jolie, et dans toutes j’ai cru reconnaître quelque chose de lourd et de rudimentaire qui pourrait appartenir à des êtres inachevés. Les scories les encombrent ; pourra-t-on les en nettoyer ? Là encore, comme partout, comme toujours, je retrouve cette proportion que j’ai déjà signalée ; on dirait vraiment qu’elle est inhérente à la créature humaine sur laquelle elle pèse comme une sorte de fatalité. Dans un document relatif à la maison de la rue de Reuilly et signé par le pasteur Louis Valette, on peut lire : « Un tiers des résultats moraux doivent être enregistrés comme excellens ; un tiers comme offrant de bonnes garanties, mais sujets cependant à péricliter ; un tiers comme nuls. » C’est ce que nous avons trouvé à l’école industrielle, c’est ce que j’ai constaté dans toutes les maisons d’amendement et de relèvement où j’ai regardé. Un tiers, ce chiffre n’est pas à dédaigner ; ramasser des filles perdues et en sauver 33 pour 100, c’est faire œuvre méritoire. Le résumé statistique d’une expérience décennale permettra de fournir à cet égard un renseignement précis. Sur quatre-vingt-dix-sept jeunes filles sorties de la retenue pendant le cours de dix années, trois sont décédées, trois sont internées dans des asiles d’aliénés, treize sont retournées à leur vomissement, trois ont une conduite qui fait naître des appréhensions, quarante-quatre ont disparu et l’on ne sait rien d’elles ; trente et une sont rentrées dans le bien et leur attitude fait augurer qu’elles n’en sortiront plus.

Les défauts qui dominent chez ces malheureuses sont ceux que l’on rencontre chez la plupart des criminels : la violence et l’apathie. La première engendre l’initiative, la seconde subit les influences qui déterminent la complicité ; toutes les deux créent le péril et sont énergiquement combattues par les diaconesses, dont la surveillance, toujours en alerte, a déjoué plus d’un petit complot et surpris des correspondances clandestines. Parfois, — et le cas n’est pas rare, — la perversion n’est pas très consciente, car elle est la conséquence de troubles nerveux qui dominent les facultés de l’esprit. La brutalité des mouvemens, l’incohérence des paroles ne laissent aucun doute ; on est en présence d’un accident pathologique qui réclame l’intervention de la science aliéniste, et l’asile de Sainte-Anne reçoit la jeune détenue pour laquelle la maison des diaconesses n’est plus faite ; elle ne relève plus que de la thérapeutique, car le traitement moral ne peut avoir prise sur elle. Les désordre. qui l’ont attirée et retenue l’ont-ils tellement surmenée qu’elle en a perdu la raison ; on le croit, on le répète ; tel n’est pas mon avis, et j’ose dire que c’est la faiblesse même de sa raison qui l’a entraînée aux désordres. Que de fois, en pareille circonstance, on a confondu la cause et l’effet ! Il est de bon ton de blâmer ces malheureuses et souvent de ne leur épargner aucun sévice ; il serait plus juste de les plaindre, de considérer le milieu dont elles sont issues, l’éducation imparfaite qu’à peine l’on a ébauchée pour elles, les exemples abominables qui les ont corrompues, et de conclure que l’enfant tombe quand on ne lui met pas de lisières. Je crains de paraître excessif en disant ma pensée tout entière : mais, dans bien des cas, il serait équitable d’envoyer en prison les parens dont la fille mineure a mérité les rigueurs de la maison correctionnelle. La responsabilité des père et mère envers leurs enfans ne semble pas avoir été suffisamment précisée et déterminée par la loi. Article 203 : « Les époux contractent ensemble, par le seul fait du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfans. » C’est bien vague ; on peut être nourri, entretenu et élevé par des ascendans directs et être moralement abandonné, sinon perverti par eux. Il est regrettable que le respect professé pour l’autorité paternelle ne permette pas de la surveiller et de lui enlever l’enfant dont, trop souvent, elle a préparé la perte.

J’ai pénétré dans la maison de la retenue et j’y ai admiré une cuisine pleine de promesses ; si les ragoûts ne sont point succulens, ce ne sera pas faute de belles marmites ni de casseroles qui pourraient faire office de miroir. Passons ! En toute communauté, fût-ce celle des Invalides, la cuisine induit en orgueil, qui est un péché capital. La buanderie m’intéresse plus, car c’est là que les jeunes détenues sont réunies devant les vastes cuviers en pierre où coule l’eau de lessive, auprès des baquets de savonnage, dans la chambre brûlante du séchoir, au milieu de la salle de repassage. Elles se sentent regardées et baissent les yeux avec une modestie plus ou moins sincère ; seule, une grosse fille, tordant un drap mouillé, éclate de rire : lourdes lèvres, dents séparées, regard éteint, front bas, cheveux ternes ; la matière est plus forte que l’esprit ; celui-ci est comme un chardonneret dans une cage de pierre : sa demeure est si épaisse que les chants ne la traversent pas ; la pauvre enfant n’est pas loin de l’idiotie, et si elle est là, c’est sans doute parce qu’on l’a soustraite à ceux qui s’en amusaient. En Orient, la débilité intellectuelle est sacrée ; il n’en est pas de même dans les pays qui sont fiers de leur civilisation. À travers les piles de linge, j’aperçois une fillette de mine éveillée, mais si jeune, si jeune, que je suis surpris de sa présence. Histoire horrible. Elle a neuf ans ; dans la maison paternelle, où elle avait droit à quelque respect, on s’est ingénié à ne développer que ses instincts animaux ; on riait de sa précocité et on en abusait. Elle y prit goût, la pauvre petite, et avec l’inconscience d’une bête, elle alla sur la voie publique faire parade de tout ce qu’on lui avait enseigné. Elle fut arrêtée et traduite en police correctionnelle ; je crois qu’elle fut jugée à huis-clos. Acquittée parce qu’elle avait agi sans discernement, elle fut, aux termes de l’article 66 du code pénal, envoyée dans une maison de correction paternelle jusqu’à sa vingtième année. La religion à laquelle elle appartient lui a valu la bonne fortune d’être conduite à la retenue des dames diaconesses : elle y restera onze ans. Et le père ? J’imagine qu’il est heureux d’être débarrassé de sa fille, qui, de la sorte, ne lui coûte plus rien. La pauvrette paraissait assez gaie, car elle est encore dans l’âge de l’insouciance ; réussira-t-on à effacer toute trace des sanies où elle a été vautrée ? Je l’espère ; mais j’en serais plus certain si, interprétant la sentence du tribunal dans le sens le moins étroit, on la retirait de la division des grandes, qui est la retenue, pour la mettre dans la division des petites, qui est la disciplinaire.

Lavandières et repasseuses travaillaient sérieusement, mais je crois que la présence des dames diaconesses qui voulaient bien m’accompagner y était pour quelque chose. À les contempler attentivement, on pouvait remarquer une activité qui sentait l’effort, comme si l’on eût voulu donner bonne opinion de soi et surmonter, pour un instant, la nonchalance habituelle. C’est au mois d’avril que je fis ma visite à la maison de la rue de Reuilly, au jour même où le soleil du printemps éclata, pour la première fois de l’année, avec ardeur. Toute la nature était en effervescence, les bourgeons se gonflaient près d’éclater, la sève semblait soulever l’écorce des arbres ; pas un nuage dans le ciel ; les moineaux piallaient en sautillant de branche en branche, les pigeons se rengorgeaient et roucoulaient sur les toits ; dans les bruits confus de l’espace, dans les rayonnemens de la lumière embrasée, on croyait entendre des appels mystérieux, on croyait lire la promesse des espérances confuses. En dehors, la vie s’épanouissait dans sa splendeur juvénile ; au dedans, entre ces murs sévères, dans cette besogne brutale, sans ressource pour la pensée, le contraste était lamentable. Je me suis figuré que les poitrines étaient oppressées, que le cœur battait, ému par de lointains souvenirs, que le front avait des rougeurs subites, indice d’un regret inexprimable ou d’une révolte comprimée, et, sans le laisser soupçonner, j’ai été saisi d’une pitié infinie pour ces pauvres recluses, pour ces « jeunesses » forcloses de l’existence, tenues en chartre privée, se mouillant au lavoir et rinçant le linge, tandis qu’il leur serait si doux de courir dans les bois, sur l’herbe nouvelle, en chantant des romances à deux voix. Et la morale, me dira-t-on ? J’avoue que je l’avais oubliée. Elle a ses droits, elle est de devoir forcé dans les obligations de la vie sociale, et l’on y pense dans la maison des diaconesses.

Comme pour les enfans du disciplinaire, le temps des jeunes filles de la retenue est divisé selon une règle invariable ; elles ne sont astreintes qu’à deux heures de classe, le reste de la journée appartient au travail, sauf les instans de repas et de repos. Les récréations se prennent dans un petit préau assez maussade, sans verdure, grossièrement sablé et qui rappelle la prison plus que je ne voudrais. Pour ces malheureuses, point de promenade ; jamais on ne les conduit dans le bois de Vincennes, ou sur les bords de la Marne ; elles sont détenues et ne franchissent le seuil de la maison qu’à l’heure de leur libération. De quatorze à vingt ans, pour des corps élastiques et vigoureux, c’est dur, c’est très dur, et peut-être cette claustration, que je trouve excessive, développe-t-elle la rêverie, qui n’a jamais été bonne conseillère pour les jeunes cervelles. Si du moins on pouvait leur imposer de ces exercices violens qui reposent d’autant mieux l’esprit qu’ils ont plus fatigué les muscles, je crois que l’on n’aurait pas à regretter la dépense que nécessiterait une installation gymnastique, car l’hygiène morale y trouverait son compte. C’est de l’argent bien placé, celui qui permet d’apaiser des pensées mauvaises et de calmer de dangereuses effervescences. Peut-être ne suis-je pas assez sévère, mais le sentiment qui m’a dominé au cours de ma visite est celui de la commisération. Tout a été coupable en ces pauvres filles ; il n’est pas de honte qu’elles n’aient bue, il n’est pas de pudeur qu’elles n’aient souillée ; mais la responsabilité absolue n’en remonte pas jusqu’à elles, et il m’est impossible de ne point penser que s’il est urgent de les relever, de les purifier, de leur ouvrir les bonnes portes de la vie, il n’est peut-être pas juste de les punir en les sevrant de tous les honnêtes plaisirs de leur âge.

Elles sont intelligemment soumises au système Auburnien. Elles travaillent en commun à une œuvre commune où chacune a son emploi déterminé, mais elles dorment dans des chambres particulières où elles se ressaisissent, échappent à la discipline uniforme qui les généralise, se retrouvent elles-mêmes et peuvent s’individualiser, seule à seule avec leur conscience. Cela est très bien et de haute moralité. J’ai visité toutes les chambres, l’une après l’autre ; elles sont irréprochables. Le petit lit est propret et convenablement garni ; à côté, je vois avec plaisir, presque avec gratitude, la table de toilette que j’ai vainement cherchée dans d’autres maisons analogues : voici le savon, la brosse à mains, la brosse à dents, la brosse à tête, les peignes, la cuvette, le pot à eau débordant, les serviettes ; de-ci de-là j’aperçois quelque flacon de pommade que l’on n’essaie même pas de dissimuler. Quels cris l’on pousserait dans certains refuges que je pourrais nommer, si l’on confisquait à une « repentie » quelqu’un de ces engins de coquetterie qui font essentiellement partie des œuvres de Satan ! Les pauvres petites ne sont point forcées, comme ailleurs, d’aller dans la cour se laver plus que sommairement au robinet de la fontaine. Les diaconesses tiennent à la propreté de leurs pupilles, elles leur en donnent le goût. Elles ont remarqué que les nouvelles venues qui, aux premiers jours de leur arrivée, n’usent pas toute leur provision d’eau, ne tardent pas à demander un supplément qu’on leur accorde avec empressement. Dans plus d’une chambre, sur la couchette, à la place d’honneur, au milieu du traversin, j’ai aperçu une poupée, en perruque ondoyante et en falbalas. J’en ai été touché, et je me suis demandé quels sentimens ce jouet si précieusement choyé aidait à tromper. J’ai entendu dire qu’à défaut de tabac les matelots mâchent de l’étoupe ; est-ce le besoin d’aimer maternellement qui s’exerce sur un simulacre d’enfant ? Les fenêtres sont grillées ; les barreaux de fer qui les protègent laissent entrer la chaleur et la clarté, mais sont un obstacle infranchissable. Cela donne aux chambrettes une apparence de cabanon déplaisante ; mais, à la suite d’une évasion, il a été nécessaire de clore les repenties et de les mettre à l’abri d’elles-mêmes. Autrefois, les croisées étaient libres. Une fillette de dix-sept ans, à laquelle le diable de la jeunesse soufflait de mauvais conseils et qui apercevait au-delà des murs de la retenue toutes les félicités de ce bas monde représentées par les bals de barrière, le bol de vin chaud et la compagnie des jeunes hommes dont le métier est de n’en point avoir, attacha ses draps à la fenêtre et se laissa glisser dans l’espace, comme Fenella de la Muette de Portici. Les draps étaient trop courts ; souple et légère elle s’élança, traversa un petit préau, parvint à grimper sur un mur, hardiment se jeta de l’autre côté et, de jardin en jardin, découvrit une issue qui la rendit à la liberté et à la débauche. Quelques semaines après, on la retrouvait à l’infirmerie de Saint-Lazare. C’est là généralement que conduit la route sur laquelle on l’avait ramassée et qu’elle avait reprise.

Cette évasion est, je crois, la seule qui se soit effectuée depuis que la maison s’est refermée sur les jeunes détenues. On s’y trouve bien, tout au moins on s’y accoutume, et l’on semble comprendre le bienfait d’une éducation qui prépare à la vie régulière ; le vice a tant de déceptions que l’expérience a déjà pu pénétrer dans ces jeunes têtes. On en eut la preuve dans des circonstances exceptionnelles. Le 12 avril 1871, au moment où l’avorton de la commune s’imaginait encore qu’il arriverait à croissance, le commissaire de police pour les quartiers de Picpus et de Bel-Air conduisait à la Conciergerie et à la prison de Saint-Lazarre les religieux picpuciens et les sœurs des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, que leur costume a fait surnommer les Dames-Blanches. Les premiers allèrent plus tard jusqu’à la rue Haxo ; les secondes furent mises en liberté dès que les troupes françaises eurent anéanti l’insurrection. Ce commissaire de police avait l’esprit large et ne s’arrêtait guère à la diversité des dogmes qui divisent les communions issues du christianisme. Le lendemain même du jour où il avait vidé des couvens catholiques au profit des maisons pénitentiaires, il se présenta chez les diaconesses, fit réunir les pupilles de la retenue et leur dit : « Citoyennes, vous êtes libres, et les portes vous sont ouvertes. » Nulle ne bougea ; une fillette leur cria : « Vous êtes des lâches ! » Une d’elles cependant se ravisa et sortit. On sait où elle a été et ce qu’il en est advenu ; il est probable que, plus d’une fois, elle a regretté le lavoir où elle travaillait et le petit lit où elle dormait sans souci du lendemain. L’expédition avait manqué son but, et manqué doublement, car elle était accompagnée d’une voiture cellulaire qui s’en alla vide comme elle était venue. En effet, le commissaire de police avait ordre d’arrêter la supérieure et l’économe ; l’une était Hollandaise, l’autre était Alsacienne. La commune professait un respect scrupuleux pour les puissances étrangères : les deux diaconesses ne furent donc point inquiétées, non plus qu’une troisième dont on retrouva le mandat d’amener : « la citoyenne d’Haussonville, fille de d’Haussonville, ancien précepteur du comte de Paris. » Si Adolphe Régnier avait vu cette paperasse, il eût protesté ; mais la commune n’en était pas à de telles peccadilles historiques.

Un autre fait témoigne en faveur de la maison de Reuilly et démontre que la maternité de la discipline gagne les cœurs et calme les révoltes de l’esprit. Cinq filles de service sont occupées aux travaux domestiques de l’intérieur. Ce n’est point une sinécure ; la maison est étincelante de propreté, les araignées l’ont prise en horreur et la poussière n’a pas le temps de s’y poser. Sur ces cinq servantes, dont le labeur est incessant, quatre sortent de la retenue et considèrent comme une bonne fortune sans égale d’avoir pu obtenir de demeurer et de vivre là où elles avaient ressaisi leur moralité perdue. Ce fait est à noter ; plus que tout argument, il prouve que l’amélioration acquise persiste et qu’elle est assez solide pour rectifier définitivement une existence mal commencée. Ces filles de service, voulant ne plus quitter les diaconesses sous l’œil desquelles elles se sont amendées, ne sont point les seules qui se soient rendues au bien. Dans les chiffres que j’ai cités plus haut, on a pu voir que sur 97 jeunes filles, 31 étaient restées irréprochables. Celles-là n’ont point rompu tout lien avec les femmes dévouées qui les ont enlevées au vice, car, le plus souvent, c’est par l’intermédiaire des dames de Reuilly qu’elles ont été pourvues d’une condition honorable. Autant que l’on peut, c’est vers la province qu’on les dirige, dans ces petites villes où la curiosité de tous exerce une sorte de surveillance perpétuelle, où l’absence même de distractions est une sauvegarde, et où jamais l’on n’est sollicité par les mille embûches que Paris ouvre, comme autant de chausses-trappes, sous les pas de la moralité. Quelques-unes se sont mariées, après n’avoir rien caché de leur passé, et font souche d’honnêtes gens. On sait par leurs lettres que leur cœur garde un souvenir de gratitude à la maison austère et tendre où elles ont trouvé le salut.

La maison de la rue de Reuilly n’est pas seulement salle d’asile, disciplinaire et retenue, c’est aussi un noviciat où les femmes qui désirent se consacrer à la vie religieuse, telle que le protestantisme la conçoit et la pratique, font leur éducation. Là, l’existence est réglée, disciplinée, soumise même, mais elle n’a rien de conventuel ; le principe du libre examen influe sur le mode de vivre et imprime à l’initiative personnelle une impulsion qui développe la responsabilité. Entre obéir passivement et se conformer, il existe une nuance très appréciable, et j’ai cru la remarquer en causant avec les dames diaconesses. Il n’est point douteux que la supérieure exerce une autorité sans contrôle, mais à la façon souriante dont elle en parle, il est facile de deviner que les mesures imposées par elle sont le résultat de délibérations où chacune des « sœurs » a été appelée à donner son avis. Je crois reconnaître dans toutes les institutions protestantes une application du régime parlementaire, car je rencontre un pasteur ou une directrice qui représente le pouvoir exécutif et un comité qui agit en qualité de pouvoir législatif. En somme, ce n’est peut-être que le système des grandes sociétés financières : un directeur-général agissant sous la surveillance d’un conseil d’administration. Comme les résultats sont précieux, on peut conclure que le procédé est bon.

« Les diaconesses sont des servantes de Jésus-Christ, qui se consacrent, pour l’amour de Dieu, aux œuvres de miséricorde. » Cette définition que j’emprunte à M. le pasteur A. Decoppet[3] est complète ; avec les formes qui lui sont propres, le protestantisme a créé un ordre secourable dont la mission est de veiller sur les malheureux. Il faut avoir plus de dix-huit ans et moins de trente-cinq pour y être admis ; le noviciat dure deux années : pendant la première, on est « aspirante ; » au cours de la seconde, on devient « adjointe. » Dans cette école de la compassion, l’enseignement est pratique ; les exercices du culte ne sont point de notre compétence, le choix des lectures pieuses, les commentaires des livres saints ne peuvent être appréciés par nous, la foi est libre de prendre ses points d’appui où elle veut et de se manifester comme il lui convient ; du moment qu’elle est sincère, elle est respectable ; si elle fait du bien, si elle vise au soulagement des douleurs matérielles et à l’apaisement des angoisses morales, il n’est que correct de la célébrer. La maison de la rue de Reuilly réunit, — qu’on me passe le mot, — les instrumens de travail indispensables à l’éducation de la charité, qui a besoin d’études et d’expérience pour s’exercer avec fruit. Je ne parle pas de ces soins de ménage et de cette science d’administration qui deviennent de l’économie héroïque et permettent d’utiliser sagement jusqu’au dernier centime de la bienfaisance. Lorsqu’en qualité d’aspirante et d’adjointe, une femme a traversé la salle d’asile, le disciplinaire, la retenue, lorsqu’elle a été initiée, sinon employée, à tous les labeurs de la maison, à la buanderie comme à l’atelier de couture, à la cuisine aussi bien qu’à la classe primaire, elle est déjà façonnée à la vie d’abnégation ; elle a appris à lire dans les âmes inconscientes ou perverties, elle est apte à revêtir la robe de laine noire, le bonnet blanc plissé des diaconesses et à entrer résolument dans ses fonctions préservatrices ; en un mot, elle sait nager et peut sauver un malheureux qui se noie. Son action sera toute morale ; elle essaiera de donner de la force aux consciences faibles et de raffermir les cœurs amollis ; mais, ce n’est pas tout : il est des corps malades qu’il faut soigner et des plaies qui ont besoin d’être pansées ; c’est encore une éducation à faire. Dans le monde de la souffrance et de la pauvreté, les consolations ont du prix, mais les soins physiques, donnés en connaissance de cause, sont indispensables ; aussi, tout en restant une directrice intellectuelle, la diaconesse fait son apprentissage d’infirmière. Pour cela, elle n’a pas à se glisser dans les hôpitaux, derrière le médecin escorté de ses internes ; elle fait ses études de carabin dans la maison même, car elle y trouve une clinique.

Au bout du jardin, en belle exposition, à la fois claire et chaude, un hôpital a été élevé que par courtoisie on appelle : la maison de santé. La construction est récente, et par conséquent aménagée selon les dernières prescriptions scientifiques et avec tous les perfectionnemens de l’architecture moderne. Là, on a multiplié les chambres pour deux, pour quatre lits, afin d’éviter l’encombrement et la promiscuité des vastes salles des hôpitaux ordinaires ; l’hygiène s’en trouve bien et les malades ne s’en plaignent pas. De larges fenêtres versent l’air et la lumière, le ventilateur fonctionne, le calorifère est éteint, car la température est tiède, quelques malades sont au jardin et clignotent des yeux sous le soleil qui les réchauffe. C’est au mois de septembre 1873 que la maison de santé a été ouverte ; depuis lors elle n’a point chômé ; elle contient soixante lits uniquement réservés aux femmes et aux petites filles infirmes ou valétudinaires ; en 1885, le nombre des malades a été de 368, qui ont fourni 17,547 journées. La règle est d’une extrême douceur, ce qui est facile, car la quantité restreinte des malades autorise toutes les concessions. Ceux dont l’esprit de parti a obtenu « la laïcisation » des établissemens hospitaliers de l’Assistance publique feraient bien de venir visiter la maison de santé de Reuilly ; ils se convaincraient que le service spontané des infirmières volontaires, — sœurs ou diaconesses, — n’a rien de commun, heureusement, avec celui des infirmières salariées. Est-on bien certain, en faisant cette vilenie, d’obéir aux vœux de la population parisienne ? J’ai assisté, par hasard, au départ des religieuses qui avaient charge d’un hôpital d’enfans ; des groupes d’ouvriers et des femmes du voisinage les regardaient s’en aller. Si les conseillers municipaux avaient entendu l’expression des regrets et les propos tenus sur le compte de « l’édilité, » ils eussent été bien étonnés et sans doute un peu confus.

L’éducation pratique que les diaconesses ont acquise dans leur maison de santé leur est singulièrement utile lorsqu’elles remplissent un de leurs devoirs de prédilection, qui est la visite des malades à domicile. Elles ont dans leurs attributions la paroisse de Belleville et celle de Sainte-Marie, qui comprend tous les quartiers populeux allongés entre la Seine, les fortifications et le Père-Lachaise. Les escaliers sont étroits, les mansardes confinent aux ardoises, les chambres sont encombrées ; là on vit pêle-mêle, et quand la maladie se joint à l’indigence, la besogne est dure pour les diaconesses qui apportent le secours, le médicament, et la parole de consolation. Les journées sont pénibles à gravir tant de degrés, à respirer l’air méphitique de ces appartemens inhospitaliers, à refaire les lits affaissés, à entourer de soins parfois répugnans des êtres déprimés par le mal, à tout préparer pour la nuit qui sera peut-être mauvaise, à faire renouveler la provision d’eau et de bois, et souvent même à ne point reculer devant les fonctions de femme de ménage. Je crois bien que l’intervention des diaconesses n’est pas exclusivement matérielle. L’ardeur qui les anime est énergique et ne peut se contenir ; elles brûlent de la communiquer et elles n’y manquent pas. J’imagine qu’elles s’assoient près du grabat où geint le malade ; elles tirent un petit livre de leur poche, lisent quelque verset de la Bible et le commentent, car elles n’ont point oublié que Luther a dit : « Tout chrétien est prêtre. »


II. — LA CITE DU SOLEIL.

L’institution des diaconesses, quoique de formation relativement récente à Paris, s’appuie sur des coutumes historiques, interrompues en France par les suites de la révocation de l’édit de Nantes, mais continuées avec persistance dans les pays de religion protestante. On peut donc dire qu’elle n’a eu rien de spontané, et qu’en s’établissant parmi nous, elle n’a fait que renouer la chaîne des traditions accidentellement brisée. Il n’en est pas de même de l’œuvre dont je vais parler, et qui est éclose sous l’inspiration subite d’une femme de la classe ouvrière. L’émotion seule de son cœur l’a guidée, et il en est résulté un grand bienfait. En 1862, une grande dame protestante réunissait chez elle, à jours fixes, des femmes de même communion et de conditions différentes ; on ne s’inquiétait point de savoir si elles fréquentaient le même monde, mais seulement si elles fréquentaient le même temple et obéissaient aux préceptes de la même croyance. C’était, si l’on peut dire, des assemblées de charité platonique ; on se souvenait que Celui dont la divinité est pour le protestantisme un article de foi irréductible a dit : « Aimez-vous les uns les autres ; — Laissez venir à moi les petits enfans ; » et l’on cherchait à donner un but à des efforts dont on se sentait capable, mais qui risquaient de rester infructueux si l’on ne réussissait pas à les concentrer en une action positive secourable et susceptible de développement. Parmi les femmes qui assistaient avec régularité à ces conférences, où dominait l’esprit religieux, se trouvait Mme Pâris, dont le mari était contremaître dessinateur en châles. C’était une nature énergique, ardente à se dévouer, côtoyant la classe misérable, affligée de voir que, dans certains milieux, les enfans échappent à toute culture, rêvant de féconder, par les principes des Évangiles, les jeunes cervelles restées enfriche, et prête à se jeter dans les sanies sociales de l’ignorance, de la promiscuité forcée, pour en tirer les pauvres petits qui s’y perdent sans même, s’en apercevoir. Elle parla de la cité du Soleil, où vivait, — où vit encore, — un groupe de chiffonniers, honnêtes gens, mais tellement absorbés par leur infime labeur, qu’ils n’ont point le temps matériel de surveiller leurs enfans. Ceux-ci s’élevaient au hasard, abandonnés pendant la nuit, parce que les parens, hotte à l’épaule et crochet en main, faisaient leur tournée dans les rues ; délaissés pendant le jour, parce qu’ils étaient trop jeunes encore pour participer au classement des détritus récoltés au long des trottoirs. Mme Pâris était très affirmative, car elle était convaincue : « C’est là qu’il faut aller, si l’on veut faire le bien, un bien durable qui, en modifiant l’enfant, peut donner à l’homme des destinées meilleures ; c’est dans les huttes souillées, dans les cours encombrées de chiffons, dans les ruelles gluantes qu’il convient de se mettre en quête, afin d’y découvrir, d’y ramasser des enfans demi-sauvages, sordides et bataillards dont on fera les élèves d’une école gratuite. Dans cette école, on leur enseignera qu’il existe un Dieu, et que, sous peine de commettre un crime vis-à-vis de soi-même, toute créature humaine doit s’instruire, faire fructifier son intelligence, et apprendre à être utile à ses semblables. »

Seule, elle entreprit l’œuvre qu’elle entrevoyait à travers sa charité ; mais sa vie était occupée, celle de son mari était laborieuse ; le travail exigeait l’emploi de toute la semaine ; restait un seul jour de loisir, le dimanche : on le consacra aux petits malheureux. Il était difficile de les réunir et de leur donner quelques rudimens d’instruction, car, sans y mettre trop de mauvais vouloir, les parens témoignaient, à cet égard, une indifférence complète. — Lire, écrire, à quoi bon ? ça ne sert à rien. — Une femme à laquelle on parlait de Dieu, pendant qu’elle faisait le tri de ses chiffons, montra le soleil et répondit : « Dieu ? le voilà ; il n’y en a pas d’autre ! » Sur de tels esprits sans croyances, sur ces pauvres êtres absorbés par la nécessité de se défendre contre la faim, il était mal aisé d’agir ; nulle conviction ne semblait pouvoir les pénétrer. En présence des obstacles, les grands cœurs ne reculent pas et redoublent de zèle. Mme Paris, que son mari aidait avec ferveur, insistait, caressait, faisait les menus cadeaux que lui permettait la modestie de sa position, et réussit à vaincre quelques résistances. Les plus récalcitrans la voyaient si empressée au bien et si oublieuse d’elle-même qu’ils comprirent que leur intérêt était de s’abandonner à elle. Afin de lui faire honneur, une mère déshabilla son garçon, âgé de sept ans, l’aspergea d’un seau d’eau, car il devait être propre pour parler à « la dame. » L’ablution trempa l’enfant, mais ne le nettoya guère. Peut-être eût-elle échoué dans ses tentatives, si une vieille chiffonnière, qui s’appelait Mme Adjutor, — un nom prédestiné, — ne s’était passionnée pour ses efforts et ne s’y était associée. Elle allait de hutte en hutte, bataillant avec les parens, leur expliquant à sa manière les bienfaits de ce qu’elle nommait emphatiquement la science. Connue de la tribu du crochet, entrant familièrement dans les masures, tutoyant tout le monde, douée de cette sorte d’éloquence populaire qui éveille l’émotion, elle recrutait pour l’école et y menait les enfans qui se culbutaient sur les tas de chiffons ; elle fut la bonne ouvrière de la première heure, et a laissé parmi les dames protestantes un souvenir plein de gratitude. Elle y allait de bon cœur, comme l’on dit, ne ménageait point son temps, et, tout le jour, trottinait sur ses vieilles jambes pour aller distribuer ses encouragemens et ses exhortations parmi ceux qui portent « le cachemire d’osier. » L’école du dimanche ne suffisait plus, les élèves étaient nombreux, et l’on comprenait qu’il serait d’un intérêt supérieur de pouvoir leur faire la classe pendant la semaine et d’accélérer de la sorte leur dégrossissement à peine ébauché. On voulut agir dans le milieu même que l’on tentait d’éclairer, et ce fut à la cité même du Soleil qu’on loua une hutte, puis une seconde, puis une troisième ; on abattit les cloisons, et l’on eut ainsi à sa disposition un local qui n’avait rien de luxueux, à peine muni du strict nécessaire, mais où, du moins, l’on pouvait grouper, garder, instruire tous les enfans que les parens ne refusaient plus à l’alphabet. Mme Pâris était heureuse, et Mme Adjutor continuait ses voyages de découverte à la recherche des bambins qui galopaient dans les terrains vagues et ne rentraient au logis qu’à l’heure de « la soupe. »

Ce n’est point avec ses ressources fort restreintes, et qu’alimentait seul un travail assidu, que Mme Pâris eût pu subvenir aux frais de la location et de l’installation de l’école. Elle s’adressa aux dames protestantes, dont elle avait écouté la parole ; elle leur offrit une bonne fortune de charité que l’on s’empressa de ne point laisser échapper. La dépense fut approuvée, et l’on y pourvut immédiatement. On fit mieux : on alla visiter la cité du Soleil. L’impression dut être vive, car le disparate entre les milieux était excessif ; sans transition, on passait d’une extrémité sociale à l’autre, et le contraste était navrant. On fut ému jusque dans les fibres profondes, et, comme des navigateurs heureux de mettre le pied sur une terre encore ignorée, on tressaillit de joie en découvrant ce monde où la charité pourrait s’exercer dans toute son étendue. Pendant que Mme Pâris conservait sous sa haute direction les enfans que des maîtres instruisaient à l’école, les dames protestantes se préoccupèrent des mères des élèves. Une fois par semaine, elles les réunirent, travaillant en commun à raccommoder les nippes déguenillées, causant, faisant des lectures et lâchant de jeter quelques étincelles de lumière dans les âmes obscures. Il y eut là, dans ce coin perdu, en frontière des fortifications de Paris, des luttes admirables pour rendre la bienfaisance plus active et plus féconde, et, par une de ces contradictions apparentes qui se renouvellent si fréquemment dans le monde de la charité, les femmes riches enseignaient aux femmes misérables l’art de l’économie et les avantages de l’épargne. La démonstration n’était point superflue, car la pauvreté, vivant au jour le jour, est insouciante et aime à dépenser avec prodigalité, ne serait-ce que pour échapper momentanément à l’habitude des privations. Il est illimité, le nombre des indigens qui, recevant l’aubaine d’une centaine de francs, les mangent et surtout les boivent au cours de la même journée. Je reprochais, une fois, à un pauvre diable d’avoir fait la folie de gaspiller, en moins de vingt-quatre heures, 250 francs qui auraient pu assurer son existence pendant plusieurs semaines ; il me répondit : « Je sais bien que j’ai eu tort ; mais j’ai voulu vivre, pendant un jour, comme vit un maréchal de France. » Je n’ai point ajouté un mot, car il n’y avait rien à répliquer.

L’école avait été forcée de s’agrandir ; on l’avait transportée dans une maisonnette située à l’entrée de la ruelle qui donne accès à la cité. On était plus au large, mais la place était encore bien restreinte, car pendant une soirée de Noël, alors que l’arbre illuminé et chargé de petits cadeaux s’élevait sur la table, on était obligé de prendre les enfans et de les passer par la fenêtre, afin de laisser pénétrer les dames protestantes qui venaient voir leurs protégés. Substituée aux huttes primitives, la nouvelle école réalisait un progrès considérable ; cependant, elle était humide et trop obscure. Les inspecteurs de l’administration supérieure firent remarquer que la santé des enfans y pouvait courir quelques risques. L’avertissement fut écouté, et tout de suite on se mit en quête d’un terrain spacieux, bien aéré, ayant sa bonne part de soleil. On le découvrit à peu de distance de la cité, rue de la Providence, et l’on y bâtit un véritable groupe scolaire. Salle d’asile, école de filles, école de garçons, seule l’initiative individuelle en fit les frais, et on put les inaugurer en 1869. La guerre survint qui les vida ; puis la commune qui devait frapper l’institution naissante d’un deuil ineffaçable. Les troupes françaises, ayant franchi l’enceinte fortifiée, manœuvraient dans les hauts quartiers de Clichy, des feux de tirailleurs retentissaient de tous côtés : une balle perdue, une balle aveugle, atteignit Mme Pâris dans son appartement et la tua sur le coup. La perte fut cruelle, car cette femme de bien avait été l’âme même de l’œuvre à laquelle tout son temps, toutes ses forces étaient consacrés. Sa mémoire est restée chère aux enfans qu’elle a défrichées et aux dames protestantes dont elle fut l’amie, le conseil et parfois le guide. Malgré sa mort, malgré les oscillations qui en résultèrent, les écoles sont aujourd’hui en pleine floraison ; je les ai visitées, mais avant d’y mettre le pied, je suis allé parcourir la cité du Soleil ; avant d’examiner la fontaine, j’ai voulu connaître le réservoir.

Au no 66 de l’ancienne route de la Révolte, qui est actuellement l’avenue Victor-Hugo, s’ouvre une baie surbaissée par laquelle on pénètre dans une cour étroite et sombre, semblable à une ruelle d’aspect sinistre : en y entrant, j’ai involontairement pensé à la rue des Hebdomadiers où mourut Fualdès. Ce couloir est fermé à l’extrémité par une porte de bois dont je ne soulève pas le loquet rouillé sans quelque difficulté. Devant moi s’allonge la cité du Soleil : Héliopolis ! O Baalbeck ! je ne t’aurais point reconnue ! mais j’ai cru me trouver en présence d’une de ces misérables bourgades de Palestine ou de Cœlé-Syrie que j’ai traversées au temps de ma jeunesse. Toits aplatis, un seul étage composé d’un rez-de-chaussée à niveau du sol, murailles blanchies à la chaux, chiens dormans, tas d’ordures, lumière éclatante d’une journée de printemps, silence et solitude ; sans le costume de deux ou trois femmes qui travaillent assises en plein air, l’illusion serait complète. Sont-ce des maisons que l’on a sous les yeux ; on en peut douter. Ce sont des huttes en torchis, soudées les unes aux autres et formant une ligne blanchâtre percée de trous noirs qui sont les portes et les fenêtres. Une odeur à la fois grasse et aigre plane autour de ces masures ; c’est le relent des chiffons qui se dilate à la chaleur de l’après-midi. La cité fait face au sud, d’où son nom. Elle a de l’espace devant elle, car elle est au milieu de terrains déserts ; la clôture qui l’entoure et la délimite est un treillage en bois. Malgré la saleté que lui impose le genre de ses transactions commerciales, elle ne doit pas être insalubre, car de grands courans d’air la balaient, et le soleil ne peut paraître sans la visiter. Nul autre habitant que des chiffonniers ; on vit en confiance, presque en famille ; aux maisons dont les locataires sont absens les portes restent ouvertes. Dans le monde du chiffon, la probité est une tradition de métier. Le nombre de couverts d’argent et d’objets précieux portés aux commissariats de police par tes chevaliers du crochet est incalculable. Pour ces braves gens plus que pour bien d’autres, pauvreté n’est pas vice. Ils sont bons, très secourables entre eux et se viennent mutuellement en aide, avec un dévoûment qui parfois ne ménage pas les sacrifices. On meurt peu dans ces cahutes et pour cause ; il existait jadis dans le quartier Mouffetard, aux environs de l’ancien cloître de Saint-Jean-de-Latran, une rue que l’on avait surnommée : la rue où l’on ne meurt jamais, car la vie se terminait toujours à l’hôpital.

La distribution des maisons est identique : deux chambres seulement, une petite pour la cuisine, une grande pour le lit ; dans les deux des chiffons, parfois à la muraille une estampe déchirée, ternie, trouvés au milieu d’un lot de vieux papiers. Dans un coin, on remarque un tas de chiffons garantis de toute avarie, chiffons de choix, soie, laine, toile de fil ; c’est le tas du loyer, où l’on rassemble avec soin ce que la rue donne de plus précieux, ce que l’on est certain de vendre un prix déterminé. Là le loyer se paie d’avance et chaque semaine ; les locataires qui offrent de « la surface » ne paient que tous les mois ; la hutte seule, 3 francs par semaine ; la hutte avec un lopin de cour pour y faire le tri des hottes, 20 francs par mois. Lorsque le loyer n’est pas soldé à jour fixe, le propriétaire fait enlever les fenêtres, la porte et expulse, sans autre forme de procès, le malheureux qui, souvent et sans qu’il en soit coupable, ne peut acquitter le prix de sa bauge. J’ai causé avec un chiffonnier et sa chiffonnière, très laborieux tous deux et se battant contre la misère à coups de crochet. Le mari est solide, de visage intelligent, et distinguant à dix pas le calicot de la toile de chanvre ; la femme, un peu lourde, le regard bleu indécis, la tête serrée dans un madras, l’alliance d’or au doigt, fait la tournée avec son homme et doit être alerte à la besogne. Ils ne récriminent pas, mais ils se plaignent ; les temps sont mauvais et s’annoncent mal ; il faut travailler ferme pour subsister. Ils sont toujours ensemble et marchent de conserve ; leurs bonnes journées rapportent 3 francs. Dans la morte saison, qui est l’été, ils arrivent difficilement à 2 francs ; pendant les vacances, quand tout Paris est à la campagne ou aux bains de mer, ils s’estiment heureux de parvenir à gagner trente sous. C’est bien peu pour rémunérer le labeur de deux personnes. Et puis, sans que l’on sache pourquoi, voilà que les quartiers riches se dépeuplent, et c’est le pauvre fouilleur de tas qui en souffre. Les nouvelles mesures adoptées pour l’enlèvement des ordures déposées sur la voie publique leur on porté un préjudice considérable ; ils le disent du moins, et on peut les croire ; ils reconnaissent qu’elles ont rendu leur métier moins pénible, mais qu’il est devenu moins fructueux ; or, ce qui leur importe, ce n’est point le travail, ils y sont accoutumés, c’est le gain, parce qu’ils en vivent. Tout est bien changé depuis vingt ans, et l’on se demande si l’on ne sera pas réduit à délaisser le métier auquel on est habitué depuis l’enfance. Avant la guerre, les 100 kilogrammes de chiffons se vendaient, haut la main, 24 francs ; aujourd’hui, on a bien du mal à en obtenir 8 francs. J’écoutais les doléances de ces braves gens, faites sans colère, mais où je reconnaissais la tristesse résignée de la misère devenue l’état normal. Plus que l’homme, la femme parlait, lentement, avec l’accent traînard des paysans, avec la voix monotone de ceux pour qui la pensée est une fatigue et la parole un effort. Je lui demandai : « Avez-vous des enfans ? » Elle me répondit : « J’en ai eu huit ; il m’en reste cinq. — Vont-ils à l’école ? » Un sourire dérida sa face terreuse, et elle me dit : « lis n’y vont plus ; ils sont tous établis et mariés. Ils y ont été, à l’école, quand ils étaient petits ; les dames protestantes leur ont appris ce qu’ils savent ; elles font du bien ici et on les aime. » Je m’en allai. Au moment de franchir le seuil de la cité, je me suis retourné : le mari et la femme s’étaient remis à fouir dans un monceau de chiffons. En traversant une sorte de cour où le pied glisse sur la terre humide, près d’une vieille voiture de saltimbanque qui sert de logis à une famille, j’ai avisé un marmot de trois ou quatre ans, à peine vêtu, le ventre ballonné par la mauvaise nourriture et chaussé de brodequins de femme dix fois trop grands pour lui ; il se gratte énergiquement la tête et regarde avec envie vers cinq ou six enfans déguenillés, réunis dans un coin, qui jouent à la pochette à l’aide de petits cailloux remplaçant les billes, et qui semblent avoir oublié que l’instruction est obligatoire. Cinq minutes après, j’arrivais rue de la Providence et j’entrais dans les écoles protestantes.

L’emplacement est vaste, les constructions y ont de l’espace, les préaux de récréation n’y manquent pas d’ampleur, partout l’air circule avec la chaleur et la clarté ; un terrain encore inoccupé a reçu de jeunes plants et se prépare à devenir un jardin. Autant la primitive école de la cité du Soleil était mal commode et d’aspect lugubre, autant celle-ci est large, gaie et toute prête à s’étendre, s’il en est besoin. Elle est connue dans le quartier, presque célèbre, et l’on y vient de toutes parts ; non-seulement les chiffonniers y envoient leurs enfans, mais les employés du chemin de fer de l’Ouest, les égoutiers, assez nombreux dans cette partie de Clichy, les petits industriels et quelques minces bourgeois, qui estiment que l’idée de Dieu est trop malmenée dans les écoles municipales. Aux classes primaires de la rue de la Providence, le protestantisme n’est point exclusif ; il admet tous les enfans qui se présentent, sans distinction de secte. Le cinquième des enfans, à peine, appartient à la réforme ; la masse est catholique, mêlée de quelques juifs : tous sont indistinctement soignés et choyés. La salle d’asile, pour les fillettes et les garçonnets de quatre à six ans, compte 220 inscriptions, qui équivalent à 180 présences ; la classe des petites filles de sept à dix ans instruit 80 élèves ; la classe des grandes de dix à quatorze ans en contient 60 ; la classe exclusivement réservée aux garçons est de 60 écoliers. Ce sont là des chiffres forts, comme l’on dit ; il convient de les diminuer environ d’un sixième, si l’on veut avoir un total rigoureusement exact. En effet, beaucoup d’enfans restent au logis, où ils sont employés par les parens à mille petites besognes utiles au ménage. Le professeur demandait devant moi à un garçon d’une douzaine d’années pourquoi il ne venait pas à la classe du matin ; l’enfant répondit : « Maman est fruitière ; pendant qu’elle est aux halles, je garde la boutique. » Plus d’un est ainsi, car, dans ce monde dénué, l’enfant a sa part de travail et de responsabilité ; il surveille le pot-au-feu, — quand il y en a ; — il berce sa petite sœur encore au maillot, et fait les commissions à courte distance. On sait cela à l’école, et l’on n’exige pas des élèves une assiduité constante.

Parler de la salle d’asile et des classes serait inutile ; on sait ce qu’il en est. Dans tout établissement scolaire, l’enseignement est le même ; qui a visité une école les connaît toutes. Je dois dire, cependant, que j’ai admiré l’entrain de la directrice de la salle d’asile ; c’est une Alsacienne très vivace, point sévère pour ses marmots, et qui excelle à amuser les tout petits, parce qu’elle s’amuse autant qu’eux de leur plaisir ; elle les tient en mouvement le plus possible, car son expérience lui a enseigné que l’immobilité est préjudiciable à l’enfance. Les maîtresses des deux classes sont empressées à leurs fonctions et savent entremêler les leçons de grammaire, les leçons de couture, la morale et les historiettes de façon à ne jamais fatiguer et à distraire les jeunes cervelles qu’elles ont entrepris d’éclairer. Les classes se recrutent naturellement dans la salle d’asile, car, lorsque l’âge l’indique, on passe de celle-ci dans celles-là ; dès lors on pourrait croire que, sauf l’accroissement de la taille, on retrouve des enfans semblables à eux-mêmes ; il n’en est rien. À la salle d’asile, les fillettes sont, pour la plupart, charmantes, éveillées, avec de beaux regards limpides et de jolis teints roses. C’est la fraîcheur des premières années, qui ordinairement se prolonge et devient plus tard la beauté du diable. Elle disparaît rapidement pour ces pauvrettes ; on s’en aperçoit tout de suite en entrant dans la classe élémentaire. La misère semble s’être hâtée de faire son œuvre, et le milieu mal aéré des logis paternels exerce son influence ; la face est pâle, le sourire est triste et le regard voilé. Dans la classe supérieure, presque toutes les élèves sont laides, avec les joues plombées, les paupières bouffies, les gestes maladroits. Elles ont déjà l’air d’avoir été surmenées. Je ne sais quelle dépression a pesé sur elles et leur enlève toutes les grâces de la jeune fille. Elles traversent cette période que les mères ont appelé « l’âge ingrat. » Elles ne sont plus des enfans, elles ne sont pas encore des femmes ; leur être intermédiaire, hésitant, nu point de charme et n’offre rien qui ne soit déplaisant.

Le costume ne les embellit pas ; il est d’une simplicité extrême, avec quelque chose de débraillé que l’on répare à la hâte pour éviter les reproches de la maîtresse ; ou bien il est prétentieux, hors de condition, si l’on peut dire, et dès lors désagréable aux yeux ; il rend gauche et donne un air « emprunté » à celle qui le porte et qui en est fière, quoiqu’il n’y ait pas de quoi. Une petite fille vêtue d’une robe en velours de coton, déformée par un trousquin, m’a rappelé les chiens savans que l’on montre à la foire. Parfois les mères jouent à l’enfant, comme l’enfant joue à la poupée, et auraient besoin, elles aussi, de quelques notions élémentaires de bonne tenue.

À l’école des garçons, j’ai compté une cinquantaine d’élèves présens : c’est lundi, les écoliers sont moins nombreux. Je suis stupéfait d’apprendre qu’ils font « le lundi, » comme les petites filles, du reste ; mauvaise habitude, que l’on devrait leur faire perdre, s’il est possible, et qui démontre que, bien plus que les enfans, les parens ne perdraient rien à être moralises. Je crois que là on n’en doute guère, car l’on m’y disait que le bénéfice obtenu au cours d’une année était, le plus souvent, perdu pendant les vacances, et qu’il fallait six semaines ou deux mois de soins assidus pour enseigner de nouveau ce qui avait été oublié. La salle où se fait la classe des garçons est de dimensions suffisantes, mais restreintes. Pourquoi donc y commande-t-on à coups de sifflet ? Sommes-nous à bord d’un navire de guerre, faut-il dominer le bourdonnement du vent à travers les cordages, parler plus haut que le tumulte des combats, être entendu de la barre au beaupré et de l’écoutille aux hunes ? C’est puéril. Les enfans auxquels on s’adresse seront des hommes, c’est du moins l’ambition de ceux qui les instruisent ; il est bon de leur parler et de laisser là le sifflet. J’en ai reçu une impression fâcheuse ; un pédagogue n’est point un chef de train obligé, pour être compris et obéi, de faire plus de bruit qu’une locomotive suivie du convoi qu’elle entraîne. À côté de la classe, on a établi une école professionnelle où les enfans peuvent faire un apprentissage sommaire du métier de menuisier ; leurs ouvrages d’essai : boîtes, coffrets, papeteries, sont de bon augure et prouvent qu’ils savent déjà manier la varlope et le ciseau. On leur enseigne sans doute quelques élémens de dessin d’après la bosse, car je vois des modèles suspendus aux murailles ; il en est un qui doit être surpris de se trouver en compagnie de la tête d’Ajax et de celle de Milon le Crotoniate : c’est le masque du duc de Reichstadt, moulé après sa mort ; front trop proéminent, nez napoléonien, lèvre autrichienne : la double origine est éclatante.

L’école est gratuite, gratuite aussi la fourniture des cahiers, des livres et des plumes, gratuite la distribution de quelques vêtemens dont je vois une réserve dans une armoire prudemment fermée. L’achat du terrain, la construction des trois corps de bâtiment, l’outillage, l’ameublement ont coûté cher ; l’instituteur, les institutrices, la directrice de l’asile, les auxiliaires sont bien rémunérés ; en outre le logement, le chauffage et l’éclairage leur sont acquis. Toute la communauté protestante de Paris, aidée par les diaconats, s’est-elle donc concertée pour élever et défrayer ces maisons scolaires où quatre cent vingt enfans pauvres reçoivent la culture intellectuelle et des principes de moralité ? Non, c’est ici une œuvre privée, et il m’est douloureux de n’être pas autorisé à prononcer des noms. Deux belles-sœurs, appartenant à deux familles de noms différens, mais qui se sont alliées si souvent par des mariages et par des actes de bienfaisance qu’elles n’en font qu’une en réalité, ont pris à leur charge toutes les dépenses d’achat, de construction, d’entretien de cet établissement secourable. L’une est propriétaire de la salle d’asile, l’autre de l’école ; rivalité dans le bien, émulation de charité, énergie de dévouement, esprit de sacrifice, amour de l’enfance que l’on veut sauver, ce sont là les vertus qui ont gonflé leurs cœurs et les ont, pour ainsi dire, contraintes à cette fondation où j’imagine qu’elles ont trouvé des joies sans pareilles. André del Sarte, s’il vivait encore, les prendrait pour modèles de sa Charité, et les Malais qui, dit-on, adorent l’âme des femmes miséricordieuses, en feraient des divinités. C’est un cadeau de jour de l’an qui leur a permis cet acte de grandiose opulence ; seule, la caisse de leurs maris pourrait dévoiler le mystère et raconter ce qu’il en a coûté ; mais la caisse est discrète et ne s’ouvre pas aux confidences. Il était naturel à des femmes jeunes, il était facile d’ajouter quelque rivière de diamans au coffret des bijoux ; on a préféré recueillir des enfans misérables, leur bâtir une demeure et leur donner des maîtres d’hygiène physique et d’hygiène morale : c’est un joli luxe.

La haute direction sur les écoles fut exercée, dans le principe, par M. le pasteur Vinard ; actuellement elle appartient à M. le pasteur Lorriaux, qui conserve précieusement, comme un souvenir du bon temps des voyages, la bouée à l’aide de laquelle il a pu se sauver lors de la perte du paquebot la Ville-du-Havre, sur lequel il revenait d’Amérique. Il est aidé par Mme Lorriaux, qui souvent visite les élèves et stimule leur émulation. Si elle s’occupe d’eux avec ardeur, elle ne néglige pas leurs mères, sachant que tout bon sentiment inculqué à celles-ci profitera aux enfans. Tous les mercredis, elle les réunit, et pendant qu’elles raccommodent des raccommodages déjà raccommodés, elle leur fait une lecture suivie d’un commentaire ; je ne serais point surpris que l’on attendît avec quelque impatience la fin de la soirée, qui se termine invariablement par une tasse de thé accompagnée d’un petit pain mollet. Le pasteur Lorriaux aime les enfans, et je crois qu’il préside à l’école du dimanche, qui se fait rue de la Providence pour ceux que le travail de la semaine a retenus loin des classes. Il sait que, pendant les vacances scolaires, le petit écolier de la cité du Soleil et des quartiers voisins subit l’influence de la famille, reprend rapidement les habitudes de flânerie à travers les rues, et vit dans le milieu empesté des chiffons, des vieux os et des détritus de cuisine ; double inconvénient dont l’esprit et le corps ne se trouvent pas bien. Il a imaginé de créer ce qu’il appelle : l’Œuvre des trois semaines, œuvre qui fonctionne régulièrement, qui a sa caisse alimentée par des souscripteurs charitables, — pour 1885, j’en compte 97, ayant versé 4,326 fr. 25, — et qui produit de très bons résultats. Le pasteur et Mme Lorriaux réunissent des enfans pauvres, si pauvres que jamais ils ne sont montés dans un wagon de chemin de fer, et que jamais non plus ils ne sont sortis de cette banlieue lépreuse qui est accrochée à Paris, comme un champignon attaché au tronc d’un chêne, et ils les conduisent à la campagne, dans la vraie campagne, là où il y a des prairies, des bois, des ruisseaux et des fermes.

C’est en 1881 que, pour la première fois, il a mis cette excellente idée à exécution ; il emmenait trois bambins ; la proportion s’est rapidement accrue, car, l’an dernier, il convoyait une caravane de 164 enfans. Il les pèse au départ, il les pèse au retour ; il n’en est pas un qui n’ait gagné 2 ou 3 kilogrammes. Le lieu d’élection est Montjavoult, dans le département de l’Oise ; on y reste trois semaines, logeant chez l’habitant, comme des soldats en campagne et se roulant dans l’herbe comme des poulains échappés. Pour de petits Parisiens du pavé de Paris, ne connaissant que les arbres alignés des boulevards ou la verdure tassée des squares, habitués à la rumeur des rues, au bruit des voitures, aux lourdes atmosphères, aux cloaques, aux guenilles et au tumulte des cabarets, la campagne produit un effet prodigieux. Le silence leur cause une sensation d’étonnement qui ressemble à l’effroi, l’air vif les grise, l’énormité des horizons les remplit de stupeur. Il en est qui restent immobiles, bouche béante et secoués par une émotion si intense qu’elle devient presque douloureuse. Comme le rat de La Fontaine, ils s’écrieraient volontiers : « Que le monde est grand et spacieux ! » Avoir toujours vécu dans les bas-fonds de la civilisation à outrance, que l’on n’a guère aperçu que par ses mauvais aspects, et se trouver subitement transporté en pleine existence rustique, c’est entrer de plain-pied dans une féerie d’autant plus belle qu’elle est de courte durée. On garde les vaches et les moutons, on conduit les chevaux à l’abreuvoir, parfois on s’enhardit jusqu’à monter sur l’encolure ; on bat en grange, à la fourche on retourne le regain coupé, on fouille dans le râtelier de l’écurie pour découvrir l’œuf que la poule a pondu ; on va, sous les coudriers, détacher les noisettes ; un de ces gamins y consacra son temps et en récolta 4,000. Ces plaisirs semblent exquis, et cependant l’on en rêve de plus grands, car un des écoliers de la rue de la Providence, partant pour sa villégiature, avait emporté un grand couteau dans l’espoir d’être appelé à l’honneur de tuer le cochon de la ferme. Un des enfans, terminant son repas au milieu des paysans près desquels il était hébergé, dit : « Je n’en puis plus ; c’est la première fois de ma vie que je mange à ma faim. » Les comptes du déplacement de 1886 sont intéressans à faire connaître : 164 enfans y ont pris part, et les dépenses de transport, de pensions alimentaires, de fêtes champêtres, de correspondance et de convoyage ne se sont élevées qu’à 6,050 fr. 50 ; ce qui équivaut à 40 francs par tête. Les compagnies de chemin de fer participent à cette œuvre de bienfaisance en accordant d’importantes réductions sur les prix des places. On ne saurait trop multiplier ces séjours hygiéniques au milieu des champs, en marge des forêts. Ce ne sont pas les petits êtres étiolés qui manquaient à l’appel ; mais avant de faire le compte des élus, on consulte l’aumônière, car c’est l’abondance des offrandes qui détermine le nombre des voyageurs. Si ces excursions de vacances pouvaient parfois aboutir sur une de nos plages sablonneuses, quelle aubaine pour les enfans et quelle force apportée aux santés chétives de ce petit peuple que l’anémie dévore, parce qu’il a pâti depuis qu’il est au monde<ref> Ces voyages scolaires, fort usités en Suisse, — qui ne se souvient des livres et des dessins de Toppfer ? — semblent sur le point de s’acclimater à Paris ; l’exemple donné en 1881 par M. le pasteur Lorriaux n’aura point été stérile. M. Edmond Cottinet, dès 1883, a organisé des caravanes d’écoliers pour le IXe arrondissement ; c’est vers les Vosges, dans le pays des montagnes et des arbres résineux, qu’il a fait diriger les enfans faibles et dolens qui ne manquent ni dans nos écoles ni dans nos lycées. De son côté, le conseil municipal faisait choisir, dans ses établissemens d’enseignement primaire, les élèves dont la conduite et le travail avaient été remarqués au courant de l’année et organisait pour eux un voyage en guise de récompense. Le résultat n’a point paru favorable ; les enfans revenaient fatigués et surmenés par des courses pédestres souvent trop prolongées. On semble devoir abandonner ce système et revenir à celui que M. le pasteur Lorriaux, et, après lui, M. Edmond Cottinet, ont mis en pratique. Dans la séance du 10 juin dernier, le conseil, sur la proposition de M. Hovelacque, a décidé de renoncer aux voyages et de s’attacher à la création des colonies scolaires, c’est-à-dire de faire séjourner les enfans dans un endroit déterminé, hygiéniquement choisi, et de réserver de préférence cet avantage à ceux dont la santé débile peut se fortifier au grand air et à la vie de la campagne. Il faut espérer que l’usage de ces déplacemens se multipliera, et que bientôt tous nos petits écoliers auront leur lieu de vacances au bord de la mer, sur les hauteurs ou dans les forêts. </<ref> !

J’en ai assez dit pour faire comprendre l’action secourable que la communion réformée exerce en faveur de ses coreligionnaires malheureux ; je n’ai parlé ni ne ses ouvroirs, ni de ses ateliers d’aveugles, ni de ses hospices pour les vieillards, ni de ses asiles ouverts aux servantes sans place et aux ouvrières sans famille, ni de bien d’autres œuvres qui la montrent ambitieuse de bien faire et en quête de toute forme de souffrance, afin de la soulager. Elle est en émulation, profite de l’expérience d’autrui et souvent donne l’exemple. Par cela même qu’elle est peu nombreuse, elle est très vivace et s’affirme par ses actions. Dans le salut de la misère parisienne, elle est un élément considérable. Des chiffres que j’ai surpris plutôt qu’ils ne m’ont été communiqués me permettent de dire que l’offrande spécialement réservée aux protestans malheureux par les protestans riches s’élève annuellement à la somme de 1,540,000 francs ; si à cela on ajoute les dépenses faites depuis deux ou trois années pour la construction des écoles et des maisons hospitalières, on arrive à un total de 3,600,000 francs, qui est certainement au-dessous de la vérité ; — je n’ai rien à dire des aumônes personnelles, de ce qui est donné mystérieusement par des mains discrètes, par les dames visiteuses des malades, par les banquiers en bonne fortune de charité ; c’est la bienfaisance occulte, elle ne m’a point révélé son secret.

De ce qui précède, on aurait tort de conclure que le monde protestant de Paris se cantonne dans des œuvres exclusives dont seule la misère protestante est admise à profiter. Il n’en est rien. Les partisans de la réforme sont attirés de préférence vers leurs coreligionnaires, rien n’est plus naturel ; ils cherchent à remédier à leurs maux, à les maintenir en conduite correcte, à les redresser dès l’enfance, à leur adoucir les derniers jours, à les empêcher d’être un objet de scandale, c’est au mieux ; en le faisant, ils accomplissent un devoir de respect pour eux-mêmes, de sauvegarde pour leur communion, de commisération pour les infortunes fraternelles. C’est là l’œuvre légitime et très honorable d’une minorité à laquelle rien ne coûte pour conserver une irréprochable attitude et ne pas compromettre son renom. Mais si les protestans se souviennent avec prédilection de leur église qui a traversé la Saint-Barthélémy, la révocation de l’édit de Nantes et les dragonnades, ils n’oublient pas qu’ils appartiennent à la tribu parisienne où gémit tant de souffrance, où lutte tant de misère. Dans une mesure très appréciable, ils ne lui ménagent pas les secours. La charité, quel que soit son acte de naissance, les trouve prêts, pourvu qu’elle soit la charité. Laïque, administrative, catholique ? qu’importe ; non-seulement ils ne se refusent pas, mais ils s’offrent et s’empressent. Leurs noms, que je connais bien, je les ai trouvés dans les bureaux de bienfaisance relevant de l’assistance publique, dans les souscriptions improvisées pour alléger le poids d’un malheur subit, sur les listes des donataires qui permettent aux associations en cornette ou en scapulaire de combattre le mal et de soutenir la faiblesse. On le sait à la société maternelle, à l’hospitalité de nuit, aux asiles, aux caisses d’arrondissement et ailleurs. J’ai raconté que la Société philanthropique devait à Mme Hottinguer la création d’un dortoir spécial, d’un dortoir maternel, à la maison de la rue Saint-Jacques où les femmes reçoivent l’hospitalité des nuits. Cela est bien. L’aumône, d’où qu’elle vienne, ne s’égare pas et fait son œuvre quand elle descend sur les malheureux. Par lui-même, le malheur est presque une religion, la religion universelle ; on la sert par la commisération et on l’honore par l’offrande. Si l’on ne venait en aide qu’aux gens qui partagent absolument nos opinions, il deviendrait urgent d’ouvrir quelques cimetières. J’ai cité la parole de Grégoire le Grand au moine Augustin : « Là où le Christ seul est adoré, la diversité des rites n’importe pas. » On peut l’appliquer à la charité et dire : « Là où l’infortune seule est à secourir la différence des origines et des religions est insignifiante. » La vraie charité dit : « Tu souffres, donc tu es à moi ! » c’est ainsi, je le crois du moins, qu’il faut la comprendre ; car, plus elle est abstraite, plus elle est dégagée des considérations de castes et de sectes, plus elle est belle. Aveugle pour les causes, clairvoyante pour les effets, insensible aux croyances personnelles, n’obéissant qu’à son instinct qui est de se prodiguer, elle devient pour celui qui l’exerce une force inébranlable. Telle je l’ai vue, telle je l’ai admirée chez le prêtre, le moine, la religieuse, chez les gens du monde ; telle je viens de la montrer chez les protestans ; et telle je vais la trouver bientôt parmi des hommes dont le culte et la race ne sont point les nôtres. On dirait, en vérité, qu’il suffit de vivre en notre pays de France pour être pénétré par l’amour du bien.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.
  2. Voyez la Revue du 1er juin.
  3. Paris protestant, 1 vol. in-12, 1876.