Les Associations forestières - Leurs renouvellemens successifs et leur filiation présumée

LES
ASSOCIATIONS FORESTIÈRES

LEURS RENOUVELLEMENS SUCCESSIFS ET LEUR FILIATION PRÉSUMÉE.

Les enchaînemens, c’est-à-dire les connexions organiques ou, si l’on veut, les homologies de structure qui rattachent entre eux les divers êtres, toutes ces similitudes, dont la signification véritable a longtemps échappé et qui servaient uniquement à la distribution en groupes naturels des animaux et des plantes, ont acquis une tout autre valeur depuis que la doctrine de l’évolution a conquis une place de jour en jour plus large dans la façon d’interpréter les questions d’origine, celles aussi qui concernent la marche, à travers le temps ou l’espace, des êtres vivans, comparés à ceux dont l’existence antérieure nous est révélée par la paléontologie, — Existe-t-il des indices de la filiation des premiers par les autres, et ces indices, si on les constate, de quelle nature sont-ils? S’agit-il de présomptions vagues ou d’enchaînemens rigoureux et de parenté directe? Il est certain au moins que les tentatives consciencieuses de solution n’ont pas manqué. À ce mouvement d’idées et de recherches se rattachent les belles études de M. A. Gaudry sur les Enchaînemens du monde animal, spécialement sur les mammifères, dont ce savant a suivi et analysé le développement graduel et par séries d’un bout à l’autre des temps géologiques. L’évolution des différentes séries est ici établie sur la base d’un élément anatomique des plus essentiels, la charpente osseuse, dont les modifications ont un retentissement direct sur l’organisme et expriment nécessairement les variations fonctionnelles de celui-ci.

Il existe pourtant, dans l’étude de l’évolution des vertébrés terrestres et à respiration aérienne, par conséquent des plus élevés de tous les êtres, une difficulté qui ne sera jamais complètement surmontée : c’est celle qui tient à la mobilité de ces animaux, à la possibilité qu’ils ont toujours eue de se déplacer, pour peu que les attenances géographiques leur aient permis de s’étendre, en ce qui concerne les quadrupèdes, et, pour ce qui est des oiseaux, sans qu’aucun obstacle les ait arrêtés, aussitôt que chez eux les organes du vol eurent été suffisamment constitués. On conçoit le chassé-croisé, les irrégularités constantes et générales que les migrations ont dû introduire dans la combinaison des divers ensembles d’animaux terrestres que telle contrée, comme l’ancienne Europe, a dû successivement comprendre. Les nouveau-venus ou immigrans de chaque période, sur un point du globe, dès qu’il n’est pas donné d’observer leurs ancêtres, au sein de leur patrie d’origine, ont l’air par cela même d’avoir surgi subitement et de n’être précédés par rien. Il en est ainsi des proboscidiens, par exemple ; et si des éléphans on remonte sans trop d’effort aux mastodontes, et des mastodontes, avec plus d’incertitude déjà, aux dinothériums, ceux-ci, en revanche, bien qu’il s’agi.se d’un animal de proportions colossales, paraissent isolés, et, à défaut d’ancêtres directs reconnus, ne manifestent en arrière d’affinités qu’avec les lamantins ou dugongs, par leurs crânes. Les lamantins sont des amphibies herbivores, propres aux embouchures de certains fleuves, qui se traînent sur le rivage à l’aide de leurs nageoires ; entre eux et les proboscidiens, et malgré d’incontestables rapports de régime et de structure dentaire, il faut bien admettre une lacune très large, si on les suppose descendus d’une souche commune ; de futures découvertes pourraient seules la combler. Il n’en est pas tout à fait ainsi du règne végétal, surtout envisagé dans ce qui constitue sa plus grande force, nous voulons dire l’arbre, et par-dessus tout l’arbre forestier ou devenu social. Il est vrai que contrairement à ce qui existe pour les animaux terrestres, même les plus gigantesques, dont on possède souvent, à l’état fossile, des squelettes entiers, et presque toujours les parties, telles que les mâchoires, sur lesquelles s’appuie justement la classification, on n’obtient des anciens arbres que des fragmens détachés, le plus ordinairement des feuilles, plus rarement des fruits ou des graines, isolément recueillis. On arrive, malgré tout, à déterminer ces restes, et, par la comparaison que l’on en fait avec leurs analogues vivans, à formuler des conclusions dont la probabilité est telle qu’elle entraîne la conviction. C’est ainsi qu’en s’aidant des données fournies par la stratigraphie, on peut non-seulement reconstituer les forêts d’autrefois, mais encore les échelonner chronologiquement, saisir leurs rapports mutuels, établir leur filiation et finalement expliquer comment elles se sont jadis déplacées et renouvelées.

Il faut tenir compte, en effet, de cette particularité qu’au lieu d’être libres de leurs mouvemens, à la façon des vertébrés aériens, les arbres sont enracinés, c’est-à-dire fixés au sol, en sorte que leurs graines seules les quittent et peuvent être emportées, mais jamais très loin. Cette fixité est assurément une des causes de la régularité et de la lenteur relatives avec lesquelles la végétation arborescente s’est modifiée dans les périodes antérieures à la nôtre. Les nouveau-venus de chaque région n’ont jamais dû franchir rapidement l’espace. C’est plutôt de proche en proche, et à l’aide d’introductions d’abord partielles, que la flore de toutes les époques a dii se transformer. Au lieu de soubresauts, on entrevoit des modifications favorisées par le temps, et qui mirent à s’accomplir une durée fort longue avant d’être définitives. Il suffit donc d’examiner attentivement les empreintes végétales recueillies sur plusieurs niveaux successifs et en même temps sur des points distribués le long du parcours, suivi autrefois par la végétation et jalonnant sa marche, pour retrouver les termes partiels de la filiation présumée des types dont nous recherchons l’origine.

Un phénomène s’est rencontré en concordance intime avec ce déplacement graduel et successif des végétaux ; nous voulons parler du refroidissement du globe, insensiblement opéré, mais soumis à une impulsion générale dont les progrès, bien qu’effectués avec une extrême lenteur, ne se sont pourtant jamais arrêtés. C’est sous l’empire de ce phénomène que les végétaux ont poursuivi leur déplacement, s’étendant vers le sud et abandonnant peu à peu le nord, à commencer par l’extrême nord, c’est-à-dire par les alentours immédiats du pôle. Il a suffi par cela même de la découverte de nombreux fossiles végétaux sur différens points des régions arctiques, au Spitzberg, au Groenland, sur la terre de Grinnell et ailleurs, pour faire surgir des termes de comparaison et démontrer ce qu’était la végétation forestière polaire, alors que celle de l’Europe ressemblait plus ou moins à celle des pays actuellement voisins du tropique. Dès lors, non-seulement la marche générale, mais encore la filiation d’une foule de végétaux ont pu être établies avec vraisemblance, et on a constaté que les ancêtres directs d’une partie de nos arbres avaient originairement habité à l’intérieur du cercle polaire, tandis que plusieurs autres, confinés maintenant dans les pays du sud, avaient eu jadis des prédécesseurs européens. Ce sont ces découvertes récentes et curieuses dont nous voudrions donner ici un court résumé.


I.

Prenons d’abord la « forêt » en elle-même : nous saisirons mieux, en considérant ce qu’elle est sous nos yeux, la raison d’être de ses changemens d’autrefois. La forêt, c’est proprement une association d’arbres librement groupés à travers l’espace ; c’est en définitive le règne végétal livre à ses propres forces et rencontrant des conditions assez favorables pour devenir maître du sol, en y étalant son opulence. La forêt « vierge, » c’est celle au sein de laquelle l’homme n’a pénétré qu’en passant, ou du moins sur laquelle il n’a jamais porté la main pour l’attaquer et la modifier. C’est surtout celle des pays chauds, de la zone intertropicale, où tout concourt à entraîner l’essor du règne végétal. Même sous nos climats, si modestes à ce point de vue, on n’a qu’à se transporter dans les Vosges, au milieu des forêts de sapins, ou parmi les hêtres de la Sainte-Baume, en Provence, pour saisir aussitôt la force et la majesté du règne végétal ainsi abandonné à lui-même, et possédant l’espace d’une façon incontestée.

Les associations forestières traduisent l’influence du climat auquel elles sont adaptées ; elles changent d’aspect et de composition selon la latitude, et offrent à l’observateur des diversités caractéristiques combinées dans un ordre déterminé et successif, à mesure que du voisinage du cercle polaire, limite de la végétation arborescente, on s’avance vers le sud, en se rapprochant graduellement de l’équateur. Dans la revue que l’on peut en faire, les associations forestières offrent constamment un double point de vue, puisqu’elles sont à considérer en elles-mêmes et aussi à raison de leurs rapports avec le passé, de leurs liens de parenté avec les végétations antérieures ; mais, avant de se placer à ce dernier point de vue, il faut d’abord jeter les yeux sur les végétaux actuels pour définir les traits de l’ordonnance qui préside, sous nos yeux, à leur distribution.

Le domaine forestier s’avance au-delà du cercle polaire en Europe et en Sibérie, où il atteint même et dépasse quelque peu le 70e degré. En Amérique, en revanche, il y a retrait de ce domaine vers le Labrador et la baie d’Hudson, le cercle polaire étant à peine échancré dans l’intervalle qui s’étend du fleuve Mackensie au détroit de Behring. Mais dans ce premier domaine, comme dans ceux qui suivent, un point des plus essentiels consiste à distinguer les forêts résineuses, formées exclusivement ou en grande partie de conifères, de celles qui sont constituées par des arbres « feuillus, » ou, pour parler la langue des botanistes, des a dicotylées » à feuillage caduc ou persistant. — On sait que, dans le nord de l’Europe, les forêts de résineux, parmi lesquels le pin sylvestre, l’épicéa, et, plus au sud, le sapin, jouent le principal rôle, s’étendent sur de grands espaces. On sait aussi que, vers le centre du continent, ces forêts occupent de préférence les massifs montagneux : Erzgébirge, Carpathes, Tyrol, Forêt-Noire, Vosges, Cantal, chaîne des Alpes et Pyrénées. Le mélèze vient se joindre aux arbres précédens sur les pentes alpines, et, au-dessus de lui, le cembro ; mais ces deux types, de même que le sapin, sont exclus de la région scandinave, tandis qu’ils peuplent une partie de la Sibérie, où le premier s’avance, même plus loin que tous les autres résineux, vers l’embouchure de la Lena, en face de la Nouvelle-Zemble. Les résineux dont il vient d’être question ne sont pas seuls à s’étendre jusqu’aux abords du cercle polaire ; en fait d’arbres « feuillus, » il convient de mentionner les bouleaux, aunes, trembles, saules et le sorbier des oiseleurs, qui pénètrent aussi loin ou dépassent même la limite du cercle polaire. C’est au sud du 60e degré, de la Scandinavie aux Pyrénées et aux Apennins, et du golfe de Finlande à la péninsule hellénique et aux steppes, si l’on se restreint au continent européen, que s’étale un ensemble déjà plus riche et insensiblement lié au précédent. Le hêtre et le chêne, l’orme, divers érables, frênes et tilleuls, sont les arbres caractéristiques de ce second ensemble, d’où ne sont exclus ni les résineux ni les types « feuillus » constitutifs du précédent. Ceux-ci offrent, de leur côté, une tendance à s’étager sur les escarpemens dont ils remontent les gradins, à mesure que de la Scanie, de la Norvège australe et de l’Allemagne du Nord, on marche vers le sud de k région occupée par cette végétation. En poursuivant cette marche du nord au sud, on voit sous l’influence de la latitude, le hêtre même céder la place à des rouvres variés ; et c’est par l’effet de ce mouvement que d’autres chênes, le tauzin et le cerris, par exemple, se présentent d’abord en colonies éparsas. Il en est de même du châtaignier, qui, en dehors de ses exigences relatives à la composition du sol, semble ne rencontrer que vers le midi de l’Europe les conditions normales de son développement forestier. En s’attachant aux arbres « feuillus, » on reconnaît que l’Association végétale dont nous venons d’esquisser le tableau, et qui couvrirait d’une futaie continue l’Europe centrale, si notre continent n’eût pas été envahi par la culture, ne se retrouve sur le versant méridional des Alpes, des Pyrénées et du Caucase qu’à l’état d’exception, à la faveur de l’altitude ou grâce à des conditions spéciales de fraîcheur. son caractère principal ne résulte pas seulement d’une réunion d’espèces déterminées, mais il tient surtout à la caducité hibernale des feuilles. Le houx, le buis et le lierre, qui font également partie de l’ association végétale méditerranéenne, font à peu près seuls exception à cette caducité générale ; elles arbres, dépouilles dans l’automne de chaque année, se couvrent au printemps d’une verdure nouvelle, délicate et fraîche, périodiquement renouvelée.

L’association forestière qui suit et qui se juxtapose brusquement à la précédente, en Provence comme en Istrie, emprunte son nom à la Méditerranée, dont elle occupe le pourtour entier, du versant des Alpes au grand Allas, de l’embouchure du Tage au Taurus et au Liban. Sur toutes les plages à l’intérieur de ce périmètre, une flore forestière sensiblement pareille couvre des mêmes essences un sol généralement accidenté, sous un climat sec et chaud, bien que soumis à de violens contrastes, selon l’exposition, selon les stations, enfin selon les latitudes échelonnées du 44e au 32e degré, des environs d’Orange aux contins du Sahara, et de Lisbonne au fond de la Tunisie ou de la Palestine. Les chênes verts, d’autres chênes encore à feuillage semi-persistant, le laurier, l’olivier, le grenadier, les térébinthes, certains érables, le laurier-rose et le caroubier, une foule d’arbustes à feuilles persistantes ; lauriers-tin, arbousiers, filarias, daphnés, bruyères, cistes, etc., contribuent à l’ordonnance de cet ensemble, qui frappe d’autant plus qu’une étonnante richesse de détails caractéristiques se dérobe sous son apparente uniformité.

La flore méditerranéenne serait trop superficiellement défraie si l’on se bornait à un simple coup d’œil. Elle demande, au contraire, un examen plus approfondi des élémens qu’elle renferme, dès que l’on a la pensée de rechercher l’origine de ces élémens. À ce point de vue, sa complexité même ajoute encore à l’intérêt de cette recherche. — D’abord, à côté des arbres feuillus qui lui sont propres, l’association comprend des résineux spéciaux. Les plus couvrent à eux seuls de grandes étendues, et l’un d’eux, le pin d’Alep, est aussi caractéristique, c’est-à-dire aussi universellement répandu, que les yeuses parmi les types feuillus. A côté du pin d’Alep se rangent les laricios, les pins maritimes et plus à fruit, ayant chacun leurs stations et leur rôle déterminés. Ces résineux, auxquels il faut joindre le cyprès et plusieurs genévriers, ne sont pas les seuls : à mesure que l’on s’avance à l’intérieur de la région, les pâtés montagneux qui s’élèvent au-dessus d’une certaine altitude, au lieu d’admettre simplement les pins ou sapins de l’Europe centrale, en présentent d’autres entièrement spéciaux, et c’est à de pareils îlots de végétation, sortes d’oasis perdues au sein de l’océan des plantes ordinaires, que nous sommes redevables de la présence des sapins d’Andalousie, de Numidie, de Céphalonie, du Mont-Parnasse et de Cilicie, maintenant plantés dans les jardins. Enfin, il faut ranger dans la même catégorie les cèdres, qui, sous divers noms et avec certaines nuances, peuplent les croupes du Taurus, du Liban et de l’Atlas, au-dessus d’un certain niveau d’altitude. Ce sont là des résineux montagnards, appropriés aux stations alpines de la région méditerranéenne, au sein de laquelle l’altitude permet également au hêtre, au châtaignier, à certains érables et tilleuls, même au bouleau, de reparaître et de se maintenir çà et là, distribués par colonies discontinues.

Il existe encore, au sein de la région, un groupement d’espèces fondé sur la nature du sol, siliceux ou calcaire, trop prononcé et trop universel pour ne pas être signalé. Non-seulement certaines essences, telles que le chêne-liège, le châtaignier et le pin maritime, se trouvent limitées à la zone siliceuse ; mais tout un cortège de plantes et d’arbustes les accompagnent et forment une association destinée à reparaître partout où la composition minéralogique du sol le comporte, avec une saisissante uniformité, que ce soit en Provence, en Corse ou en Algérie. Une aussi étroite adaptation, une sélection aussi absolue, ne sauraient être l’œuvre d’un petit nombre de siècles. Il est au contraire naturel de les attribuer à des causes ayant leur raison d’être dans le passé, et même dans un passé des plus reculés.

Pour achever d’apprécier par ses traits les plus décisifs l’association forestière du pourtour méditerranéen, il ne suffit pas de s’attacher aux formes dominantes, il faut encore considérer certaines parties de la région, demeurées exceptionnellement abritées et favorables, en même temps que celles où des rigueurs intermittentes de température n’ont épargné que les types les plus résistans et les plus triviaux. Dans son acception la plus générale, lorsqu’on dresse une liste d’ensemble, la végétation forestière du domaine méditerranéen comprend un total d’environ deux cents espèces, qui jouent un rôle plus ou moins important dans la composition du paysage. Trois élémens doivent être distingués dans cet ensemble : d’abord l’élément principal et caractéristique, où dominent les végétaux à feuilles persistantes, et qui comprend, outre les types les plus répandus, ceux aussi qui, en voie de déclin, se sont cantonnés sur les points les mieux abrités ou les plus méridionaux et qui opèrent une transition vers les types tropicaux proprement dits ; puis l’élément montagnard, c’est-à-dire amené ou favorisé par l’altitude ; enfin, un troisième élément qu’on ne saurait négliger et auquel conviennent à la fois la chaleur et l’humidité. Ce dernier comprend des végétaux à feuilles généralement caduques, qui, tout en s’accommodant d’une saison froide, sont adaptés pourtant aux exigences du climat méridional et ne se rencontrent point, à l’état spontané, dans l’Europe centrale. À ce troisième élément répond une association d’arbres à la fois puissans, assez peu nombreux et le plus ordinairement monotypes, dont le rôle est fait pour attirer l’attention, à raison surtout de ce qu’il fut dans le passé. On peut dire de cet élément qu’il représente le prolongement méridional de l’association précédente, celle qui couvre l’Europe centrale et qui s’accoude à la région méditerranéenne. Les végétaux dont nous parlons et qui tous ont laissé des traces à l’état fossile, parmi lesquels nous mentionnerons seulement l’aune en cœur, le charme d’Orient, l’ostrya, le platane et le liquidambar, le figuier, la vigne, divers frênes, tilleuls et noyers, contrastent plutôt avec la masse des végétaux méditerranéens qu’avec les types d’ordre équivalens, situés plus au nord. L’on peut dire que, si, dans l’Europe méridionale, surtout à l’est de la Méditerranée, en Asie-Mineure, ils se trouvent associés aux premiers, ils appartiennent naturellement à la catégorie des seconds, comme il en serait dans le cas où ces derniers, n’étant arrêtés par aucun obstacle interposé, se seraient étendus librement vers le sud. Le point de vue ici indiqué trouve sa confirmation dans l’examen de la flore forestière d’Amérique, observée à une latitude correspondante. L’absence sur ce continent du domaine végétal méditerranéen ou de tout autre domaine équivalent dégage l’élément en question et donne lien, au moyen du platane, du liquidambar, du plaqueminier, des vignes et noyers américains, vis-à-vis de l’ancien inonde, à un parallélisme ou, si l’on veut, à une répétition de formes digne d’attention, et que l’étude de la paléontologie contribue encore à mettre en lumière.

Sous le bénéfice de ces restrictions et distinctions, l’association méditerranéenne nous laissera mieux saisir son vrai caractère. Les élémens principaux, à feuillage étroit, allongé, coriace, entier ou épineux et faiblement divisé : yeuses, lauriers, oliviers, myrtes, lauriers-roses, lentisques et térébinthes, etc., n’y étalent pas l’ampleur luxuriante des formes vraiment tropicales, mais ils semblent conduire vers celles-ci ; ils y touchent par certains côtés, tout en dénotant l’influence d’un milieu spécial, déterminé par des conditions de chaleur et de sécheresse, dispensées par intermittence. L’association méditerranéenne n’est réellement séparée de la flore intertropicale que par la rareté des palmiers spontanés et l’absence de certains types, que l’on rencontre cependant très peu au-delà des limites australes ou sur les lisières mêmes du domaine.

Un phénomène curieux et qui aide singulièrement à fixer le sens qu’il faut attacher à l’association méditerranéenne, c’est la distribution, à l’intérieur de la région, des plantes les plus décidément caractéristiques. Capricieuse et inégale en apparence, en dehors, bien entendu, de la foule des espèces triviales, cette distribution accuse vivement à d’autres égards des affinités avec les types des pays chauds, par le moyen de certaines formes cantonnées et limitées à quelques stations, exclues de beaucoup d’autres. C’est ainsi qu’un pin des Indes de l’Himalaya (P. excelsa Wall.) n’a été observé que sur une seule montagne de la Macédoine, et le callitris ou thuya d’Algérie dans la seule région de l’Atlas. Le chêne faux-liège ne compte plus auprès de Grasses qu’un très petit nombre de pieds ; le caroubier est restreint à quelques points du littoral du Var ou des Alpes-Maritimes ; enfin le peuplier de l’Euphrate se rencontre au bord du Jourdain, pour ne reparaître que sur un point de la province de Constantine. Ces faits de cantonnement sont innombrables et ils dénotent l’existence probable d’un état antérieur plus ou moins affecté par des événemens subséquens ; en un mot, l’association du pourtour méditerranéen aurait subi l’effet de révolutions qui auraient déplacé et partiellement éliminé des élémens végétaux autrefois plus uniformément répandus. L’association aurait été appauvrie, et à côté des élémens dont l’importance a été déprimée, on est conduit à admettre l’entière élimination de beaucoup d’autres.

Pour que notre analyse, rapidement exposée, ne soit pas trop incomplète, il faut retenir encore deux faits relatifs à l’association forestière de la région méditerranéenne : le premier consiste dans les forêts de dattiers dont l’Espagne méridionale fournit un premier exemple à Elche, mais qui se multiplient dans le Sahara, comme en Égypte, et s’associent un autre type de la même famille dans le doûm (Hyphane thebaica). Les forêts de palmiers inaugurent ainsi un nouvel ensemble contigu à celui qui peuple le pourtour de la Méditerranée, et auquel l’apparition des acacias ou gommiers achève de communiquer sa signification, en accentuant la transition vers la flore de l’Afrique tropicale. — Le second fait ressort des forêts de la région laurifère des îles Madère et Canaries, forêts constituées au-dessus d’un niveau déterminé, et grâce à l’humidité permanente spéciale à cette zone. Il y a là une association particulière et toute locale de végétaux combinés, principalement di lauriers, dont les rapports intimes avec ceux de l’Europe tertiaire ont toujours frappé l’esprit des observateurs.

Ainsi comprise, et malgré sa brièveté, la revue que nous venons de passer des zones forestières, échelonnées du Cap-Nord au Sahara et aux Canaries, suffit à l’étude restreinte que nous avons en vue, et dont l’objet est la recherche de l’origine paléontologique des principaux types arborescens. Cette origine, toujours difficile à déterminer, ne saurait être poursuivie avec tant soit peu de vraisemblance qu’à l’égard de quelques-unes des espèces que nous avons sous les yeux, et de celles seulement à propos desquelles nous possédons des documens de nature à nous éclairer sur leur histoire dans le passé, sur leurs migrations antérieures, en un mot, sur la marche qu’elles auraient suivie à travers le temps, comme à travers l’espace. Ces sortes de documens, l’Europe et, après elle, bien que dans une mesure plus restreinte, l’Amérique du Nord, enfin, par une suite de découvertes des plus heureuses, la zone arctique, du Groenland au Spitzberg, sont venues nous les fournir. Il n’en serait plus ainsi, et nous ne retrouverions plus ces sortes de documens, si, nous écartant de l’Europe, nous voulions prendre pour objet des mêmes recherches les végétaux de l’Inde, de la Chine ou de l’Australie. Le fil conducteur nous ferait défaut. Remarquons-le, d’ailleurs, pour atteindre le but proposé, la connaissance d’un certain nombre de fossiles est loin de suffire ; les empreintes végétales sont, il est vrai, de précieux indices, mais des indices qui, pris isolément, n’ont qu’une valeur relative, et entraînent rarement alors des conséquences d’une portée sérieuse.

Pour réussir à pénétrer enfin dans le passé végétal d’une partie du globe, il a fallu des observations et des découvertes multipliées, des gisemens d’une richesse exceptionnelle, explorés sur un grand nombre de points, du nord au sud du continent européen ; il a fallu aussi que ces gisemens, au lieu d’appartenir à une seule période, c’est-à-dire au lieu d’être synchroniques, se soient trouvés séparés souvent par de longs intervalles, distribués par âges successifs, et qu’ils aient ainsi présenté le tableau complet de la série des temps écoulés. Par là seulement, il est devenu possible de saisir l’ensemble des vicissitudes au moyen desquelles, sur notre sol, le règne végétal s’est graduellement transformé. Si insensibles qu’aient été chaque fois les changemens, ils ont eu à la longue pour résultats de modifier à plusieurs reprises l’aspect du paysage et d’entraîner le remplacement des types et des espèces dont le tapis végétal était composé à un moment donné par des types et des formes différens de ceux auxquels ils se substituaient chaque fois, de ceux aussi devant lesquels ils durent plus tard se retirer eux-mêmes.


II.

L’impression que l’on ressent au sein d’une vaste et profonde forêt, celle qui résulte de la vue de tant d’arbres de tout âge, dont les plus vieux tombent de vétusté après avoir traversé des siècles, est une impression de durée, mieux encore, de pérennité. En dehors de l’homme armé d’un terrible pouvoir de destruction, qui déracinerait ces géants? Quelle action concevoir qui parvienne à les exclure du sol qu’ils possèdent si complètement, qu’ils couvrent de leur ombre et au fond duquel plongent leurs racines? Il semble au premier abord que le globe ait vu naître ces associations au jour de sa jeunesse, comme un produit naturel et une parure spontanée, et cependant un jugement pareil, en dépit de sa vraisemblance, égarerait absolument. Les forêts, en définitive, loin d’être toujours pareilles à elles-mêmes, loin de s’être perpétuées depuis l’origine des choses avec la même ordonnance, ont au contraire beaucoup changé dans le cours des âges. Celles que nous avons sous les yeux, spécialement en Europe, en ont remplacé d’autres plus anciennes, et ces substitutions ont eu lieu à plusieurs reprises, tantôt à l’aide de modifications partielles, tantôt aussi, lorsqu’on interroge un passé lointain, dans de telles conditions que l’ancienne ordonnance n’ait plus avec la nôtre que des rapports indirects ou lui soit même totalement étrangère.

Telle est la loi ; mais il fallait encore en établir le « mécanisme » ou procédé de fonctionnement, et depuis qu’un esprit sérieux ne saurait admettre qu’à chaque révolution végétale, à chaque renouvellement successif, ait correspondu une destruction totale des élémens antérieurs, suivie d’une nouvelle création conçue de toutes pièces, il est nécessaire, et pour ainsi dire forcé, de chercher dans l’ordonnance qui précède la raison d’être de celle qui l’a remplacée. Cette manière de voir implique un enchaînement sans fin de causes et d’effets, de formes ancestrales et de formes dérivées, sortant les unes des autres, se prolongeant, s’irradiant, se cantonnant d’abord pour s’étendre ensuite de nouveau et, en ce qui touche plus particulièrement les types du règne végétal, émigrant pour suivre une direction déterminée. Si l’on s’attache à cette direction, on reconnaît qu’elle se résume, pour les végétaux, dans une marche du nord au sud, à la recherche de régions et de stations plus favorables, mieux appropriées aux exigences des adaptations acquises, à mesure que la température terrestre perd ses conditions premières, que les latitudes se prononcent et que la zone arctique, d’abord adéquate à la zone tempérée, elle-même longtemps chaude, tend à se refroidir et à se différencier de plus en plus. Le cercle polaire constitue ainsi une barrière de plus en plus accusée, de moins en moins accessible, finalement fermée à la végétation arborescente ; tandis que, sous l’impulsion du même mouvement, la zone tempérée actuelle se refroidit dans une mesure équivalente, s’appauvrit et se dépouille peu à peu d’une partie notable de ses richesses végétales. Les restes échappés à cette élimination, à ces retraits successifs et multipliés qui remplissent la seconde moitié des temps tertiaires, se retrouvent encore épars et amoindris au sud de cette zone et sur des points où l’abaissement moins sensible de la température leur a permis de se maintenir accidentellement.

C’est en vertu de ces considérations et de cette marche présumée que l’on arrive à constater des liens entre les espèces actuelles et les espèces fossiles, et des indices révélateurs d’une filiation des premières par les secondes. Il existe même des rapports qui ne sont pas à négliger entre certains types vivans et d’autres qu’on aurait pu croire entièrement perdus, et mieux encore entre des associations forestières actuelles, prises séparément, et celles qui se sont succédé de période en période, en se partageant le cours des âges. On conçoit à cet égard que, plus on remonte dans le passé, plus on s’adresse à un ordre de choses lointain, moins aussi ces rapports se trouvent saisissables. — De toute la végétation carbonifère, il n’est resté que des types isolés ou plus ou moins amoindris, tels que les prèles, les fougères, les lycopodes ; le ginkgo, cet arbre singulier du Japon, peut-être aussi le dammara de l’archipel indien, comptent pourtant des ancêtres reconnaissables jusque dans cette époque reculée. Des temps secondaires, il a survécu des épaves plus nombreuses, toujours éparses cependant : ce sont des araucarias, des cèdres et des pins, certains thuyas ; on peut ajouter à l’énumération quelques colonies de cycadées disséminées au sud de la ligne, en Australie ou dans l’Afrique centrale. Lors de la craie, les arbres « feuillus, » qui se montrent alors pour la première fois, ont quelque chose de flottant et d’imparfaitement déterminé ; on voit que l’évolution et la physionomie caractéristique des principaux groupes de cette catégorie tendent encore à se fixer. Le magnolier et le tulipier, le platane, le lierre et quelques autres végétaux datent pourtant de cette époque et n’ont plus guère varié depuis cet âge. Mais en dehors de ces types constitués de bonne heure, les modifications de la flore européenne ont été depuis si profondes et répétées à tant de reprises qu’aucun ensemble, parmi ceux qui existent sous nos yeux, ne répond, sinon par les traits partiels dont il vient d’être question, à la végétation de cette période. Il n’est pas tout à fait ainsi de celle de l’âge subséquent, qui, lors de l’éocène[1], surtout de l’éocène récent, sous l’empire de conditions spéciales, s’étala d’un bout de la France à l’autre, des environs de Paris aux rives de la Provence.

Les recherches dont la flore d’Aix, qui se rapporte à cet horizon, a été dernièrement l’objet, ont démontré que depuis lors le fond de la végétation n’avait pas beaucoup varié, et que celle-ci se trouvait encore, sur le bord de la Méditerranée, sensiblement pareille à ce qu’elle était vers la fin de l’éocène, si l’on fait abstraction de l’appauvrissement qu’elle a subi par l’élimination postérieure d’une foule de types, et en tenant compte également des types à feuilles caduques dont l’introduction n’eut lieu que plus tard. Ainsi, une bonne partie des formes dont les ancêtres se montrent dans l’éocène auront persisté sur place à partir de cette époque, tandis que celles qui ont depuis émigré se retrouvent dans les régions limitrophes du domaine méditerranéen, ou bien encore, retirées plus loin vers le sud, sont cantonnées, soit dans l’Afrique australe, soit aux Indes ou à l’extrême orient de l’Asie.

C’est avec le miocène[2], plus spécialement avec la partie récente de cette division, que manifeste des relations évidentes la catégorie d’arbres à feuilles caduques et à aptitudes méridionales dont il a été question plus haut comme étant actuellement dispersée sur divers points du domaine méditerranéen, surtout à l’orient de la région : platane, liquidambar, planère, tilleul, vigne, certains charmes et frênes, plaqueminier, grenadier, etc. — Enfin, l’association a laurifère » des forêts canariennes, conservée intacte, grâce à sa situation insulaire, grâce aussi la persistance de conditions climatologiques locales, reproduit sans changement le tableau d’une forêt montagneuse de l’Europe centrale, telle que nous la montrent les découvertes de M. Rames dans le Cantal, de M. Falsan à Meximieux (Ain), de M. Rérolle dans la Cerdagne espagnole, à l’époque du miocène récent et du pliocène[3] ancien. Ce sont les mêmes essences, c’est le même mélange de lauriers, de houx, d’oliviers, auxquels viennent s’adjoindre des formes actuellement japonaises ou caucasiennes de noyers, d’érables, d’ormes, et vers les hauts sommets des plus et des sapins proches voisins de ceux des montagnes élevées de Ténériffe, du Maroc ou de l’Asie-Mineure. — Même dans la seconde moitié du pliocène, les végétaux recueillis par M. Marion dans les sédimens vaso-marneux de Durfort (Gard), d’où les ossemens de l’éléphant méridional ont été extraits, ceux aussi que le même savant a retirés des tufs de la Valentine, près de Marseille, prouvent que les chêne ? de la Calabre, du Portugal et de l’Asie antérieure, le planère du Caucase, divers lauriers, la vigne et même un palmier, peuplaient encore les collines et le bord des eaux dans la France méridionale. La plupart de ces végétaux, auxquels il faut joindre le laurier-rose, s’avançaient alors plus au nord qu’ils ne le font aujourd’hui, accusant un dernier refoulement d’espèces, opérant un retrait définitif à l’approche du quaternaire.

Cette marche, parfaitement logique et presque régulière dans son mode de fonctionnement, tient en résumé à des changemens de climat, changemens eux-mêmes en relation avec rabaissement progressif de la température terrestre. Elle tient aussi, dans un ordre parallèle de phénomènes, à l’épuisement de certaines races et au développement, à l’essor concomitant d’autres races jeunes et nouvelles, favorisées par les circonstances mêmes auxquelles les races atteintes et déprimées avaient dû, au contraire, leur élimination.


III.

En considérant tous les élémens de à question, on trouve que c’est par l’extension, à un moment donné, de races végétales préalablement localisées et réalisant une certaine somme de variations que les espèces se constituent à leur point de départ. Une fois caractérisée, c’est-à-dire après l’acquisition d’un ensemble de caractères, d’abord flottans, puis héréditairement fixés, l’espèce devenue permanente se l’est cependant que d’une façon relative, tant qu’il existe en elle des parties susceptibles de se différencier de nouveau. C’est de la proportion des élémens demeurés variables, relativement à ceux qui ne doivent plus changer, que dépond l’amplitude des limites entre lesquelles il est donné à l’espèce de se mouvoir à travers le temps. Les oscillations morphologiques dont elle offre l’exemple se trouvent ainsi déterminées par ses propres tendances à subir plus ou moins facilement les excitations venues da dehors. — De là d’évidentes inégalités de la notion spécifique, tantôt ramenée à d’obscures nuances, tantôt nettement tranchée, surtout à la suite de l’exclusion répétée des formes intermédiaires.

En effet, il existe sous nos yeux des espèces flottantes, que nul le limite précise ne saurait circonscrire, et d’autres, au contraire, fixées dans leurs moindres traits, qui ne sont plus susceptibles que d’insignifiantes variations. Les formes de la dernière catégorie, telles que, par exemple, les séquoias d’Amérique et les cèdres de l’Atlas, persistent sur les lieux dont elles ont pris un jour possession, où certaines d’entre elles se trouvent refoulées et cantonnées, tant que des circonstances tout à fait contraires ou l’intrusion de formes plus vigoureuses ne parviennent pas à les exclure définitivement. On voit, par cette manière d’envisager les choses, que les relations des espèces arborescentes actuelles avec celles des anciens âges ne sont que la conséquence dernière d’une marche ou d’un antagonisme longtemps poursuivi et qui doit forcément laisser des vestiges. En y regardant de près, les indices de filiation des vivantes par les fossiles, loin de faire défaut, confirment pleinement notre interprétation des phénomènes d’autrefois, et les liens génétiques se découvrent à l’explorateur dès que celui-ci consent à regarder l’espèce comme ayant acquis par degrés les caractères qu’elle possède sous nos yeux et, en même temps, comme susceptible de déplacement, soit par extension, soit par refoulement.

La liaison morphologique a certainement la signification d’une parenté; mais, conformément à la nature de celle-ci, elle peut et doit varier selon les cas, plus intime ou plus éloignée, directe et immédiate, ou indirecte et collatérale. C’est à l’aide d’une méthode délicate, dirigée par une sorte d’instinct, plutôt que soumise à des règles explicites, que l’on parvient à asseoir un jugement sur les nuances analogiques dont il s’agit de définir la portée. Il est vrai qu’à mesure que l’on s’enfonce dans le passé, les chances d’observer des formes proches alliées de celles qui nous sont familières diminuent de plus en plus. Quel que soit cependant l’âge où l’on se place, une étroite ressemblance entraîne toujours la notion d’une descendance directe de la forme récente, vis-à-vis de celle qui en reproduit les traits au milieu d’un ordre de choses éloigné de celui qui a depuis prévalu. On conçoit même que la ressemblance observée soit d’autant plus décisive que l’espèce chez laquelle elle se montre appartient à une plus ancienne période. Les indices de liaison génétique peuvent ainsi remonter très haut vers le passé, et, en ce qui concerne certains types arborescens peu sujets à varier, tels que le tulipier, le magnolia, le lierre, ils se rencontrent effectivement dans un lointain des plus reculés.

Pour demeurer cependant logique et aboutir à des résultats absolument précis, un pareil ordre de recherches demande, de la part de celui qui s’y engage, qu’il ne tienne pas seulement compte du type, mais qu’il s’attache encore, si c’est possible, à l’espèce considérée en elle-même, c’est-à-dire à l’état de race, ayant son histoire particulière, dont il est parfois possible de suivre les incidens. Autant que faire se peut, le type ou réunion de formes alliées, sorties originairement d’une même souche, ne doit pas être confond avec l’espèce ou, si l’on veut, avec la race particularisée qui, ses caractères une fois acquis et ses aptitudes déterminées, affecte nécessairement une marche en rapport avec les tendances qui la distinguent, au sein d’une aire qui lui est propre. — Ainsi, les platanes, les peupliers, les tulipiers, même les hêtres et les châtaigniers, se montrent à nous de très bonne heure, dès le milieu ou avant la fin de la période crétacée; mais il ne s’ensuit pas que nos formes actuelles, surtout celles qui sont actuellement indigènes, soient les descendans immédiats de ces formes primitives ou de l’une d’elles prise séparément. C’est plus tard et dans le cours du tertiaire que les traces de nos platanes, l’ancêtre visible du tulipier américain et les prédécesseurs évidens des peupliers actuels, se laissent clairement apercevoir ; il en est de même du hêtre et du châtaignier, dont l’introduction en Europe s’opère au moyen d’individus isolés, distingués par des nuances qui s’effacent graduellement à mesure que l’on se rapproche des temps modernes.

La principale condition pour saisir ces origines présumées, soit du type à sa naissance, soit des ancêtres supposés, soit enfin des antécédens directs de nos espèces actuelles, c’est d’avoir présente à l’esprit la succession exacte des périodes et des étages, c’est-à-dire l’échelle chronologique des âges écoulés, donnant la date relative de chacune des apparitions constatées et l’ordre des élémens constitutifs de la marche suivie à travers le temps et l’espace par les formes végétales dont nous rencontrons les vestiges. La succession des âges, représentée par des assises déposées dans un ordre constant, la géologie stratigraphique nous la fait connaître. Mais il faut encore se rendre compte des changemens imprimés au règne végétal tout entier pendant cette longue série de périodes. Loin d’avoir été toujours semblable à lui-même, le règne végétal, depuis son point de départ, s’est transformé à plusieurs reprises, et ces transformations se rattachent directement au point de vue que nous adoptons en recherchant l’origine des espèces d’arbres que nous avons sous les yeux. Les changemens ont été trop profonds et les renouvellemens trop complets pour que le berceau de la plupart de nos végétaux puisse être reporté au sein des périodes primitives. Il ne nous est resté effectivement de celles-ci, nous l’avons déjà dit, qu’un très petit nombre de types généralement amoindris ou altérés, parmi lesquels celui du ginkgo est à peu près le seul dont la filiation puisse être établie sans lacunes, à partir du carbonifère.

Trois grandes périodes végétales doivent être distinguées, à partir du moment où la surface du globe a commencé à se couvrir de plantes aériennes : la période primaire ou « paléophytique, » ou encore « ère cryptogamique, » nommée ainsi à cause de la domination des cryptogames ou plantes inférieures; la période secondaire ou « ère mésophytique, » pendant laquelle les gymnospermes, c’est-à-dire les conifères et les cycadées, obtiennent la prépondérance, tandis que les arbres « feuillus » sont encore absens ; enfin, la période tertiaire ou « néophytique, « nommée encore « angiospermique, » à cause de la présence des plantes supérieures et en particulier des arbres « feuillus, » qui apparaissent alors pour la première fois, dont l’essor se prononce rapidement et dont l’introduction, non encore expliquée, accroît dans une mesure jusque-là inconnue la richesse et la variété du monde végétal.

La dernière de ces trois périodes, qui débute avec la craie et se prolonge sous nos yeux, n’est pas seulement caractérisée par l’apparition et l’extension des plantes supérieures, mais elle coïncide encore avec les premiers indices du refroidissement polaire et de la décroissance de plus en plus marquée de la température terrestre, en raison directe de la latitude. Cette décroissance graduée de l’équateur au pôle succède à l’uniformité première et ne cesse, dès lors, de se prononcer toujours plus d’âge en âge. Sans vouloir chercher l’explication cosmique d’un phénomène encore inconnu dans sa cause génératrice, qui n’a cessé de s’étendre depuis son origine, et qui est sans doute destiné à ne pas s’arrêter dans l’avenir, il est impossible de ne pas en tenir compte à titre de fait. Ce fait, d’abord à peine sensible, puis graduellement accentué, a exercé son influence à l’intérieur du cercle polaire avant de propager son action au-delà, jusque dans la zone tempérée actuelle, longtemps chaude, puis tiède, alors que les alentours du pôle étaient déjà sensiblement refroidis. Il est certainement remarquable d’observer la relation qui paraît exister entre le début et la marche de l’abaissement climatologique des régions du nord et les progrès de la végétation, qui se complète parallèlement. effectivement, elle ferme le cycle entier de son évolution définitive par l’adjonction des « angiospermes, » c’est-à-dire des plantes les plus parfaites, et la prépondérance est acquise rapidement à cette catégorie, dans la mesure même des progrès du refroidissement des régions arctiques. Ces régions paraissent réellement avoir été exemptes jusque-là des rigueurs d’une saison froide, soustraites par cela même aux effets du repos hibernal, qui n’aurait été imposé aux plantes de la zone boréale qu’à partir d’une certaine date.

Ce qui est certain, c’est que le règne végétal, alors seulement qu’il vient d’acquérir tous les élémens dont il est encore composé sous nos yeux, et qu’il ne lui reste plus qu’à achever de les perfectionner, commence à se distribuer en associations ordonnées selon la latitude ; et ce mouvement une fois inauguré, on voit s’accentuer toujours plus les divergences de ces associations, par l’exclusion croissante, dans chacune d’elles, d’une partie des types qu’elles comprenaient à l’origine. Il en résulte un appauvrissement constant des contrées du nord par rapport à celles du sud, qui gagnent, au moins par contraste, ce que les premières ne cessent de perdre. L’impulsion a tendu ainsi à la différenciation des zones, et elle a abouti à les dépouiller plus ou moins, quoique dans une proportion inégale, en rapport avec l’ordre selon lequel elles se succèdent à partir de la zone tropicale, la seule exempte de ce dépouillement.

Mais, ne l’oublions pas, parallèlement à ce mouvement, opéré d’ailleurs avec une extrême lenteur, et en harmonie avec lui, un autre mouvement, celui-ci purement organique et évolutif, bien qu’incité, sinon dirigé par le premier, n’a cessé de pousser au développement et à la différenciation morphologique des divers groupes de végétaux, de ceux en particulier qui, relativement jeunes et demeurés plastiques, étaient susceptibles par cela même de donner naissance à des formes nouvelles, et, par dédoublement successif, à des types nouveaux. Ce sont les angiospermes surtout, catégorie dont les arbres «feuillus» font partie, qui, une fois en possession de la prépondérance, ont offert ce spectacle de la multiplicité croissante des races et des formes. Cette multiplicité n’a pu que s’accroître; les déplacemens eux-mêmes, résultat assuré de l’abaissement des climats, y ont aidé en entraînant des changemens de stations et ouvrant des cantonnemens nouveaux aux races végétales non encore entièrement fixées. Les révolutions du sol, les attenances continentales et le relief orographique plus ou moins accusé ont constitué d’autres facteurs non moins actifs, dans cette poussée générale des espèces, plantes ou arbres, incessamment sollicitées à varier, à mesure quelles s’adaptaient au sol des régions où elles pénétraient, qu’elles allaient en s’éparpillant, qu’elles luttaient victorieusement contre des espèces rivales, utilisant à leur profit toutes les circonstances pour exclure celles-ci et les submerger ou s’associer à elles. — Tel est le spectacle que la végétation du globe n’a cessé de donner; et les forêts actuelles se montrent à nous comme le résultat final et la conséquence dernière de cette longue série d’alternatives, que résume l’expression de « combat pour la vie. »


M. DE SAPORTA.

  1. Période répondant à la partie ancienne des temps tertiaires.
  2. Partie moyenne des temps tertiaires.
  3. Partie récente des temps tertiaires.