Les Assises philosophiques de l’Olympisme moderne

Invité à inaugurer, comme fondateur et président d’honneur des Jeux olympiques, les messages radiodiffusés qui vont en commenter la signification, j’ai accepté avec empressement cet honneur et je ne crois pas pouvoir y mieux répondre qu’en exposant ici ma pensée initiale et les bases philosophiques sur lesquelles j’ai cherché à faire reposer mon œuvre.


La première caractéristique essentielle de l’olympisme ancien aussi bien que de l’olympisme moderne, c’est d’être une religion. En ciselant son corps par l’exercice comme le fait un sculpteur d’une statue, l’athlète antique « honorait les dieux. » En faisant de même, l’athlète moderne exalte sa patrie, sa race, son drapeau. J’estime donc avoir eu raison de restaurer dès le principe, autour de l’olympisme rénové, un sentiment religieux transformé et agrandi par l’Internationalisme et la Démocratie qui distinguent les temps actuels, mais le même pourtant qui conduisait les jeunes hellènes ambitieux du triomphe de leurs muscles au pied des autels de Zeus.

De là découlent toutes les formes cultuelles composant le cérémonial des Jeux modernes. Il m’a fallu les imposer les unes après les autres à une opinion publique longtemps réfractaire et qui ne voyait là que des manifestations théâtrales, des spectacles inutiles, incompatibles avec le sérieux et la dignité de concours musculaires internationaux. L’idée religieuse sportive, la religio athletae a pénétré très lentement l’esprit des concurrents et beaucoup parmi eux ne la pratiquent encore que de façon inconsciente. Mais ils s’y rallieront peu à peu.

Ce ne sont pas seulement l’Internationalisme et la Démocratie, assises de la nouvelle société humaine en voie d’édification chez les nations civilisées, c’est aussi la science qui est intéressée en cela. Par ses progrès continus, elle a fourni à l’homme de nouveaux moyens de cultiver son corps, de guider, de redresser la nature, et d’arracher ce corps à l’étreinte de passions déréglées auxquelles, sous prétexte de liberté individuelle, on le laissait s’abandonner.

La seconde caractéristique de l’olympisme, c’est le fait d’être une aristocratie, une élite ; mais, bien entendu, une aristocratie d’origine totalement égalitaire puisqu’elle n’est déterminée que par la supériorité corporelle de l’individu et par ses possibilités musculaires multipliées jusqu’à un certain degré par sa volonté d’entraînement. Tous les jeunes hommes ne sont pas désignés pour devenir des athlètes. Plus tard on pourra sans doute arriver par une meilleure hygiène privée et publique et par des mesures intelligentes visant au perfectionnement de la race, à accroître grandement le nombre de ceux qui sont susceptibles de recevoir une forte éducation sportive ; il est improbable qu’on puisse jamais atteindre beaucoup au delà de la moitié ou tout au plus des deux tiers pour chaque génération. Actuellement, nous sommes, en tous pays, encore loin de là ; mais si même un tel résultat se trouvait obtenu, il n’en découlerait pas que tous ces jeunes athlètes fussent des « olympiques », c’est-à-dire des hommes capables de disputer les records mondiaux. C’est ce que j’ai exprimé par ce texte (traduit déjà en diverses langues) d’une loi acceptée inconsciemment dans presque tout l’univers : « Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport ; pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent, pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes. »

Chercher à plier l’athlétisme à un régime de modération obligatoire, c’est poursuivre une utopie. Ses adeptes ont besoin de la « liberté d’excès ». C’est pourquoi on leur a donné cette devise : Citius, altius, fortius, toujours plus vite, plus haut, plus fort, la devise de ceux qui osent prétendre à abattre les records !

Mais être une élite ne suffit pas ; il faut encore que cette élite soit une chevalerie. Les chevaliers sont avant tout des « frères d’armes », des hommes courageux, énergiques, unis par un lien plus fort que celui de la simple camaraderie déjà si puissant par lui-même ; à l’idée d’entr’aide, base de la camaraderie, se superpose chez le chevalier l’idée de concurrence, d’effort opposé à l’effort pour l’amour de l’effort, de lutte courtoise et pourtant violente. Tel était l’esprit olympique de l’antiquité dans son principe pur ; on aperçoit aisément de quelle conséquence immense peut être l’extension de ce principe dès qu’il s’agit de compétitions internationales. On a pensé, voici quarante ans, que je me faisais des illusions en voulant restaurer l’action de ce principe aux Jeux olympiques modernes. Mais il devient évident que non seulement ce principe peut et doit exister dans la circonstance solennelle de la célébration olympique quadriennale mais que déjà il se manifeste dans des circonstances moins solennelles. De nation à nation son progrès fut lent mais ininterrompu. Il faut maintenant que son influence gagne les spectateurs eux-mêmes et cela aussi déjà s’est produit, par exemple à Paris lors du match de football du 17 mars dernier. On en doit venir à ce que dans de telles occasions — et bien plus encore aux Jeux olympiques — les applaudissements s’expriment uniquement en proportion de l’exploit accompli, et en dehors de toute préférence nationale. Tous sentiments nationaux exclusifs doivent alors faire trêve et pour ainsi parler « être mis en congé provisoire ».

L’idée de trêve, voilà également un élément essentiel de l’olympisme ; et elle est étroitement associée à l’idée de rythme. Les Jeux olympiques doivent être célébrés sur un rythme d’une rigueur astronomique parce qu’ils constituent la fête quadriennale du printemps humain, honorant l’avènement successif des générations humaines. C’est pourquoi ce rythme doit être maintenu rigoureusement. Aujourd’hui, comme dans l’antiquité d’ailleurs, une Olympiade pourra n’être pas célébrée si des circonstances imprévues viennent à s’y opposer absolument, mais l’ordre ni le chiffre n’en peuvent être changés.

Or le printemps humain, ce n’est pas l’enfant ni même l’éphèbe. De nos jours, nous commettons en beaucoup de pays sinon tous, une erreur très grave, celle de donner trop d’importance à l’enfance et de lui reconnaître une autonomie, de lui attribuer des privilèges exagérés et prématurés. On croit ainsi gagner du temps et accroître la période de production utilitaire. Cela est venu d’une fausse interprétation du Time is money, formule qui fut celle, non d’une race ou d’une forme de civilisation déterminée mais d’un peuple — le peuple américain — traversant alors une période de possibilités productrices exceptionnelle et transitoire.

Le printemps humain s’exprime dans le jeune adulte, celui qu’on peut comparer à une superbe machine dont tous les rouages sont achevés de monter et qui est prête à entrer en plein mouvement. Voilà celui en l’honneur de qui les Jeux olympiques doivent être célébrés et leur rythme, organisé et maintenu parce que c’est de lui que dépendent le proche avenir et l’enchaînement harmonieux du passé à l’avenir.

Comment mieux l’honorer qu’en proclamant autour de lui, à intervalles réguliers fixés à cet effet, la cessation temporaire des querelles, disputes et malentendus ? Les hommes ne sont pas des anges et je ne crois pas que l’humanité gagnerait à ce que la plupart d’entre eux le devinssent. Mais celui-là est l’homme vraiment fort dont la volonté se trouve assez puissante pour s’imposer à soi-même et imposer à la collectivité un arrêt dans la poursuite des intérêts ou des passions de domination et de possession, si légitimes soient elles. J’admettrais fort bien pour ma part de voir, en pleine guerre, les armées adverses interrompre un moment leurs combats pour célébrer des Jeux musculaires loyaux et courtois.

De ce que je viens d’exposer, on doit conclure que le véritable héros olympique est, à mes yeux, l’adulte mâle individuel. Faut-il alors exclure les sports d’équipes ? Ce n’est pas indispensable, si l’on accepte un autre élément essentiel de l’olympisme moderne comme il le fut de l’ancien olympisme : l’existence d’une Altis ou enceinte sacrée. Il y avait à Olympie bien des événements qui se passaient en dehors de l’Altis : toute une vie collective palpitait à l’entour sans toutefois avoir le privilège de se manifester à l’intérieur. L’Altis même était comme le sanctuaire réservé au seul athlète consacré, purifié, admis aux épreuves principales et devenu ainsi une sorte de prêtre, d’officiant de la religion musculaire. De même, je conçois l’olympisme moderne comme constitué en son centre par une sorte d’Altis morale, de Burg sacré où sont réunis pour affronter leurs forces les concurrents des sports virils par excellence, des sports qui visent la défense de l’homme et sa maîtrise sur lui-même, sur le péril, sur les éléments, sur l’animal, sur la vie ; gymnastes, coureurs, cavaliers, nageurs et rameurs, escrimeurs et lutteurs — et puis à l’entour toutes les autres manifestations de la vie sportive que l’on voudra organiser… tournois de football et autres jeux, exercices par équipes, etc… Ils seront ainsi à l’honneur comme il convient, mais en second rang. Là aussi les femmes pourraient participer si on le juge nécessaire. Je n’approuve pas personnellement la participation des femmes à des concours publics, ce qui ne signifie pas qu’elles doivent s’abstenir de pratiquer un grand nombre de sports, mais sans se donner en spectacle. Aux Jeux olympiques leur rôle devrait être surtout, comme aux anciens tournois, de couronner les vainqueurs.

Enfin un dernier élément : la beauté, par la participation aux Jeux, des Arts et de la Pensée. Peut-on en effet célébrer la fête du printemps humain sans y inviter l’Esprit ? Mais alors surgit cette question si haute de l’action réciproque du muscle et de l’esprit, du caractère que doivent revêtir leur alliance, leur collaboration.

Sans doute l’Esprit domine ; le muscle doit demeurer son vassal mais à condition qu’il s’agisse des formes les plus élevées de la création artistique et littéraire et non de ces formes inférieures auxquelles une licence sans cesse grandissante a permis de se multiplier de nos jours pour le grand dommage de la Civilisation, de la vérité et de la dignité humaines, ainsi que des rapports internationaux.

Sur le désir qu’il m’avait été donné de formuler, je sais que les Jeux de la xie Olympiade s’ouvriront aux accents incomparables du Finale de la ixe Symphonie de Beethoven, chanté par les masses chorales les plus puissantes. Rien ne pouvait me réjouir davantage car ce Finale a commencé dès l’enfance de m’exalter et de me transporter. Par ses harmonies, il me semblait communiquer avec le Divin. J’espère que, dans l’avenir, les chants choraux si bien faits pour traduire la puissance des aspirations et des joies de la jeunesse accompagneront de plus en plus le spectacle de ses exploits olympiques. Et j’espère de même que l’Histoire prendra aux côtés de la Poésie une place prépondérante dans les manifestations intellectuelles organisées autour des Jeux et à leur occasion. Cela est naturel car l’Olympisme appartient à l’Histoire. Célébrer les Jeux olympiques, c’est se réclamer de l’Histoire.

Aussi bien c’est elle qui pourra le mieux assurer la Paix. Demander aux peuples de s’aimer les uns les autres n’est qu’une manière d’enfantillage. Leur demander de se respecter n’est point une utopie, mais pour se respecter, il faut d’abord se connaître. L’histoire universelle telle que désormais on peut l’enseigner en tenant compte de ses exactes proportions séculaires et géographiques, est le seul véritable fondement de la véritable paix.


Parvenu au soir de ma journée, j’ai profité de l’approche des Jeux de la xie Olympiade pour vous exprimer mes vœux avec mes remerciements et, en même temps, vous dire ma foi inébranlable dans la jeunesse et l’avenir !


Pierre de Coubertin.

Lausanne, Août 1935.